Visiteur du lointain

La musique était douce et paresseuse, elle convenait bien à cette fin de mâtinée, qui annonçait déjà la chaleur de l'après-midi. May'Inil pouvait sentir les rayons du soleil sur sa peau, la légère brise mourante qui s'étiolait et le galbe du fruit qu'elle tenait dans sa main. Elle était attentive aux moindres sons, pas seulement les notes qu'émettait la harpiste à son côté, mais aussi chaque bruit venus de la rue en contrebas. Les éclats de voix des marchands à la sauvette, les discussions des petits bourgeois drows, la course des esclaves pressés par leur maître, le roulis des carrioles qui se dirigeaient vers le marché tout proche. Et les odeurs, elles donnaient toute son identité à Sol'Dorn et l'on pouvait parfois deviner où l'on se trouvait rien qu'à celles-ci. En l'occurrence, elle pouvait distinctement sentir l'odeur forte des épices produites autour de la ville, sans doute un chargement à destination du Puy pour une telle concentration, mais aussi les encens qui venaient de son propre manoir, l'odeur des fruits que l'on vendaient et celles, dérangeante et désagréable, des corps suant sous le chaud soleil. Elle imaginait avec une précision née de l'expérience le spectacle qui s'offrait à elle, les manoirs aux fenêtres étroites et aux épais rideaux colorées pour ne pas laisser entrer la chaleur, les murs blanchis, la foule hétéroclite dans les rues, les tissus plus vifs les uns que les autres et la délicate couleur des dizaines de fruits.
Ne pas pouvoir le voir n'en devenait que plus rageant. Elle souffrait de ce manque plus que ce qu'elle n'avait connus. C'était là, tout proche, tant qu'elle pouvait le deviner, mais cela lui était refusé. Rien, le noir complet. Elle avait perdus la vue depuis déjà une ennéade et rien de ce qu'elle avait pus tenté n'avait eu ne serait-ce qu'un minuscule effet. Arcam, si vraiment c'était lui, était resté silencieux, tout au plus avait-elle parfois l'impression d'être observé et lui semblait-il percevoir quelques rires. Quant aux dons dont les contes et récits parlaient pour ceux que l'on appelait les Gardiens, elle n'en avait perçus la moindre trace.

Un bruit attira son attention, celui de plusieurs chevaux dans la rue. Visiblement une troupe d'hommes, dont certains en armes au vu du bruit, approchait. Et il provoquaient une certaine agitation sur leur passage. Elle faillit sursauter lorsque Draven lui parla tout près de l'oreille. Il avait encore cette habitude de se déplacer sans un bruit et ne manquait jamais de surprendre ainsi la prêtresse.

« Un général drow a demandé à vous voir, je pense qu'il ne serait pas très polis de le faire attendre.
-J'arrive. »

Seul un léger courant d'air lui indiqua qu'il s'était retiré. Elle s'étira et bailla longuement, puis se redressa doucement et, puisant dans sa mémoire, elle regagna aussi naturellement que possible l'arche qui permettait de rentrer à l'intérieur du manoir. Elle essayait de ne pas montrer son handicap au reste de la ville, mais n'avait pas renoncé à ses bains de soleil. Une fois passé les tentures qui masquaient l'intérieur et qu'elle laissa glisser sur elle, à l'abri des regards, elle tendit une main devant elle et un esclave vint la guider à travers les couloirs qu'elle aurait pourtant pensé connaître par cœur. Depuis qu'elle était aveugle, on avait procédé à quelques petits changements. Le sol de chaque salle avait été paré de boiseries ou de tapis qu'elle s'entraînait à reconnaître -elle allait désormais pieds nus, préférant garder au maximum le contact avec ce qu'elle pouvait percevoir- et l'on brûlait des encens divers dans les salles. Elle ne s'était pas départis des nombreux ornements de sa demeure, mais veillait à faire mettre les plus fragiles où elle ne risquait pas de les abîmer involontairement.
Finalement, l'esclave lui lâcha le poignet et elle comprit qu'elle arrivait au salon où l'attendait celui qui désirait la voir. Elle se fit aussi sûr d'elle même que possible, bien que bougeant avec une lenteur exagéré pour prendre la mesure de son environnement, et pénétra dans la nouvelle pièce dont le sol était recouvert de lattes fines et douces. Elle réussit à repérer son interlocuteur lorsqu'il salua, et se tourna vers lui pour s'incliner légèrement.

« Bienvenue en ma demeure, saigneur, j'espère que vous avez fait bon voyage depuis le Puy ? »

Le léger grincement des pieds d'un fauteuil contre le parquet lui permit de s'orienter de nouveau, et elle invita son interlocuteur à s'asseoir d'un geste de bras assez ample pour ne pas se révéler faux. Elle-même s'approcha du fauteuil, tendit légèrement la main pour le trouver du bout des doigts et s'assit dedans. Elle le sentit légèrement s'ajuster sous elle, sans aucun doute Draven qui l'avait déplacé depuis le début. Elle entendit les lattes de plancher légèrement grincer tandis qu'il allait s'installer un peu plus loin. Il ne la l'abandonnait plus jamais en autre compagnie que la sienne.

« Alors, puis-je savoir ce qui vous amène en nos contrées occidentales ? C'est bien loin du Puy et des actions du reste de notre armée il me semble ? »

May'Inil se sentit presque blessée par l'utilisation des mots de son invité, qu'il l'ai voulut ou non ils ne remirent qu'un peu plus en avant sa situation actuelle. Elle resta tout à fait digne et sourit légèrement en réponse aux compliments. Elle sentit alors comme une présence derrière elle. Elle allait se retourner, dans un réflexe de voyant, quand une petite symphonie que, d'expérience, elle savait être la seule à entendre se porta aux limites de sa conscience. Ainsi Il était là également. L'une des choses les plus insupportables qui soit était sans doute sa présence, n'importe quand, n'importe où. Elle ne pouvait pas lui échapper, et d'un côté elle ne savait pas si elle voulait vraiment. Parfois il était agréable. Parfois...
Elle nota que son invité était de ceux qui pensaient que les drows dominaient l'Ithri'Vaan. Aucune race ne dominait l'Ithri'Vaan car aucune race n'y était unie. Entre les despotes qui pillaient les caravanes et ses rivaux marchands, elle pouvait compter autant d'ennemis parmi son propre peuple que parmi les humains. Mais elle voulait bien laisser leurs illusions aux puissants, ils étaient moins enclins à venir mettre leurs gros sabots chez elle comme cela. Lorsqu'ils comprendraient ils ne pourraient, de toutes façons, plus y faire grand chose.

« Je crains en effet que l'armée n'est plus si bonne réputation ici depuis ce qui est advenus du Quatrième Ost. » Étant donné la proportion de marchands à Sol'Dorn et la nuisance que représentaient les nouveaux despotes à tout essai commercial, ce n'était pas peu dire qu'ils étaient mal vus : « Oui j'ai crus comprendre que la situation au Puy était des plus précaires, nous sommes bien loin de tout ceci. »

Ce n'était pas tout à fait exact, puisqu'ils profitaient largement du relâchement du pouvoir. Mais en dehors de ça, leur était juste venus les rumeurs d'attaques organisés contre les elfes et de nouveau seigneur de guerre. Elle n'avait pas prêté particulièrement attention aux choses lorsqu'elle s'était rendus au Puy voilà quelques mois, mais la Haute-Prêtresse avait été suffisamment explicite sur la situation pour qu'elle n'en eu pas besoin. Dès lors savoir ce que désirait le militaire en face d'elle était pour le moins facile. Mais elle n'avait pas que ça à faire de s'occuper des affaires du Puy, elle devait trouver une solution à ses propres problèmes.
''Écoute-le.''
La voix résonna dans son crâne, sensuelle et féminine. Elle ne la connaissait pas. Mais elle se doutait de son identité, si ce mot s'appliquait, et un frisson naquit dans son dos.

« Qu'attendez-vous de moi ? Je suis certes une prêtresse, mais il se trouve sans doute au Puy des personnalités plus impliquées que moi dans ces événements. J'ai entendus dire que le culte d'Uriz n'appréciait guère le nouveau Karliik Glenn, n'acceptent-ils pas de vous aider ? »

May'Inil se laissa aller dans son fauteuil à la proposition du saigneur de guerre. Elle n'avait ni remarqué son léger mouvement en avant, ni Draven qui avait tiré d'un centimètre son épée en dehors du fourreau et gardait la main appuyé sur le pommeau, son regard ardent fixé sur le sombre invité. La prêtresse d'Isten ne perçut qu'une vague impression de tension dans l'air, comme un espèce de sixième sens. Elle soupçonnait les pouvoirs de son dieu, mais elle avait toujours trouvé aux aveugles de longue date qu'elle avait pus être amené à fréquenter qu'ils avaient une conscience instinctive du monde qui les entoure. Certains philosophes se plaisaient à imaginer que seul l'aveuglement permettait de se libérer des illusions et de percevoir la réalité. Pour May'Inil il n'en était rien, au contraire elle était le jouet des illusions que pouvaient lui donner son nouveau maître et le rejet de sa nouvelle condition l'empêchait de s'y adapter complètement. Elle ne désespérait pas de réussir à retrouver la vue, tant la vie sans elle lui semblait morne. Aussi ne faisait-elle pas d'efforts particuliers pour combler son handicap au dehors de quelques installations en sa demeure. Mais elle était retirée dans son manoir depuis des jours et aucun signe d'amélioration quel qu'il soit. Viendrait, fatalement le moment où elle devrait se montrer. Elle le redoutait plus que tout.
Mais elle redonna toue son attention à son invité. Sa proposition était certes tentante, mais elle n'était pas très originale. Elle pouvait conclure semblable alliance avec bien des despotes, sans que cela ne l'engage à grand chose. Tandis que ce drow lui demandait de s'imposer dans une lutte de pouvoir, au Puy qui plus est. Elle n'en avait guère envie. Mais lorsqu'elle voulut lui répondre, elle n'arriva pas à décoller les lèvres. Pire, tout son corps semblait avoir cessé de lui obéir. Aveugle, elle se sentait prisonnière d'une enveloppe opaque et rigide. Elle aurait volontiers hurler de terreur si on lui en avait laissé la possibilité. Puis elle se sentit se relever, poser délicatement les mains sur ses genoux et décocher au général un sourire des plus charmeurs. Lorsqu'elle parla, c'était indéniablement sa voix qui lui parvenait, mais pas ses paroles qu'elle formait.  Et il flottait dans l'air comme une légère odeur de magie, qu'elle était sans doute la seule à avoir la sensibilité de retenir. Mais elle pouvait deviner que ses paroles devaient paraître infiniment plus charmeuses à ceux qui les entendaient, sans même qu'elles n'en fussent changées.

« Je ne m'intéresse pas à ces froides récompenses matérielles, comme vous pouvez le voir, je possède déjà beaucoup et rien de ce que vous pouvez m'offrir ne m'est accessible par d'autres moyens. »

Seul un observateur très attentif et très informé aurait pus remarquer dans les mouvements de la prêtresse, dans la contraction de ses lèvres et dans les très légères émotions que laissaient passer ses yeux ternes, qu'elle n'était plus tout à fait elle-même. Aux yeux de n'importe quel étranger, elle pouvait tout au plus paraître un peu crispée :

« En revanche, vous possédez des moyens que je n'ai pas, des pouvoirs que je ne possède pas, pour le moment. En échange de mon soutien, je veux que soit reconnus à sa juste valeur ma maîtresse, la déesse de l'ambition, l'affamée Isten. Qu'elle sorte de ce conglomérat de dieux mineurs qui rythment le quotidien de notre peuple pour prendre la place qui lui revient de droit, après tout ce qu'elle a fait pour nous.
Faites-le, et soyez assuré que vous marcherez dans sa bénédiction. Elle voit l'ambition qui dévore votre cœur et nourrit votre volonté. Oubliez la guerre, oubliez la mort, et puisez en vous-même la force d'accomplir vos désirs, de gagner ce que vous méritez. Elle ne se nourrit ni d'offrandes ni de prières, mais de vos sentiments. Accomplissez sa volonté, et elle marchera dans vos pas, vous aidera à soumettre ceux qui oseraient vous faire barrage. » Elle baissa soudainement la voix et la magie qui vibrait en harmonie et la rendait si charmante se fit soudain dissonante et abrupt, donnant l'impression que chaque mot était plus affûté qu'une dague.
« Mais, osez la trahir et vous découvrirez que tout comme son ambition, sa vengeance ne connaît pas de limites mortelles. Et qu'elle n'aura de cesse de vous briser jusqu'à ce que vous suppliez son pardon. »

Elle se laissa de nouveau aller contre le dossier de son fauteuil. Puis, lentement May'Inil sentit le contrôle de son corps lui revenir. Sous la surprise, elle sembla s'affaisser un instant avant de se reprendre tandis que, dans son esprit, un rire cristallin s'éloignait doucement. Mesurant pleinement la situation dans laquelle était et devinant sans grands problèmes ce que l'on attendait d'elle, elle s'adressa de nouveau au saigneur de guerre.

« Alors, êtes-vous prêt à vous engager auprès de l'Assoiffée ? »

May'Inil se satisfaisait des paroles du seigneur de guerre drow. Il était toujours agréable de tomber sur un drow qui ne pensait pas qu'à tuer son prochain et ne plaçait pas sur un piédestal inatteignable guerre et mort. Bon sang, l'ambition et la luxure apportaient tellement plus, elles faisaient se sentir tellement plus vivant. Elle concevait bien que la perspective de mourir dès la prochaine bataille pouvait donner un sens à la vie et enjoindre à ne pas gâcher l'instant présent mais cela reléguait l'ambition en second rang, derrière la survie. Quant à la mort... et bien, tuer quelqu'un pouvait avoir quelque chose de satisfaisant si cela permettait de s'emparer de ses richesses, de prendre sa place, en un mot de s'élever, mais tuer pour le simple plaisir de tuer... elle ne le comprenait guère. Plus encore, cela la répugnait, elle n'aimait pas les tueurs sadiques qui agissaient pour le plaisir. Elle n'avait aucun problème avec les tueurs froids, et préféraient même les tueurs qui éprouvaient des états d'âme. Toujours cette fascination pour les mystères de l'esprit : un sadique n'avait rien d'intéressant dans son esprit, si ce n'est un désir pervers d'ôter la vie. Celui qui s'en repentait, en revanche, pouvait le faire pour de multiples raisons plus variées les unes que les autres.
Elle sentit une pointe d'envie se glisser dans son crâne lorsque son interlocuteur évoque la possibilité qu'elle puisse servir dans le grand temple d'Isten qu'il envisageait de faire construire, mais elle fut rapidement réprouvée à la seule idée de regagner le Puy et ses cavernes fétides. Non, si elle devait exercer c'était en ces terres. Et lui vint alors une idée plus intéressante, qui servirait non seulement sa déesse mais également sa personne.

« Une offrande si conséquente ne pourra que ravir Isten, soyez-en assuré, cela dit l'ire des clergés d'Uris et de Teiweon risque de ne pas être sans conséquences. Non, laissons le Puy en leur main, et bâtissons un nouveau temple ici-même. Ils veulent régner sur les cavernes ombreuses et les carnages, fort bien, Isten rayonnera de toute sa gloire à Sol'Dorn et étendra son influence jusqu'à l'autre côté de la mer. La guerre occupera bien trop les éventuels détracteurs pour qu'ils prêtent attention à une telle œuvre, si loin de notre terre natale. » Elle baissa alors tant le ton que ce ne fut plus qu'un murmure, comme une réflexion pour elle-même : « Ou plutôt si proche, si proche de l'endroit où elle nous a bénis. » Puis reprenant une voix normale, elle conclus : « Oui, je pense qu'elle appréciera définitivement mieux cette offrande que toutes celles que vous pourriez lui adresser au Puy. »

Elle ne fut pas prise d'une violente douleur, et aucun esprit divin de s'infiltra de nouveau dans son corps, elle jugea donc qu'elle avait plus ou moins deviné juste. A moins que sa maîtresse ne se délecte de sa propre ambition, c'était après tout une manière comme une autre de lui rendre hommage.

« Revenons donc à ce que vous vouliez savoir, j'ai crus comprendre que l'opposition entre le Karliik Glenn et le culte d'Uriz vous intéressait. Et bien, je n'ai pas d'éléments concrets à vous donner, je ne fais que retransmettre ce que j'ai pus apprendre de mes échanges avec les prêtres locaux. Il faudra vous adresser à eux, ou plus probablement aux prêtres du Puy, pour obtenir plus d'informations. Par contre, j'ai quelques oreilles en cette ville qui m'écoutent, et qui sont elles-même écoutées au Puy. Je pourrais glisser des mots en votre faveur, vous aider à obtenir les soutiens que vous désirez. Et bien sûr, vous pourrez compter sur le culte d'Isten pour vous aider de son mieux. »