La Sorcière et le Bâtard | Flourens

Nilah avait troqué sa longue cape chatoyante et son impressionnant chapeau à pointe pour un accoutrement plus... adéquat. À Oësgard, elle savait marcher en territoire hostile. Les lardes sgardiens ne brillaient pas, dans le reste de la Péninsule, pour leur raffinement. Leurs forteresses étaient noires et austères, leurs chaumières grises et tristes et leurs seigneurs superstitieux et belliqueux. Ne se sent bien dans la boue d'Oësgard que celui qui y a toujours été fourré, disait-on dans le sud. La sorcière trouvait le proverbe fort à propos, tandis qu'elle pataugeait lamentablement. Il avait plu au petit matin et elle avait fait l'erreur de s'en réjouir. Maintenant qu'elle en avait jusqu'au genou, force lui était de constater : même la pluie n'est pas la même. Et de conclure, non sans animosité : pays de merde.

Ses compagnons à plume jetaient un regard amusé sur sa triste mise. Ils volaient bas, ce jour-là ; parfois, ils croassaient avec ce qui sonnait comme une ironie mordante. Surtout le gris. Celui là, en plus d'être drôlement particulier, se croyait particulièrement drôle. Il ne perdait rien pour attendre ! Elle allait lui foutre un bon coup là où il fallait, rirait bien qui rirait le dernier.

Une goute s'écrasa lourdement sur son front et elle lâcha un râle exaspéré en levant le bout de son nez. Le ciel était encore couvert, certes, mais elle avait espéré rejoindre la prochaine bourgade sans se retrouver trempée de la tête — pour les pieds, il était déjà trop tard.

Un léger zéphyr lui lécha le bout de l'oreille et elle frissonna et, d'un mouvement brusque, rabattit sa capuche sur sa tête. Ici plus qu'ailleurs, son sang la mettait en danger. L'Oësgardie était un rude pays. Aux marches du royaume, elle avait souvent été victime des velléités des autres races. Si Nilah n'était plus l'enfant de jadis, si elle ne errait plus dans Diantra le ventre vide, elle n'avait pas oublié le mépris et la haine qui n'avaient eu de cesse de sourdre dans les regards et les actions. Elle n'avait eu de cesse de les fuir toutes ces années, ce n'était pas pour tendre la joue maintenant. Mais qu'ils y viennent, les badauds, ils en auront pour leur argent, se promit-elle pour se donner bonne contenance. Elle pensait vrai. Elle n'était plus sans défense. Son maître s'en était assuré.

« Hola, jolie minette ! » Surprise, Nilah fit volte-face, cherchant du regard l'homme qui l'apostrophait. Dans un mouvement fluide, elle récupérait déjà le canif qu'elle gardait toujours cachée dans sa manche, tout en prenant bien garde de la garder à l'abri des regards.

« C'est vrai qu'elle a pas l'air trop laide.

— Bouarf, deux pièces de cuivre qu'elle a qu'la peau sur les os. »

Ils étaient cinq et ils l'encerclaient. C'était une belle connerie de couper à travers forêt. Toute leçon valait la peine d'être apprise, mais celle la venait un peu tard.

« Deux souverains qu'elle a les trous qu'il faut là où il faut, » répondit doctement le premier.

Donzelle ? Donzelle ?

Si Nilah n'avait pas été aux prises avec plusieurs rustres, la sorcière ne se serait pas privée de montrer au ser chevalier blanc de quel bois elle se chauffait. Le hasard voulait que la pluie ruisselait subitement entre ses seins, aussi décida-t-elle de lui accorder gracieusement son pardon. Repoussant son agresseur d'un coup de genou bien senti — le faquin se plia subitement, le souffle coupé — elle joua de son canif une nouvelle fois et la gorge du ladre aux parties broyées se teinta de rouge. Deux de moins. En quelques secondes à peine, la situation s'était retournée : alors qu'ils pensaient malmener une femme inoffensive, voilà que la petite bande se retrouvait imputée presque pour moitié. La victime se révélait plus létale que prévue et à son secours s'était porté au moins un cavalier. Il semblait que d'autres suivaient.

Loin d'être des débutants, les sgardiens s'étaient surtout laissés surprendre. Les survivants étaient désormais sur le qui-vive et Nilah ne se faisait guère d'illusion : son couteau ne lui était désormais plus d'aucune utilité. D'un geste fluide, elle décida donc de le lancer. Plutôt que de prendre le risque de se retrouver planté, le malandrin préféra se jeter sur le côté. Grand mal lui prit : Nilah n'avait aucun don en la matière, si bien qu'il n'esquiva aucun grand danger. Par contre, il se retrouva empêtré dans la boue spongieuse de la forêt.

« L'ami ! Sauras-tu t'en défaire seul, ou vais-je devoir te prêter main forte ? » cria-t-elle en direction de son « sauveur ».

« Nilah, » répondit la sorcière avec simplicité, exécutant pour l’occasion une révérence digne des plus grandes. Elle manqua ajouter « du Souffle du Saphir », mais elle ne savait pas encore à quoi s’en tenir concernant ses trois bienfaiteurs. Mieux valait temporiser.

De sa sénestre, elle maintenait la cape galamment offerte par le brave contre sa poitrine. Quant à sa dextre, elle la mit à profit pour vérifier discrètement sa mise. Il crachinait, désormais ; l’eau plaquait ses cheveux contre ses tempes et la jeune femme n’avait aucune envie qu’ils laissassent échapper son secret. Redressant finalement le menton, elle planta son regard pétillant dans celui du chevalier et lâcha un clin d’œil amusé avant de se redresser, l’air de rien.

« Je ne vais pas mentir, l’ami : ces hommes étaient un peu trop nombreux pour moi. » Elle darda son regard derrière son épaule, le posant sur le plus jeune des trois. Il était tout juste adolescent, encore. Et pourtant ! la vue des cadavres, autour d’eux, ne semblait pourtant pas l’incommoder. Elle-même, bien qu’elle le cachât bien, aurait préféré s’éloigner de quelques pas. « C’est une étrange troupe que vous avez là, fit-elle remarquer non sans un coup d’œil au dernier larron resté en retrait. Celui-là à l’habitude de se battre. Quant à l’autre, à en juger par sa mise et la façon dont il s’occupe de votre monture, je suis prête à parier de votre écuyer. Ce qui fait de vous… » Elle laissa sa phrase en suspens, mettant à profit son silence pour le détailler de la tête au pied.

Elle adorait arracher ainsi aux moindres petits détails les secrets de ses interlocuteurs. Qu’elle passât assez de temps avec une homme, elle se faisait fort de tout connaître de lui sans qu’il eut besoin de dire le moindre mot. « Pas un héritier. » À en juger par son escorte inexistante, en tout cas. Un léger plissement de lèvres du jeune homme la convainquit qu’elle avait raison… et peut-être plus qu’elle le croyait. Prise d’un doute, elle ajouta : « Votre père… » Il lui donna les réponses qu'elle cherchait, sans avoir à esquisser le moindre mot.

Non, pas de père.

« Mais voilà que je parle et me montre impoli. Pardonnez-moi. » Elle pencha légèrement la tête. « Peut-être devrions-nous bouger ? » Ses yeux pétillèrent une nouvelle fois : « Vous pourriez, par exemple, m’accompagner à la bourgade la plus proche. »

« D’ici et d’ailleurs, » répondit la sorcière avec un sourire en coin, non sans se lover contre le chevalier avec l’audace que lui procuraient ses jeunes années. « En vérité, je n’en sais rien. Les moines m’appelaient avec ce sobriquet, je ne sais pas d’où ils le tiraient. »

C’était la première fois qu’elle parlait des Frères de Néera depuis une éternité et elle se rendit compte, non sans s’en réjouir, que cela ne lui faisait plus rien. Mieux ! Il lui semblait qu’elle pouvait presque, désormais, les comprendre. Si elle avait mis de longues années à s’habituer à la présence de ses compagnons de voyage, elle devait bien admettre qu’il lui avait fallu attendre d’en comprendre la raison ; pour les pieux, ils n’avaient jamais été que des oiseaux de mauvais augures, rien de plus.

« Essembourg, vous avez dit ? Cela tombe bien, je m’y rendais justement. Je dois y retrouver des amis. » Elle marqua une pause, prenant le temps de regarder autour d’elle. Finalement, elle ajouta, changeant de sujet : « Oësgard est un bien triste pays. À moins que ce ne soit la pluie. » Dans leur dos, un corbeau croassa et prit son envol. Les autres se disperseraient bien vite, la drôle faisait y veillait — elle en paierait rapidement le prix, fait de migraine et de nausées, mais n’avait en attendant guère le choix — mais celui-là ne la quittait jamais. Il se faisait vieux, d’ailleurs, mais survivait sans faillir. « Êtes-vous superstitieux, chevalier ? »

La question était de celle que l’on posait d’ordinaire pour faire la conversation. D’ordinaire. Mais pour Nilah, c’était aussi un bon moyen de jauger de ses interlocuteurs et d’estimer de combien de temps elle disposait avant de devoir déguerpir.