Morigenos
Humain
Nombre de messages : 5 Âge : 121 Date d'inscription : 11/07/2015
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| Sujet: Don Jacopo dit Morigenos - Conciliaire à la Questure Mar 14 Juil 2015 - 15:43 | |
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I
Chaudronnée d’un soleil s’assoupissant, la Via Scaldarsi se déroulait jusque dans mon imagination. Je m’abritai à l’ombre d’une feuillée de treille, puis me remis en route. Au débouché de la voie s’offrait la perspective salée et fumée du vieux port avec ses portefaix, ses voiles à géométrie variable qui évoquait le renouvellement infini du progrès humain, les deux masses pierreuses de l’Arsenal de l’autre côté de la rade. Je m’arrêtai devant l’établissement – une débauche de balustres et de balconnets croulant à l’encoignure des quais et de la Via Scaldarsi – et fis mon entrée : « Fra Angelico, pour Don Jacopo ». Le tenancier, une épave chafouine, m’indiqua sommairement l’arrière cour ; et comme j’avais sué un bon hectolitre d’eau, je commandai une bouteille de vin framboisé.
La courette, encastrée comme elle l’était entre quatre parements de chaux écaillée, m’évoqua un sentiment pointu d’asphyxie ; ainsi qu’elle l’avait fait trois jours auparavant, quand j’y rencontrai Jacopo par l’entremise d’une marieuse de notre connaissance. J’accostai d’emblée la coterie attablée sous l’unique tonnelle. Ils étaient quatre ; j’en reconnaissais deux. Aucun signe de Jacopo.
« Fulvio ; Tiziano, fis-je à ces deux en posant mon bonnet. Don Jacopo n’est-il pas en votre compagnie ? – Non-pas, » lâcha finalement le premier quand le silence était devenu insupportable. Ses moustaches de brigands tremblèrent comme si grosses d’une seconde révélation, mais il se ravisa. Ça n’était pas que mon intrusion avait douché une conversation animée, mais plutôt qu’elle avait opéré un glissement sur la qualité du silence : j’avais bousculé l’isolement halluciné des soulards ; je voyais – presque sous mes yeux – les liens de compagnonnage et d’inimité les unissant se tendre et se crisper à nouveau, ainsi que les muscles d’un plantigrade dont on trouble l’hivernage.
Me déconsidérant d’un frisson de ses moustaches vibratiles, Fulvio se tourna vers le doyen de la coterie : « Des nouvelles de la Toinette ? Non ? Elle n’était pas de service hier! Ni ce matin ! Dame ! Ce bougre de tenancier l’a claquemuré ! – C’est sa petiote après tout, répartit placidement le vieux. – Foutaises ! Et moi dans tout ça ? La bêcheuse, ça en fait cinq qu’elle m’aguiche en douceur. Son dab joue les marlous : il tient table ouverte et me carotte l’aumônière ; et il se cache derrière son petit doigt quand Toinette vous pimpe les prunelles avec son kohl qui étire ses yeux sur les tempes et ses tuniques trop serrées. Mais quand il vient l’heure de payer, il fait le cave ! – Il n’y peut rien, risquai-je ; je ne savais pas quel intérêt tirait Don Jacopo à s’accointer de ces fripons. Les filles, ça naît sevré et les garçons ne le sont jamais. Ça n’est pas qu’elles deviennent vicieuses : elles le sont de naissance. Elles aussi n’y peuvent rien, avec leur corps de femme faite alors qu’elles n’ont pas douze ans. Il n’y a que les hommes qui sachent se montrer indulgent. – Ferme-la le zigue, a rétorqué Fulvio, tu bagoules encore une fois sur ma Toinette, je t’emplâtre. Vrai de vrai. T’y entraves rien. – Calme Fulvio, » fit le vieux avec son museau couturé.
C’est alors que le tenancier – feignant d’ignorer les regards torves qu’on lui coulait – m’apporta mon vin glacé. L’eau qui dégouttait de la carafe sur la table prenait d’enfilade les natives rainures du noyer pour aller grossir la mare de piquette où trempait la manchette de mon vis-à-vis. Je ne le connaissais pas. Il s’appelait Waïfre. Sans doute l’avais-je déjà croisé, – nous étions d’un âge, cintrés dans ces mêmes pourpoints à crevés qui nous désignaient honnêtes citoyens de Pharem –, mais sans qu’il y eut eu de collision entre nos jeunesses dissolues. C’était un homme brouillon, fillasse, prématurément fané. Il semblait déterminé à se dissoudre dans son pivois.
Tiziano, immédiatement à ma dextre, n’y tint plus : « Don Jacopo pourrait ne pas rentrer avant le soir Fra Angelico. Peut-être même demain. C’est un homme secret ; c’est un homme important. Milles affaires pourraient le retenir tard dans la Chambre du Dôme ; il serait alors plus commode pour lui d’imposer à un de ses obligés. » Il énonça cette possibilité d’un ton rogue, avec une irritation cousue de fil blanc.
Je renonçai à leur expliquer la science exacte de mes ébauches à la sanguine, des colles, des enduits stratifiés, des attributs de la lumière ; en somme tout ce qui faisait qu’il était souhaitable que nous procédions ce soir-même à la seconde séance de pose. Je savais ce qu’ils se représentaient en moi : un barbouilleur, un badigeonneur sans talent cherchant à s’aboucher sur le tard à la bourse de leur employeur – un gênant, un rival. Je savais aussi que Jacopo, pour toute l’ampleur qu’il prenait, en creux, dans les discours et postures de ses affidés, ne risquait guère d’exciter un quelconque bourdonnement dans la cité – j’en profitai pour déplorer intérieurement ma propre condition de portraitiste de second rang. L’attendre ici était une évidence que j’assénai non sans fatuité à mes tristes commensaux.
Une déflagration fit tressaillir l’air moite et printanier, tamisant notre valeureuse table de noyer d’une pluie d’éclisses qu’ébrouait la tonnelle à son aplomb. Le vieil homme rit, d’un rire un peu sec et qui s’arrête aussitôt, et enquilla sur une anecdote assez longuement délayée à propos d’un flamine de Saint-Oste – le temple rouge qui embrase ponctuellement le ciel de Pharem d’un feu alchimique versicolore –, flamine donc, qu’il jurait avoir, dans sa jeunesse, rudement rudoyé à l’occasion d’une partie de dé dans une gargote dont le nom, malgré de prodigieux efforts, s’obstinait à lui manquer – le temps, dans sa cruauté raffinée, se contente d’abord d’élider les noms, les lieux, les détails ; à mesure que la route derrière lui s’allongeait et s’étrécissait tout à la fois, notre homme vivait dans la crainte d’un jour s’éveiller sans connaître son propre nom. « Que les dieux m’en préservent » fit-il en ponctuant le tout d’une rasade d’abricotine.
« Que n’oublierais-je son nom ! Toinette ! Toinette ! Descend ! éructa Fulvio, qui s’était levé et brassait beaucoup d’air. En guise de réponse, un halètement suggestif filtra d’une croisée allumée au deuxième étage. Fulvio contractura sa mâchoire « l’Emmerderesse… » « Satané niquedouille » décrocha mon voisin Tiziano, à personne en particulier, comme une semonce contre les propriétés débilitantes et avilissantes d’une toquade. Un tintouin de musicastres flotta, vague comme un souvenir. Waïfre alla vomir contre le mur chaulé. Je me souviens encore de ses grands yeux ahuris, spectateur désincarnés d’une existence vécue à la lumière de tropismes, d’associations, d’affects ; inconscience vivace et sonore ; infinie procession d’esprits qui le possédaient tout avant de s’évanouir l’instant d’après dans la marne spirite de ce qu’on nomme naïvement l’âme. « Toinette ! » aboyait l’autre avec ses moustaches ; je ne sais pas quand il s’en alla la chercher dans sa chambre ; je me le figure encore en vautre de courre jambonnant sa Toinette. Il faisait sombre. L’huile de la toile séchait dans la loggia de Don Jacopo. On s’enfonçait dans nos monades respectives – qui a dit que l’alcool était la fuite du moi ? – Tiziano, Waïfre, le vieux et moi-même.
Nous désertâmes le bouge quand nous les entendîmes défourailler. Personne ne songea à aller prêter main forte à Fulvio. Le soleil se noyait dans les flots rubéfiés ; les grands vaisseaux glissaient dans l’or et dans la moire. « Je me voudrais à cent lieues d’ici, élocuta difficilement le jeune. – Ta-gueule Waïfre, » gronda Tizanio.
Débarrassé de ce fâcheux de Fulvio, nous nous glissions silencieusement – dans un silence qui, sans être exactement de bonne compagnie, ne m’était plus franchement désagréable – vers le palais de Don Jacopo. Nous nous désagrégions et nous rencognions au gré des piazzas et des venelles. Je remarquai toutefois que les circonvolutions de mes camarades ne recoupaient jamais les points des piquets d’alguazils ; j’adoptai cet usage de bon aloi, mais non-sans m’enquérir sur le pourquoi :
Le sourire carié du vieux étincela : « Disons que notre jeune ami Waïfre s’est bâti une solide réputation de tire-laine auprès des plantons. – Un virtuose de la tonte. La main sûre et l’œil averti ! Renchérit Tizanio. – Ohohoh ! La délicatesse d’un artiste ! – Mais quand la biquette se rebiffe, il calte aussi sec ! »
Waïfre esquissait un sourire gêné, insoumis et malicieux. Soudain, il ne disait plus qu’il voudrait être à cent lieues d’ici. Moi, je ne bittais rien : « Je ne bitte rien. »
Waïfre défit la boucle de l’escarcelle qu’il avait d’agrafée au ceinturon – la belle peausserie Sybronde. Il en tira ce que je confondis d’abord pour des saucisses : des tresses blondes, ébènes, auburn, rousses ; chevelures souples et soigneusement peignées ; l’effroi de douze donzelles ruinées. Il les retranchait à des midinettes qui chinaient sur les établis des étoffes pour leur donna. Je tairai mes émotions afin de ne pas noyer les vôtres. Mais sachez que mon surin ne fut plus jamais loin de mes pensées à chaque fois que mon regard ferraillerait contre celui de cet infâme satyre.
Je remâchais ma colère le restant du chemin. Le palais de Don Jacopo se guinda enfin devant nous, avec ses merlons, ses poivrières et ses beffrois ; avec ses fantaisies castrales, ses grandeurs et ses bassesses. Quelques échafaudages trahissaient l’élévation récente du patricien : Censeur à la Questure. Une baderne nous introduisit par la poterne ; le maître n’était pas rentré. Nous l’attendîmes dans le cortile, nos culs posés sur la margelle de sa fontaine, méditatifs. A nouveau, Tizanio n’y tint plus :
« Ouvrez bien les esgourdes, mes agneaux, car j’ai un récit à vous conter. Souffrez que je ne m’embarrasse point de laisses fuguées ou de bouts rimés : c’est la matière même qui doit vous émoustiller. Et pour cause : la matière c’est moi ; moi et mon pauvre feu seigneur, le sire Asclettin de Mirepoix. Un bon vavasseur et vrai, partagé entre le calame et l’épée, qui, par un matin d’automne, s’est trouvé dans une sale traverse quand toute une équipée de frocards virent lui faire fête. »
Derrière ma nuque, le picotement du déjà-vu.
II
La veille...
La loggia avait des propriétés lumineuses intéressantes. Elle s’ajourait de deux côtés, et la lumière iodée de l’orient la prenait d’enfilade sans pouvoir réverbérer sur les claires-voies. Au-dessus, le crépi de la fresque était sombre. Tout cela, ainsi que les nuées effilochées des cirrus, se conjuguaient pour baigner la pièce dans une lumière grise ; j’affectionne cette lumière par dessus toutes les autres justement parce qu’elle se laisse oublier, sans jamais chercher à obscurcir ou éblouir.
Don Jacopo était un homme disert. Il parlait trop fort ; sa voix de tribun était habituée à claironner parmi les Conciliaires de la Questure. Parfois, je reculais de mon chevalet pour reprendre, d’un coup d’œil, les proportions de mon modèle : il parlait les yeux fermés. Ça n’était pas un dialogue qui se nouait pendant ces interminables séances de pose ; mes interventions pesaient moins que des virgules et bientôt se turent tout à fait – sauf la première fois, quand je lui faisais part de mes réserves concernant ses soudrilles et tout particulièrement cet horrible petit mirliflore de Waïfre : voilà ce qu'il m'a dit :
« Une brave souillon au regard indicible. Waïfre l’avait surprise qui trempait son linge dans le cours vivace de la Gliève – elle lutinait quelques gyrins à fleur d’eau avec les cottes qui séchaient sur une grosse pierre plate à côté. C’était une fleur d’eau déracinée ; des yeux qui vous parlaient d’orées littorales. J’ai le sentiment que notre homme, cet infâme comme tu dis, s'est épris d’une tendresse infinie mâtinée de pitié à l’égard de celle qu’il n’hésitait pas – après quelques godets – à appeler sa nixe, sa poupine gorgée de soleil. La bagatelle courra une neuvaine, le temps que j’officie une succession. Il l’abandonna d’un soupir.
Il y a deux lustres, nous gîtions derechef dans une des métairies d’Aetius,– un fatras de briques rouges s’arrondissant hasardeusement autour d’un campanile –, rechignant et regimbant contre la touffeur qui nous avait cueillis tandis que nous contremarchions sur Pharem. Les métayers, – pour eux Aetius n’était qu’un nom –, nous promenaient dans le pays au couchant ; avant, c’étaient des siestes qui n’en finissaient pas, des literies moites, des croisées fermées sur de l’air mou, des vents coulis qui tombaient des combles mal jointoyés pour attiser nos rêves tracassés. Le Royaume, ou plutôt l’idée du Royaume, tourbillonnait dans les ruelles défoncées de Diantra, dans des nuages de graviers et d’esquilles qu’étoilaient fugacement les gerbes des pronunciamentos des conjurés ; les discussions de nos soupers s’abîmaient volontiers dans le stupre de la Nouvelle Cour, soupesaient méticuleusement les griefs des barons révoltés – deux incestes valaient bien un titre usurpé –, et revenaient, torpides, à des considérations plus prosaïques de cadastrage, clayonnage et métayage.
Une trombe de poussière dans le panorama stupéfié. La porte cochère s’ouvre et ils investissent la cour : dix, douze hommes fourbus ; cinq vautres, langues dardées ; une souillon de plein vent à croupetons sur le plateau d’un tombereau. Tout se passe avec tellement de certitude et de naturel que je ne me souviens plus de rien. On s’encaque dans une aula couverte, cerclée sur trois côtés par les communs, dans cette maison où on s’est depuis longtemps résigné à condamner les pièces d’apparats. Ils en appellent à ma qualité de viguier du seigneur de Bordefente pour traiter un crime. Mes licteurs m’établissent dans une caquetoire de bonne femme à haut dossier ; Fulvio, notre propitiateur, sort une patère de notre fourniment et fait libation en versant dans la glèbe d’argile un arc en plein cintre devant moi. C’est là qu’on agenouille la coupable dans la pose de l’orante énigmatique.
Tu es un homme habile Fra Angelico, je ne te ferai pas l’injure de reproduire les moments de ma prise de conscience : l’accusée était la souillon, la guenipe, qu’avait un temps mignonnée notre jeune gandin Waïfre – lequel gandin rendait alors visite à quelques-uns de ses parents du Langecin. Je me méfie des poètes qui abondent en détails circonstanciels, spéculaires : c’est à ça qu’on devine leur industrie factice. Je crains qu’en orpaillant mes souvenirs afin de restituer quelque couleur, quelque tour de phrase, je ne produise un récit qui soit en fin de compte à peu près vide de souvenir. Je t’exposerai donc l’ensemble des faits, non-pas tels qu’on me les présenta mais tels que je les arrangeai dans mon esprit après que j’eus rendu ma sentence et que j’eus regagné mes couches.
Ç’est une nuit de pleine lune. La petite souillon dans sa mansarde, sous la faîtière de la longère de ses maîtres. Elle a chaud, sa chainse lui colle à la peau ; elle n’arrive pas à dormir. Et le nourrisson qui part à la chiale, séparé par un empan de bois moisi. Elle se coule plusieurs fois hors de son réduit pour le faire taire. Tu sais comment les choses prennent des airs d’éternité dans ces sorgues fiévreuses. Alors, au plus noir de la nuit, elle bouchonne sa chainse, la fourre dans la glotte du bambin, étouffe ses vagissements et s’endort d’un sourire. Ce sont les craillements de la matrone à la pointe du jour qui la tirent de sa torpeur. La face congestionnée du poupon est couverte d’un linceul. Le hobereau gentilhomme et son fils empoignent la souillon et l’emmènent à la métairie avec un arroi de croquants en sarraus de toile écrue – il faut mettre de la distance entre soi et le deuil, enterrer l’affaire au plus vite.
Tu l’as compris : j’endossais le rôle de coutumier malgré mon titre de justicier. Certes, j’adoptais les mimique propres à ceux qui, engoncés dans leurs cathèdres, délibèrent intérieurement sur des matières embrouillées ; mais il s’agissait finalement de couler dans le moule des formules apprises la sentence obligée, libérant ainsi mes charges de ce fardeau moral qui avait éclaté dans leurs existences terreuses. Toutefois, si je devais outrepasser ma station estimable de diseur de loi et m’aventurer dans les tourbes hermétiques des causes et des effets, je dirais ceci : l’été avait joué le rôle de suborneur, – l’été larvé, infirme, suspendu, diffracté, irisé, qui filtrait des soupiraux et des lucarnes – ; la chaleur laiteuse avait induit un état somnambulique où il y a contemporanéité des raisons et des actions ; quand la petite se réveille, seule demeure l’action et elle perd la cause. Elle le pressentait confusément, entre deux hoquets, en prétextant qu’elle avait eu chaud ; que l’air s’était raréfié ; qu’elle avait seulement voulu endormir l'enfant – n’est-ce pas ainsi que l’on fait des ovins avant la tonte ? – ; qu’un lémure l’avait possédé ; qu’elle avait eu la tête évaporée.
Quand je reviens par la pensée à cette matinée, je la revois qui me sonde fragilement de derrière ses cils en fougère. Je l’ai faite pendre à un cèdre majestueux, dans le léger ensellement en haut d’une butte, au milieu des champs torréfiés.
III
« Je fatigue. Il me vient à sourire dans ces moments là. Sois bon et épargne la toile des errances d’un vieux masque ; je ne supporterais pas de me voir ainsi. Rien ne m’abominerait plus que ce sourire fin, ennuagé, délicatement tourné vers l’intérieur. Ce sourire sapient de lui-même, entrouvert sur des harmonies profondes et ineffables. Sourire proprement inhumain de ceux qui ont frayé avec la mystagogie elfique et qui ont cru percevoir le Tout – le dieu qui se cache derrière les dieux – en perçant la première couche superficielle du monde. C’est toute la suréminence musquée des vieux mystes qui me prend soudain à la gorge. Que ne vivent-ils encore ! Je leur dirais leur fait, moi !
Mais… (Il fit le geste agacé qui sert à balayer les mouches) Mais ils avaient les idées claires sur un point. Ils y étaient arrivés par hasard, c’est à dire par nécessité, en dévidant les conséquences de leur plan d’immanence. Je schématise : ils s’opposaient corps et âmes à l’idée du génie humain. C’est à dire à l’idée de l’homme supérieur, l’homme aux possibilités neuves et puissantes qui s’affranchit du monde en pensant le progrès. Il n’y avait d’ailleurs pas de place pour le progrès dans ce que je répugne à appeler leur philosophie : tout n’était qu’éternels recommencements ; formes intemporelles processionnant dans la matière ductile. Je prends là d’infinies précautions : comprends que ma pensée trouve son origine dans une source éloignée de la leur ; elle s’écoule non-pas à travers une jonchaie mystique mais par une architecture sévère de rigoles et de bassins, de digues et de pertuis.
Nous tous, nous respirons le même vent, nous parlons les mêmes pensées et nous voyons les mêmes lumières. Est-ce une coïncidence que les mêmes principes architecturaux se manifestent indépendamment aux quatre coins du monde ? Est-il étrange que les elfes éternels soient aux hommes de tous temps des cousins à peine diffractés ? - ils n'ont de fée que leurs pavillons de hyacinthe. Non-pas : vois comme à chaque époque tout est donné. Pour chaque découverte savante, milles besogneux tournent, confusément, autour de la réponse d’un problème posé à tous. Une nouvelle époque est une modification de la répartition d’ombres et de lumières d’une part, et de la répartition de concevable et d’inconcevable de l’autre. Les concepts creux du progrès et de l’histoire n’interviennent qu’à postériori, tout à fait conditionnés par cette grille d’interprétation commune, qui déforme et qui forme – il faut reterritorialiser le chroniqueur dans son siècle.
Les prophètes n’ont jamais rien révélé ; j’énonce la nullité des sibylles, des oracles, des nabis qui saisissent des vérités dans le ciel (je devinais qu’il me manquait tout le pan ontologique de sa pensée). L’humanité devance de loin tous ses timoniers putatifs, ses nochers et ses pâtres : elle pressent confusément ce qui doit sourdre dans le Siècle – j’aime cette antinomie du sourdant contre le jaillissant. Vois comme je prétends m’élever aux éléments purs des conditions de « l’histoire ». Il n’est pas question de te rallier ou même de te convaincre, – j’abhorre les catéchèses –, seulement de t’exposer la perspective singulière où apparaitra pleinement l’infamie du sort d'Asclettin de Mirepoix.
Cascatelles de cyprine sur confits d’ortolans et hachis de merles roses (son coq-à-l’âne me dérouta). Moucharabiehs et voiles de byssus qui abritent, en vrac, croulantes douairières, monarque châtré, ludions encanaillés. Des pourrissoirs parfumés à la myrrhe, au nard et à l’oliban ; hypogées bleuissantes ; bubes ichoreux ; nigromancies nauséeuses comme des soleils d’éclipses. Milles damerets pris à l’étourdi dans le pli d’une simarre calamistrée, dans le craquement cadencé de ses patins que lie d’une chainette d’or : elle s’alanguit, avec ses bagues de pied, toute peinturlurée de foutre, sous le flabellum en plumes d’autruches. Infâme ! Infâme ! Crève comme une chienne ! (Il marque un temps d’arrêt).
C’est ainsi qu’il parlait, Asclettin de Mirepoix. Par deux fois il fut une poussière d’embrun dans la vague hauturière qui cingla la Couronne ensuquée et tintinnabulante. Les sybarites de la luxure roulaient des yeux et s’oubliaient à longs jets quand il se découpait sous le linteau de leur sérail. Par la suite, il raconterait en privé qu’il était le seul vrai régicide. Il n’a à ma connaissance jamais dévié. Mais je m’avance.
Haïssable est le pouvoir qui récupère et qui recouvre sous sa chape ce qu’a troussé le tissu transversal des multiplicité ; comme un grand tilleul, émondé, pourri, qui étouffe le sous-bois. Centralisme ignoble qui dénature, qui élague, qui tait, qui juge ; avec ses victimaires qui se reconnaissent entre eux au tombé de leurs capuces. C’est ce que fut le Mercatouillisme pour, pour… eût-il fallu lui donner un nom pour qu’il existe à ce mouvement vivace, pur, irréductible à aucune révolte et aucun pamphlet ? Il y a eu cette force universelle : la Furia ; maintenant il reste l’hérésie Mercatouilliste, impuissante et qui sent la Brande. Les herméneutes du testament de Mercatouille du Mercatin sont catégoriques : il fut, plus que tout autre, la main gantée de fer du parti des Justes. Pour nous qui avions suivi Aetius, cela relève de la galéjade.
Cette nuit là, nous avions occis un roy pour le sauver.
C’était une de ces placettes corsetées de palais se découpant dans l’aube. Dans l’écurie, du foin tiède ; pas de chevaux. Partout autour de nous l’odeur retrempée des pierres mouillée se disputait à celle des charognes mussées. « Il me souvient qu’étant gosse, je m’esbignai souvent dans les temples de marbre blanc enfouis dans la garrigue. C’était Asclettin de Mirepoix qui parlait : des masses crépusculeuses et solitaires, profondes comme des puits. » Il avait beaucoup bu ; mais l’alcool, plutôt que l’annuler, le démultipliait. Non qu’il fut grand buveur, du reste, mais la guerre donne soif, même au héros de la bataille de l'Isle Bigorne. « Ils vont sortir quand ? » Fis-je. Il donna son avis, et c’était qu’ils sortiraient quand nous serions partis. Je m’imaginais un gros bourgeois et sa famille encaqué dans un réduit, des marmousets de terre cuite et nous deux cyclopes patibulaires. Je me fendais d’un sourire inquiétant. « C’est beau hein ? releva-t-il tout à trac. Ce que nous avons fait je veux dire. Les autres ne le voient pas, ou seulement une partie. Aetius aussi je crois. Pour voir, il faut regarder un peu de guingois, avec un regard gauchi qui embrasse tout en ne s’attardant sur rien en particulier. Le monde, on l’a voltigé, secoué. C’était pareil la dernière fois tu sais ; mais c’est mal retombé, les quatre fers en l’air, un travail inachevé. – Et maintenant ? – Et maintenant on verra. »
Quelque part, dans les ruelles contournées, lointaine et distincte, tintait mystérieusement la note unique d’une clochette. Nous nous y dirigeâmes d’un commun accord. Asclettin de Mirepoix ne craignait rien au monde que l’océan ; mais la possibilité d’achopper, à l’encoignure d’une ruelle, sur une maraude de cottereaux Heldirois nous pesait plus que celle de réchappés du guet Diantrois, – le délitement programmé – comme d’un commun accord – de l’étrange constellation qui avait appuyé l’Ivrey allongeait notre pas et nous aiguillonnait plutôt vers les chemins de traverse. Derrière les portes dégondées, les intersignes d’existences réfractées nous coulaient dessus sans qu’on s’en souciât le moins du monde. Les frémissements de la cloche se précisaient. « De la pluie. Peut-être même du grésil. – Hein ? Bien que je fusse à côté de lui, il me semblait que sa voix me parvenait d’une distance d’un mille. – Il va mouiller. Il faut qu’on s’abrite. – Je ne sens rien. Et quand bien même, tu pues la fatigue et les sanies. – Je ne peux pas encaisser la pluie, ça rouille, une vraie tannée. Je m’obstinais : « Je ne sens rien moi. » Je crochai l’air en mimant l’insuccès. Diantra ne cessait pas de s’embrancher et de se recouper sous nos solerets. On s’arrêta devant une devanture à pignon à regarder dans le chambranle égueulé. Les battements de la cloche sonnaient comme des invites. « C’est ici » dis-je. – Comment le sais-tu ? » Il me regarda. Au bout d’un moment, je détournai les yeux « Je ne sais pas. – C’est impossible de savoir. Suis-moi. » Une rafale de pluie me fouetta le visage et j’entrai. Ce qui me frappe encore, avec une clarté qui me cloue, c’est la compacité poudreuse de la lumière. Le bruit venait d’en haut, il fallut grimper un colimaçon – c’était une de ces maisons étriquement altière qui singent les grandes demeures aristocrates.
Nous étions vieux : Asclettin de Mirepoix avait quatre douzaines, et moi cinq. Nous savions qu’une vie ne mérite d’être vécue que si elle est débondée ; flottante, faséyante, pulsée par des foucades constituantes. Nous avalâmes les degrés du colimaçon dans un cliquetement de cubitières et d’articulations, poussant nos ombres devant nous. Nous débuchâmes dans une sorte de salle capitulaire, éblouie, avec une voûte surhaussée qui se maintenait sur deux pans de murs ajourés.
« J’ai encore les oreilles pleines de cris. Reposons-nous un bout » implorai-je. J’avais tout à fait oublié ce que nous faisions là-haut. Pas Asclettin de Mirepoix : il s’était dirigé vers le mur aveugle côté nord – je savais que c’était le nord puisque aucune des autres baies ne donnait sur la plus haute des cinq-cents-soixante-quinze tours de la ville où – je l’apprendrai plus tard – Nakor pleurait Trystan – « Viens voir, Jacopo ! » m’hélait-il. J’obtempérai. Quelque chose se silhouetta contre les revêtements. Imagine une clepsydre cyclopéenne. Maintenant imagine tout ce qu’il est possible d’imaginer. Superpose, concrétionne, et c’est le plus que tu pourras t’approcher par la pensée de la chose qui nous attendait. Il ne me vient pas d’adjectif, pour la décrire, qui ne soit pas immédiatement bousculé par son contraire – grouillante, déserte, nébuleuse, géométrique, inarticulée, oblique. Je pense désormais que c’est par le biais de ces glissements descriptifs même qu’elle peut être ébauchée, négativement, comme la visibilité nue de tout ce qui nous est autre ; irréductible à nos énoncés d’hommes ainsi probablement qu’à ceux divins. Au vrai, je ne me souviens pas de sa forme. Je m’explique. Pour se souvenir de quelque chose, encore faut-il l’avoir vu ; et pour voir quelque chose, encore faut-il la comprendre. Ainsi le soudard voit la lame dans ce qu’elle épouse la forme de sa main et tranche les chairs ; ainsi le péon voit la lame en ce qu’elle épouse la forme de sa main et serpe l’épeautre. Mais aucune des formes qui me furent données ce matin là ne correspondait à un usage imaginable. Seul, clair comme le marteau qui tombe d’aplomb sur l’enclume, le tintement d’une clochette enfouie.
Je t’ai dis qu'Asclettin de Mirepoix ne connaissait pas la peur : il a fait empaqueter la chose et est rentré au pays sans demander son reste, pestant tout du long contre les larmes diluviales du ciel vairon. Demain, s’il fait beau, je te dirais sa mort. »
- Spoiler:
Nom/Prénom : Don Jacopo, dit « Morigenos » Âge : La soixante chenue et surie Sexe : Vieux Race : Plumitif Faction : Le Parti des Justes Particularité : Petit Maitre des Vertus
Alignement : Soleil philosophe rayonnant sur les faibles et les ignorants Métier : Conciliaire à la Questure et Censeur des Vigueries Classe d'arme : Maître Calame
Description physique : Un nez couperosé, des lèvres cyanosé et partout, sur sa peau grêlée, les tavelures de vieillesse. Pourquoi délayer cette description somme toute fort convenable ? Les menées du Jacopo n’ont jamais été entravées par son enveloppe ingrate – et c’est bien ainsi qu’il la considère, une enveloppe, juste bonne à enfouir sous une soutane. Un front puissant ; des mirettes qui dégoulinent sur ses joues ; un grand escogriffe. Le sapient est imberbe partout sauf du menton : il faut y voir un signe de sa condition transcendée.
Description mentale : Forcément que le tonlieu et le rouage, le cens et la mainmorte, ça vous creuse certain appétits, et pas que le prurit du lucre ; forcément que le juge, bien établi dans son faudesteuil, finit par buter, un peu par hasard, sur la notion de Justice. Deux routes s’ébauchent alors devant lui, et son choix est déjà entièrement déterminé à la naissance. Au commun des justiciard de s’enivrer de volupté : il trahira et galvaudera la Justice, pâlissante épousée. Jacopo n’était pas de cette engeance. Ses chagrines dispositions le rendaient particulièrement réceptif, et il se voua corps et âme à ce nouvel amour qui le dessilla en brisant la croûte des faits et des apparences. Il sut que pour être un juste, il fallait se soustraire aux recommandations de la loi – la loi ne recoupe pas la justice : elle n’est en fait que le reflet diffracté, décalé, des habitudes, des goûts et des prédilections d’une culture à un moment donné ; décalage que se hâte de corriger le juge dans son application concrète. On brocardera d’un doigt gouailleur la contradiction apparente : Jacopo prétendrait-il s’élever au-delà des déterminismes qu’il dénonce ? Si fait, contre le sens de l’histoire, contre les téléologistes du progrès : la Morale personnifiée, absolue, atemporelle.
Capacités magiques : La magie des mots.
Histoire : L’histoire n’existe pas.
Dernière édition par Morigenos le Lun 20 Juil 2015 - 13:31, édité 9 fois |
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