Nombre de messages : 29 Âge : 34 Date d'inscription : 28/09/2015
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : 27ans (né en 980) Taille : Niveau Magique : Non-Initié.
Sujet: Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis. Sam 3 Oct 2015 - 11:11
Nom/Prénom : Arsinoé Ievgenia Sathrian Âge/Date de naissance : 27 ans, née le huitième jour du mois de Favriüs de l'an 980
Sexe : Femme Race : Humaine Faction : Ithi'vaan Particularité : Elle boite de la jambe gauche.
Alignement : Loyale neutre
Métier : Artiste peintre
Classe d’arme : Aucune
Équipement : Arsinoé transporte toujours avec elle un petit sac contenant une sorte de carnet composé de feuillets cousus ensemble, où elle note et esquisse toutes les idées qui lui viennent lorsqu’elle est loin de chez elle. On y trouve quelques craies et fusains rangés dans leur étui, des stylets et deux tablettes de cire. Elle porte au doigt ou autour d’une chaîne pendue à son cou, le sceau familial qui lui sert à marquer les contrats.
Description physique : Arsinoé est une petite femme maigrichonne, au visage et au corps grêle et sans attraits. Elle a le physique sec et fin de ses aïeux, si bien qu’on pourrait lui trouver quelque chose d’indéfinissablement androgyne. Si elle se coiffait différemment et portait des habits d’homme, on y verrait que du feu, sans doute. Elle n’est donc pas bien attirante, selon les canons de beauté féminins, mais elle rayonne d’une dignité princière qui lui fait parfois compenser, par la droiture du maintien, les quelques centimètres qui lui manquent. Sans avoir l’air d’y toucher, avec ses longs cheveux roux et sa jambe bancale, elle est de ceux qui s’imposent, s’immiscent en douce et finissent par prendre tout l’espace. On pourrait la juger jolie, il est vrai, mais il y a au premier abord comme quelque chose de vif, de froid, qui donne à son anguleux visage la même beauté que l’on pourrait trouver aux objets coupants : ce n’est pas quelque chose qui réchauffe le cœur, c’en est une qui le glace. Elle a dans ses yeux très bleus une cruauté innocente de jeune fille, un reflet tranchant qui surnage dans ses iris outremer, et ils se font perçants, inquisiteurs, comme si elle détaillait chaque figure dans l’espace pour découper le monde en traits géométriques et le réduire à une simple composition picturale. Elle a d’ailleurs la fâcheuse manie de dévisager ses interlocuteurs et de s’intéresser jusqu’au plus petit de leurs défauts et de leurs qualités physiques, ce qui lui fait souvent le regard fixe et plutôt dérangeant.
C’est une femme de caractère, et cela se voit : en vérité, on pourrait lire sur elle, sur son fin visage si expressif toute la palette de ses émotions, de la froideur la plus calculatrice à l’ardeur qui l’anime et fait briller ses iris d’un éclat nouveau lorsqu’il est question de sciences et d’art. Parlez-lui de peinture, parlez-lui de belles lettres, et tout s’adoucit et s’émousse, le sourire éclot et ses allures de princesse des glaces fondent comme neige au soleil. Si elle peut paraître distante et hautaine au premier abord, cela ne dure guère très longtemps, pour peu que l’on attire son attention ou qu’on ravisse son âme fantasque : les passions et les frissons peuvent tôt ou tard éclairer sa mine orageuse, et rendre un peu de sensualité à ces traits trop minces. En vérité, l’esprit vient en renfort de l’apparence : à première vue, elle n’est guère engageante, guère affable et plaît rarement à l’œil qui cherche en vain les rondeurs féminines et les attraits charnels où le regarda aime à glisser. Mais quand elle s’anime, il y a dans ses yeux un feu nouveau, dans son allure une énergie soudaine, qui la fait passer de l’ombre à la lumière et transfigurerait presque les disgrâces de son être. On en oublie les défauts, dilués dans la clarté, dissipés, occultés par ce qui émane d’elle.
Description mentale : Arsinoé est le résultat de l’union improbable de deux caractères d’une ténacité peu commune, et aussi très opposés. En cela, elle ne pouvait être autre que chaotique et contradictoire, à l’image des cieux tourmentés qui ont présidé à sa naissance. On y retrouve, sans surprises, un peu de son père, fantasque, irréfléchi, impulsif et quelque peu capricieux ; un peu de sa sage mère, endurcie par la force des choses, dotée de cette force tranquille et inflexible qu’ont les grands arbres et les mouvements cosmiques qui vont à leur rythme lent et obstiné. Un peu cynique et pourtant idéaliste, un peu mélancolique et pourtant très vive : en résulte un mélange détonnant, un tempérament enflammé qui se fait parfois brutal et qui s’emmêle fréquemment les pinceaux dans les circonvolutions d’une créativité débordante, d’un esprit passionné qui s’éprend de tout et de rien. Tout est en mouvement, perpétuel, comme alimenté par la force des fracas et des confrontations, comme un orage permanent. Arsinoé épuise, souvent, par son agitation constante, par ses frasques et ses langueurs, ces variations soudaines qui vont d’un pôle à l’autre.
Elle peut être raisonnée, économe, sage et douce ; elle peut être colérique, irréaliste dans ses aspirations et ses projets. Elle peut être lascive et paresseuse autant qu’affairée et décidée à s’exténuer à la tâche. C’est un être qui se repaît des choses les plus extrêmes, qui alterne les moments de calme et les désordres les plus furieux, parce que c’est de cette énergie produite par les chocs, les contradictions, les roulements brusques que ce nourrit son esprit. Elle se tient en permanence sur la limite fragile qui sépare l’ombre et la lumière, danse sans cesse une pavane périlleuse entre l’orage et le beau temps, elle vit et se ravit de cette frontière incertaine qui n’appartient vraiment à aucun univers et plonge ses racines de chaque côté.
Arsinoé adore et hait avec la même passion, les arts, les lettres, la beauté, la laideur. Pour elle, le monde ne peut être compris que si l’on en sait tout, absolument tout, les facettes et les goûts, que si l’on est capable de l’embrasser en son entier sans délaisser la moindre chose. Elle n’a pas une science infinie, cependant, mais elle tâche de s’intéresser à tout, encore que parfois elle avoue négliger quelques sujets qu’elle n’aime guère. La connaissance est pour elle un fruit délicieux, et rien ne lui plaît plus que d’apprendre, partager, découvrir, sans cesse alimenter les rouages de sa réflexion pour y plonger plus de formes et de mots à jeter sur la toile ou le papier. Plus que le corps, c’est l’esprit qui la fait vivre, encore qu’elle ne dédaigne point certains des plaisirs qu’on peut s’offrir sans vergogne. Elle parle, beaucoup : c’est une femme qui a le contact facile, et qui n’a pas froid aux yeux. Elle est consciente de son rang, quelque peu modeste, certes, mais elle est surtout consciente des possibilités qui lui sont données et tâche toujours d’en profiter autant qu’elle le peut : ainsi, elle ne passera jamais à côté d’une occasion, de quelque nature que ce soit. Sans orgueil excessif, elle connaît sa valeur et sa place, et n’hésite pas à s’imposer ou à s’effacer lorsqu’il le faut, encore que son tempérament orageux l’amène parfois à outrepasser les limites, emportées par ses élans qui lui mettent le rouge aux joues et le feu dans les prunelles. Plus que les unions charnelles, elle aime les conversations, les débats, les controverses, elle aime parler, passionnément : échanger, dialoguer, se plonger dans les complexités de réflexions multiples, et elle supporte mal la solitude pour avoir toujours vécu dans une agitation perpétuelle.
Arsinoé n’a jamais connu qu’une foule indistincte de visiteurs, d’apprentis, d’amis, de parents : pour elle, l’isolement est une souffrance, et elle se fait impensable dans une cité aussi tentaculaire que Thaar. Elle n’est vraiment tolérable que dans le secret de l’atelier, et encore : elle n’y est jamais vraiment seule. Sans doute craint-elle de se retrouver face à elle-même, et l’agitation perpétuelle, ce rythme épuisant auquel elle s’astreint n’est au final qu’une fuite en avant pour éviter de devoir se poser, réfléchir un peu trop, et se plonger enfin dans les eaux troubles de ses propres sentiments. C’est si compliqué, au-dedans, si emmêlé, si chaotique, qu’elle a le tort immense de ne jamais prendre le temps de penser à ce qu’elle ressent vraiment. Elle se force à l’ignorer, mais comme son père avant elle, Arsinoé a trop peur de se remettre en question, trop peur de ses échecs et des incertitudes, trop peur, tout court. Elle sait cela. Elle le pressent, elle le fuit : n’est-ce pas la raison pour laquelle elle a haï Jebraël et ses inconséquences ? Elle n’en veut rien savoir, ne veut même pas le reconnaître. Comment survivrait-elle à cela ? Elle ne pourrait supporter de découvrir la même faute, la même faille qui a empoisonné la vie de son père, et la sienne par conséquent.
Il y a, tout au fond, derrière les rideaux de flammes, derrière l’orage et la tempête, le lac de ténèbres qui irrigue tout son être : elle a peur, sans cesse, et elle est faite ainsi. La fêlure du père, ce mal indistinct, irraisonné et pourtant si réel est bien là, lui est passé dans le sang, et tout comme lui, elle tente de garder la tête hors de l’eau.
Il n’y a pas de remède, il n’y a que la fuite. Si je m’arrête, cela me rattrapera, cela me dévorera, et je ne puis laisser cela arriver, je le refuse.
Capacités magiques : Aucune
Histoire :
Souvent, lorsqu’on consigne ses souvenirs et sa vie dans un carnet, lorsqu’on écrit ses mémoires, il est difficile de regagner la trace des premiers instants : non qu’on s’en rappelle, évidemment, mais parfois tout s’efface un peu, les témoins s’en vont, et on se retrouve bientôt sans vestiges de ce qui fut au premier moment de sa vie. Faute de connaître l’origine, parfois on s’égare, on oublie de quoi l’on est fait, des auspices qui président à notre naissance.
Il y avait de la pluie, m’a dit ma mère, le jour où je suis née. Une averse crépusculaire, de celles qui mouillent les automnes venteux de la côte, poussée par les alizées marins vers les hauteurs de la ville. Par la fenêtre, elle disait avoir vu le soleil radieux du soir se mêler aux rideaux de l’ondée et faire comme des draperies d’or liquide et de lueurs ambrés, comme si la lumière s’était soudain matérialisée dans l’eau qui ruisselait des nuages venus de l’océan. Elle s’était réveillée sur cette vision, sur la lucarne ouverte de sa chambre qui irradiait des reflets superbes sur les toits détrempés, et déjà je dormais sur son sein. Je suis née ainsi, un jour de soleil et de pluie, un jour de lumière mouillée et de clartés crépusculaires tandis que soir tombait tout doucement. Je fus la surprise fabuleuse qui accueillit mon père à son retour à la maison : il savait ma mère en travail, mais n’avait pu prévoir l’heure et s’en était allé comme chaque jour à ses rendez-vous, parce qu’en attendant la mienne, la vie continuait.
Alors, est-ce ainsi que je suis : toute faite d’obscurités fugaces et de lueurs vives, des impressions mélancoliques et sublimes de ces paysages d’automne, des frissons de la pluie sur les vagues. J’en ai les contrastes, la langueur et les contradictions.
C’est par cela que commençaient les premières pages de ce carnet qui fut rempli, des années durant, de l’écriture fine et nerveuse d’Arsinoé. À trop fréquenter les livres, à trop vivre dans l’ombre des contes, il lui avait semblé qu’il lui fallait revenir à la sienne, à la source et à l’origine, parce que toute histoire paraît importante, et rien ne peut être trop négligé, trop infime, pour être digne d’être consigné.
Néanmoins, il manque à cet embryon de récit quelques éléments, quelques réponses. Commençons par le commencement : à Thaar, où elle est née, personne ne connaissait vraiment le nom de Sathrian, si ce n’étaient les quelques membres des quelques lignées prestigieuses ils avaient travaillé au fil des générations. À peine leur sceau se voyait-il sur quelques actes notariés, quelques contrats, au bas de quelques livres de comptes tenus avec un soin maniaque. On n’était pas riches, chez les Sathrian, pas très ambitieux non plus : cette vaste famille d’intellectuels rouquins à la mine sèche et finaude ne rassemblait guère que quelques aïeux plus aisés pour distiller quelques héritages cossus au fil des branchages placides de cet arbuste anodin. On avait néanmoins le goût de l’étude, du savoir et des arts et faute de jouir de fortunes sonnantes et trébuchantes, ce furent de fertiles esprits qui naquirent de ce sang fécond, riches de leurs connaissances et de leur éternelle soif d’apprendre. Notaires, comptables, secrétaires, modestes fonctionnaires au service de lignées prestigieuses, les ancêtres d’Arsinoé ne brillaient que par leur intelligence, en vérité. Il y eut heureusement quelques artistes, ça et là, quelques poètes et musiciens, un grand-père qui se piquait de peinture, pour égayer un peu ce triste défilé de raideurs administratives en habit sombre d’hommes de lois et de gouvernantes collet monté.
Et puis, il y eut Jebraël, le fantasque, l’artiste, le très étrange Jebraël. Non pas qu’on le considérât mal, dans la famille, mais disons qu’il y eut toujours une mince réserve, un peu de suspicion, un soupçon de méfiance à son encontre, parce qu’il était décidément bien trop singulier, bien trop imprévisible, pour tout dire bien trop « lui-même » pour réussir à faire l’unanimité. Au moins ne dérogea-t-il pas à la tradition : c’était un intellectuel et un esthète, qui allait certes pieds nus la moitié du temps, mais dont l’esprit brillant drainait assez de commandes pour faire vivre sa les siens plutôt confortablement. Beaucoup de peinture, un peu d’ingénierie, un brin de poésie... Touche à tout, mais pas forcément génial, il avait le mérite de son enthousiasme perpétuel et débordant pour toutes choses, un peu épuisant à la longue, mais tellement fascinant à observer.
Ievgenia, sa femme, n’avait pas la même passion que son époux, néanmoins partageait avec lui des goûts communs, une certaine culture raffinée et splendide qui florissait avec vigueur dans les hauteurs de Thaar. Après tout, ce n’était pas pour rien que le choix de Jebraël s’était porté sur cette demoiselle vive et intelligente dont la conversation suffisait à le ravir. Et puis, elle avait une autre qualité qui était primordiale quand il s’agissait de se mettre en ménage avec lui : une patience sans limites pour les excentricités du conjoint, en plus d’un penchant naturel pour ces originalités auxquelles elle s’adonnait à sa façon, de manière plus feutrée et moins tapageuse, sans doute à cause d’une éducation nobiliaire qui poussait à plus de retenue. Pour couronner le tout, elle avait le pragmatisme — et, disons-le tout net, le cynisme — essentiel à toute existence longue et fructueuse à Thaar et qui faisait cruellement défaut à son mari, lequel avait, confronté aux bassesses de la vie, la force morale d’une poule incontinente.
Difficile donc pour Arsinoé de rentrer dans les clous, munie d’une ascendance pareille. De mémoire, rien ne fut jamais très banal, chez elle.
Lorsque je peine à m’assoupir, il m’arrive de respirer l’odeur de l’encre et du vieux papier. Je me berce de souvenirs, de douces réminiscences, et je me rappelle du sourire de mon père qui peignait à la lueur des chandelles tandis que je m’endormais près du feu, au milieu de ses dessins. Je pourrais cartographier de mémoire les mers, les continents et les rivages de cet univers intérieur qu’était son atelier : des cascades de feuillets griffonnés, des toiles défaites et démembrées, des ossements de pinceaux, des mares d’encres et de peinture, des montagnes de pigments, de terres, d’ocres, des flacons aux effluves nauséabonds et aux étiquetages mystérieux, tout cela formait comme des paysages entrevus dans un songe. Je me souviens de beaucoup de choses, avec une précision étonnante, et je crois qu’il y a encore dans les enduits des murs ces recoins secrets où nous avions tracé des messages à la destination de ceux qui nous suivraient. J’y ai mon nom, quelque part, l’empreinte de ma main d’enfant, avec celles de mes parents.
Au rez-de-chaussée de la grande demeure qu’ils habitaient, Jebraël avait installé ce qui tenait autant de l’échoppe, de la caverne aux trésors et du débarras, que certaines âmes bien propres se seraient chagrinées de le voir appeler son atelier. C’est là qu’Arsinoé a passé le plus clair de son temps, bien plus qu’à l’étage qui servait de logement, à regarder son père peindre, sculpter, modeler, composer, et s’adonner à toutes les folies créatrices que son esprit pouvait engendrer. Le souvenir en très doux, la mémoire vivace, comme si le fantôme agité de Jebraël hantait toujours les ruines de ses fantasmagories picturales. Ievgenia n’était pas en reste et si les arts visuels n’étaient guère sa tasse de thé, elle était habile musicienne et plus digne encore poétesse, capable de produire des vers à ravir les plus chagrins. Sous ces auspices favorables, les talents d’Arsinoé s’épanouirent avec vigueur et que pouvait-elle devenir d’autre qu’artiste, après cela ?
Ce fut une enfance studieuse, à l’ombre des chevalets, sous les tréteaux chargés de peintures, dans les vapeurs parfois délétères des essences et des encaustiques. Petite, elle apprit à seconder son géniteur dont les apprentis semblaient avoir la fâcheuse manie de décamper beaucoup trop tôt. Elle se souvient encore des mines étourdies de ces garçons plus âgés, plus ou moins débraillés, que les parents confiaient à la garde de son artiste de père dans l’espoir d’en faire des peintres courtisans dignes de mériter l’estime — et les subsides — des plus puissants. Jebraël était bien trop fantasque pour se préoccuper de cela. Sans doute péchait-il pour cela, à trop négliger le réel, à trop laisser Ievgenia se charger des bassesses du quotidien. À tout le moins pouvait-elle compter sur sa belle-famille pour compenser l’irresponsabilité de son époux qui, s’il rapportait beaucoup, dilapidait parfois l’argent du ménage en essences rares et en pigments précieux.
De tous temps, Arsinoé ne grandit jamais seule. Il y avait toujours quelqu’un, dans cette vaste maison qui tenait du moulin : apprentis en maraude, clients et amis qui s’attardent, invités de passage et famille pressante, jamais ce n’était vraiment calme dans l’agitation perpétuelle de cette immense ville animée. Elle n’en conçut aucune gêne ni aucun trouble : enfant remuante, elle aimait écouter les conversations des grands, épier leurs jeux et leurs beuveries, ouvrir toutes grandes ses oreilles de gamine pour mieux comprendre ce qu’il y avait tout autour. Ce fut une petite fille très vive, un peu capricieuse et gâtée, seule enfant du couple, hélas, car la santé de sa mère ne lui permit jamais de mener d’autres grossesses à terme. Ses parents la couvèrent comme la prunelle de leurs yeux, la chérissant d’autant plus qu’ils connaissaient fort bien les affres du jeune âge pour avoir perdu avant elle au moins deux nourrissons. Aussi, le terrain fut ô combien fertile pour développer cet esprit fantasque, cette passion débridée qui s’épanouit avec les années.
Étant la fille unique de Jebraël, les visiteurs lui prêtaient souvent grande attention, et bien plus que son père, elle savait se faire apprécier, faisait des révérences gracieuses, des mines précieuses, fut-elle pieds nus et les doigts couverts de peinture, ce qui faisait toujours beaucoup rire les hôtes étonnés de voir cette toute petite demoiselle qui avait encore ses dents de lait leur faire la conversation sur ses lectures savantes et tenir tête avec un orgueil puéril à certains d’entre eux. Nombre de poètes, de peintres, de collègues et d’amis cultivés de son père et de sa mère participèrent ainsi à son éducation, tandis qu’elle apprenait les lettres dans certains manuscrits que des collectionneurs fortunés s’arracheraient aujourd’hui.
Longtemps, elle fut inconsciente du trésor que représentait cette enfance : tout était normal, pour elle, qui avait peu de contacts avec les autres jeunes gens, si ce n’étaient les recrues de Jebraël. Soucieuse de sa progéniture, Ievgenia la laissait en effet rarement sortir sans chaperon, et jamais baguenauder à sa guise dans les rues jusqu’à un âge avancé. Elle n’était qu’à peine rassurée de voir son aînée s’en aller en compagnie de ceux que patronnait son mari : la petite bande turbulente de ces garçons et filles n’était pas tout à fait gage de bonne conduite et de sécurité, il fallait l’admettre, si bien qu’elle inculqua très tôt à Arsinoé l’idée qu’elle était un peu au-dessus, un peu plus importante, et qu’elle avait, en tant qu’héritière, plus de responsabilités que les autres. Bien sûr, Jebraël n’en fit rien, pour sa part, et se fâcha même plus d’une fois de voir quelles dignités insensées, quelle respectabilité hors de propos on essayait d’inculquer à sa petite, laquelle avait bien gardé de lui un caractère fantasque et entêté.
Habile et attentive sous ses dehors d’écervelée, Arsinoé adorait mettre la main à la pâte et participer aux travaux de son père : préparer les pigments, broyer les mélanges, étendre les enduits et les apprêts, distiller les vernis et les vapeurs pour obtenir la quintessence de la couleur. Elle en conserva une connaissance encyclopédique des us de la peinture, en plus d’une pratique régulière à laquelle elle s’astreignait entre deux caprices qui l’amenèrent à toucher à la musique et à la poésie avec sa mère, et à d’autres arts comme la calligraphie. Rien ne semblait satisfaire cet âme qui papillonnait de chose en chose, créait ça et là, s’en allait plus loin découvrir autre chose, puis revenait à ses premières gammes comme si de rien n’était.
Jebraël et Ievgenia se gardèrent bien de perturber ces errances chaotiques, et donnèrent à leur fille tout loisir de profiter de son jeune âge et du relatif confort matériel qu’on lui offrait pour tirer profit des années insouciantes à s’exercer à tout ce qu’elle souhaitait, pourvu qu’elle y trouve sa voie. Nul ne la vit se ranger dans l’existence morne et tranquille du reste des siens, de ces cousins un peu raides et sinistres qui venaient les visiter parfois, de ces oncles et tantes qui commandaient des tableaux et souriaient avec un peu de gêne devant la mine ravie de leur nièce qui courait dans l’atelier avec ses jupes maculées d’encre.
On laissa faire, de toute façon. Que dire ? Jebraël avait son petit succès, un peu de fortune, Ievgenia profitait d’un héritage conséquent qu’elle avait gagné de haute lutte sur de lointains parents à la mort de son vieux père, et bon an mal an, la famille se maintint à flot dans une aisance relative, quoique parfois fruste les années de vaches maigres. Bon peintre, artiste qualifié, Jebraël n’était hélas pas meilleur courtisan : nombre de commandes lui filèrent sous le nez pour un mot superflu, un geste mal placé, une absence totale de sens de la flatterie qui le coupait de subsides bienvenus. Il fallait toute l’habileté de sa femme, bien plus rompue aux jeux de la politique et des flagorneries nécessaires, pour lui assurer des arrières bien instables tant le caractère fantasque du peintre était de nature à lui attirer des inimitiés. Il eut toutefois l’involontaire vertu de passer pour tellement insignifiant, tellement inoffensif que les représailles étaient bien souvent oubliées, ou renégocié en sous-main par Ievgenia et le reste de la fratrie Sathrian qui mirent leur habileté au service de la sauvegarde de leur parent. Lequel, sans le savoir, mit sa vie en danger plus d’une fois. Arsinoé en fut à peine consciente : des doutes s’insinuèrent néanmoins, l’âge venant, quand sa mère lui interdit parfois de sortir, ou bien la colla entre les pattes d’un des spadassins à la lippe raide qui gravitaient dans l’orbite de sa famille.
Je crois avoir compris, dans mon jeune âge, le péril des situations dans laquelle l’inconstance de mon père pouvait nous plonger. J’ignore si cela vient des menaces que j’entendais dites à voix basse par quelques hommes d’armes égarés devant notre maison, ou bien de l’inquiétude sourde qui émanait de ma mère lorsqu’elle s’enfermait avec lui dans leur chambre pour parler de choses « importantes ». Je la voyais se dresser, fière et digne, quand mon père semblait choisir de tout négliger, comme il le faisait avec chaque élément qui pouvait le contrarier. Tout, l’ignorance et l’imbécilité, la naïveté jusqu’à l’idiotie, pourvu qu’il n’ait à craindre, pourvu qu’il ait à souffrir. Il disait que ma mère me souillait de ses angoisses, de son sens aigu du réel : au début je le crus, j’en voulus à elle, de ne pas entrer pleinement notre monde parfait tout plein de rêveries. Je compris plus tard à quel point j’étais dans le faux, à quel point elle en souffrit, aussi, de me voir liguée contre elle alors qu’elle tâchait seulement de maintenir un ancrage dans la réalité à cette maison qui allait perpétuellement à vaux l’eau.
Pendant que mon père composait des sonnets sur le deuil et l’agonie, ma mère essorait en secret les linges rougis par ses fausses couches et enterrait les nourrissons dans le jardin. Ainsi allait notre maisonnée.
L’âge venant, la mauvaise foi de Jebraël crevait les plafonds. Plus il vieillissait, plus il s’enfermait dans son univers, refusant de voir ce qui l’entourait, refusant même de prendre acte des souffrances, des malheurs, de tout ce qui pouvait lézarder son royaume si parfait. Ce n’est que bien tard que sa fille comprit que cet aveuglement obstiné cachait en fait une terreur obsessionnelle du monde réel et de ses duretés, symptôme d’un mal profond et incurable qui rongea Jebraël depuis l’enfance. Dans l’activité frénétique et la création forcenée, il ne faisait jamais que tenter de se guérir, ou de fuir les tourments de son esprit malade. Mais hélas, même son épouse n’en sut ni ne sut rien de cela, et cela ne fit qu’empoisonner toujours plus leur vie de famille. Avec l’adolescence, Arsinoé se rapprocha beaucoup de sa mère, peut-être la seule vraiment apte à prendre en considération le simple fait que tout n’était pas rose en ce monde. Sans doute en voulut-elle à son père de l’avoir élevée avec des œillères, de ne pas lui avoir enseigné en même temps que ses beautés, toutes les noirceurs de l’âme et du monde, de ne pas l’avoir plus préparée aux déconvenues, aux écueils et aux naufrages qui attendent toute personne un peu trop bien disposée... Elle ne comprit qu’à demi, et bien tard, qu’il tentait simplement de la préserver, craignant que le mal secret dont il souffrait ait été transmis à sa fille. Sans que nul ne le sache, c’était effectivement le cas, et tous les efforts pour l’empêcher de croître furent vains.
Ievgenia se désola de la rancœur d’Arsinoé, mais ne put rien faire : la jeune fille ne pouvait plus passer outre les injustices lovées dans le fonctionnement même de leur famille jusque là si parfaite. Le mélange d’irresponsabilité et d’aveuglement de Jebraël forçait Ievgenia à assumer toutes les difficultés, tout ce qu’il n’estimait pas relever de son monde, et elle n’avait le droit que de tout cacher et de se taire, parce que de toute façon son mari l’aurait ignoré. Arsinoé retint la leçon. Ces secrets de dame, ce que son père considérait comme des bassesses féminines — encore qu’il tînt son épouse en haute estime pour ses dons musicaux et la finesse de son esprit, Arsinoé les apprit peu à peu, et se forgea en elle une certitude glaçante : les hommes étaient des écervelés en puissance, et c’était à leurs filles, femmes, sœurs, compagnes, d’endosser tout le reste, sans jamais pouvoir vraiment briser leur cécité.
Néanmoins, elle renonça à l’affrontement, à peine la rébellion esquissée. L’inertie sans bornes et le refus catégorique de Jebraël étaient autant de murs infranchissables et comme il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, il fut très vite manifeste que Arsinoé n’avait qu’à faire comme sa mère et se résigner, au moins un peu. Cela ne fit qu’augmenter sa colère. Laquelle couva, longtemps, comme un feu qui dévore et qui hante, sans pouvoir s’exprimer ni assouvir les velléités destructrices que cela pouvait engendrer. En vérité, ce qui était à la racine de tout cela n’était rien d’autre qu’une terrible sensation d’abandon : elle avait toujours cru en son père, toujours eu confiance en sa protection, assurée qu’elle était de le savoir présent pour elle. Mais hélas : incapable de soutenir son enfant, il ignorait les signaux, les alertes et les plaintes, jusqu’à ce qu’elle ne se retrouve plus que confrontée à un mur infranchissable. La souffrance et la rancœur se mêlèrent inextricablement et creusèrent le lit d’un mal sourd et profond qui sourdait en elle comme une source glacée. Alors, Arsinoé se replia sur ses arts pour laisser libre court à ses élans : la peinture, et même la poésie, et le dessin. Ne voulant pas gaspiller de précieux matériaux, elle se contentait de travailler sur le revers de planches de bois qu’elle récupérait ça et là, sur des feuillets usés, au dos des édits et des livres de comptes... Cela lui permit de diversifier sa pratique, à défaut de produire quelque chose d’acceptable.
Adolescente, elle prit part, comme les autres élèves de l’atelier, aux tableaux de son père : elle était de ces petites mains qui préparaient les fonds et les enduits, se chargeaient des décors et des menus détails pour laisser ensuite libre espace aux exercices du maître qui exécutait les parties les plus prestigieuses. Souvent l’on voyait les jeunes gens attelés à ces tâches sur quelque polyptyque compliqué, se partageant les premières esquisses et les éléments de moindre importance pour s’entraîner, avant de pouvoir prétendre à réaliser des œuvres entières. Des nombreux aides qui passèrent par là, seuls quelques-uns restèrent assez longtemps pour achever leur apprentissage, et de ceux-là, Arsinoé s’était fait autant des amis que des frères et sœurs d’adoption, qui avaient passé leur enfance à ses côtés, avaient la même existence et la même maisonnée qu’elle : à défaut d’une famille étendue, Ievgenia et Jebraël s’occupaient d’eux avec plus ou moins d’attention, ainsi qu’il en était coutume. Beaucoup devinrent des artistes reconnus à divers degrés, et formèrent une société, presque une fratrie, qui ne manquaient pas de s’opposer à ceux qui venaient d’autres ateliers et dont les relations étaient régies par les délicats rapports de pouvoir et de préséances qui avaient cours entre les peintres.
Il était évident que ce serait à Arsinoé que reviendraient l’atelier et la place de son père ; de ce fait, elle était en quelque sorte à la tête de la clique de jeunes gens qui fréquentaient la maisonnée. Il serait faux que de prétendre qu’elle n’en avait jamais profité pour ses propres intérêts, autant que de croire qu’il ne s’agissait que de studieux et sages jeunes gens tous dévoués à la grandeur de l’art. A quinze ans, on a souvent bien d’autres choses en tête, et encore plus à découvrir : par la force des choses et après de longues promesses et tous les serments du monde, Ievgenia relâcha un peu sa discipline et permit à sa fille de disposer d’un peu plus de libertés, dont elle profita allègrement, avec l’enthousiasme débridé de son jeune âge. Jebraël, éternel complice des frasques de ses apprentis, en était tout ravi, quitte à la pousser dans la mauvaise pente au nom du sacro-saint droit que tout un chacun avait, à son sens, de faire ce que bon lui semblait tant qu’il ne nuisait à personne.
Sans surprises, ce fut le temps de la première gorgée de vin, du premier baiser, des premiers émois : à cet âge changeant où tout se mue, où de la chrysalide on se dessine comme l’adulte qu’on s’apprête à devenir, Arsinoé se fit fort de dévoiler tout ce qui lui était resté jusque là inaccessible. Bien sûr, à Thaar comme ailleurs, le monde n’a pas que des beautés, pas que des attraits à montrer aux yeux des demoiselles de sa condition ; pourtant, loin de la décourager ou de la rebuter, cela ne fit que consolider l’idée qu’elle avait eue, celle que son père lui avait sciemment caché bien trop de choses, et que c’était là son plus grand tort. Avec ce raisonnement parfois d’une froideur et d’une distance étranges et bien précoces pour son âge, Arsinoé ne fit qu’y voir cette petite part de ténèbres qui ne fait que rendre la lumière plus vive, cette face obscure qui donne tout son sel à la réalité.
Je ne sais si j’ai vraiment pensé cela en ce temps, mais j’en ai le souvenir très clair : j’avais pour résolution de connaître tout ce qui m’entourait, même les faces les plus sombres, parce que j’estimais qu’on ne pouvait pas rendre compte du réel sans en maîtriser tous les aspects. Je faisais ainsi de mes modèles, de tous ces portraits que j’adorais tirer, ne négligeant aucune aspérité, aucun défaut, parce que c’étaient eux qui faisaient leur brutalité, leur attrait aux œuvres finales. Peut-être était-ce aussi une façon que j’avais de garder en laisse ma peur du monde extérieur, le résumer ainsi à de grands principes universels qui donnaient leur place même aux pires choses. Cela m’aida, et cela m’aide toujours, je crois : je tiens l’horreur à distance, je la réduis à des faits, des abstractions, des concepts. Je la coule dans mes tableaux, dans mes vers, dans mes dessins. Je l’apprivoise, je la sublime, je la distille à longueur de temps, pour lui donner une forme tolérable.
Ainsi était la théorie, ainsi ne fut pas toujours la pratique : il y a des limites à ce qu’un stoïcisme pacifique puisse endurer en matière de déconvenues et de chagrins, et Arsinoé eut son lot de cœurs brisés et de menues tragédies, de celles qui, paraissant sur le moment de grands drames, font répandre les sanglots avant de devenir de doux petits souvenirs pleins d’un goût nostalgique. Elle s’éprit, se soula, roula de son lit au petit matin sans savoir comment elle y était arrivée, et connut en définitive un peu de toutes les aventures et de tout ce qui fait le sel d’une jeunesse sans terribles excès. Et puis, il fallut grandir. Jebraël vieillissait, et la perspective de le remplacer devint plus pressante, si bien qu’à l’orée de ses vingt ans Arsinoé n’avait plus vraiment une minute à elle, trop occupée à seconder Jebraël et à soulager sa mère des travaux qui la fatiguaient. Les apprentis de son âge, ses compagnons de toujours, quittèrent un à un l’atelier pour s’établir à leur tour, la maison se vida, et sans hâte, Arsinoé fit ses premiers pas d’artiste confirmée en recevant ses premières commandes, dont elle s’acquitta avec d’autant plus de soin que c’était d’elles que dépendait beaucoup de leurs revenus à mesure que la vue de son père déclinait.
Celui-ci les quitta brusquement, pour une vaine affaire de dette non réglée : rien de très tragique, et ce fut là toute l’horreur banale de la situation, car c’était de ces crimes anodins que Thaar se souillait bien trop souvent, au point que cela en devenait presque quotidien. Il s’en fallut de peu pour que Arsinoé suive son père dans le trépas, car elle était avec lui, lorsque des spadassins engagés par son créancier s’attaquèrent à eux, au retour d’une promenade au crépuscule. Ils étaient fort heureusement proches de leur maison. Quand les échos de la dispute parvinrent aux oreilles de Benvenuto, l’homme de main que Ievgenia employait justement en prévision de ce genre de difficultés, il intervint suffisamment rapidement pour empêcher les soudards de prélever quelques intérêts en nature sur la personne d’Arsinoé, aidé par deux apprentis qui rapatrièrent bien vite le maître et sa fille dans l’atelier. Hélas, Jebraël avait été touché trop gravement, et il expira la nuit même tandis que Arsinoé s’en tirait seulement avec une méchante blessure à la jambe, laquelle devait la rende boiteuse.
Abasourdie, elle ne dormit point, ce soir-là. Elle veilla le cadavre de son père jusqu’à l’aube, pria et pleura tout ce qu’elle put, de chagrin et de colère : ce vieux fou avait bu jusqu’à la lie le vin de son irresponsabilité... Et à cause de lui, elle avait failli connaître le même sort. Les sentiments mêlés ne se débarrassaient plus de leur gangue de rancœur, de ces noirs liserons ligneux qu’elle avait semés depuis des années, à trop voir le peintre se défaire du réel pour s’enfermer dans un monde idéal, quitte à mette sa famille en danger. Et à présent qu’il faisait défaut par son imprudence, c’était à Arsinoé de prendre sa place, quand bien même elle ne se sentait pas encore assez forte pour cela. Mais avait-elle le choix ? Sa mère avait besoin d’elle, et il fallait bien que la vie se poursuive. C’était sans doute cela qui fut le plus terrible : la facilité avec laquelle la vie reprenait son cours. Au matin, il fallut laver le corps, puis s’atteler à la cuisine, aux comptes, aux courriers, aux visites, congédier les apprentis, garder le fil des commandes, préparer les enduits et les pinceaux... On portait le deuil, mais il fallait bien faire tourner l’atelier, payer les créanciers et envoyer la bonne au marché. C’est à cela qu’elle se raccrocha pour ne pas sombrer, à cela et à la présence sage de sa mère, de Ievgenia qui pleurait à demi cet homme qui avait tant causé de préjudices sans le savoir. Au fond, le désespoir faisait son lit, les ténèbres s’épandaient, le mal faisait son œuvre. Ce fut la brisure qui acheva de consommer la venue de la mélancolie, cette torpeur immense qui plonge l’âme dans les pires affres et les pires noirceurs, ce dont on ne guérit pas.
Je ne pus m’empêcher de vivre sa mort comme un abandon, un ultime affront qu’il nous fit, à ma mère et à moi. J’en étais rendue à tant de rage envers lui, tant de distance, que l’amour en fut presque étouffé, et même son trépas ne put le ranimer. Au contraire, ce fut une dernière couche de cendres froides sur les vieilles braises moribondes. Il me manquait, mais c’était un poids supplémentaire, un poids de trop, comme une faute posthume ; même absent, il persistait à s’imposer, à prendre toute la place, à nous empêcher de respirer.
Je regretterai sans doute toute ma vie de n’avoir pas eu le temps de lui dire combien je l’aimais et combien je le haïssais à la fois. Je me repasse sans cesse les images qui précèdent l’attaque, ces secondes, ces instants anodins, trop pressés par ce que j’avais à faire, la tête ailleurs, pour me rendre compte de ce qui se passait. Je me dis que j’aurais eu quelques minutes pour lui glisser un mot, avant qu’il ne soit trop tard : juste pour qu’il sache, enfin, qu’il sache et qu’il prenne conscience de tous les dégâts qu’il avait produits, et de toutes les splendeurs qui étaient nées de lui. J’aurais tant voulu essayer de comprendre, pour enfin lui pardonner.
La colère ne tarit point contre ce père parti trop tôt et qui même dans son absence persistait à rendre la vie plus dure qu’elle ne devait l’être, comme s’il ne pouvait être autre chose qu’un fardeau. Arsinoé s’en voulut d’entretenir pareilles remontrances envers un défunt, et son propre père qui plus était ; et comme une marque toujours vive, sa plaie à la jambe mit un temps fou à guérir, si bien que l’on craignit que la gangrène s’y loge et qu’on se résolve à l’amputer. Après des semaines d’alitement et de fièvres, on évita le drame de justesse, mais Arsinoé ne retrouva jamais la pleine mobilité et l’allure gracieuse de sa prime jeunesse. Était-ce une punition pour ce manque d’amour filial ? Peut-être un signe, qui sait, mais Arsinoé ne pouvait se résigner à pardonner.
Ainsi fut-elle, à l’orée de ses vingt ans : orpheline de père et bancale comme une vieille femme. Elle ne s’en formalisa jamais vraiment : ce n’était pas le genre de préoccupations qui occupaient son esprit, et si cela ne l’empêchait pas de peindre et de faire son travail, ce n’était pas important. Il fallait bien aller de l’avant, il fallait bien vivre, envers et contre tout : ce fut presque une libération, en vérité, loin des non-dits et des mensonges, un espace nouveau qui s’ouvrait à elle, et avec lui, le vertige de se savoir enfin pousser des ailes, de pouvoir mener l’atelier comme elle l’entendait, de ne plus se cacher. Elle musela la terreur, lima les dents de ses doutes, et comme à son habitude lorsque quelque chose lui inspirait la crainte, fonça tête baissée.
Lorsque Ievgenia suggéra qu’il était temps qu’elle se marie, Arsinoé poussa de hauts cris et refusa tout net : elles avaient enfin les coudées franches pour redresser cette maisonnée qui allait un peu trop à vaux l’eau, et voilà que l’aïeule voulait introduire à nouveau le vers dans le fruit ? Aucun argument invoqué ne suffit à infléchir l’artiste qui préféra bien vite les difficultés que posait sa condition de femme seule aux tracas d’un ménage sans joie. Il manquait un homme à la maison ? Baste, ils avaient ce qu’il fallait : Benvenuto savait y faire pour intimider les fâcheux, et à part pour cela, Arsinoé ne voyait pas pour quelle raison elle devait s’encombrer d’une autre bouche à nourrir, car elle s’estimait à présent tout à fait capable de mener sa barque comme elle l’entendait. Secrètement, elle essayait surtout d’éviter l’écueil majeur qui avait plombé la vie de sa mère : se retrouver pieds et poings liés dans un mariage qui monopolisait toute son énergie, toute son attention, et l’avait forcée à laisser de côté sa pratique pour pallier aux négligences abyssales de son époux. De cela, non, il n’était pas question ! Et tant pis si cela lui faisait une réputation de plus en plus sulfureuse et difficile à porter : rouquine boiteuse et vieille fille avec ça, qui vivait avec un malandrin sous son toit ? Rien de très respectable : on pouvait tolérer ça dans la jeunesse, mais l’âge venant, il était temps sans doute que la jouvencelle se fasse dame et rentre dans le rang...
Un peu tard et non sans un brin de déception, Arsinoé s’aperçut à la longue qu’elle avait hélas hérité de son père un don certain pour marcher avec application à côté des clous et trop ignorer les opinions communes pour son propre bien. Mais tout s’arrangerait, se dit-elle, pour peu qu’elle trouvât quelque riche mécène suffisamment épris de son art pour lui épargner le désagrément de devoir faire des ronds de jambe et de plaire aux puissants, un qu’elle puisse, peut-être, prendre pour mari, qui sait.
Qu’il soit bien fait, je n’en ai cure : je sais déjà la triste vie d’épouse et le devoir conjugal qui m’attend, car il est à peu près certain que je n’aurais le privilège de faire un mariage d’amour. Qu’il soit fortuné, oui, cela est bon : il faut bien que mes œuvres se vendent. Qu’il me laisse en paix, ce serait idéal, encore que je connaisse bien la capacité de certains à vouloir tout diriger. Qu’il me supporte, qu’il sache se taire, et me laisser en paix lorsqu’il le faut. En vérité, il est certain que cette personne n’existe pas, on ne peut décemment trouver autant de qualité en un seul être humain... Je me contenterai donc de les piocher çà et là chez ceux qui en disposent. Foin d’enfants pour l’heure. Foin de mari. Qu’on me laisse vivre, diable, qu’on me laisse faire ! J’ai tant encore qui gît, incréé, dans les tréfonds de mon esprit. Rien ne peut y faire obstacle, rien ne le doit. Pour rien au monde, je ne finirai à me morfondre comme madame ma mère, à repasser des espoirs fanés de gloires lointaines. Je ne cesserai pas ma course, de peur de voir le mal me rattraper.
Dernière édition par Arsinoé Sathrian le Ven 9 Oct 2015 - 16:17, édité 3 fois
Arichis d'Anoszia
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Sujet: Re: Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis. Sam 3 Oct 2015 - 11:18
Je m'occupe de toi aujourd'hui si j'ai le temps
Arichis d'Anoszia
Ancien
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Sujet: Re: Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis. Ven 9 Oct 2015 - 15:55
Il manque juste la date de naissance
Arsinoé Sathrian
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Sujet: Re: Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis. Ven 9 Oct 2015 - 16:16
C'est édité chef :)
Arichis d'Anoszia
Ancien
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Sujet: Re: Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis. Ven 9 Oct 2015 - 23:52
Tu connais le chemin alors
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Sujet: Re: Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis.
Arsinoé Ievgenia Sathrian - Ut pictura poesis.
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