Parle moi d'Ailleurs | Manel

Celui d'Ydril était incomparable, irrémissiblement tourné vers l'Eris et son immensité. Les routes commerciales destinées à rallier les côtes opposées de la péninsule ayant développé son influence et intensifié son rayonnement, il demeurait le centre névralgique des échanges entre les deux étendues liquides qui bordant la terre des hommes. Le port de Boniverdi, plus souvent considéré comme celui de Soltariel, était de dimensions plus modeste, s'il était possible qualifier quoi que ce fût de mesuré en ce duché prodigue où l'impossible était pratique conventionnelle. Moins tourné vers le commerce de grande ampleur et les moult transactions rendant le bourg salé illustre séjour mercantile, l'escale de la cité ducale accueille plus de caravelles privées possessions de grands seigneurs que de trafic de chaloupes. Cette antédiluvienne particularité a profondément marqué la planification des lieux, proposant des docks non pas destinés à la décharge et au transit mais richement décorés, en totale contradiction avec la dureté notoire des professions marines. Depuis l'arrivée de Kahina, princesse d'Ys, de chatoyants Estreventins, nobles et mercantii venaient poser leurs vénérés petons sur les quais pavés.
C'était un lieu grouillant de vie, dévoilant le visage bien moins pompeux de l'aristocratique citadelle. Les mathurins et autres arrimeurs officiant sur le bassin n'étant guère souvent des canons de beauté, représentant plus la basse roture de la populace méridionale, pourtant décrite comme la société la plus ravissante des mortels. Le masque s'écroulait dès l'amarrage.


Azénor regrettait l'humilité de la fourmillante Ydril, lui évoquant les membres de sa fratrie dont on l'avait séparé. Ses promenades le long des pontons guidaient ses pensées dans un élan mélancolique. Aussi elle trouvait une sorte de paix intérieure lorsqu'elle décidait d'y aventurer ses pas graciles, malgré les sombres réflexions que les lieux lui inspiraient.
La demoiselle déambulait, pensive, cherchant mollement à tremper ses pieds nus dans l'eau brumeuse qui venait s'éclater en vaguelette contre les digues. Cette échappée résonnait comme un rituel, il ne se passait une ennéade sans que l'appel du large ne la pousse vers l'océan. Dans cette routine, il lui était plus aisé d'être attentives aux moindres changements de son environnement ; un bateau qu'elle n'avait jamais vu, un visiteur inconnu, des denrées plus rares encore que ce que le palais pouvait s'offrir. Bercée par un air mélodieux, elle se mit nonchalamment à gambader, sautiller même, en suivant ce rythme entêtant. La fleur mit un certain temps à constater la singularité de cet hymne qu'elle n'avait jamais entendu auparavant. Son auteur n'était guère difficile à repérer, il trônait sur des caisses éventrées, entouré d'une foule toujours plus grandissante. Ses doigts habiles s'agitaient sur un instrument étrange dont la jeune femme n'avait guère eut loisir de s'initier. Une fillette accompagnait les vibrations des cordes avec un tambourin bariolé, en se trémoussant autour de celui qui mêlait à sa musique une voix cajoleuse. Son accent était plus bourru que les sonorités chantantes du coin, pour autant Azénor n'aurait su deviner les origines de l'artiste. Interloquée tout autant qu'envoûtée, elle prit place dans l'essaim qui assistait à cet agréable représentation matinale.

Lorsque la voix du ménestrel se fondit dans le silence lacuneux des quais toujours actifs, que l'ultime note de sa comptine émana de son instrument, un curieux sentiment de liesse apaisée envahit l'esprit de la jeune femme. Une brume paisible s'était comme posée, flottant mollement au dessus de Boniverdi. On aurait dit que l'air avant changé, que les embruns aux relents salés n'étaient plus que de lointains souvenirs, que les cris stridents des mouettes et autres volatiles marins n'étaient plus qu'une chorale de fond dans le paysage. Azénor avait la sensation d'un baume nouveau au cœur, impression fort réconfortante, même agréable. Autour d'elle tout le monde semblait sous le même effet, des exaltations joyeuses se mélangeaient à des rires, des mondanités guillerettes.Un flot de pièce vint frôler le trouvère, modeste rançon pour tant de gaieté partagée. Se laissant porter par le mouvement général, l'Anozsia sorti de la bourse qu'elle portait sur les hanches une petite poignée et s'empressa à son tour de la jeter vers le musicien. Une grappe inestimable de souverains trancha l'air avant de retomber dans un boucan sur les caisses. Les badauds s'éloignant après ce court intermède poétique, elle se retrouva presque seule face à l'artiste qui a sa plus grande surprise lui adressa la parole.


La louange la séduisit de plus belle. Elle était coutumière des flatteries et autres moyens de se cajoler,  Néera l'ayant d’ôté d'un physique plus que plaisant, d'un esprit vif mais aimable avec lequel converser. Pourtant le moindre compliment bien placé venait se planter directement au centre de la cible. Son naturel simple faisait qu'elle ne pouvait ignorer les bonnes paroles qu'on prêchait à son égard.
« Dans ce cas, Manel, vous pouvez considérer qu'Azénor d'Anozsia a plus qu'apprécié votre récital. Le Soltaar vous sait gré de semer vos ritournelles sur ses terres. Votre honneur n'a d'égal que notre complaisance de vous accueillir. » Lui répondit-elle tout de go tandis qu'il ramassait les écus de sa gloire. La belle ne savait si le nom de son patriarche allait résonner dans la tête du troubadour, si au delà des frontières la maison d'Anozsia était aussi influente et notoire qu'en cette région méridionale berceau de leur lignage. Ainsi Manel était originaire du Médian, et officiait avec importance auprès des seigneurs de ces distantes contrées, les services d'un personnage si doué devant être relativement onéreux. Sa connaissance des hauts dignitaires de la péninsule acheva ses interrogations intérieures.
«  Que nous vaut la jouissance de votre présence en Soltariel, trouvère ? Vagabondez vous comme émissaire, colporteur de nouvelles, où bien au nom de quelconque éminence qu'Hautval ne daigne à faire venir visiter les splendeur des notre royaume ? »
Les mots étaient mordants mais le ton étrangement doux. Non Azénor ne voulait pas le brusquer, mais la surprise lui faisait s'exprimer difficilement, l'absence de dialogue entre les deux domaines étant avérée et plutôt épineuse.

Même si sa situation l'avait depuis exempté du besoin d'argent, Manel trouvait un certain plaisir à ramassé les pièces qu'il gagnait en jouant. La jeune femme se présenta, Azenor d'Anoszia. Le troubadour n'avait guère de connaissance concernant la noblesse de la péninsule, cependant son nom lui disait quelque chose. Il craignait que son ignorance partiel puisse lui jouer des tours à l'avenir. Cela faisait peu de temps qu'il avait intégré la cour de la Baronne d'Hautval, et qu'il était devenu l'un des serviteurs de Blanche. D'ailleurs, c'était la première fois qu'il accomplissait une mission en son nom.Levant légèrement son visage, le jeune artiste esquissa un sourire malicieux à son interlocutrice pour le remercier du compliment.
-" C'est un plaisir que de rencontrer une Dame appartenant à une Maison aussi marquante." Lança-t-il en plus de son radieux rictus. Il se releva lentement, compta les pièces qu'il rangea dans sa bourse, il écouta en même temps les palabres d'Azénor.

Elle voulait connaître la raison de sa présence en ce lieu. Manel rangea ensuite sa viole en prenant soin de ne pas la casser. Placé dans son dos comme d'autres portent une épée il reporta son attention sur le dialogue en cours avec la Dame d'Anoszia.-" Il semblerait que ma Maîtresse, la Baronne d'Hautval ait eu par le passé un léger conflit avec le Duché de Soltariel." Une petite pause le temps de remettre sa coiffe.-" Rien de fort grave heureusement... Par conséquent je suis ici pour en savoir plus sur les relations liants ma suzeraine et le seigneur Masciste de Soltariel. Seigneur avec qui je dois m'entretenir d'ici peu pour mettre ainsi fin à une longue période de mutisme." Il fit quelques pas lent, observant la rue pour essayer de trouver du regard un endroit où se restaurer.

-" Le connaissez-vous ? " Demanda-t-il sereinement en se retournant vers elle pour l'admirer.
-" Je dois vous avouer que je ne sais pas si je possède un talent pour ce genre d'entretien... Et que je crains d'être indigne de la grandeur de ma Maîtresse !" Ajouta le troubadour en se montrant malgré tout dans une allure des plus nonchalantes face à la situation.

La demoiselle n'aurait jamais imaginé avoir affaire à un émissaire si important, envoyé comme honnête ménestrel en de si lointains territoires qui furent hostiles à sa cause. Elle toisait Manel d'un autre œil à présent, laissant de côté ce dédain naturel et incontrôlé qu'elle éprouvait pour ceux de plus basse extraction. Ainsi la belle se mit à considérer le trouvère comme une sorte d'égal, représentant d'une illustre et puissante maisonnée.
L'évocation de Blanche de Hautval acheva de faire vagabonder son esprit, il était impossible pour quelconque noble ayant reçu une bonne éducation d'ignorer l’existence de la Duchesse du Médian.

« Nombreux sont les puissants que le Soltaar a piqué au vif » Ricana l'Anoszia tant elle savait les relations des sudistes difficiles avec les autres péninsulaires. « Cependant Néera nous a conçue semblables, alors à quoi bon se quereller à tout va. Pour vous répondre, oui je connais Sa Grâce,que je côtoyais souvent à la cour du temps où j'accompagnais ma Dame. S'il avait été en état de vous recevoir, je puis vous assurer que vous auriez savouré votre entretien en sa compagnie ... Malheureusement ... » 

Effectivement, l'absence du couple ducal à Soltariel s'était faite de plus en plus remarquée. Les bruits de couloirs avaient dans un premier temps esquissé la nouvelle d'un éventuel départ, puis l'indéniable était devenu plus qu'aisé à constater ; les têtes couronnées Méridionales n'étaient plus. Le Duc s'était fait porter malade, sont état allant de mal en pis, passant de vie à trépas. Quant à Kahina, peu savaient ce qu'il était advenu d-elle après sa déchéance officielle orchestrée par d'autres grands noms de Soltariel. Pour sûr elle avait quitté la ville, probablement même la Péninsule. Était-elle partie retrouver ses terres natales? Évincée depuis longtemps de sa compagnie rapprochée, Azénor avait tourné le dos à son office auprès de la jeune femme et ne donnait plus que peu d'intérêt au sort de l'Estreventine. Les terres du Sud se retrouvaient sans autorités officielles, cela n'avait déjà que trop duré. La fragile liberté retrouvée de l'Anoszia ne lui faisait rien augurer de bon pour l'avenir.

« Les temps ont changé en ces lieux, le Sud se flétrit doucement … Je ne sais si quelque éminent conseiller soit disposé à vous recevoir, mais j'ai bien peur qu'atteindre Feu Son Altesse Maciste ne soit que pure illusion désormais ... Je suis au regret de vous annoncer la disparition du Prince d'Ys, Manel. » Acheva t-elle tandis le ton de sa voix se faisait chuchotement étouffé.

Spoiler:

Le troubadour d'Hautval n'avait pas vraiment les connaissances nécessaire pour affronter un tel entretien. Néanmoins, il ne pouvait pas échouer, il refusait de décevoir sa Maîtresse. L'instant présent était consacré à l'attente, au temps qui devait passer. Et le sort lui offrit la présence d'Azénor... Une esquisse de sourire se dessina sur son visage lorsqu'elle répondit, avec une pointe d'humour.
Puis, une phrase plaisant aux intérêts du jeune homme, une phrase dont le dernier mot annonçait le pire. Le sourire se changea en une moue interrogatrice.
La pause fut longue, l'orientation de ses projets commençaient à virevolter sans cesse.
Manel ne savait quoi dire, il était même incapable d'accélérer l'intervention de son interlocutrice. De toute manière, elle était une Dame plus que respectable jamais il n'aurait osé.

Azénor annonça la situation, le déclin du Sud ! Et pire encore - du moins pour lui - la disparition de Maciste. Pourtant l'envoyé de Blanche essaya de contrôler son inquiétude. Au fond, peut-être pourrait-il rencontrer un autre digne représentant de ce Royaume.
-" Dame Azénor... " Souffla-t-il suite au ton étouffé de son interlocutrice, un ton sonnant comme de la tristesse pour la situation.
-" Je ne peux que supplier votre pardon pour ma maladresse ! Je ne peux que vous présenter mes condoléances ainsi que celles de sa Majesté, la Duchesse du Médian." Poursuivit-il en inclinant légèrement la tête en y ôtant sa coiffe.

Cet événement était évidemment une entrave à son devoir, un triste imprévu. Que devait-il faire à présent ? Le ménestrel savait qu'ici il n'était pas forcement en terre favorable, il s'y était préparé, et Azénor, là encore vint chambouler les récits ! Cela lui donnait encore plus de force, de courage pour réussir. La tâche était ardue, apaiser les relations, être un émissaire, pour lui un simple rêveur ! De plus ses lacunes concernant les relations et autres connaissances nécessaires à ce genre de rôle en l'aidait guère. Toutefois, il fallait avancer. Timidement, malgré son audace, sa main effleura celle de son interlocutrice.
-" Peut-être pourriez-vous conseiller l'humble messager que je suis ? A qui devrais-je m'adresser pour transmettre les palabres de la Duchesse du Médian ? "

Un sourire pour essayer de redonner un peu de sérénité à cette discussion, de toute façon ne jouait-il pas lui même avec les sentiments, la mort ? Ce mot apparaissait souvent dans les histoires qu'il racontait.
-" Néanmoins, je ne pense point trouver de plus grand plaisir ici que celui que vous me faites en étant venue à ma rencontre puis en partageant quelques palabres, je suis certain que ces gens là me jalousent." Déclara-t-il jovialement en désignant d'un ample et théâtral geste de la main la foule tout autour.

«  Vous êtes déjà pardonné, Manel. Vous ne pouviez savoir … Même si les malheureuses nouvelles circulent plus vite que leurs consœurs. » Répondit l'Anoszia en posant une main rassurante sur l'épaule du trouvère. « Oui, la ville pleure son duc, c'était une belle personne, et .. qui n'a point failli à son aura solaire. Je pense pouvoir vous affirmer les remerciements du Soltaar pour votre compassion. »

Elle venait évidement de lui planter une grosse écharde dans le pied, lui venu pour s'entretenir au nom d'une personnalité au capital sympathie amoindri … Sans personne à qui rendre hommage. L'agitation de l'homme était discrète, néanmoins perceptible. Oh certes, sa situation présente n'avait rien de confortable, mais Azénor souhaitait se montrer bienveillante envers ce barde téméraire venu fouler un sol inamical. Quant à le diriger vers un autre personnage d'importance … Depuis que le couple ducal n'était plus elle n'avait aucune idée de ce qu'il se tramait pour la succession au titre.
«  Et bien … Je vous aurais volontiers proposé de rencontrer mon Père, Arichis d'Anoszia, le Régent d'Ydril. Mais feu ma douce mère étant de sang Hautval, je suppose que les liens familiaux, bien qu'éloignés, qui nous unissent à la Duchesse du Médian laissent à penser qu'ils échangent déjà ... » Enchaîna t-elle, songeuse. Sa position ne lui permettait guère de l'aider plus … L'objet de sa présence aurait même pu devenir source de conflit plus que d'apaisement dans les circonstances actuelles.
« Peut-être que … vous pourriez vous entretenir auprès du Grand Chancelier, Messire Cléophas d'Angleroy. Cependant …. Je me vois mal vous laisser faire le grand saut dans la fosse aux vipères sans intervenir. Votre mission ...pourrait-être remise à plus tard ? J'ai bien peur que les événements jouent en votre défaveur. Je ne saurais me pardonner d'en avoir été témoin. »
A quoi bon agiter une eau déjà trouble, mieux valait la laisser se décanter. Le ménestrel s'attela à détendre le fil de la conversation. Bien qu'habituée aux compliments, il prit Azénor de court, lui enflammant joliment les joues.
« Je vous pensais plus orienté vers les poèmes épiques et les grandes épopées, plutôt que les galanteries ! »

Le jeune barde était réceptif aux attentions de la Dame qui essayaient de le rassurer. Au fond, tout n'allait pas si mal. Il lui suffirait simplement de conter à sa Maîtresse la funeste histoire secouant Soltariel. Et puis, maintenant, en écoutant son interlocutrice il n'avait guère le choix. Evidemment, il pouvait se sentir déçu d'être venu ici pour rien, mais il en était autrement. Et ce, grâce à la présence idyllique d'Azénor.

D'ailleurs, et il en avait honte, il n'écoutait qu'à moitié les palabres de la noble, récitant le nom des potentiels personnes capables d'écouter les messages de la Dame du Val.
-" Soit ! Je garderai dans un coin de ma tête ce lieu pour y revenir à l'avenir..." Manel murmura ces mots en souriant, un sourire masquant son inattention passagère. L'angoisse aussi de savoir comment elle allait prendre ses compliments. Il n'avait pas pour habitude d'avoir peur ainsi; mais cette demoiselle l'impressionnait. Le troubadour esquissa un doux sourire en suivant le rythme de la voix de son interlocutrice. Voir également les joues de la noble rougir l'amusait et lui plaisait. Cela était souvent un bon révélateur. Malgré tout, il ne voulait guère s'aventurer dans un long discours.

Manel relâcha la main, son visage aussi exprimait son état d'esprit troublé. Son coeur battait en donnant au jeune garçon ce sentiment exaltant, si rare donnant cette impression d'une légèreté soudaine si agréable.
-" Dame Azénor..." Souffla-t-il dans un ton qui voulait dire; je cultive un peu les différents genres, mais aussi; c'est que votre présence embellie mon esprit.

-" Parfois ma Maîtresse aime entendre des historiettes faites de coquetteries, et de passions." Essaya-t-il maladroitement de se justifier finalement comme pour revenir en arrière, sans que cela ne puisse leurrer la Dame d'Ydril. Rangeant sa viole, serrant un peu la bourse contenant l'argent qu'il venait de récolter, sa raison lui disait de partir pour poursuivre sa mission et d'oublier ce visage aux yeux azuréens. Hélas, son âme d'artiste rêveur lui fit comprendre tout le contraire, dictant sa conduite l'obligeant alors à retarder son départ. -" Il faut que je vous avoue un péché..." Le Ménestrel prononça le dernier mot avec malice pour qu'elle comprenne qu'il s'agissait plutôt d'une demande. Fermant les yeux, le jeune artiste d'Hautval reprit son souffle et son assurance.
-" Il semblerait que mon génie se soit grandement épris de votre élégante beauté... Et mon coeur complice fut foudroyé par votre gracilité... Les deux, ainsi que moi-même sommes à vos pieds." La tête de Manel s'inclina légèrement vers le bas, car il se connaissait bien, lui avec son âme romantique pouvait très bien sombré pendant des jours de déprime.

-" En mon nom, je n'ai guère d'autres issus que celle de vous faire cette requêtes. Accepteriez-vous de devenir la muse de l'humble songeur que je suis ? " C'était dit, il savait que le manque de mise en scène pouvait sans doute le desservir. Néanmoins, il aimait être ainsi pris au dépourvu par ce qu'il venait de ressentir... Et ce fut en posant un genou au sol qu'il couronna sa demande. Qu'elle était loin la raison première de sa visite en ce domaine.

«  Voilà, je préfère entendre cela. Je vous autorise même, si besoin s'en fait, à avertir sa Majesté de Hautval que c'est moi qui vous ai mis en garde dans votre entreprise. » Se permit-elle devant les mots rassurants du trouvère. Sa retenue lui vaudrait d'esquiver moult ennuis. Il semblait pour autant préoccupé et ne tarda guère à en exprimer les raisons.

Oh, l'Anoszia était coutumière des louanges, en avait même subi de pires et plus insistantes ! Avec un si agréable minois et de si avenantes manières il était malaisé de laisser indifférent. Elle n'aurait pour autant pas pensé charmer, malgré elle, son compagnon de l'instant. Cela finit même par la gêner, tant il se confondait en flatteries puis appuyées les unes que les autres. Le rose de ses joues tenait plus d'une humilité naissante que d'un réel plaisir à être courtisée. «  Pour peu je me sentirais mal à l'aise, Manel. » Lui avoua t-elle en faisant léger pas de côté. «  Si vous n'étiez pas artiste aussi talentueux, plus épris des mots, sons et de leur harmonie que des êtres de chair qui les inspirent, je prendrais déjà mes jambes à mon cou devant tant d'obstination ! »
Dans sa fougue, il accompagna ses paroles d'une basse courbette, posant même un genou au sol.
«  Que vous êtes solennel ! Relevez-vous, je vous en prie. » Lui sonna Azénor en s'empressant de lui tendre la main. « Expliquez moi donc en quoi incarnerai-je votre muse, et que cela implique t'il d'accepter ? Je ne me sens point encore héroïne de récit fantastique que l'on irait colporter par delà le monde ! »

Le jeune troubadour remarqua que ses mots semblaient troubler sa merveilleuse interlocutrice. Les joues de porcelaines de celle-ci se teignirent d'écarlates. Cela le touchait terriblement. Etait-ce là le paradis de l'artiste ? Il était sans doute encore trop jeune pour l'affirmer, néanmoins il le pensait sincèrement. Pouvait-il exister un sentiment plus doux, plus fort et plus passionnel que celui touchant actuellement son coeur ?
Ses joues aussi se colorièrent d'un rouge pâle délicat.

-" Ô Ma Damoiselle ! " Susurra-t-il en effleurant le bout de ses doigts qu'elle lui présentait en l'intimant de se relever. Le trouvère s'exécuta sans peine, avec allégresse, osant même renfermer délicatement la main de l'inspiratrice de son art entre les siennes comme s'il s'agissait d'une perle dans un coquillage, le tout enrobé par une étrange suavité et bienveillance.

-" Qu'il est agréable de vous écouter... Comme vous avez raison. Je ne suis pas assez dément pour oser briser le songe que vous représentez à mes yeux ! Pour moi, l'être indigne ne serait-ce que de vous déchausser, vous êtes l'astre le plus lumineux du ciel, une étoile que mes mains ne peuvent atteindre..." Répondit-il un sourire sincère et honnête sur le visage, comme pour lui exprimer que ses intentions étaient loin de ceux caractérisant certainement la plupart de ses rencontres chez la noblesse ou ailleurs.
-" Je n'ai à votre égard que le plus noble des sentiments pour un artiste... N'en doutez pas." Poursuivit-il pour achever sa réponse.

Le serviteur de la Baronne d'Hautval fit un pas en arrière, en cet instant, loin était sa préoccupation, loin était ce nuage qui planait sur sa tête et qui de toute façon venait d'être fulminé par l'intervention d'Azénor. Mais il était clair que son passage ici serait le plus marquant de son voyage. Son coeur battait légèrement...
-" Qui pourrait prétendre posséder une plus belle récompense que la mienne si vous acceptiez... Il n'existe aucune couronne digne de celle que vous pouvez posez sur ma tête blonde de rêveur." Reprenant son souffle, il inclina légèrement son buste pour baisser sa tête, et flirter avec ses lèvres sur le revers de la main de la Maîtresse de son génie, et en relâchant il poursuivit de sa voix enjôleuse.

-" Ô Belle Azénor... Le contrat n'est que moral, et n'implique aucune obligation. Acceptez simplement de devenir le sujet de mes odes et mes ballades. De devenir la Reine toute puissante de mon art... Et que je puisse esquisser l'illusoire rêve de représenter votre beauté dans mes écrits. Néanmoins, Ô Maîtresse le choix est entre vos mains, et mon talent est à cet instant suspendu à vos lèvres vermeilles..." Déclara-t-il avec une éloquence théâtrale qu'il accompagna d'un geste du bras du même genre dramatique.

Quelle jeune femme pouvait avouer sans mensonge ne pas avoir songé être reine de récits merveilleux, devenir protagoniste d'envolées destinées à se transmettre à travers les ages, traverser le temps et les continents par le simple biais de la parole. On lui en donnait à présent l'opportunité... Comment réfuter projet si alléchant ? Et surtout pourquoi ? Elle avait pu considérer la teneur du talent de Manel et savait son image entre d'habiles mains. La surprise seulement l’empêchait de bondir de joie, on ne devenait pas muse d'un grand artiste tous les jours !
« Encore une fois, vous me flattez. » On cherchait désormais sa carnation ambrée sous le feu coloré de ses pommettes. Rien que les mots parsemant sa demande étaient délicatement choisis et assemblés, un simple souhait devenait belle poésie.
« Pensez-vous vraiment que je sois digne d'être chantée auprès des grands de ce monde ? De côtoyer par l'imaginaire la timide petite Louison ou la belliqueuse Alphénie ? Je vous ai demandé plus de précisions pour mieux achever ma décision, il est impensable de vous refuser si belle proposition, mon cher trouvère ! Nulle dame ne saurait être plus heureuse que de devenir égérie d'un maître créateur. J'espère que ce vous glorifierez à mon sujet saura être aussi palpitant apologues romanesques dont on abreuve les fillettes. Je ne saurais vous exprimer mon impatience quant à être distinguée comme les prodigues de mon enfance . »

Ils sourirent tous deux. Azénor satisfaite d'être ainsi considérée, à la mesure des ses ambitions, et Manel, soulagé de voir sa requête positivement accueillie.
Elle n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé depuis qu'elle avait quitté le palais Ducal pour Boniverdi, la raison la rappellerait bientôt à l'ordre, coupant court à l'entrevue. La belle aperçu sur un autre quai un peloton de la garde de Soltariel. Évidement, elle n'avait rien à se reprocher, ne craignait guère de les rencontrer, mais la disparition de Maciste avait rendu malvenues les disparitions régulières et imprévues des résidents du castel. Chacun allait de son soupçon et quiconque bousculait le précaire ordre établi se voyait devenir coupable idéal. Lentement, elle leur tourna le dos et reprit.
« Et bien mon ami, je crois qu'il est temps de voguer chacun à ses occupations. Je ne voudrais vous causer d'ennuis en éveillant la curiosité de la populace, les racontars sont alertes ici. Nous avons donné, je pense, assez de grain à moudre aux basses gens en nous exposant ainsi. Je m'excuse de prendre si abruptement congé, mais j'ai le sincère sentiment que nous nous reverrons sans tarder. Prenez garde à votre personne, le Soltaar n'est plus si sûr pour les étrangers, et si vous faites route vers le domaine de votre suzeraine, apportez donc mes hommages à la Duchesse du Médian.
A bientôt, Manel. »
Ne pouvant se permettre de lui laisser le temps de répondre, l'Anoszia se mêla avec habileté dans la foule qui s'activait autour.

[Fin]