Des réponses. | Katalina Noblegriffon

6ème jour de la 1er ennéade du mois de Karfïas, 9ème année du 11ème cycle.

Les messes-basses étaient de mises au Palais Séraphin. Forcément, une telle concentration de Nobles entrainaient autant d’histoires que de secrets. Les espions étaient nombreux et certains étaient reconnaissables de loin, sans doute les petits débutants sous-payés n’ayant point peur de se retrouver avec leur langue arrachée.

Maélyne ne faisait pas attention à tous ces basses distractions. Sa présence n’était que formelle, après tout, ne lui avait-on pas forcé la main pour que sa présence soit remarquée durant ces jeux ?

« La miraculée. » Voilà le petit surnom qui circulait dans les couloirs.

Certains n’hésitèrent pas à l’accoster et à demander le moindre détail, parfois même… sanglant. Alors que d’autres préféraient tourner les talons à sa simple vue. Bizarrement c’était ces derniers qui amusaient le plus Maélyne.

« Et donc ? Que dit-on aujourd’hui dans ces couloirs interminables ? » Demanda-t-elle à Thenala.
« Eh ben… Les habituels mœurs légères de certaines… hmmm… les pronostics sur le gagnant du tournoi… Ah oui, et j’ai aussi entendu dire que certains têtes n’avait pas hésité à visiter la cité. Et qu’ils étaient tombés sur une… espèce de voyante, quelque chose dans ce genre. »
« Une voyante ? Ces arnaqueurs qui vous vendent du rêve pour quelques sous ? »
« Non pas vraiment… Cette personne semble avoir le don de réponse. »
« Don de réponse… ? Hm, intéressant. » Maélyne ne dit plus un mot le restant de leurs balade.

La matinée toucha à sa fin, avant qu’elle n’ouvre à nouveau la bouche.

« Et si nous allions en ville ? J’ai envie de voir comment le peuple festoy. Quelque chose me dit que ce sera mille fois plus intéressant que de connaître quelle dame a encore écartée les cuisses. »
« Pourquoi pas. »

Le soleil était à son zénith lorsqu’elles franchirent les portes de Serramire. Les rues grouillaient de monde, tous sourire aux lèvres. Les enfants couraient partout, les marchands beuglaient leurs prix alors que les artistes se faisait la guerre au plus gros public.

Effectivement, c’est plus intéressant. Se dit-elle.

Mais Maélyne avait autre chose en tête. Cette voyante, oui, celle qu’elle avait précédemment décrite comme étant un arnaqueur, ce serait malheureux de ne pas profiter pour poser quelques questions si elle tombait malencontreusement dessus.

Serramire bruissait d’une activité par trop singulière ; le grand tournoi du marquis l’expliquait en partie, mais pas totalement. Il régnait de fait dans l’air une bien étrange atmosphère, alimentée par les rumeurs pressantes des petites gens. Le bon peuple serramirois s’enorgueillissait de son suzerain, auréolé qu’il était tant par sa victoire que des fruits qu’il en avait tiré — à commencer par ces hommages que d’aucuns avaient un tôt fait de croire à jamais perdu. C’était donc l’espoir qui régnait sur les marchés de la cité, là où quelques mois plus tôt, on ne conversait guère que du trône trop longtemps demeuré vide, des bandits laissés injustement libres de piller et saccager et des noires peaux toujours qui se faisaient toujours un peu plus menaçantes. Serramire muait ; Katalina sentait la cité toute entière s’arracher à cette vielle peau devenue trop lourde qu’était sa triste histoire récente.

Un violent coup d’épaule la fit tomber à genoux. Le choc l’étourdit tant et si bien qu’elle n’entendit pas la remarque méprisante de son tourmenteur, qui déjà s’éloignait. Ses doigts se crispèrent dans la fange quand elle se rendit compte qu’elle avait lâché son bâton de marche et elle tatonna autour d’elle avec une angoisse terrible. Ses lippes sèches se tordaient en un rictus hideux et elle ne fit que redoubler de frénésie quand un second badaud lui écrasa sa main par mégarde.

« Je suis… soufflait-elle faiblement. Je… Katalina… suis Mémoire. » Quand son ongle effleura l’écorce familière, elle se rua sur sa trouvaille. Agrippant son trésor avec l’énergie du désespoir, elle fit glisser son index le long des runes elfiques. « Je suis Mémoire, murmura-t-elle avec un sanglot dans la voix. Et Mémoire n’oublie pas. » Légèrement rassénérée, l’aveugle entreprit de se remettre sur pied.

Il y avait foule.

Le peuple s’était amassé dans cette ville. L’odeur qui planait dans l’air n’était qu’une preuve de plus de la surpopulation. Pourtant, le spectacle qu’on pouvait trouver à chaque coin de rue arrivait à nous faire oublier les inconvénients. Sourire aux lèvres, même si Maélyne avait été bousculée plusieurs fois, elle était ravie d’être venue.

Subtilement à la recherche de cette fameuse voyante dont les petites têtes parlaient tant, elle finit par en oublier la principale raison de sa venue.

On pouvait voir les deux jeunes femmes se tenir sur leurs orteils pour admirer un cracheur de flamme. Lorsque celui-ci eut finit, elle redéposa son talon au sol ou plutôt, sur une main. Se retournant précipitamment, elle se rendit compte qu’elle venait de piétiner une pauvre femme.

Voyant celle-ci agripper son bâton d’appui, Maélyne se précipita pour l’aider à se relever, toutefois devancée par Thenala qui aida la pauvre femme à se relever. « Je suis… tellement confuse. Veillez m’excusez, je ne vous avais point vu. »

D’une maigreur qu’on pourrait décrire de maladive, cicatrice au visage ainsi qu’un œil à moitié fermée, Maélyne la regarda non sans pitié. Elle entreprit alors d’aider sa cousine à la relever complètement mais il suffit d’un geste, d’un simple touché pour que la jeune femme se sente au bord de l’évanouissement.

Retirant sa main qu’elle vint placer sur son front, elle tituba légèrement.

« Maélyne… tu vas bien ? » Lui demanda sa cousine, tenant toujours le bras de Katalina.
« Je… je vais bien, oui. » Arriva-t-elle à articuler après avoir dompté sa perte d’équilibre.

Coïncidence ou non?

Il lui fallut s’appuyer loudement sur son bâton pour ne pas choir une nouvelle fois, mais cela n’empêcha pas Mémoire de se dégager vivement dès qu’elle s’en sentit la force. Il n’y avait bien plus qu’Aislinn qui pouvait encore la toucher et Plume aussi, quand elle s’y préparait. Elle se laissait certes portée par Pierre, mais chaque fois à son corps défendant et seulement parce qu’il était le seul qui pût le faire ; elle ne cessait néanmoins de trembler tout le temps qu’il la tenait contre lui et le repoussait vivement dès qu’il la juchait sur le dos de l’ânesse. Parfois, il lui fallait la matinée pour s’apaiser tout à fait.

Elle regrettait d’autant plus son escapade qu’elle était bien en peine de se remémorer ce qu’elle avait bien pu espérer en retirer. Force était de le constater, elle n’était plus en mesure de s’aventurer seule où que ce fût et c’était un miracle qu’il ne lui fût rien arriver de pis que des doigts piétinnés. Elle n’avait dès lors plus qu’une envie : s’arracher sans tarder à cette foule vorace et avide et hostile qui menaçait l’engloutir chaque mouvement qu’elle esquissait. Comment le Berthildois la retrouverait, elle n’en avait aucune idée et s’en moquait en vérité. Il n’était pas une pierre sous laquelle elle pouvait se nicher et de laquelle il ne saurait la dénicher. Il sera toujours là pour veiller sur moi, songea-t-elle confusément, sans savoir ce qu’elle devait tirer de cette pensée. Elle la chassa donc et le berthildois avec elle ; sans guère tarder, une souvenance embrumée vint les remplacer et Mémoire ne put que l’embrasser. « Cette voix… » souffla-t-elle, le cœur soudainement serré. Elle la connaissait, pour l’avoir si souvent entendu l’appeler, chaque fois qu’elle s’éloignait un peu trop, mais déjà, elle sentait ce souvenir lui échapper à nouveau, sans qu’elle ne sût comment le retenir. Tout juste put-elle, avant qu’il ne s’effaçât complètement, murmurer son nom comme s’il eut été la chose la plus précieuse au monde. « Lyanna. »

Maélyne reprit doucement ses esprits, cela ne l’a pourtant pas empêchée de voir Thenala repoussée par la vieille dame qu’elles avaient aidées à se relever. Soit, cela n’était pas bien grave, peu importe qu’on accepte l’aide qu’on offre ou non, tant que celle-ci est proposée. La rouquine revint près de sa cousine et lui suggéra de partir. C’était sans compter les murmures de Katalina, la prononciation de ce nom glaça le sang de Maélyne, qui, d’un geste doux, repoussa la main de Thenala et vint s’approcher de nouveau, sans toutefois risquer une nouvelle fois un contact. « Comment connaissez-vous ce nom ? » Lui demanda-t-elle sur un ton plutôt bas, emplit d’interrogation alors que ses sourcils se fronçaient tout en scrutant le visage qui se trouvait devant elle. « Comment connaissez-vous le nom de ma sœur ? » Serrant l’un de ses poings, la respiration de Maélyne se mit à légèrement accélérer. Le monde qui les entourait n’aidait en rien à la compréhension des paroles de cette dame. Regardant autour d’elle, cherchant un endroit plus calme, son attention revint sur ce visage. « Connaissez-vous un endroit plus calme ? Où nous pourrions discuter sans être entourée de tout ce brouhaha ? »

Je ne suis pas ta sœur, songea confusément Mémoire ; elle se sentait comme au bord d’un gouffre, happée par le vide et dans le même temps, elle était perdue comme dans un maëstrom monstrueux fait de mille et mille souvenirs qui n’étaient pas les siens et dans lequel elle se dilétait chaque instant un peu plus. Il serait si simple de m’y abandonner. Seulement, il y avait Plume et Aislinn et Pierre. Elle leur devait de lutter, pour demeurer la fenne qu’ils avaient connu un peu plus longtemps. « Je suis Mémoire », murmura-t-elle une énième fois, tandis que du plas de sa main, elle caressait les runes de son bâton. Il était la dernière chose en ce monde qui lui permettait de rester elle-même, à la manière d’un totem inébranlable auquel elle s’accrochait. « Mémoire n’oublie pas. »

Elle avait parlé si faiblement qu’il était peu probable que Maélyne eut pu comprendre ses mots ; tout juste sut-elle en saisir quelques uns au vent. Katalina, elle, usa de cet étrange moment de flottement pour revenir à elle. Elle se fit l’effet d’un naufragé perdu dans une mer déchaînée et qui parvenait à reprendre une grande goulée d’air. Son répis serait de courte durée, mais pour un temps au moins, elle aurait les idées claires. Assez claires, de fait, pour prendre toute la mesure de la précarité de sa situation. « Je vous suis », annonça-t-elle finalement avec douceur. Et le Vaisseau de penser une nouvelle fois à Pierre, dont elle souffrait cruellement de l’absence.

Je ne suis pas votre sœur ? Il serait si simple de m’y abandonner ? Qu’était-elle bien en train de dire ? Maélyne restait stoïque devant cette felle dont elle comprenait à peine la parole. Pourtant, elle en entendit un qui l’intéressa grandement. Un seul mot parmi ce qui pouvait sembler être une phrase. « Mémoire » cette femme parlait de Mémoire, parlait-elle de la sienne ? Ou de celle que Maélyne venait de perdre ? La curiosité était trop grande pour en rester là. C’est donc d’un signe de tête à Thenala, et d’un regard qui valait plus que mille mots, que la jeune femme lui fit savoir qu’un endroit calme était indispensable pour la suite de la conversation.

Très vite, elles se mirent en route, suivant la rousse qui se frayait un chemin dans cette foule assez danse. « Je pense savoir où nous aurions moins de monde. » Lâcha-t-elle vers Maélyne qui n’eut aucune réaction, trop occupée à se poser des questions envers cette femme et cette « Mémoire » dont elle parlait.

Devant une maison, plutôt joliment entretenue, Thenala frappa à la porte avant de se présenter à celle-ci, toujours fermée. Une fillette finit par ouvrir et les invita à entrer. La bâtisse appartenait à une couturière plutôt aisée qui les invita bien vite à prendre possession de son salon, avant de leurs apporter du thé et quelques biscuits secs.

Maélyne était assise et son regard ne cessa de scruter ce visage encapuchonné. « Qui êtes-vous ? » Finit-elle par lui adresser. Ces mots avaient franchis la barrière de ses lèvres sans vraiment qu’elle ne s’en rende compte, mais la curiosité était trop forte. « Comment connaissez-vous Lyanna ? »

Toute à sa hâte d’obtenir des réponses, Maélyne posa deux questions ; elle ne pouvait pas deviner, en réalité, combien elles étaient semblables. De fait, elle était Mémoire et, dès lors, connaissait Lyanna ; mais c’était aussi parce qu’elle connaissait Lyanna et tous les autres que d’aucuns l’appelaient Mémoire ; si bien que chaque interrogation répondait à l’autre et inversement et de cet obscur Ouroboros, il n’était rien que Meavh put dire qui eut réellement fait sens. Pour autant, l’aveugle savait qu’elle ne saurait se contenter d’un long silence, aussi fit-elle de son mieux, tout en sachant sa tentative vouée à l’échec. « Je suis Mémoire, commença-t-elle. Mémoire n’oublie pas. Je me souviens de tout, des pleurs, des joies, des peurs, de l’amour, de la jalousie aussi. Je me souviens de toi, des jeux et des promesses, des trahisons aussi. Je me souviens de ton père et de ta mère. Je me souviens de tout ce dont se souvenait Lyanna. » Étourdie pas sa propre diatribe, elle marqua un temps d’arrêt. Parler ravivait ces mémoires qu’elle peinait chaque jour un peu plus à distinguer de la sienne. Elle pouvait bien serrer nerveusement son bâton, lire et relire cent et mille fois chaque mot qu’elle y avait gravé depuis qu’elle avait perdu la vue, elle sentait confusément qu’il n’était plus question, désormais, d’un quelconque rétablissement.

Maélyne regarda un instant Thénala. Elles échangèrent un regard mêlant l’interrogation et la stupéfaction. Ce n’est pas pour autant que la Dame allait se faire berner. N’importe qui aurait pu la reconnaitre, parler ainsi de son père, de sa mère et de sa défunte sœur. Comment pouvait-elle donc savoir si ce que disait cette « mémoire » disait vrai. Un chuchotement lui vint à l’oreille. Thenala venait lui porter conseil.

« Permettez-moi de douter de vos paroles. »

Sa cousine lui avait conseillé de lui poser une question, dont la réponse n’était connue que des deux sœurs. Mais comment pouvait-elle donc faire cela si elle-même n’avait aucun souvenir de Lyanna ?

Aucun souvenir… Non, j’en ai un.

« Vous prétendez posséder sa mémoire, laissez-moi vous posez cette question. Quelles ont été les paroles de Lyanna lorsque nous avions égaré notre petite cousine à Missède ? Que m’a-t-elle répondu ? »

Patiemment, et sans aucun mot de plus, Maélyne attendit la réponse qui se devra être exacte. Ce souvenir lui était revenu, quelques jours plutôt et Cécilie elle-même l’avait confirmée. Depuis ce jour, Maélyne répéta les mots prononcés par sa sœur plusieurs fois, de peur de les oublier à nouveau.

Le sourire de Katalina était pauvre et triste ; elle secoua lentement la tête, de dépit surtout, mais pas seulement.

Peu lui importait que Maélyne la crut. C’était même tout le contraire, car la fille de Serramire savait, mieux que quiconque, combien il était dangereux que la moindre âme se convainquît de la réalité de ses dires. Elle ne savait pas même pourquoi elle avait tant parlé, s’était ouverte si précisément à cette femme qu’elle ne connaissait qu’au travers des souvenirs d’une autre. Parce que je me souviens d’elle comme de cette sœur que Lyanna aimait, songea-t-elle avec une mélancolie sincère et cette pensée fourbe en amena d’autres, jusqu’à ce que finalement lui revint en mémoire cette cousine qu’elle n’avait jamais perdu ; pourtant, la cruelle souvenance de cette effroyable péripétie la tiendrait éveillée des nuits durant.

« Et après, quoi ? » demanda-t-elle avec une fausse douceur.

Katalina était épuisée. Elle sentait se presser contre ses tempes endolories ces légions de souvenir dont elle ne pourrait jamais plus se couper ; ils s’enchaînaient, tels des monstres infames qui se mordaient la queue, formant une chaîne dont elle ne voyait la fin.

« Quand je t’aurai répondu, sauras-tu t’en contenter ? » continua-t-elle et sa voix se chargeait de cette colère qui lui serrait le cœur. « Non, bien entendu, à ta question succédera une autre. » Un nouvel éclair de lucidité vrilla sa conscience et elle ajouta, tandis que ses mains blanchissaient tant elle serrait son bâton. « Voudras-tu savoir un jour comment est morte ta fille ? Car de cela aussi, je me souviens. »

Avec cette terrible acuité qui lui donnait envie de vomir tout ce qu’elle avait jamais pu ingérer. Et Katalina de trembler, désormais, tandis que de fait elle sentait la nausée la prendre avec une violence qui lui coupait le souffle.

La parole de la vieille femme avait fait mouche dans auprès de Maélyne, qui, sur le coup, ne sût comment réagir. Son visage était figé, sa bouche entre-ouverte. Que les nobles sachent pour le décès de sa fille était une chose, qu’elle… que cette errante… cette paysanne… qu’importe qui elle était au fond, comment avait-elle su ?

Un « Je… » Sortit timidement de sa bouche, suivit d’un soupire. La vieille femme avait fait mouche, et elle le referait sans doute encore et encore, alors pourquoi ne pas la laisser parler ? « Je vous écoute… » Continua-t-elle, toujours sur ce même ton, comme gênée de ne pas avoir cru en elle dès le départ. « Racontez-moi… »

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