Au clair de la lune.

Ce n'était pas la première entrevue, organisée dans le plus grand secret, à laquelle Aymeric participait, mais peut-être s'agissait-il là de la dernière. Alors que le tournoi entrait dans sa deuxième semaine, le marquis fut convié nuitamment par un homme Sud, un chevalier ydrilote qui avait jouté quelques jours plus tôt. S'il ignorait tout de l'homme, Aymeric avait appris quelque bruit sur sa famille. Les Anoszia, courtisans émérites, avaient gravité depuis des décennies autour du pouvoir. Leur patriarche avait rejoint le conseil de Sa Cécité, avant de régenter Ydril au nom des derniers Systolie. Aujourd'hui, on le savait à la cour soltariie, vraisemblablement en train de faire son trou au chevet du poupin Bohémond.

Qu'un cousin Anoszia vienne le rencontrer, lorsque l'on savait le baron-fait-prince de Merval également en ville, donnait fort à penser de l'intrigue perpétrée par cette famille méridionale. À l'évidence, ces gens là, bien qu'ils fussent de petite noblesse, avaient gagné en cour ce que la naissance leur avait refusé. Le dénommé Francesco vint confirmer ces pensées, quand en se présentant, il introduisit les titres - étonnamment courts pour un suderon - de son parent, bombardé comptable royal.

La discussion prit un tournant bien abrupt, quand de but en blanc, le jeune ydrilote passa des félicitations aux récriminations. Mesurait-il seulement la portée de ses mots ? Il n'en fallait guère plus à Aymeric pour cerner la nature de son interlocuteur. Ce dernier, visiblement, semblait plus à l'aise pour manier les lances que les mots. Si l'outrage professé irrita le marquis, celui-ci tâcha de garder empire sur lui-même : "Cher ami, marchons un peu, voulez vous."

Les deux hommes, précédés d'un Jaljen reconverti de valet en porteur de torche, entreprirent de déambuler ainsi dans les jardins Nord. Le temps clément et la fraicheur nocturne y attiraient la noblesse en mal de galanteries, et il n'était pas rare que l'on croise ça et là quelque écuyer amouraché, quelque damoiselle en goguette. Les fêtes attisaient ces instincts frivoles de par leur brièveté, poussant jeunes et moins jeunes à quelque folie passagère. Lorsqu'il croisait ces esprits légers, le marquis causait alors joute, gaillardise. Quand le silence seul tint pour compagnie aux trois hommes, il se confia seulement à l'ydrilote : "Nous autres, dans le Nord, ne donnons pas notre parole à la légère. Un serment ne dure pas un an, cher ami, mais jusqu'à ce que la mort ne vous en délie. Vous qui êtes chevaliers, devriez savoir cela."

En vérité, le Royaume était tombé bien bas, pour que l'on doute de l'hommage d'un seigneur, sur la seule base de son silence! Aymeric, jouant un instant l'outrage, reprit aussitôt sa marche. Quand au détour d'un chemin, le marquis rencontra quelque courtisane, il s'exprima alors du plus badin des tons : "En vérité, c'est pitié que votre oncle n'ait pu vous voir jouter. Dire qu'il ne se trouvait tantôt qu'à quelques lieues d'ici! Là, je suppose que le pays d'Alonna ne manque pas de charmes. Vous y êtes vous déjà rendu, cher ami ?"

Après s'être fendu de demandes, le jeune Anozia s'épanchait en lamentations. Voila que le drôle vomissait tour à tour les autres seigneurs du Nord, se retranchant derrière une franchise professée. Oubliait-il seulement les forfaits dont sa propre maison s'était acquittée ? On avait eut vent, dans le Nord, des méfaits des Anoszia, à la cour ydrilote, et de la manière dont ces gens là avaient conspiré contre le comte qu'ils étaient sensés protéger. La prompte ascension du patriarche à la cour royale couronnait ce tableau d'intrigues.

"Soit, cher ami, puisque nous parlons entre gens de bien, je serais moi même franc. Ces maux là que vous pleurez, la couronne ne les doit qu'à elle-même. Voila dix ans que le Nord subit les avanies de Diantra, pour expier la faute de nos parents."

Aymeric reprit son pas lent, de promeneur. Le sujet qu'il allait aborder était épais, touffu : c'était celui qui naissait dans les affres de la guerre civile, et de l’odieux traité de Versmilia. Francesco ignorait probablement l'ampleur qu'avait pris, au fil des années, cette blessure historique. Elle était semblable à une plaie qui suppure, lentement refermée, finissant par chasser petit à petit l'infection, laissant une cicatrice fort laide. Encore aujourd'hui, on apercevait ça et là les stigmates laissés par Merwyn le Fol, et le marchand Aegar. Pour Aymeric, la plaie n'était quant à elle pas encore refermée.

"Saint-aimé, aujourd'hui, proclame à qui veut l'entendre la mort de Bohémond. C'est fort aise ; la survie de l'enfant menacerait son emprise sur ses fiefs. Ainsi, la couronne trouve désormais à Sainte-Berthilde un seigneur en rébellion, là où, si Trystan l'aveugle lui eut remis le titre, comme il s'était engagé à le faire, Godfroy serait assurément surnommé le Fidèle, et non l'Effroyable."

À bien des égards, cette histoire était semblable à celle d'Aymeric. Quand celui-ci avait vu paraître Marcus d'Adoran, le diantrais, à Serramire, Godfroy devait, quant à lui, observer la venue d'Emma à Sainte-Berthilde. La dame était une obscure cousine du marquis ; elle avait surtout fréquenté les coursives de l'Arcanum, cette garçonnière cabaliste tenue en chasse gardée par Sa Cécité. Ce dernier, dans toute sa clairvoyance, fit le plus mauvais choix ; quelques années plus tard, L'Atral tout entier s'embrasait.

"Quant aux Berdevins, c'est là l’œuvre du bâtard d'Ivrey. Sa Cécité avait semé de bien mauvaises graines, quand il accorda sa bénédiction au gros Gaucelm, après que ce dernier ait envahi Etherna par seul droit du plus fort. Plus tard, Aetius fit du cadet des Berdevins un marquis. La peste soit de ces hommes! Odelian fut-il resté mon vassal, la couronne n'aurait autant de soucis."

De son vivant, Grégoire d'Odelian avait trainé derrière lui, en sus de son sens acéré des armes, une réputation quelque peu moins flatteuse d'éminent pédéraste. De là à ce qu'on ait supputé une collusion entre lui et son bon ami le régent d'alors - aux frasques faites de stupre et de lucre - il n'y avait qu'un pas. La chose était anodine, une simple note brenneuse venant embaumer un récit de forfaiture : celui de la spoliation d'Odelian par l'alliance de ces deux hommes.

"Mais las! Vous n'êtes pas venu pour entendre des leçons d'histoire, je gage, mais bien pour vous rassurer quant à ma fidélité à la couronne. Puisque je me suis résolu à vous parler sans ambages, permettez moi cette audace, cher ami : pourquoi, selon vous, suis-je encore loyal, malgré l'attachement de Diantra à me nuire ?"

À certains égard, le jeune Anoszia évoquait aux yeux du marquis son propre neveu, Nestor de Versmilia. Tout deux arboraient des éperons bien neufs, possédaient cet allant qu'a la jeunesse. C'était là une qualité certaine que cette candeur juvénile : un sens de l'intrigue malingre, étouffé par les idées chevaleresques, qu'Aymeric appréciait grandement. Eut-il envoyé son neveu pour sonder un seigneur étranger ? Peste non. Pourtant, le vieil Anoszia avait jugé bon de déléguer cette tâche capitale à son parent, tandis qu'il s'attardait curieusement en Alonna.

Était-ce sa nature suderone, ou une prédisposition toute ydrilote pour les affaires ? Bien vite, Aymeric se rendit compte du fossé séparant son neveu de l'Anoszia. Là où Nestor aurait loué poliment le sens de l'honneur de son interlocuteur, Francesco, quant à lui, embrassa pleinement la question du marquis, tentant d'en donner une réponse véritable, quand elle n'avait été posée que de manière rhétorique. C'est qu'Aymeric n'était pas plus versé que cela dans les devinettes ; il gardait au contraire ses réelles motivations pour lui seul. Affectant l'irritation, il répondit aussitôt : "Là, cher ami, il suffit. L'hommage et le négoce sont deux choses distinctes ; vous êtes homme du Sud certes, mais aussi chevalier. Tâchez de ne point mêler la boutique et l'honneur. Si j'ai plié le genou devant le Roy, en dépit de mes griefs envers Diantra, c'est car seule le sang des Phiiram peut maintenir uni le royaume."

Parcourant paisiblement les jardins, les deux hommes firent irruptions dans une clairière toute factice. On avait ici tressé les arbustes de sorte à ce qu'ils poussent entrelacés, formant de véritables parois végétales. Ces fioritures, bien étrangères au Nord, témoignaient de l'attachement qu'avaient eut les ducs Séraphins, des décennies auparavant, à introduire les arts et les goûts venus du Langecin. Si la taille des massifs évoquait encore la mode méridionale, cela faisait longtemps que les plantes du Sud, quant à elles, avaient dépéri, remplacées par des essences indigènes.

"En vérité, cher ami, votre oncle s'est bien joué de vous. Je le vois aisément désormais : il vous a confié la tâche de m'acheter. Doute-t-on à ce point de ma loyauté, à Soltariel, pour que l'on vienne ainsi me promettre ce qui me revient de droit ?"

Assurément, le jeune Francesco marchait sur des œufs. Envoyé par son oncle - trop occupé dans la marche alonnaise - pour séduire le marquis de Serramire, il lui fallait se garder de courtiser trop ouvertement ce dernier. C'était donc à demi-mots que le jeune homme glissait en douce ses offres, récusant tout marchandage, quand bien même ce dernier demeurait patent. Aymeric, quant à lui, n'était guère dupe de la manœuvre ; derrière ses airs faussement outré, il avait pressenti ces approches depuis fort longtemps. Quand le Royaume avait volé en éclat, après l’incendie de Diantra, cela n'avait été qu'une question de temps avant que chacun ne se positionne sur l'échiquier. Serramire, occupée par le péril noirelfique, avait retardé ce placement ; elle n'y couperait cependant pas.

Pour autant, le marquis voyait son agacement grandir, tandis que son interlocuteur s'épanchait en rond de jambes. C'est qu'en ville se trouvait en ce moment même le très noble et très bon chancelier de sa Majesté Bohémond, gardien du royaume et sérénissime Prince de Merval, Cléophas d'Angleroy. Si, comme le jeune Anoszia le déclarait, Soltariel désirait réparer les erreurs de Diantra, comment se faisait-il qu'on envoie ce parent subalterne négocier en catimini, quand le suprême représentant de la couronne se trouvait là ? L'irritante absence du patriarche Anoszia, parti courir le pays voisin, renforçait ce sentiment de dédain, amoindrissait les allégation du jeune Francesco. Affectant l'outrage, Aymeric répondit adonc : "Comment se fait-il, dès lors, que je m'entretienne avec vous, et non avec le Prince Cléophas ? Si la couronne désire tant réparer ses erreurs, comment se fait-il que l'on vous envoie me sonder, comme si je fus un traître, pendant que votre oncle batifole dans la marche alonnaise ? N'ai-je assez plié le genou devant Diantra pour expier la faute de mon parent Merwyn ? Ou bien sont-ce là les mœurs du suderons, qui jugent la reconquête des marches comme une broutille, et la défense du royaume contre les drows comme une peccadille ?"

Les dénégations du jeune envoyé n'y changèrent rien : Aymeric demeurait courroucé. Derrière les rond-de-jambe se cachaient en effet une question cruciale. Il ne s'agissait pas moins d'estimer où la balance des pouvoirs se trouverait. Visiblement, le vieil Anoszia pensait pouvoir amener Aymeric jusqu'à Soltariel pour le voir plier le genou : il se trompait. Si le marquis de Serramire demeurait un des derniers seigneurs nordique fidèle à la couronne, il n'en était pas moins un homme du septentrion. À ce titre, Aymeric, comme la plupart des siens, avait conçu un dégoût naturel à l'encontre de la fuite de Diantra, et du déplacement de la cour. Que des poudrés langecins et des courtisans soltariis se fussent accaparé le royaume restait une plaie encore saignante.

Ainsi, quand Francesco eut terminé sa phrase, il ne restait chez son interlocuteur guère plus que de l'aigreur. "Sont-ce les faveurs du Roy, ou de votre oncle, que je devrais venir chercher à Soltariel ?" Il entendait faire comprendre au jeune Anoszia qu'il n'était pas un homme dont on disposait à son aise. Après tout, Aymeric n'avait-il pas pris les armes contre la régence d'Arsinoé, et son bras armé, Jérôme de Clairssac ? Tout fidèle à Diantra qu'il était, le marquis n'en était pas moins farouchement attaché à ses droits - et ses privilèges - dut-il employer la force.

Le jeune gandin entonna à nouveau son refrain. C'était un subtil mélange de louanges mâtinées de demandes ; les boniments de l'homme qui attend en retour. Le patriarche Anoszia, en envoyant son neveu, avait-il seulement pensé que la chose serait suffisante ? Une caresse sur la tête, et un ordre de retourner à la niche, voila quel était le réel contenu de cet entretient. En dernier recours, le jeune Francesco se hasardait à brandir une friandise : restaurer le duché de Serramire. C'était là l'ultime affront fait à celui que l'on considérait visiblement comme un laquais.

Le laquais en question, quant à lui, se lassait de plus en plus de ce cirque. Il s'était laissé intriguer par les menées de l'ydrilote, puis, il s'en était irrité. Désormais, il ne souhait qu'une chose : que cela ne se termine. Les menées du vieil Anoszia étaient claires : mettre aux yeux de tous Serramire sous la botte royale - ou plutôt, sa botte. Aymeric, cependant, goûtait fort peu d'une cour qui ne lui avait jusqu'à présent apporté que des maux. L'acharnement déployé par Francesco à le séduire ne manquait pas de décupler cette méfiance chez le marquis.

Cette froideur n'avait en vérité que d'égale l'incertitude d'Aymeric envers le Roy lui-même. En effet, depuis sa discussion devant Amblère, avec le mage Nakor, notre héros ne s'était départi de ses doutes envers la nature du Roy. Si le tournoi l'avait distrait un instant de ces turpitudes, Aymeric y avait été brutalement rappelé, quand il s'était rendu, en vain, au vieux prieuré en quêtes de réponses. La portée de ces questions avait été entérinée par l'entrevue avec Godfroy de Saint-Aimé, et Altiom l'ydrilote.

Tant qu'il ne serait certain de la survie du Roy Bohémond, Aymeric ne saurait distinguer sereinement ses alliés de ses ennemis. Devait-il pour autant se couper des partis péninsulaires, s'isoler dans une tour d'ivoire, jusqu'à ce que la vérité lui soit révélée - si elle le lui était un jour ? Nenni, c'eut été bien fol. Il finirait au mieux tourné en ridicule, comme un éternel indécis, et ses réserves seraient vues comme de la lâcheté. Au pire, il serait perçu comme un traitre, et le moment venu, isolé, et châtié. Qu'il fut emprunt de suspicion envers l'existence du Roy ne devait empêcher le marquis de ménager ses représentants - ou plutôt, ses détenteurs. Il s'occuperait d'eux, pour le moment, au seul moyen de flagorneries.

"La couronne, cher ami, a déjà un marquis. C'est pour ce titre que j'ai rendu l'hommage, et je n'en souhaite guère d'autre. Vous direz à votre oncle, quand vous le verrez, que servir la couronne est mon seul plaisir, qu'il n'est guère besoin de me récompenser d'avoir fait mon devoir. Maintenant, allez en paix."

Francesco, pareil à un de ces camelots poursuivant sa proie dans les ruelles ydrilotes, s'évertuait à vendre son bien. Il avait offert le titre de duc, désormais, c'était une place à la table du Roy que le jeune homme bradait. Décidément, Soltariel était bien en mal d'alliés. Depuis un moment désormais, Aymeric avait saisi la détresse dans laquelle se trouvait le jeune homme, qui faisait écho à celle du sois disant Royaume du Soltaar. Serramire demeurait un des derniers fiefs à ne pas avoir craché à la gueule des soltariis ; l'enjeu reposant sur les épaules du jeune Francesco était par conséquent capital.

"Rentrons, cher ami." invita le marquis d'une voix douce.

Un dilemme certain hantait l'esprit d'Aymeric. Depuis dix ans, Serramire subissait les avanies de Diantra, et pour cause : aucun des marquis, après la flétrissure de Merwyn le Fol, n'avait su trouver faveur à la cour du Roy. Au contraire, ceux qui avaient prospéré sur la disgrâce serramiroise étaient les familiers de la régence, les intrigants. Aujourd'hui, Serramire avait l'opportunité de gagner sa place en cour, et quelle place! On lui déroulait pour ainsi dire le tapis jusqu'à Soltariel. Cependant, c'était là tout le sel de l'affaire : il s'agissait de la cité soltariie, et non de Diantra. Et la cour royale était un nœud d'arrivistes gravitant autour d'un bambin dont la royauté même était nimbée de doute.

"Vous me voyez fort flatté, entama-t-il alors qu'ils regagnaient le palais séraphin, d'apprendre l'estime que me porte la couronne, cher ami. Une place au conseil de sa Majesté est une marque de grande estime, et je suis profondément honoré par la faveur qui m'est accordée. Cependant, je sais aussi une chose : vous et moi ne sommes pas de la même race d'homme. Vous êtes un ydrilote, je suis un homme du septentrion ; à la cour, les hommes comme vous prospèrent, là où les miens flétrissent. Servir les intérêts de la couronne est mon plaisir, et pour le faire au mieux, il me faut me tenir loin des capitales. C'est aux marches du Royaume qu'est ma place, cher ami."

Peut-être regretterait-il ce choix, durant les années à venir. La cour était un milieu rancunier, et peu porté sur le pardon. Si le Bohémond était le vrai Roy, et que Soltariel venait à prévaloir sur les autres factions en Péninsule, assurément, Serramire subirait à nouveau la disgrâce. De même, s'il s'avérait que Bohémond fut un imposteur, et que le parti soltarii périclitât, on reprocherait assurément à Aymeric de ne pas avoir ouvertement conspué la supercherie. l'incertitude d'Aymeric, ou plutôt, son désir de ne pas agir aveuglément, toute noble qu'elle fut, lui serait ainsi préjudiciable, quelle que soit l'issue. S'il fallait en passer par là, le marquis s'y résoudrait pourtant.