Une nouvelle ère [PV Loup-Gris]

Le fortin tenait bon, et ce malgré l’ardeur sigole et les affres des pénuries. Fort-Norkan tenait encore debout, bien que la brutalité des Sigols ait entamé le moral des soldats. Tout autour d’eux, le pays tombait sous le contrôle des fils de la Montagne, et même si l’espoir d’un dernier baroud d’honneur des Sicambres poignait dans le cœur de chaque défenseur, il était bien mince face à la détermination sans faille de la Horde du Sigolsheim. Les clans qui n’avaient pas encore rejoint Loup-Gris la première fois semblaient avoir changé d’avis suite aux succès du fameux chef. Ulrich le Gros, du clan des Guerriers Jaunes, avait mené d’autres clans amis à travers les passes et les forêts, pour rejoindre celui que certains appelaient déjà Vopnandalír, l’Arme des Dieux.

Maugrim, perché sur une petite colline non loin du fort assiégé, profitait de la matinée pour passer un peu de temps avec sa femme, et son futur fils. Ils lui cherchaient un nom, un patronyme qui sonnerait le glas de ses ennemis, qui terrifierait ses rivaux, et qui gonflerait le cœur de ses alliés. Beaucoup furent proposés, mais il semblait bien plus difficile de trouver un nom au jeune enfant pas encore sorti de l’œuf, que d’unir les clans… La main posée sur le ventre rebondi de sa femme, Loup-Gris l’embrassa en ricanant, chatouillant la peau de Sagri avec les poils drus de sa barbe. Ils se rapprochèrent doucement, avant de s’embrasser fougueusement sur le tapis de sol. La main de Loup-Gris trouva son chemin jusqu’à l’un des seins de sa femme, qu’il palpa avec vigueur. Sagri soupira, attrapant l’arrière du crâne de Maugrim pour l’attirer plus vers lui. Ils glissèrent tout deux le long du tapis, faisant attention à ne pas trop s’appuyer sur le ventre plein de Sagri. Ils gloussèrent tous deux, prêts à passer aux choses sérieuses.

« Chef Loup-Gris ! Chef Loup-Gris ! »

Les deux amants s’arrêtèrent. Maugrim plissa les yeux, ce qui lui donnait un air fort coléreux. Sa tête se tourna vivement vers le bruit. Un guerrier avait fait son apparition, à quelques mètres. Il avait l’air gêné de déranger ainsi son chef, qui était sur le point de saillir sa femme. Le meneur de la Horde se releva, le regard toujours planté dans celui du guerrier, qui commençait à se faire fuyant.

« J’espère que tu as une bonne raison, Sohod. Ou j’envoie ton cadavre empoisonner la Grande Maison de Pierres. »

Le jeune homme resta un instant muet, avant de s’avancer d’un pas. Il devait informer le chef sans plus tarder.

« Un groupe d’hommes est arrivé près du camp. Ils ont été repérés par nos sentinelles angals. Ils sont à peu près une cinquantaine, d’après eux. Les chefs des clans fourragers se sont rassemblés pour les accueillir, au cas où il s’agirait d’étrangers, et Sidhi des Séquoïs demande ta venue ! »

Maugrim se fit tout de suite moins bougon. Il jeta un regard à Sagri, qui acquiesça, non sans soupirer. Puis, après avoir récupéré l’un de ses couperets, le chef des Ulfednars attrapa la jeune homme par l’épaule.

« Allez, montre-moi le chemin ! Presse ! »

Le garçon s’exécuta, faisant traverser la colline et une partie du camp à Loup-Gris. Sur le chemin, il vit encore quelques Lambrons passer un jeune Osvernien à tabac. Ils profitaient sûrement que ces derniers soient à la confection des nouvelles échelles. Plus loin, Reddhar et ses Embrèlmes semblaient en pleine communion religieuse, cherchant à s’attirer les faveurs du dieu de la forêt pour encore une fois se servir de ses prodigieuses bêtes pour s’assurer la victoire. Loup-Gris ne voyait rien d’anormal, dans ce campement. Tout semblait s’y dérouler à merveille, pour une fois. Et pourtant, il n’était pas si lointain, le temps où l’ennui avait failli transformer le terrain d’occupation en un vaste champ de bataille…

Arrivés à la lisière de la forêt, un comité d’accueil imposant attendait patiemment le groupe qui allait arriver. Ils pouvaient tout aussi bien être amis qu’ennemis, puisque les Angals n’avaient pas vu de quel clan ils étaient. Prudence était de mise. Sidhi avait disposé des archers séquoïs dans le sous-bois, au cas où. Des Deux-Peaux ulfednars avaient pris place aux côtés de leur chef, lorsqu’il était arrivé. Et c’était à peu près quatre-vingt hommes qui attendaient sous le soleil estival, les yeux rivés sur les forêts avoisinantes, remplies de sentinelles cachées. Ils avaient ordre de ne pas se montrer…

Soudain, des silhouettes apparurent sur la tâche vert sombre qu’offrait le fond de la forêt. Maugrim la vit, et fit signe à tout le monde se préparer. Ce qui arrivait était inconnu. Et l’inconnu avait toujours fait peur aux Sigols…

Loup-Gris avait escaladé l’arbre qu’ils avaient abattu sur la route, pour mieux observer la troupe qui était venue jusqu’à lui. Les Deux-Peaux, couverts de celles des ours et des loups qu’ils avaient abattus, se tenaient avec leur chef, le regard vif, et l’œil aux aguets. Ils n’avaient pas l’air trop nombreux. Ils ne reconnaissaient pas le fanion, et c’était donc mauvais signe. D’où venaient-ils ? Les Deux-Peaux brandissaient leurs armes, prêts à frapper. Un vieillard étrange venait de faire quelques pas vers l’avant, et avait parlé dans une langue inconnue de la plupart. Mais cette langue, Loup-Gris l’avait déjà entendue. Celle des anciens du Mitfell, les Caillasseurs de la Grève. Sa mère lui avait dit qu’il en aurait besoin. Mais il n’avait appris que les rudiments de ce vieux patois.

Il descendit de l’arbre en sautant à pieds joints sur le sol, pliant à peine les genoux sous l’effort. Son regard glacial était planté sur le vieillard. Il marcha jusqu’à lui, s’arrêtant à un mètre. Puis il croisa les bras.

« Tu… qui être, et venir… pour… quoi ? »

Les sonorités étaient proches du sigol, mais ce n’était pas pareil. Il se dit qu’il allait avoir devant lui un long travail pour décoder les intentions de ce petit groupe, et aurait à tenir à l’écart ses hommes, avides de combat. Mais tout à coup, du sous-bois, une voix sifflante et vieillie, celle d’une harpie, s’éleva.

« Il est du Karamstra. Et il vient pour toi. »

Le regard de Loup-Gris se tourna vers l’origine de la voix, trop familière à son goût. Il vit alors sa mère, Osa, la Sorcière, qui se tenait sur une souche, les yeux rivés sur la rencontre. Les Deux-Peaux avaient instinctivement reculé, et les alliés des Ulfednars étaient tous paralysés. La Chamane des Loups s’accroupit alors, caressant l’humus forestier.

« Ils ont voyagé longtemps… Tout comme nous, ils abhorrent les gens du Sud. Ils sont comme nous. Mais ne prient pas les mêmes dieux. »

Loup-Gris porta à nouveau son regard sur le maigre vieillard devant lui. Karamstra… qu’était donc ce peuple ? Il connaissait les gens des Umenasts, ceux du Mitfell, les hommes de la Chaisne O Bog, les terrifiants Hortelins… Mais s’ils venaient du Sud, étaient-ils également comme les Pentiens ? Avides de conquête, et tant convaincus de leur supériorité qu’ils en étaient arrogants ? Osa sembla entendre les pensées de son fils.

« Ils sont l’écho des Temps Anciens. Le reliquat d’une époque prospère. Lorsque le Sud n’était qu’une grande forêt, et que les Pyks d’Ortheim fleurissaient de nos enfants… Les landes arétanes étaient parcourues de fiers nomades aux chevaux de feu, et les monts alonnans de féroces Fils de la Mort. Ils sont le passé, et veulent être le futur. Ils veulent voir les Pentiens plier, pour ne jamais se relever. »

Loup-Gris observa un long moment de silence, à l’écoute de ce que sa sorcière de mère venait de dire. Il jaugea le vieux crouton. L’écho des Temps Anciens ? Son âge ne le démentait pas. Il n’avait pas tout compris dans ce que venait de dire Osa, mais s’ils avaient en commun l’irrépressible envie d’exterminer les fils des Cinq, alors peut-être étaient-il les bienvenus dans leur camp. A condition que tous comprennent qu’il s’agissait de nouveaux alliés. Afin de briser le silence, Loup-Gris écarta les bras, et se tourna vers les siens.

« Ces hommes sont Karamstra ! Ils viennent affronter le Norkan avec nous ! Nous les accueillerons comme des frères, s’ils font leurs preuves ! »

Les hommes se regardèrent tous. Puis, les Deux-Peaux acquiescèrent, et le reste de la troupe, par défaut, lança un petit grognement général, à mi-chemin entre l’acceptation et la déception. Pas d’effusion de sang aujourd’hui… il y a deux jours, déjà, quelques clans s’étaient éclipsés, afin de regagner leurs pénates. Les Sigols n’étaient pas fait pour assiéger quoi que ce soit, et le manque d’action les tenait à cran. Les bagarres avaient été réprimées, mais le spectre de la cohue interne planait encore et toujours sur la Horde du Sigolsheim…

Loup-Gris s’était à nouveau retourné, pour faire face au vieil homme. Osa était restée à sa place, mais servirait de traductrice.

« Je suis Loup-Gris, du clan des Ulfednars. Et toi, homme des Temps Anciens, qui es-tu ? »