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 Parlons | Cléophas

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Godfroy de Saint-Aimé
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MessageSujet: Parlons | Cléophas   Parlons | Cléophas I_icon_minitimeDim 21 Aoû 2016 - 9:38

5ème jour, 9ème énnéade de Karfias, IXème année, XIème cycle



Michel de Lenique était un homme de haute taille, d'élégante prestance et de bonne nature, dont le physique quelque peu freluquet avait condamné la carrière des armes envisagée par ses géniteurs. Épris des lettres et des arts, ce bourgeois d'extraction moyenne s'était rapidement engagé dans la voie des hommes de paix et des ambassades, et son service, d'une bonne vingtaine d'année, avait traversé les têtes régnantes et les périodes troubles, pour toujours trouver une voie de servir sa terre natale : Sainte Berthilde.

En ce jour, et sur commandement du marquis, il s'était rendu à Soltariel, pour s'entretenir avec Cléophas d'Angleroy, le seul homme du Sud estimé par le colosse, et le seul auprès de qui il aurait envoyé qui que ce soit. Leur rencontre prenait place dans un contexte quelque peu particulier : trois énnéades plus tôt, Azénor, la fille d'un seigneur du Sud, avait été capturée après s'être presque livrée elle-même. L'énnéade précédente, c'était son fils aîné, le duc de Langehack, qui avait été capturé par Godfroy. C'était l'instant rêvé pour entamer des discussions avec un homme sain, que Godfroy avait déjà rencontré. Les deux hommes se respectaient et s'estimaient beaucoup, et ce malgré leurs profondes divergences.

Main droite sur le poitrail, doigts joints et main gauche levée dans une révérence parfaite, Michel de Lenique s'adressa au chancelier avec le plus profond des respects.

« Cléophas d'Angleroy, Prince de Merval et chancelier du Royaume, j'apporte la parole de mon seigneur, le marquis Godfroy de Saint-Aimé, marquis de Sainte Berthilde, seigneur de Saint-Aimé, de la Toranne et d'Erignac. Puissions-nous nous entretenir sous les auspices de la sérénité et de l'apaisement. »

L'émissaire prolongea sa révérence tout le temps de sa présentation. Puis, se relevant, il patienta que son interlocuteur lui réponde.


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Cléophas d'Angleroy
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MessageSujet: Re: Parlons | Cléophas   Parlons | Cléophas I_icon_minitimeJeu 25 Aoû 2016 - 17:27


- La vue est belle d’ici, vous ne trouvez pas ?

Théophylacte pensait être arrivé en catimini, sans que tu l’entendes et il avait raison sur ce point, ses chausses de cuir souple ne faisant aucun bruit sur le granite blanchi des remparts. Non, c’est son odeur qui le trahit, ce sillage si distinctif de cire et d’ambre mêlé au parfum aigu de sa sueur épicée. Du haut de la muraille qui surplombait Soltariel et la plaine, il n’y avait rien d’autre à sentir que la poussière, le métal chauffé, le foin et la fange. En te perdant dans cet horizon toujours si bleuté tu en oubliais à quel point ton bras, perfusé par la mort, blanchissait. Tu ne pourrais oublier ce matin si tranquille où, sorti d’une nuit si courte, si agitée – si banale désormais- tu ne ressentis plus la chaleur des lampes et des brasiers que tu vidas machinalement et sur lesquels, chaque matin, tu te brûlais. Ce matin-là, le ciel de Soltariel était intensément bleu, plus que l’Olienne et les eaux de l’Adémore et des sources des Verdesmonts – pour une fois en contemplant l’azur depuis tes quartiers, tu eus la sensation de respirer. Ce matin-là donc, tu compris quels avaient été les recours de Lévantique, sans lesquels sans doute tu n’aurais pas survécu à l’incendie du palais de Diantra.

C’eut été facile de fermer les yeux, Cléophas, et de tourner le regard – n’était-ce pas ce que tu faisais chaque matin depuis cette nuit torride ? On te proclamait Serafein, on t’acclamait, on te déclarait vivant-héros, on s’inclinait devant toi comme devant les princes d’autrefois, ton front ceint de tiares resplendissantes, tes épaules de tuniques et de chasubles de soie perlées, tes propres cheveux tissés de fils d’or…vanités ! Les miroirs ne mentaient pourtant pas quand ils te donnaient l’image d’un prince auréolé de gloire, le Gloriosissime, qu’ils disaient mais y avait-il des miroirs qui reflétassent ce que ta peau dissimulait ? Tu voyais les joyaux, sans percevoir la mort infusant tes veines. Tu regardais sous les ors, ce petit homme chétif qui il y a quelques années encore, n’était rien que le baron d’une province mal-nommée, sans remarquer ton âme asséchée par les sorts. Qu’aurais-tu fait de toute façon ? Abandonné l’office, rendu le trône de Merval et serais parti en exil dans une grotte du Zagazorn ? Ou continué d’avancer, souffrant le martyr jusqu’à ce que la folie des douleurs ne t’emporte dans un vif accès de peines, à l’image de ce pauvre Maciste dont on louait la robustesse ? Néanmoins, depuis ce matin si tranquille, rien ne l’était plus. Les mètres de soie, de velours et d’or, le poids des tiares et la danse des thuriféraires n’y pouvaient plus rien : tu voyais la mort s’agripper à toi presque amoureusement, have python dont les courbes ne présagent rien d’autre que le néant. Peu à peu le toucher commençait à t’abandonner, et l’ouïe aussi. Sur ton esprit se refermaient tes sens, éteints l’un après l’autre, transformant ton corps si paré en un sarcophage de gloire. Tout ce qu’il te restait désormais, en dehors des querelles mesquines que se livraient entre eux des seigneurs avides de riens et pauvres de tout, c’était cela : ces moments fugaces où les gardes te laissaient seul, dernière âme qui vive sur le mur du palais de Soltariel, tentant de déceler en un ciel toujours trop blanc les nuances de cobalt et de pourpre qui le transformeraient en une fenêtre vers le domaine des dieux. Mais pas ce soir. Ce soir tu regardais briller sur les toits les derniers soubresauts d’un soleil rejoignant sa couche.

- Elle est belle, Serafein.
- Cela me rappelle Merval…
- A la différence que Merval est mille fois plus belle.
- Evidemment.
- Cela doit être agréable d’être Chancelier, Serafein.
- Comment ça ?
- Je veux dire…de pouvoir, ainsi, dire aux gardes de vous libérer toute une partie de rempart pour que vous soyez au calme.
- Ce genre de caprices Théophylacte n’est pas un luxe. Il est nécessaire. Sans ces moments volés de solitude je me serais sans doute jeté du haut d’une fenêtre ou affadi entre les cuisses de prostituées, comme beaucoup avant moi…

Tu te tournas vers le bougre aux tempes désertes. Son visage toujours affable trahissait son essoufflement. Le pauvre courut pour te rejoindre, sans aucune missive à la main. Fallait-il qu’il fût si pressé de vivre avec toi ces échanges si volatils ?

- Qu’y a-t-il, Théophylacte ? Je vous ai déjà dit qu’en ce qui concerne les futilités, je vous fais confiance pour y apposer le Grand Sceau Royal.
- Oui, Serafein je –
- Et je n’ai pas non plus le souvenir que nous ayons planché sur un décret ou quoi que ce soit qui nécessite mon intervention.
- Non, je sais bien, Serafein mais –
- Alors qu’est-ce que vous fichez là au lieu de profiter des quelques moments libres que vous avez ? Allez à la ville, mêlez-vous aux bourgeois locaux ! Je sais que vous avez le bagout qu’il faut pour copiner avec ces gens-là.
- C’est-à-dire qu’un légat s’est présenté au palais, Serafein, et il demande à vous rencontrer.
- Qu’il revienne demain. Le soleil est près de se coucher et je dois être aussi épuisé que lui.
- Il a fait une longue route, Serafein. Il vient des marquisats.
- Raison de plus pour qu’il se repose. Allez, allez !
- Serafein, ça a vraiment l’air important…

Important…qu’en savait-il de ce qui importait ? Certes il fouinait et relisait toutes les lettres adressées et reçues en ton nom mais était-ce suffisant pour savoir ce qui importait réellement ? Et d’ailleurs…le savais-tu toi-même ? Les marquisats du nord restèrent constamment muets, sourds aux supplications du palais sinon pour leur renvoyer insultes et mépris. Que pouvaient-ils dire de plus révolutionnaire que ce qu’ils n’ont cessé de répéter depuis des années – que le Roi n’est pas légitime, que Diantra est décadente, que le palais décrépit n’est que l’ombre de ce qu’il fut, ou plutôt l’ombre de ce qu’il n’a jamais été pour être plus juste. Etait-ce pour annoncer le vainqueur du tournoi de Serramire que tu quittas bien avant la fin apprenant la défaite de ton champion, le Consolateur, qui se chargea d’aller consoler l’Adurie de ses barbares en réparation pour sa faute ? Ou alors l’Alonnais confirmait-il sa sécession ? Ou l’Oesgärd sa perdition ?

Tu ne parvins jamais à comprendre cet attachement de la Couronne à l’égard du pays serramirois en dehors de ces terres arables. Ils parlaient apparemment la même langue, quoique leur accent mit cette affirmation à l’épreuve ; leur sens de la couture et de l’esthétique, plus que discutable, les rangeait plus proches des Wandres que des diantrais quant à leur cuisine…ce n’étaient que gibiers bruts et autres potages qu’on servirait plutôt à la table d’un bûcheron qu’à celle d’un prince. Les sgardiens s’en rendirent compte bien avant le reste du lot et pour preuve, ils furent les premiers à se déclarer indépendants – ce contre quoi tu ne luttas jamais – luttant depuis pour survivre, sapés par leurs propres guerres civiles et par la pauvreté de leurs terres. A y regarder de plus loin, ce devait être l’idéal hérétique pentien qui poussait les rois péninsulaires à conserver la Sgarde et ses environs, pensant qu’avec un tel acte de charité ils s’ouvriraient les portes du royaume bienheureux. Mais enfin, si Théophylacte jugeait l’affaire importante, c’est qu’elle devait être au moins intéressante…tu le souhaitais.

- Bon…veillez à ce qu’il ait de quoi boire et manger. Son voyage lui a certainement creusé l’appétit.
- C’est fait, Serafein.
- Et trouvez-moi quelqu’un pour s’occuper de sa monture.
- C’est aussi fait, Serafein.
- Et un change. Dites au protovestiaire de lui donner de nouvelles chausses, un nouveau pourpoint, de quoi être frais. Un tel voyage ça –
- Fait, fait et fait Serafein. Tout est prêt, on n’attend plus que vous…

Il se tenait là en souriant, planté comme un piquet dans le sol, feignant l’inconscience d’être en train de te forcer la main. Dire non maintenant, c’eut été empirer des relations déjà peu reluisantes et les dieux savent à quel point les hommes du nord peuvent être soupe-au-lait. Tu poursuivis en soupirant…

- Hm…il vient du nord vous dites ?
- Oui, Serafein, envoyé par le sieur de Saint-Aimé.
- Saint-Aimé ? Mais pourquoi est-ce que vous ne me l’avez pas dit plutôt au lieu de me faire tourner en bourrique pendant dix minutes !
- C’est…c’est que…Enfin Saint-Aimé, c’est dans le nord, Serafein.
- Oui, sauf que tout le nord n’a pas capturé le fils du Duc de Soltariel, Théophylacte ! Ah…depuis combien de temps attend-il ?
- Peu, Serafein. Entre la monture, les gardes, les rafraîchissements –
- Bon, faites-le attendre encore un peu, le temps que je me passe quelque chose de plus seyant. Je ne vais pas l’accueillir comme ça, c’est grotesque.
- Qu’est-ce que vous voudriez mettre, Serafein ? La tunique immaculée ?
- Non, non, avec tout le rituel autour il me faut au moins quarante-cinq minutes pour l’enfiler. Non, allez plutôt me trouver un pallium, un pourpre. Et les colliers d’office.
- Très bien Serafein, vous voulez que le Protovestiaire vous –
- Mais non Théophylacte, vous voyez bien qu’on n’a pas le temps pour ça. Prenez le premier page qui traîne et dites-lui.
- Oui, Serafein. Et le légat ? Je le fais entrer dans la salle du trône ?
- Non, trop grand. Dans la salle du conseil, il y aura au moins les bancs s’il veut s’asseoir…Ah, et trouvez nous de quoi boire. Un vin mais pas un vin du Val, rien de sucré. Un vin de groseilles tiens, ce sera amer à souhait. Je doute qu’il y ait besoin de rajouter plus de miel à cette conversation.
- Bien Serafein.
- Bon eh bien, qu’est-ce que vous attendez, allez-y. Hop, hop !

Théophylacte inclina la tête puis courut faire ce que tu lui avais demandé. Le ciel et le soleil en tandem perdaient leurs couleurs et toi, tu cachas ta main sous la manche de ton chiton. Tu avalas d’une traite le reste d’hydromel dans ta coupe et t’extirpas pesamment de ta chaise. En parcourant le chemin de ronde, avant de t’enfoncer dans le labyrinthe de couloirs, typiquement suderon, du palais, tu voulus tenter ta chance, une dernière fois et passer ta main contre les créneaux…

Rien.

Tu fis signe à un garde, leurs piques retrouvèrent leurs places et toi la tienne. On te passa le pallium puis on déposa sur tes épaules le collier de la Grand Chancellerie et le bâton, nouvellement fabriqué, de Gardien du Royaume. On ceignit ton front d’un ruban de cuivre et d’or et tu étais paré pour la rencontre. La salle du conseil, encore vide, respirait avec les vitraux qui perçaient ses quatre murs. Sur trois d’entre eux s’alignaient deux rangées de bancs qu’on avait cirés à l’occasion du conseil. Sur le quatrième, sous un dais de bois ajouré, le trône naguère ducal et à sa droite, et à sa droite ton fauteuil, sur lequel tu pris place. L’entrevue se ferait à huis-clos, les gardes se tiendraient de l’autre côté de ces épaisses portes dont semblent raffoler les soltaris. Tout était prêt. Il ne manquait plus que lui.
Lui arriva très promptement, faisant son entrée avec beaucoup de déférence, ce que tu lui rendis avec autant d’amabilité, osant même un sourire – rare étincelle en ces jours si troublés. La présentation, lapidaire, laissait entrevoir l’espoir quoique tu ne saches rien des motivations du seigneur berthildois.

- Je dois vous admettre qu’après notre dernière entrevue, je n’aurais pas imaginé un jour voir débarquer un légat de Sainte Berthilde et, au vu des récents évènements, je ne sais pas s’il me faut vous accueillir en meurtrier ou en héros, bon sire…

Après un silence que tu trouvas déjà trop long, tu enchaînas.

- A défaut de trompettes et de chars, consentez au moins à l’embrassade !
Tu bondis de ton siège, descendit les quelques marches qui te séparaient du légat et lui offrit l’accolade, si fraternelle, tempe contre tempe. Si le Grand Chancelier se devait en tous temps de rester neutre, ne suivant que l’inclination que son Roi lui commandait, tu ne pouvais, toi, Cléophas, cacher cette jubilation interne d’apprendre que le pire félon depuis le Boucher de Velteroc avait été capturé. Par Godfroy certes, cela dit ce que cette capture enlevait à ta gloire, elle l’ajoutait à la réputation bien pâle de l’Anozsia dont la duplicité ne pouvait que lui attirer des ennuis.

- Je doute que votre seigneur vous envoie pour que nous discutions au sujet de l'Anozsia cela dit je tiens à vous dire d’emblée ceci. S’il est vrai que le Roi et moi-même apprécierions que l’homme en question nous soit renvoyé, et ce afin d’être jugé pour ses nombreux crimes à l’égard de la Couronne et du Roi lui-même…de vous à moi, je ne verrais aucune objection à ce que cette enflure pourrisse dans les cachots de Cantharel…On pourra toujours le juger par contumace !

Tu dis cela en riant doucement, tentant de visualiser l’infâme scène, puis te dirigeant vers une carafe et deux calices, tu proposas gaiement à ton invité, sans vraiment lui laisser le choix de la réponse, de partager la boisson avec toi.

- Un verre ? –disais-tu en lui tendant une coupe déjà pleine. Plus sérieusement, il doit s’estimer chanceux d’être le prisonnier d’un Saint-Aimé car je ne gage pas que son destin à Soltariel eut été glorieux. Godfroy et moi avons beau avoir quelques…divergences, notamment le fait qu’il m’ait déclaré la guerre, ce qui vous en conviendrez est le lot de ceux qui se respectent face à face,  je sais qu’il rend les justes honneurs à ceux à qui ils sont dus. Dieux, l’homme s’est attiré tant d’ennemis de tous les côtes du Royaume, à Soltariel comme à Langehack, que son jugement aurait été vite rendu et la sentence appliquée plus vite encore ! Au grand dam de sa dame, pardonnez le jeu de mots…Mais enfin, si vous n’êtes venu me parler ni de ce traître ni de sa sœur qui a fui lamentablement les jupes de son père…sa sœur ou sa cousine que sais-je, il y a tellement d’Anozsia ici que je ne différencie plus les héritiers des félons ni les frères des sœurs. Si donc vous n’êtes venu ni pour l’un ni pour l’autre, dites-moi, ami : qu’est-ce donc que vous faites ici ? Je doute que vous ayez chevauché tout le mois pour m’adresser les salutations de votre seigneur…

Et pour cause. Le lettré Godfroy fort de sa réputation possédait l’un des colombiers les plus actifs de la péninsule. S’il voulait s’amuser à te louer ou te railler, il se serait contenté d’envoyer un pigeon. Or cet homme-là qui n’avait manifestement rien d’un paladin prit le risque de traverser le Médian et l’Atral ces terres gorgées de bandits, continuant sa route dans un pays qui crachait sur sa bannière, paradant dans la capitale de celui dont le fils avait été capturé par le sieur de Saint Aimé et tout cela pour te rencontrer. Si la démarche pouvait te paraître flatteuse, elle cachait surtout quelque chose de plus grand que les flagorneries de cour – d’ailleurs Godfroy n’avait jamais été bon à l’exercice. Et tu entendais bien savoir ce que le légat cachait dans le secret de ses entretiens avec le nordique - -comme disait Théophylacte confondant Sainte Berthilde et le pays de Serramire.

A y réfléchir, tu te dis finalement qu’un vin sucré à l’excès n’eut pas été de trop…
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MessageSujet: Re: Parlons | Cléophas   Parlons | Cléophas I_icon_minitimeJeu 25 Aoû 2016 - 18:02

Comme on le lui avait apprit, et comme il avait pu l'exercer durant tant d'années, le diplomate arborait un sourire courtois, assez prononcé pour qu'on le remarque, peint et entretenu pour que l'on n'y décèle ni ennui éventuel, ni hypocrisie voilée. Droit, les mains jointes au bas du ventre, seule la tête de l'émissaire se courbait pour appuyer parfois les propos du chancelier. L'émissaire n'était point là pour débattre de positions. Il n'était là ni pour pousser l'Angleroy vers un retour en arrière, ni pour marchander la vie des otages de Sainte Berthilde.

« Nous transmettrons à notre seigneur vos ressentis envers le duc de Langehack, et ne manquerons point de rendre le séjour d'un traître aussi digne que possible. » Mais traître, pourquoi ? Car il s'était retourné contre Arsinoé, ou parce qu'il s'était engagé envers le Sud, contre Godfroy ? Laissant planer le doute, l'émissaire laissait systématiquement le chancelier prendre la parole en premier. Après tout, n'était-il point plus important que lui ? C'eut été impoli et insolent que d'entamer les discussions.

« Il est vrai que nous peinons à compter combien d'Anoszia mon seigneur tient sous sa main. Nous regrettons le temps des fratries réduites. Mais, pardonnez-moi mon insolence, permettez-moi de vous rectifier : la guerre n'a jamais été déclarée, Grand Chancelier. Les paroles et les pensées de tout à chacun relèvent du libre arbitre de chacun quant à leur interprétation. Des promesses ont été faites, mais ni hommes ni armées n'ont été levés. »

Reprenant le verre, l'émissaire le goûta. Un vin quelque peu amer mais non déplaisant, de bien meilleure qualité que les pinards berthildois, pissés par la vigne d'où ils étaient préparés. Reposant ta coupe, ce dernier reprit, de ce même ton outrageusement poli et calme, s'adressant à un être qui, malgré tout, était fort estimé par le marquis du Berthildois.

« Mais comme vous l'avez dit, Grand Chancelier. Je ne suis ici ni pour les otages, ni pour nous accorder sur l'importance des mots. Je suis venu ici, pour apporter la parole du marquis de Sainte Berthilde, et en son nom, conclure ce qui permettra un apaisement. Bien sûr, monseigneur Chancelier, cela ne peut être issu que d'une commune volonté, réciproque, pure et immuable. Aussi, avant que nous débutions, nous aimerions savoir si c'est votre cas - et si oui, discuter des termes d'une entente. »

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MessageSujet: Re: Parlons | Cléophas   Parlons | Cléophas I_icon_minitimeVen 26 Aoû 2016 - 2:09

Il fallait l’admettre, le bon homme avait de l’audace, quoiqu’il ne manquât pas de raison. Pouvait-on considérer la capture du félon d’Anozsia un acte de guerre, dans la mesure où ce félon en était justement un ? Ou fallait-il le voir du côté de son père, jusque-là fidèle serviteur du Roi, au moins en façade ? Le fait étant que le sieur de Saint Aimé refusant de reconnaître le petit Bohémond Roy, tu ne pouvais en conclure autre chose qu’il était félon, lui aussi. Certes moins rustre, moins vicieux, moins hébété que son comparse du sud dont la seule erreur aura été d’avancer tête baissée dans tous les murs qui se situaient devant lui, mais félon tout de même. D’aucuns pourraient encore t’avancer que l’homme, et il est vrai, n’ayant prêté aucun serment ne pouvait être accusé de parjure mais l’homme en question s’asseyant à ce moment même sur un trône appartenant au Roi pouvant décemment et justement être accusé de lèse-majesté. Un esprit mesquin oserait même jusqu’à dire que se prétendant marquis à la place du Roi, dont il était le vassal, il finissait donc par être coupable d’une trahison plus grande encore. Et ce que tu considérais, Cléophas, tu savais assurément que l’émissaire le considérait lui-aussi, rendant son aplomb encore plus savoureux. L’homme ne mentait point -qualité des hommes du nord- il jouait -qualité des hommes du sud- prouvant là encore combien Sainte Berthilde n’avait rien en commun avec ces barbares de Sgarde et des alentours. Suspendu entre une admiration curieuse et l’ennui profond que pouvaient te causer les pourparlers, tu t’accrochais à la fière assurance de l’homme, assénant sans jamais heurter les vérités qu’il pensait connaître. S’il avait été quelqu’un d’autre, s’il s’était présenté plus tôt, s’il avait été peut-être moins insolent, tu l’aurais sans doute coupé avant qu’il ne continue or en ce jour, en cette heure, en ce lieu, il te seyait d’écouter le sire de Lenique dont le prénom t’échappait dérouler comme on présenterait un décret enluminé la raison de sa venue et les paroles retenues de son seigneur tout aussi mesuré.

Tandis qu’il parlait, tu ne pouvais t’empêcher d’esquisser un sourire devant cette délicate maîtrise de son verbiage cet art si secret envié par les princes et les mages eux-mêmes dont la saveur résidait en ce clair-obscur des sens et des contresens, des dits et des non-dits savamment élaborés afin qu’il y ait entre chaque parole –éclat de lumière, pensée mise à nue- suffisamment d’ombre pour qu’on s’y perde ou l’illumine. Les premiers étaient les têtes chaudes, les forcenés pour qui le monde n’était qu’un terrain de jeu et les seigneurs des adversaires avec qui jouer de l’épée ; ces grands dadais jamais sortis de leurs premières séances avec leur maître d’armes aux yeux desquels la mort n’était qu’un jeu et le sang l’artifice de leurs macabres désirs. Les seconds, les plus modérés et dont le royaume aurait eu tant besoin, désertaient les cours et les palais, raillés pour leurs maigres carrures, piètres athlètes, moins bons commandants encore ; êtres chétifs dont le charisme reposait principalement sur la splendeur de leurs pourpoints, de leurs toques et de leurs bijoux – tu faisais partie de ces derniers. Discrets officiers du royaume, artisans reclus d’une œuvre que vous ne verriez sans doute jamais, vous formiez ce corps disséminé d’ambassadeurs, de légats, de chanceliers, de chartulaires de l’encrier – toutes sortes d’érudits contraints à l’exil par l’apparente et inexorable progression des formidables légions de feu, de délire et d’acier. Il te suffisait de regarder l’état du Palais pour t’en convaincre – pas un homme à Diantra, pas un à Soltariel qui fût versé dans ces sciences rébarbatives de l’archive et du nombre au point qu’il te fallut faire venir des couloirs encombrés de Merval la plupart des mandarins faisant fonctionner la maison du Roy.

Oh, le Lénicien –c’est ainsi qu’on devait les appeler par chez lui- te rappelait ces années passées à l’ombre des grands hommes, à subir leurs passions et guetter leurs réactions, redoublant d’ingéniosité pour édulcorer et compléter pour leurs interlocuteurs, ces phrases qui se résumaient plus à des éructations verbales. Il fallait qu’il eût longtemps vécu auprès des seigneurs, balloté de cour en cour et de chancellerie en chancellerie pour s’exprimer avec autant de prudence – non pas de cette prudence craintive qu’exècrent souvent les princes, les confortant dans leur statut illusoire de rois des vivants, mais de cette prudence que seuls remarquent ceux qui la pratiquent, telle une inflexible souplesse en laquelle chacun peut se refléter, le tyran comme le moine, l’imbécile comme le savant. Les uns en recevront toujours le respect dû à leurs indignes honneurs ; les autres y découvriront la sagesse et l’humilité qui sont mères d’un dialogue en vérité. Vérité…pas sot, le sire de Lénique évita d’en faire mention encore moins de la poser en condition d’un éventuel « apaisement ». Tu voyais, tu sentais au moins qu’il comprit que la vérité n’est pas plus palpable que le cœur d’un nuage, pas plus savoureuse que l’air, pas plus visible que la couleur de l’eau dans un verre de cristal. Vertu admirable vers laquelle ne tendait plus grand monde, certainement pas ceux qui, comme toi, trempaient dans les manigances jusqu’au cou, assurés presque qu’elle n’était finalement qu’une chimère. Restait-il une vérité Cléophas ? Y avait-il quelque chose auquel se fier en ces latitudes brumeuses balayées par les vents de toutes parts ? Ce qui ressemblait en tous points à un bras en réalité n’était qu’une carcasse prête à se vider. L’or, scintillant au soleil et à la lueur de mille chandelles, venue la nuit n’étincelait pas plus que le pelage lissé d’un chat noir. La soie comme la bure ne résistaient pas à la morsure de la flamme, l’Elfe et l’oriental pouvaient tous deux mourir de soif ; ce qui était encore la mer au matin, à midi n’est plus qu’une langue de sable ; cet océan que tu voyais couleur de vin, à peine ramassé dans ta paume, plus transparent qu’un voile de mousseline ; l’ennemi d’hier deviendrait le gendre demain, l’ingénue au matin, au soir devient prostituée…pouvait-on dire ici qu’une vérité valait mieux qu’une autre ? Qu’une vérité surpassait l’autre ?

Ah Cléophas, dès lors que l’on recevait une couronne sur son front, l’on se couvrait aussi d’un voile les yeux. La cour et ses palais, ses nobles et ses princes, les jardins qui ne connaissaient nul hiver et les voûtes ouvragées et couvertes de fresques, paravents dorés déformant une vérité informe par nature. A mesure que le temps passait, tu voyais les visages et les âmes comme à travers des miroirs opaques, leurs sourires dégoulinant comme la cire auprès du feu, leurs mélancolies enfouies sous des rails de sourires, ornières dont on ne sortait plus que par la mort. Etait-ce cela qui avait poussé Maciste à la folie ? Et les autres à la mort ? Et n’est-ce pas ce qui conserva le Roi Borgne si longtemps sur le trône, préservé par les Dieux de cette vérité si fade comparée aux visions qu’il devait en avoir. Qui sait ? Pour lui, Diantra ne quittait-elle jamais la ligne de l’horizon, interminable cité dont les confins touchaient les soleils levant et couchant ; pour toi ce n’était qu’une ruine fumante sur laquelle on érigeait encore des gibets et des crucifix ; et Soltariel une île perdue au milieu d’un océan de rires et de clameurs sans voir combien les faces riantes pleuraient, ni le sang que goûtaient les clameurs…Le chanceux tyran n’avait même pas vu comment devait sourire l’homme qui le transperça de sa lame, persuadé jusqu’à son dernier soupir qu’il devait afficher quelque remord dans les yeux.

Non, celui-là ne désirait aucune vérité. Il parlait de volonté pure et immuable, cet homme pourtant témoin de l’arrestation d’Oschide, cet homme qui s’il ne manquait pas de volonté manquait au moins d’ancrage. Tel qui rit au matin, au soir pleure. Celui-là qui baisse l’échine devant un Roi sans prévenir la relève et l’homme naguère de paix, maintenant avide de terres et de sang n’hésite plus à jeter sa main et ses ouailles dans la géhenne de son orgueil inextinguible. Si dans les terres l’on te connaissait pour ta finesse d’esprit et ton agilité de vipère, on te savait aussi l’un des plus stables seigneurs que la Péninsule ait porté. Que ce soit en Langecin ou en Soltariel : pas un seigneur qui t’ait précédé, à part peut-être l’inamovible patriarche ydrilote aux pieds enracinés dans sa terre. Constamment engagé dans le sillon houleux des rois et des régents, ayant juré fidélité à la seule Couronne, tu ne dérogeas jamais à ton serment et qui t’appelait sournois ne pouvait t’appeler parjure. Aussi donnais-tu rarement ta parole, au risque de devoir la trahir, offrant à tes interlocuteurs une oreille attentive et une face intéressée ce qui la plupart du temps suffisait à les calmer. Tu avais connu deux rois, trois régences et autant de conseils ; tu connus deux duchesses de Langehack et quatre baronnes d’Olyssëa quant à Soltariel, cela faisait bien longtemps qu’on ne savait plus qui était qui – il n’y avait que l’ermite dame du Val qui te surpassait en longévité qu’elle n’acquit qu’à la grâce de son silence et de la barbarie de son époux. Michel de Lénique prenait-il bien conscience de cela lorsqu’il t’adressait ces mots particuliers ? Ou n’était-ce que le souhait de son maître et seigneur, souhait sincère, d’une paix durable ? Fallait-il lui avouer que ta volonté pas plus divine que la sienne était autant soumise aux passions et dérèglements de l’esprit ? S’ils savaient cela, et ils le savaient car ni Michel ni Godfroy n’étaient naïfs à ce point, que cherchaient-ils à Soltariel ? Que cherchaient-ils sinon ce que tu n’avais cessé d’offrir à la Péninsule, cette parole immuable, non point la tienne mais plutôt celle de la seule éternellement immuable et dont tu n’étais que le vulgaire héraut : la Couronne ? De toi-même ou d’elle-même, ta parole ne valait rien – son inanité elle la transfigurait dans l’or des chrysobulles, éternelles vigies rappelant aux parjures leurs serments passés, aux débiteurs leurs dettes impayées, aux oublieux les souvenirs effacés. Godfroy n’avait cure de Cléophas, il cherchait le Grand Chancelier du Royaume auquel reviennent tous les sceaux – aussi bien le précieux Sceau du Roy que la Sainte Empreinte de Clavel que les sceaux de Langehack et d’Ancenis puisque leurs empreintes, si elles n’avaient été apposées à côté du Grand Sceau Royal n’auraient jamais eu aucune valeur, puisqu’enfin au Roi de la Péninsule reviennent toutes les royautés de la Péninsule – à l’exception faite de celles qu’il confie à ses vassaux et les autres qu’il abandonne à d’autres que lui.

Bien longtemps, trop longtemps, ce Sceau est-il passé de mains en mains, chaque courtisan s’improvisant chancelier à sa guise dès qu’il fallait s’octroyer grâces et privilèges, le tout sous l’œil paresseux de rois borgnes ou fougueux trop occupés à peigner leurs courtisanes ou rosser leurs putains. A la faveur de ces langueurs palatiales, nombreux furent ceux qui se nommèrent bannerets et baillis, ratifièrent leurs lois iniques et leurs piétés impies, prouvant à qui les contesteraient que le Roy, dépositaire de la grâce de la Damedieu les avait bénis dans leurs entreprises et en l’absence de chancelier fidèle à la Couronne, ils continuèrent ainsi sans être jamais arrêtés dans leurs folies. Combien de ces faux traités scellés dans la nuit n’as-tu pas vu déroulés sous tes yeux lorsque tu investis les chambres de justice de Diantra, du temps où tu y étais encore le Justiciaire ? Tu ne comptais plus le nombre de sceaux qu’il fallut griffer, combien de chalcobulles briser et combien de nobliaux dont les noms ne riment à rien pénaliser ou disgracier.

Maintenant qu’il ne te quittait plus, les doléances se faisaient moins nombreuses, les usurpations aussi – et cela se savait, au bonheur des uns et au malheur de biens d’autres, les faussaires confondus croupissant au fond des geôles inhabitées de Diantra, hurlant à la faim, à la mort ou aux deux, espérant qu’on les retrouve sous les décombres et les cadavres des guerres passées. Malgré tout tes efforts, tu n’étais pas dupe : la cire des sceaux se ternit, se brunit et avec le temps s’effrite et s’efface, quel qu’en soit le sceau. En dehors des chrysobulles, tout était condamné à l’oubli – jusque le message même qui y était parfois écrit, ne conservant qu’au bas du parchemin, pendant tel un trésor, le sceau doré de quelque roi passé. Rares avaient été les occasions d’en rédiger, moins encore d’en sceller : il y avait eu la proclamation du sacre du Roy Bohémond déclarant félon quiconque se dresserait contre lui et celle qui redonnait à Merval son indépendance. Le reste sombrerait certainement dans ces marées d’encre, de cire et de rubans multicolores, terreur de bien des êtres parmi les plus téméraires, périodiquement visitées, triées et nettoyées par ceux qui s’en souviendraient. Quelles étaient rares, parmi ces ramassis de peaux et de codex, les chrysobulles éternelles, immuable serment liant la Couronne à son débiteur et le sieur de Saint-Aimé, par la voix de son légat, ne cherchait rien moins que cela.

Fort de cette réalisation, tu ne t’embarrassas pas de demander au bon bougre si la volonté de Godfroy était immuable elle-aussi : pour qu’il l’exige de toi, elle ne pouvait que l’être. Non. Plutôt tu t’enquis de l’entraîner sur un autre chemin, à défaut de pouvoir se promener dans tous les méandres du palais tu pourrais le guider sur les flots confortables de ton imaginaire. Reprenant place dans ta cathèdre, levant la tête et fermant les yeux pour fixer en ton esprit les images et les noms de ton histoire, tu repris à sa suite.

- Si vous me le permettez, bon sire, je vais vous raconter une histoire. Je sais bien que le temps presse mais considérons un instant qu’entre ces murs, le temps ne s’écoule plus que nous ne le souhaitions. C’est l’histoire d’un prince, nommé Clavel, dernier d’une lignée de rois précédant de loin la venue des Dieux sur la péninsule. Clavel n’était pas particulièrement beau, ni grand, sans grande force de caractère ni robustesse de corps ; rien de ce que l’on attendrait d’un monarque de nos jours, quoiqu’encore nous ayons eu un Roi Borgne il n’y a pas si longtemps. Il advint que cet homme, peu taillé pour les grandes choses de ce monde, devint monarque, reçut couronne, sceptre et globe et se retrouva propulsé à la tête d’un pays, naguère prospère désormais miné par une décennie de guerre menée par un envahisseur encombrant. Il s’avère que, plus téméraire qu’on le crut, Clavel prit sur lui de défendre sa patrie, allant de bataille en bataille, tentant de repousser une fois pour toutes un ennemi toujours plus nombreux, toujours en avance mais en vain. Son pays épuisé par des années de harcèlement incessant de la part de ces envahisseurs perdit peu à peu ses forêts, ses routes et ses champs, ses marchands, ses ports – devenu le masque mortuaire de ce qu’il fut jadis, le pays coulait petit à petit et malgré sa hardiesse, Clavel dut se rendre à l’évidence : la guerre était perdue.

Il faillit renverser le cours de l’histoire pourtant lorsqu’un dieu, du haut de son trône le prit en pitié et fit pleuvoir sur l’armée ennemie une pluie de feu qui en décima la moitié et en découragea le reste. Ce jour-là, il ne saisit pas l’opportunité qui lui fut offerte et continua la guerre, suivant le mot de ses conseillers et se retirant dans sa capitale inviolée, siège de trésors et de légendes car c’est là, se disait-il, que se regrouperaient ses alliés et ses princes dans un dernier sursaut contre l’ennemi. Au lieu de cela, un jour terrible du milieu de l’été, il constata que personne ne répondit à son appel mais que, bien pire, son prince le plus fidèle l’abandonna et laissa les clefs de sa ville à l’armée de l’envahisseur, ouvrant la route sur la capitale. Clavel aurait pu manœuvrer mais il ne fit rien, suivant le mot de ses conseillers, barricadant le palais et la ville entière pensant pouvoir tenir le siège jusqu’à ce que son prince vassal retrouve la raison et prenne par derrière les assiégeants. Au lieu de cela, un tiers de la ville fut emporté par les flammes, les femmes et les enfants se disputaient à manger les rats et les oiseaux qui traînaient dans les rues et les soldats, en vain, reculaient de quartier en quartier jusqu’à être acculés aux pieds du Palais.

Ce fut à ce moment que Clavel, éclairé par la sagesse, se résolut de négocier avec l’ennemi et fut tué par son conseiller le plus zélé et le plus fidèle, artisan de cette lamentable retraite et qui, à sa suite, prit la tête des négociations. Celles-ci durèrent plusieurs jours et s’achevèrent sur la capitulation de ce fier pays et son occupation humiliante. Le traître à son prince épousa la princesse captive, Hiéréia, sœur aînée du Prince Clavel et tous deux régnèrent sur ce pays aux richesses spoliées, aux frontières rongées, à la mémoire piétinée…

Tu te resservis d’un peu de vin avant de continuer.

- Mais figurez-vous que ce n’est pas là que l’histoire s’arrête. Cela vous parait long mais n’ayez crainte, ça va être très rapide, vous allez être surpris. Quelques cinq cent ans plus tard naquit l’héritier de Clavel, un prince comme lui. Ce prince se trouva à la tête de son pays, comme le sien, rongé par la guerre depuis une décennie, abîmé par la famine, rendu à n’être rien qu’un pâle souvenir de sa gloire passée. Or ce prince, lorsque l’occasion se présenta à lui, ne voulut pas reproduire l’erreur de son ancêtre car là où Clavel avait échoué, ce n’était ni en témérité, ni en sagesse, ni en bonne volonté – non, il possédait tout cela. Mais il avait échoué à saisir la nature humaine de ceux qui l’entouraient, échoué à saisir le bon moment lorsqu’il s’est présenté à lui et il le rata de nombreuses fois.

A peine sur le trône, il aurait pu négocier la paix à un certain prix et se épargné évité les affres de la famine. Plus tard encore, il aurait toujours pu la négocier et se serait épargné la captivité de sa sœur. Et lorsque les armées de l’envahisseur périrent devant lui, il aurait pu négocier et se serait épargné les ravages de la guerre totale. Et encore lorsque son prince le trahit, il aurait pu négocier et se serait épargné la douleur de sa ville enflammée. Et enfin lorsque l’ennemi toquait à sa porte, il aurait encore pu négocier et se serait épargné l’humiliation de l’occupation. Mais au lieu de cela, plutôt que d’écouter la voix de son cœur, il écouta celle des persifleurs aux lames desquels il succomba.

Et voici donc, sire de Lénique, que ce prince, son héritier, fort de la défaite de son ancêtre et ayant appris la profondeur de la faiblesse des hommes, se tient devant vous avec la ferme intention de ne pas réitérer l’erreur de ses pères.

Pas un mervalois qui ne connaisse par cœur les sinistres Chroniques de Velyn, pas un mervalois qui ne jure par le nom du traître conseiller, l’usurpateur Ipsimer le Nélénite, pas un membre de ta famille qui ne fasse le mémorial de ce douloureux soir où Merval tomba aux mains des péninsulaires, à la faveur d’un pleutre abreuvé d’ambitions malsaines et qui à défaut d’être prince désira être baron. Ces chroniques et les lais qui l’accompagnaient brossaient la multiplicité des rapports humains puisqu’en de pareilles heures les corneilles se révèlent et se distinguent des colombes. On se souvenait de la douce Hiéréia dont l’humiliation publique fut consolée par la ferveur que le peuple mervalois, fidèle à ses princes, lui adressa. On se rappelait le couard Oxynte qui ouvrit ses portes à l’ennemi avant de finir sa vie dans les prières et les pénitences, arpentant chaque bourg et cité du Val pour demander pardon à leurs habitants. On faisait mémoire des mages de Velyn, sages parmi les sages, dont la résistance héroïque évita au Val de sombrer plus vite encore. La cité même de Merval conservait les stigmates de cette période troublée, toujours aussi vive – dans ses murs, ses pavés, dans ses lices, ses canaux et ses jardins on retrouvait les témoins inassoupis des massacres et des incendies. Merval, ô Merval, la martyre muette, se redressait maintenant de ses cendres en pleurant discrètement derrière ses remparts couverts de pins et de cyprès devant cette Péninsule qui glissait sur la même pente qu’elle auparavant.

Les séquelles de la guerre disparaissent rarement à la nouvelle Lune. Ils restent ancrés, ils remodèlent les visages, les langages et les corps, devenant comme une seconde peau, comme une nouvelle poudre d’ossements. Pour l’avoir vu, pour l’avoir vécu, pour avoir trempé de l’enfance jusqu’à la gloire dans ce lac de larmes et de lamentations, tu savais aussi avec quelle urgence il te fallait empêcher la Péninsule d’y tomber définitivement. Certes la nef était trouée de toutes parts, les mâts cabossés et les voilures déchirées, mais l’on restait loin du naufrage. Le Roy, jeune et gaillard motivait encore une cour de fidèles, les cités du sud florissantes drainaient vers elles négociants et richesses, la paysannerie excédée avait encore des champs à cultiver et les bandits, ces vautours aux têtes d’hommes, fuyaient les campagnes devant le retour des soldats et de leurs seigneurs.

Si tu voulais redresser le gouvernail et éviter de heurter les récifs qui déchiquèteraient une fois pour toutes la coque du vaisseau, il fallait s’y prendre maintenant et y mettre tous les moyens possibles. Ce qui n’a jamais été fait, il faudrait le faire. Et ce qui fut impossible maintenant était possible car le sieur de Saint-Aimé n’était pas le roitelet frustré d’orgueil ayant plongé le Médian dans le chaos. Non, il était –c’était du moins ce que tu croyais et voulais croire- un homme de bonne volonté. Et ils devenaient si rares.

- Je ne désire pas voir à nouveau cette terre suffisamment meurtrie se déchirer à feu et à sang sur des questions futiles auxquelles plus personne n’a de réponse. J’aspire tellement à la paix ! Ah, si vous saviez combien elle m’est chère cette paix…Je n’ai jamais cessé d’y œuvrer. Tandis que les régents s’écharpaient avec leurs vassaux sourdait de mon cœur un projet d’amnistie, de conclave et de paix. Les circonstances, vous les connaissez aussi bien que moi, ne me permirent jamais de mener à bien mon projet. Plus que jamais je crains le spectre de la guerre qui, croyez-moi bien bon sire, est bien plus terrifiant et redoutable que la Malepeste. Je le crains car, plus que jamais, le voici rôder au-dessus de notre Royaume. Le Soltaar recommence à remuer de la queue, le Langecin risque bien de projeter le Sud contre le Nord et le Médian, enfoncé dans sa sécession, se retrouvera entre le marteau et l’enclume. Je ne puis le tolérer. Puisqu’enfin les Dieux ont voulu que je sois en position de renverser la tendance qu’a ce royaume de suivre les penchants mortifères de ses seigneurs, j’entends bien le faire.


Te levant de ton siège tu fis quelques pas en avant et te posta à l’avant du trône, priant intérieurement pour que les mots qui sortiraient de ta bouche soient ceux que la péninsule attendait, ceux qui fouleraient du pied les appétits voraces des seigneurs péninsulaires ; priant pour qu’ils soient ceux d’un père pour ses fils, d’un gardien pour son troupeau, d’un roi pour ses sujets.

- Aussi, le Roi et moi-même avons résolu et ce afin de mettre fin au vain et vaniteux conflit qui nous oppose au seigneur de Saint-Aimé de reconnaître le seigneur Godfroy, Marquis de Sainte Berthilde légitime et de plein droit. Notre bon Roy a consenti à abandonner son titre de Marquis de Sainte Berthilde, lui ainsi que son demi-frère, le sire Adrien, aîné de feue la Régente et Marquise de Sainte Berthilde Arsinoé d’Olyssëa. Considérant, d’après les rapports qui me sont parvenus par la voie de mes frumentaires, que la situation à Sainte Berthilde, au lieu de s’effondrer s’est améliorée sous la régence du sire de Saint-Aimé, le Roy et moi-même exprimons aussi le désir de voir le seigneur Godfroy siéger au Conseil de Régence, étant donné que celui-ci ne peut faire l’économie d’hommes de bonne volonté. Enfin, étant conscient que le Marquisat se trouve éloigné de la capitale provisoire du Royaume et séparé d’elle par les terres aux mains de la Ligue ; et étant donné que le Marquis serait seul seigneur de la marche septentrionale du Royaume, il n’est pas exclus que le Roy lui octroie une certaine marge de manœuvre sur ses terres en plusieurs matières ainsi que le droit de placer sous son omophore les terres qu’il conquerrait éventuellement au nom du Roy. Le Roy et moi-même avons décidé de ne pas prendre en compte la capture du sire Oschide d’Anozsia, lequel ne s’étant pas déclaré en faveur du Roy ne peut prétendre à sa protection. Attendu enfin que le sire de Saint-Aimé, de Toranne et d’Erignac, votre seigneur et maître, reconnaisse la souveraineté pleine et parfaite du Roy Bohémond Ier et lui jure fidélité et loyauté, le Roy et moi-même lui assurons par ma voix que ces acquis lui seront transmis à lui et sa descendance, de droit inaliénable au regard des lois du Royaume.


Tu descendis les marches te séparant du légat, sans verre ni rien à la main, bras ouverts et désarmé, lui disant à voix claire, toi Cléophas, Prince de Merval et Vicomte de Corvall, Gardien et Grand Chancelier du Royaume, le Gloriosissime, le très bon, le très juste, le nobilissime Protobasile, le Serafein et Petit Maître des Vertus :

- Vous comprendrez, je l’espère, qu’à l’heure actuelle, la Couronne et le Roy ne puissent rien offrir de plus.

Jetant les yeux au travers des vitraux blancs, tu vis que le ciel prit enfin ses couleurs de crépuscule, balayant les nuages par sa danse de roses, de violine, de cobalt et de mauve, constellant d’étoiles brillantes comme en pleine nuit ce canevas impalpable et pourtant si mobile que l’eau d’un ruisseau. La salle, vide, résonnait de l’écho du silence pétaradant entre le légat et toi. Sans être nu, tu venais de dévisser un à un les joyaux de la Couronne pour la lui montrer, sans aucun attraits.

Peut-être était-ce cela, finalement, cette vérité qu’il n’avait osé demander…
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MessageSujet: Re: Parlons | Cléophas   Parlons | Cléophas I_icon_minitimeVen 26 Aoû 2016 - 7:28

L'émissaire s'inclina, lorsqu'au terme d'un long monologue, le Chancelier céda la parole. Et comme le marquis avait jadis prévenu le diplomate, l'Angleroy était homme de raison, et il prouvait là, par son désir de ne point commettre la même erreur que son aïeul, qu'il était bien le seul homme du Sud avec qui l'on pouvait parler - mieux, le seul homme du Sud avec lequel bâtir quelque chose était possible. Ne venait-il point de sacrifier l'essence du pouvoir de celui qu'il reconnaissait comme Roi, abandonnant son titre principal à celui qui s'était dressé contre lui ? Le sacrifice était de taille, et Lenique n'était point homme à ne pas savoir reconnaître un pas en avant lorsqu'il en voyait un. Aussi, c'était à son tour.

« Mon seigneur ne manquera pas de saluer votre proposition, Grand Chancelier. » Mais ils n'en avaient guère fini pour autant. « Mais le marquis ne se serait donné la peine de me mander s'il n'avait une proposition tout aussi grande et vitale que la vôtre à vous faire. »

Par précaution, bien qu'il le savait, ses yeux se tournèrent vers le vide de la salle, vers l'absence de nobles ou de pages, vers cette abysse qui accompagnait les discussions de paix.

« Comme vous le savez, Chancelier, les terres du Médian abritent une fille nommée Alcyne, fille de Blanche de Hautval, baronne de Hautval et récemment auto-proclamée duchesse du Médian. Mon maître a prit la décision, après sa renonciation à se faire proclamer Roi, de soutenir ses droits, droits qui reposent sur son ascendance paternelle, la même que celui dont vous défendez les droits et l'identité. Vous connaissez mon seigneur, Chancelier. Il n'a jamais agi pour le pouvoir, tout comme vous, et ce qu'il désire - tout comme vous, je l'espère, c'est de voir une unité ressuscitée. Pour cela, chacun d'entre nous doit faire des sacrifices et des concessions. »

Souriant poliment, l'émissaire reprit. « Mon maître a conscience, qu'à l'heure actuelle, la Péninsule ne saurait être unie sous une seule égide - que ce soit la vôtre, ou la sienne. Aussi, par pragmatisme, il m'a mandé afin de vous faire part de son idée : une dyarchie. » L'émissaire laissa le silence faire son office, puis reprit. « Vous, Chancelier, défendez l'identité et la légitimité d'un enfant, dont les droits sont basés sur le sang de feu son père - tout comme mon seigneur défend les droits d'une petite fille, pour les mêmes raisons que vous. Et, si vous le voulez bien, envisageons un instant l'hypothèse d'une dyarchie. »

Tournant ses yeux un instant vers le crépuscule, l'émissaire reprit, outrepassant quelque peu son droit de parole - mais après tout, le Chancelier était à l'écoute. « Le cœur du problème est l'intérêt que chacun aurait à reconnaître, ou pas, l'identité de celui que vous défendez. Voilà plusieurs énnéades que l'un de vos serviteurs, celui que vous avez nommé Grand Argentier, entreprend, à travers les terres, de séduire et de recevoir hommages et serments. Que ce soit par intérêts personnels ou conviction inébranlable, la plupart ont refusé. Même le duc de Langehack a quelque peu prit son temps, à ce sujet. Nous savons les terres indécises - ou neutres -  tiraillées entre l'éventuelle identité de l'enfant, et leur rejet viscéral d'une domination politique du duché de Soltariel. »

« Et, même si parfois, être dirigeant signifie se résoudre à faire des choses dont on ne pourrait accepter les responsabilités, mon seigneur ne vous demande pas de renoncer à l'enfant du Sud - tout comme aujourd'hui, il vous prie de ne point lui demander de renoncer ce en quoi il a cru, ni ce en quoi il croit, à l'instar de ses seigneurs. Au lieu de cela, il vous propose de croire ensemble en Alcyne de Hautval. Si vous acceptez de vous joindre à lui pour établir non seulement cette jeune fille sur le trône, mais également l'enfant du Sud, la dyarchie permettrait de rallier tous les seigneurs. Leurs raisons importent peu. Le trône sera occupé par deux individus, différends, mais ralliant, l'un et l'autre, tous les seigneurs indécis. » Michel de Lenique se tut un instant, avant de conclure. « Le marquis perdrait tout ce qu'il a bâti, perdrait la confiance des siens, leur estime et leur loyauté, s'il venait, seul, à rejoindre Soltariel. Mais vous, monseigneur, ne perdriez rien si ensemble, vous mettiez en place cette dyarchie qui lui tient à cœur. Cette réunion des légitimes ne pourrait que provoquer l'unanimité, car alors les seigneurs se réuniraient autour d'une table, et non autour d'une plaine, avec des plumes et leurs paroles, et non avec des épées et des arcs. Voilà pourquoi, si vous acceptez qu'Alcyne de Hautval siège sur le trône aux côtés de l'enfant du Sud, et si vous acceptez que mon seigneur ait voix au chapitre du gouvernement de la Péninsule, mon maître acceptera la présence de l'enfant du Sud. »


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MessageSujet: Re: Parlons | Cléophas   Parlons | Cléophas I_icon_minitimeMer 31 Aoû 2016 - 18:48


C’était le matin. La troisième heure sonnait dans les rues tirant d’un sommeil agité la cité encore engourdie. Vue de haut, à cette hauteur où les toits et l’horizon se confondent en une seule ligne, seules les fumerolles s’échappant des cheminées la distinguaient d’une gravure. On l’aurait dite figée dans la glace. Ce n’était partout que silence, qu’immobilité. Les rues, vidées de leurs chalands, brillaient encore de l’eau de rose qu’on y fit couler à grands seaux. Sur les parvis des temples brûlaient encore les sacrifices d’encens, côtoyant les miches de pain, les épées et les autres offrandes multiformes. Dans l’échoppe du tanneur on sentait encore la sueur du travailleur ; dans l’âtre du forgeron brûlaient encore les braises. Sur les bancs des lavoirs, le linge détrempé attendait qu’on l’y essore. Les vitres des grandes demeures, brisées, laissaient danser dans les courants d’air leurs rideaux d’organdi. Même les lupanars se tenaient quiets, sans rien qui se tortille derrière les paravents sinon les fumées d’encens surchargées de parfums sucrés.

Tu te mis à courir dans les rues, à la recherche d’une âme qui vive, ne rencontrant que ton reflet dans chaque glace, croyant être poursuivi par un autre alors que ce n’était que l’écho de tes pas. Tu te mis à courir de plus belle, gravissant les buttes, passant de rue en venelle, de venelle en impasse ; défonçant les portes cochères qui dissimulaient des cours muettes. Cela dura bien deux heures car jetant un œil vers le soleil, tu le vis proche de son zénith. Sans pouvoir l’expliquer une frayeur te saisit, un frisson d’accouchée, et tu commenças à paniquer dans les rues parfaites de cette ville immaculée. Plus tu avançais, plus tu reculais ; les rues se ressemblant toutes, les façades aussi. Tu ne savais plus si tu étais déjà passé devant tel saule, si tu t’extasias déjà devant la profusion de béquilles entassées devant ce temple de Néera. Partout, les fenêtres éclatées laissaient s’échapper leurs voiles d’organdi tels des flammes de tissu. La chaussée vernie par l’eau de rose devint glissante, les vapeurs d’encens suffocantes. Les échauguettes des demeures princières s’étiraient et se tordaient, la rue se transformait en sables mouvants et le ciel, si clair, se couvrait d’un voile épais de ténèbres. Cherchant partout où regarder, criant sans que ta voix ne porte, gesticulant en toutes manières pour te défaire de l’étreinte du vide qui commençait à te broyer les côtes, tu sentais venir l’heure quand entre deux haies de bâtisses surgit un enfant, auréolé de la lumière du jour.

Ses boucles blondes tombaient en cascade autour de son visage rayonnant de lumière, ses yeux – deux saphirs plus clairs que l’ondée- perçaient droit au fond de ton cœur. Aussitôt le vide te recracha, les échauguettes retrouvèrent leurs places et les ténèbres s’enfuirent devant le petit enfant. Il te regardait du haut de la colline. Tu fis un pas vers lui ; il se mit à courir. S’enchaîna une course poursuite dans les rues de ce sépulcre géant. A certains moments tu sentais que tu étais prêt de pouvoir toucher le vêtement de l’enfant et aussitôt il s’évaporait pour réapparaître plusieurs mètres en avant. Son jeu dura encore une bonne heure pendant laquelle tu te contentais de toujours suivre cette étincelle de soleil incarnée, sans savoir où il te mènerait. Or, à mesure que tu le suivais commençaient à revenir les bruits de la ville, les chants de la vie. Ce fut d’abord celui des portes claquantes, puis les rires argentins des enfants. Ce furent les odeurs de la fange, de l’urine et de l’indigo, le craquement des bûches dans les foyers laissés solitaires. Les oiseaux ne s’agrippaient plus aux branches d’arbres immobiles, ils s’attroupaient en volées et les mâts des palais particuliers exhibaient petit à petit leurs couleurs. Vint alors le chant des cloches qui tinta dans l’air et l’aigre clameur des cors et des trompes. Tu gravissais la pente à la suite de l’enfant qui perdait de son éclat pour retrouver une apparence qui fût normale, maintenant hanté par les babillages des milliers de fantômes qui peuplaient cette ville. Le soleil, toujours découvert, réchauffa enfin la chaussée, laissant la rose s’évaporer dans l’air et rejoindre les effluves d’opoponax descendant du haut de la colline. Maintenant ton cœur battait, non plus d’angoisse, mais d’excitation. L’enfant s’arrêta et te fit signe de lui prendre la main. Tu gravis les dernières marches de la butte avec encore plus d’empressement, puis, arrivé à côté de l’enfant, tu t’arrêtas quelques minutes pour reprendre ton souffle. Posant les yeux sur le visage du bambin, tu vis qu’il souriait en te montrant l’horizon. Tournant alors le visage se dévoila à tes yeux le parvis de la basilique Sainte Deina et le panorama imprenable sur la colline du Palais.

La place était noire de monde, la basilique parée de ses plus beaux bijoux. Ses tours, coiffées d’or et de cristal ne portaient pas les marques des guerres civiles, de l’incendie et des gibets dressés par l’occupant. Parmi la foule se dressaient tant les survivants que leurs parents défunts, tous resplendissant d’un éclat angélique, leurs faces rivées vers la façade de la basilique où l’on avait dressé un dais immense de velours rouge et brodé d’argent. Voulant prendre le petit dans tes bras, tu te rendis compte qu’il n’était plus là – volatilisé. Comme une étoile brillait sous le dais, tu en conclus que ce ne pouvait être que lui alors, fendant la foule comme on le ferait d’un champ de blés flavescents, tu t’approchas des marches. On en aurait compté une centaine... A mesure que tu les montais, tu voyais tes vêtements changer de texture, de forme, de couleur. Ton front devint plus lourd, tes épaules aussi. Tu te sentis quitter ton corps et tu te vis comme un autre homme te verrait : tes cheveux, blanchis ; ton visage, émacié ; ton corps, un squelette noyé sous des mètres de tissus, de fourrures, de fibules et de colliers. Une cape pourpre de plusieurs mètres de long traînait derrière toi, tenue par des pages en blanche librée. Tu te vis avancer vers le dais, tenant en main l’épée à deux tranchants ; tu y découvris l’enfant, c’était Bohémond, un Bohémond grandi, aminci, ayant visage d’homme et à sa droite, un autre plus jeune que toi, plus vieux que lui. Tu lui remis l’épée, à Bohémond le globe et l’un et l’autre tu les couronnas devant la foule en liesse, devant le cortège des prêtres, patriarches, hiérarques, moines et religieux ; devant le parterre de courtisans toqués de jaune, de vert, de safran ; devant la soldatesque aux armures reluisantes ; devant les mages aussi, dissimulés par leurs capuches noires et violettes. L’on chanta des vivats, l’on fit tourner autour des rois plusieurs thuriféraires et céroféraires en scandant leurs noms. On t’apporta de l’or en fusion et devant le peuple entier, tu scellas la proclamation d’un nouveau royaume, parole éternelle scellée devant les hommes et les dieux et au moment que le sceau toucha l’or encore liquide, ton corps entier se consuma dans un feu plus blanc que la laine, la fumée du brasier s’élevant au milieu des nuages au son des acclamations divino-humaines, colportée sur les ailes de la colombe vers le lieu du repos éternel !

Rouvrant les yeux, tu vis le sieur de Lénique, toujours devant toi. Combien de temps avait passé ? A voir son visage impassible, peu. Il devait se dire que tu fermas les yeux pour mieux réfléchir et c’est ce que tu fis, avant d’être dérobé à toi-même pour être élevé au sommet de cette gloire immatérielle qui ressemblait plus à un oracle qu’à un songe. Le légat palabrait, vantant les mérites de son seigneur, affirmant que lui non plus ne cherchait point la guerre mais la paix, non son intérêt mais celui du Royaume. Te venaient pêle-mêle en mémoire les images des conflits passés, jamais oubliés, qui secouèrent toute la Péninsule et dont tu fus le témoin. Comprenait-il ce que c’était, la guerre ? Saisissait-il l’enjeu de sa présence ici ? L’unité…ce mot que tout homme avait aux lèvres et contre lequel tout homme oeuvrait. Tu voulais bien croire que Godfroy ait changé depuis Serramire, lorsqu’il quitta la salle, convaincu des mensonges dont il abreuvait sa lande – cherchait-il l’unité alors ou la domination ? Tu voulais bien croire que sa hargne se soit muée en humilité. Son légat en revanche s’il était humble, comprenait-il vraiment ? T’asseyant lourdement sur le trône, considérant son regard plein d’expectation, tu hésitas entre rire et soupir, te résignant à simplement lui dire, lui dire ce qu’on ne lui avait peut-être pas encore dit.

« Vous savez ce qui est le plus étrange dans tout cela ? C’est que je n’ai jamais aimé ce Royaume. Je n’y ai même jamais cru. Et pourtant, me voici, face à face avec vous, légat du seigneur de Saint Aimé, portant sur mes épaules ce collier que je n’aurais jamais dû accepter, tenant à la main ce bâton bien trop lourd à porter, ayant ma place à la droite d’un trône que je n’ai jamais convoité. Combien de fois, bon sire, combien de fois ne me suis-je pas étendu devant les statues de la Damedieu, contemplant sa face de marbre noir et bleu et gris, ne voyant dans ses yeux qu’une quiète tendresse et une compatissance dolente en prévision des épreuves à venir ; les yeux baignés de larmes amères, plongeant mon regard entre les rangées de cierges allumés, trouvant en leur pâleur le reflet de la mienne propre ; combien de fois dans l’intimité des nuées d’encens n’ai-je pas levé les yeux vers les Cieux et dans la solitude de la prière descendu la pointe de mon âme au lieu de mon cœur tentant d’y trouver des réponses ! Et ces nuits passées à la basilique, petite créature écrasée par le gigantisme de ses piliers, par ses clefs de voûte drapées de sombreur, par les orgues exhibant leurs phalanges d’airain à la lueur des lunes froides de l’hiver ; ces nuits passées à gémir en espérant que la voix de la Déesse se fasse l’écho de mes lamentations…Je suis passé d’un Roi Borgne à une Déesse muette. J’ai avancé toutes ces années dans l’ombre la plus totale, un tissu de ténèbres plus opaque que la nuit pesant sur mon corps entier entravant mon jugement. Je tentais de comprendre, je voulais comprendre la raison de ma présence en ce lieu, astreint à cet office si terrifiant – cherchant dans les bras de ces Dieux la consolation que la cour et ses sicaires ne pouvaient m’offrir. En vain. Moi qui suis né hors de ma terre natale, en cette ville de Corvall dont nul n’a souvenir, je suis devenu le Grand Chancelier du Royaume des Hommes, j’en suis devenu le régent et gardien, de ce Royaume que j’ai tant dédaigné, serviteur suprême d’une cause que je ne supportais guère, d’une Couronne dont les joyaux furent dérobés au trésor de mon pays, dont la gloire des premiers seigneurs qu’aujourd’hui on acclame fut enracinée dans les cadavres de mes ancêtres.

C’est effrayant n’est-ce pas ? En entrant à la cour, je ne désirais qu’une chose : libérer mon pays du joug des rois diantrais. Ce qui pour moi n’était l’affaire que de quelques ennéades se transforma en un périple jonché d’horreurs pour qui met au sommet de sa gloire la justice et la vertu. C’est une chose de lire la guerre au travers de chroniques, une chose encore de la vivre à travers lettres et discours mais il n’y a rien de plus bouleversant que de regarder face à face le spectre de la mort qui n’est pas celui de Tyra. Au contraire, il a d’emblée quelque chose de plus séduisant…je revois encore ses traits fins comme ceux d’une femme et aigus comme ceux d’un jeune homme, ses cheveux plus noirs que le jet encadrant son grand front et ses pommettes de cadavre, son teint blanc comme la craie tranchant avec le gris de ses yeux et de ses lippes charnues et brillantes. Cet être n’a pas d’odeur, il n’a pas de voix – c’est un visage, un mirage séduisant dans lequel tous les hommes peuvent se retrouver. Ils le voient, ils l’entendent et le suivent, voyant en sa perfection tout ce qu’ils ont d’imparfait ; dans sa carrure élancée tout ce qu’ils ont de petit ; dans son charisme animal tout ce qu’ils ont d’insignifiant. Ils le suivent alors et s’élancent avec une ardeur qu’on croirait divine tant elle les transcende et les transfigure, imprimant sur leurs faces et leurs êtres un charisme, une vigueur, une beauté qu’on ne leur connaissait pas.

Or ce spectre auquel ils se configurent est comme un fruit mûr trop longtemps resté en plein air – le vent souffle sur sa peau et elle se flétrit, sur ses pommettes et elles deviennent poussière, sur ses cheveux et ils s’évaporent dans la nuée. Le gris de ses yeux se déchire tel un voile et révèle ses iris, pareils à des braises incandescentes tandis que celui de ses lèvres fond comme un masque de cire et dévoile un sourire dégouttant de sang. Cet être dont on ne sait d’où il vient, il dévoile sa nudité à tous ceux qui le combattent en vérité, à ceux qui refusent de le suivre dans ses tissus d’illusions – pareil à un cadavre, le froid qui l’entoure peu à peu se dissipe et laisse éclore son odeur pestilentielle. Et vous, pauvre fou qui ne connaissiez rien à la guerre, vous avez beau rappeler les soldats et les seigneurs, vous avez beau leur montrer ce visage qu’aucun regard ne peut supporter, vous les trouvez comme endormis dans la mort – ils ont des yeux mais ne voient pas, des oreilles mais n’entendent pas, des narines mais ne sentent pas. Pour eux il est toujours aussi beau, sa rogue superbe dominant les faibles et les pauvres leur apparaît comme un trophée qu’ils pourraient arracher, alors ils continuent leurs œuvres stériles, répandant la mort dans les campagnes. Bientôt les pendus fleurissent au lieu des bourgeons, les asticots rampent au lieu de l’herbe verte et les coquelicots dévoilent des pétales rouges du sang dont il se sont gorgés.

Ce spectre je l’ai vu et je l’ai vu me révéler son visage. De loin ce n’était que la querelle de l’Eraçon, ses luttes dynastiques et ses escarmouches trop félines pour qu’on s’en effraie. Ce fut alors la dame d’Olyssëa, cette femme que je tenais pour amie et son époux, le Maudit Goupil, que je découvrais sous des attirails toujours aussi superbes et pourtant, lorsqu’ils parlaient je voyais leurs dents taillées comme des épées acérées, mais je ne voyais rien en dehors de cela – le spectre se cachait encore, je ne le connaissais pas, ne le haïssais pas. Quand enfin je le vis se révéler dans les champs de Cantharel, métamorphosant la face de Clélia d’Olyssëa, la rendant monstrueuse au point de paraître ogresque. Je vis les vraies couleurs de la guerre et de la mort transformant une mère en dévoreuse d’enfants, une baronne en pyromane, déformant chacun de ses traits, sa voix même – elle avait perdu apparence humaine. Ayant retrouvé Diantra, j’aurais pu m’en tenir à cela et rejoindre Merval mais je vis, une fois encore, ce spectre me regarder derrière le manteau de la nuit le soir où Aetius, Eliam et la princesse furent enlevés par les cieux.

Je ne le reconnus pas alors mais il ne fallut pas deux heures pour qu’il se montrât à moi dans toute sa repoussante clarté. Le peuple, docile et doux, se transforma en une meute de dogues affamés – on sortit les mages des tours et des auberges, on les traînait dans les rues, enfonçant leurs têtes dans les caniveaux débordant de fange jusqu’à ce qu’ils s’y noient, retirant leurs viscères à la pointe de leurs fourches et les laissant à la proie des rats et des corneilles. A la demande de la veuve, Arsinoé, je restai au Palais, pensant avoir tout vu de ce que la mort pouvait me montrer. Puis nous rencontrâmes celui qui deviendrait le Boucher du Médian, cet homme qui n’en était pas un. Je ne le reconnus pas tout de suite mais le miel de ses paroles, le feu de son regard, la rigueur de ses traits je les avais déjà vus et je les vis encore à Chrystabel. J’ai passé mon existence à fuir ce regard maléfique, ce regard qui n’est qu’un vide sans fond dans lequel il n’y a ni espoir, ni lumière ; un gouffre béant dans lequel se sont jetés et se jetteront encore des hommes sans nom qui penseront y trouver le puits de la sagesse et de l’invincibilité. Je l’ai fui d’Erac en Cantharel, de Cantharel en Diantra, je pensais qu’il avait péri dans les flammes celles par lesquelles il voulut m’attraper. Je pensais qu’en Soltariel il ne me retrouverait pas, que son bras n’irait pas jusque dans cette terre lavandine et pourtant, le voici qui marche à découvert dans les couloirs du Palais, répandant sous son manteau d’orgueil la mort de tous ses frères. Pour nous qui sommes la vie, rien ne vaut de régner sur un désert de cadavres et d’être le roi de rien mais pour lui, pour ceux qui le suivent, rien n’importe tant qu’une couronne.

Si, malgré mon ressentiment à l’égard de ce royaume je soutiens Bohémond, c’est parce que j’ai vu en lui ce que je n’ai vu dans aucun autre de ces hommes qui se présentaient comme seigneurs, comtes, ducs et barons. Dans les yeux de ce petit, je n’ai pas vu de braises incandescentes. En le prenant dans mes bras, je n’ai pas senti le parfum des cadavres mais celui de l’iris. Je n’ai vu en lui que la lumière de l’innocence, lui qui n’avait pas connu la guerre il était le seul à pouvoir être principe de paix. Car si je me suis fait serviteur de la Couronne, c’est bien pour éradiquer cette plaie qui rampe dans le cœur des péninsulaires – je me suis fait de l’Ennemi un ennemi, tenant le plus beau des enfants des hommes comme étendard, saisissant la Couronne comme égide. Bohémond est la dernière limite à l’orgueil des seigneurs et c’est en cela que je l’ai soutenu, en cela que j’ai juré à sa mère de le protéger mieux que moi-même, en cela que je l’éduque comme un fils afin qu’à la différence de son père il n’élève pas la mort en triomphe et la guerre en princesse.

Quant à la Couronne je la sers en tant que signe de l’unité dont Bohémond est le principe. Je préfère encore servir cette cause que celle des hommes injustes et des impies qui sont dans la fosse. La Couronne, éternelle, dépasse les soucis de ce monde. La Couronne, immaculée, ne souffre pas la corruption que les hommes connaissent. La Couronne, divine, échappe à l’emprise de ce spectre mortifère. C’est en cela que j’en suis le serviteur. Car je ne suis que cela : un serviteur. Un pauvre serviteur, témoin de la chute quasi inexorable d’un royaume en déclin, puisque je ne suis point acteur des changements et des troubles. Le monde a beau m’appeler Grand Chancelier, je suis le plus petit des officiers de la Couronne en ce que mon rôle ne consiste qu’en une chose : prendre soin de la Couronne et m’assurer que tout dans le Royaume lui soit justement rendu, faisant de moi le Juste Juge par excellence, rendant justice sur tout le Royaume au Nom de la Couronne, n’accomplissant rien en mon nom mais tout dans le Sien. »

La triste ironie était que Bohémond soit le seul innocent dans tous les troubles secouant le Royaume. Eut-il fallu que tu fusses plus violent, à l’image de tous ceux qui se targuaient de tenir leur fief en laisse ? Dresser des pals, inonder les caniveaux de viscères, semer la terreur comme une poussière de sable – travaux de barbares, plus dignes des monstres que des animaux. Pourtant aujourd’hui, ces bouchers modernes qui se réclamaient des plus grands rois dont ils trahissaient la mémoire, ne régnaient-ils pas ? Ce Boucher du Nord, ayant fait de sa terre l’enfer des esclaves n’hésitait pas à trancher des gorges, ruiner des villages et violer de jeunes filles prétendant ainsi répandre la liberté que le Roi lui aurait confisquée et ce peuple dont il se disait le père mais qui n’était pas le sien, trop las de se soulever, ployait l’échine en priant qu’un jour ce tyran s’étouffe dans son sang. Un juste retour des choses selon la justice des petites gens, si juste que tu l’aurais souhaité, que tu l’as même souhaité. Et maintenant le Lénicien s’approchait de toi avec cette audace en bouche, osant proposer que soit posée sur le trône la fille de la duchesse du Médian, dont le silence fut plus coupable que le tien – le sien de taire les exactions de son époux, de les cautionner même. Etait-ce pour la justice ? Non.

L’impassible Dame du Val, terrée dans ses vignes, a sans doute jubilé en apprenant le carnage de Chrystabel, la débâcle des armées royales et la fuite d’Arsinoé. La femme dont la seule action fut encore de se cacher du monde voyait en la Régente sa rivale, celle qui l’avait spoliée de ses droits ; elle l’épouse répudiée, débordée par son envie et sa soif de vengeance sirotait ses liqueurs, prêtant et son nom et ses hommes à son tyran d’époux. Elle croyait la chose faite, le Royaume acquis à sa cause. Elle se voyait déjà revêtue des manteaux de velours, tiares et insignes sur son front, auréolée de superbe dans la salle du trône du palais…rêve de tortionnaire qui partit en fumée en même temps que sa capitale rêvée. A défaut de pouvoir elle-même occuper le trône, elle s’enquit d’y placer sa fille et de se trouver des émissaires de haut-vol pour porter sa cause, pensant que la bienveillance d’un sire de Lénique te ferait oublier son antipathie. Blanche de Hautval n’a jamais désiré régner, elle voulait seulement être Reine. N’ayant personne de suffisamment sot pour soutenir son époux sur le trône de la Péninsule, elle se rabattit sur le titre de Duchesse, ne régnant pas plus qu’elle le fit jamais…

Alcyne de Hautval, cette petite bête ingénue inconnue de tous, même de son père, régnerait aux côtés de Bohémond ? Autant offrir à sa mère les clefs du Palais, qu’elle s’empresserait de glisser dans les braies de son manchot d’époux. L’audace de Lénique dépassait-elle son intelligence au point d’envisager telle solution ? Au point de croire que ce pût être une solution aux troubles de la Péninsule que de hisser une inconnue de plus, une enfant de plus, sur un trône qui supportait déjà mal le poids d’un bambin ? Croyait-il tant qu’il te suffirait de dire oui pour que l’affaire soit réglée ? Que le Royaume se résumait à l’idée que tu t’en faisais ? Ne pouvant sonder l’homme insondable aux paroles volatiles, tu repris.

« Vous savez, le plus difficile en tant que Chancelier, ce n’est pas l’accumulation des décrets, des édits et des lois, ni le fait de rendre la justice, ni même encore les négociations comme celles que nous tenons – pour toutes ces choses-là je suis aidé d’une armée de savants, de lettrés, de moines ; une suite de troglodytes enterrés avec leurs manuscrits, leurs codex et leurs rouleaux se chargeant pour moi des tâches les plus vulgaires. Le plus difficile, c’est de ne pas parler pour soi. C’est de devoir mettre tout son être et ses passions, ses ressentiments, ses vices et ses fatigues de côté – ou plutôt non, de les mettre au seul service de la Couronne afin qu’ils soient absorbés par elle et par l’office que j’en tire. Lorsque je rends justice, je ne le fais pas selon les critères de mon cœur ni de ma raison mais je m’identifie à la Couronne même et c’est elle qui rend sa justice à travers moi. Ce n’est pas moi qui décide, ce sont les siècles passés de lois et de princes qui forgèrent l’identité de la Couronne qui jugent – je ne suis que l’héritier d’une tradition que je n’ai pas écrite. Tout ce que je puis y apporter, c’est ma compréhension plus fine de cette tradition et l’application que j’en ferai dans des situations critiques comme celle que nous traversons. C’est cela que retiendront les futurs chanceliers et ils s’inscriront dans ce même élan de sorte qu’il y ait au moins au milieu des vacarmes de la vie péninsulaire, un homme qui ait à cœur un intérêt autre que le sien.

Vous comprendrez donc qu’il ne m’appartient pas de décider ce que je préférerais voir mais ce qu’il serait préférable d’être et si théoriquement votre proposition semble parfaite, en réalité elle ne vaut pas mieux que l’actuelle situation. Qui est-elle, cette Alcyne ? La fille de la Dame du Val, diablesse impavide ayant revendiqué un titre arraché à d’autres seigneurs légitimes, eux, qui composent la cour du Roy. Poser Alcyne sur un trône signifierait reconnaître sa mère comme Duchesse du Médian, c’est-à-dire reconnaître son époux comme Duc et passer sur les massacres et les humiliations que le Roy et ses sujets ont subi pour qu’existe ce Médian. Et cela pour quoi, dites-moi ? Pour satisfaire l’égo d’un couple insatiable qui a déjà ruiné le cœur de la Péninsule ? Ceux qui n’ont pas reconnu Bohémond, qu’ils ont vu, qu’ils ont connu ; pourquoi reconnaîtraient-ils la fille d’une femme objectivement abjecte ? Pourquoi voudraient-ils laisser le trône être influencé par ses manigances et sa perfidie ? Du reste, vous parlez au nom du sire de Saint Aimé. Si encore vous étiez venu avec les serments de Blanche et de son époux et de tous les seigneurs du Nord, dans lesquels ils jureraient fidélité à la Couronne attendu que siège Alcyne j’aurais envisagé d’y réfléchir mais ce que vous me demandez, sire de Lénique, ce ne sont pas des concessions, ce ne sont pas des sacrifices – vous me demandez le suicide.

Si votre seigneur et maître est prêt comme il vous l’a affirmé, à reconnaître Bohémond eh bien qu’il le fasse sans attendre. Qu’Alcyne siège ou non sur un trône ne changera rien à la composition de l’enfant, il n’en sera pas transformé ni transfiguré – et je parle en alchymiste. Quant à une voix au conseil de régence, je lui en ai déjà offerte une. S’il désire tant qu’Alcyne siège, qu’il exige des concessions de ceux qui ont ruiné cette péninsule, ceux qui s’y sont attaqués, qui l’ont ravagée par l’épée. Je suis conciliant, sire, pas fou au point de foncer droit vers la catastrophe. Le ressentiment qu’ont les seigneurs de la cour et du sud en général à l’égard du couple du Médian est indescriptible et je n’aborde ni le cas des diantrais, ni de ceux qui dans les terres royales continuent de bêcher au service de seigneurs qu’ils méprisent. Servir la paix et le Royaume, ce n’est pas cracher sur la souffrance de son peuple au nom d’un semblant d’unité qui ne tiendrait pas un mois avant que n’éclate une nouvelle guerre civile.

Mais comme je l’ai dit, il ne s’agit pas de moi mais du Royaume… »

Tu cessas de parler quelques secondes, tapotant du doigt l’accoudoir du trône. Reconnaître Alcyne, ç’aurait été bafouer tous ces seigneurs fidèles, ces chevaliers morts au combat, surpris par la ruse d’un adversaire trop lâche pour attaquer à visage découvert. Non…Non. Dans l’état, la proposition n’était pas folle, elle était insultante. Le sire de Lénique eut mieux fait de te cracher au visage au lieu d’enrober sa proposition d’un miel rance et amer. Tu voulais bien croire que l’intérêt du Royaume nécessitait de changer, de lâcher du lest, de renoncer à ta fierté de Chancelier et de voir plus loin mais ainsi…c’était trop, une tentative vaguement dissimulée qu’avaient trouvés Blanche et Godfroy pour justifier leur mainmise sur le trône. Tu pouvais au moins leur attribuer ce mérite d’être plus diplomates que ce sénile patriarche dont la gloutonnerie poussait déjà la putréfaction.

« Si vraiment vous croyez que l’intérêt du Royaume passe par Alcyne, il ne passera pas par sa mère. Si vraiment vous désirez qu’Alcyne siège sur le trône, alors il faudra que sa Duchesse de mère renonce à Chrystabel et Esteria et les rende au seigneur d’Erac, cet Harold lésé, torturé, humilié au nom de sa fidélité au Roy. Il faudra qu’elle renonce à Scylla, cette terre qu’elle réclame injustement et qu’elle croyait apparaître dans son lit une fois la victoire consommée par son époux. Et venons-en à son époux. Puisque je doute fort qu’il accepte d’être jugé pour ses crimes odieux, pour lesquels il mériterait au moins la mort, qu’il renonce à siéger au conseil des pairs, qu’il demande publiquement pardon au Roy et au conseil des pairs pour le mal qu’il a causé, les familles déchirées, les vies enterrées au nom seul de son orgueil. Que les deux seigneurs offrent digne compensation aux seigneurs qu’ils ont expulsés et remplacés par des fantoches qu’il serait bien difficile de déloger. Quant à la dame du Val, qu’elle renonce à la régence qui lui incomberait et brûlerait de rage la cour entière – régence qui sera assumée par un seigneur du nord en gage de réconciliation. Si vraiment vous dites que Godfroy tient l’intérêt du Royaume à cœur, je doute qu’il refuse cette proposition et s’il venait à la refuser, c’est alors qu’autre chose le motive à conclure cette paix. »

Tu savais déjà sans qu’il ouvre la bouche quelle serait la réponse de l’émissaire. Les seigneurs du Nord avaient cette désagréable manie d’exiger qu’on leur fît faveurs et sacrifices en l’échange de leur promesse d’être courtois. Tu connaissais aussi assez la Dame du Val pour savoir qu’elle ne consentirait jamais à lâcher de ses serres des terres injustement acquises ni de renoncer au trône pour lequel elle avait si rudement attendu. En d’autres termes, tout était voué à l’échec, l’ambition des uns ne se satisfaisant pas de la faim des autres – tout, la paix, les négociations, cette idée utopique de revoir une Péninsule unifiée par autre chose que les chaînes et la peur. Tout ? Peut-être pas, justement.

« Il y aurait bien une autre solution »

L’idée d’une dyarchie ne t’étonna pas, au contraire. Tu te souvins que Merval dans ses anciennes années, connut une longue période durant laquelle régnèrent côte à côte deux princes, l’un issu de la prime lignée de Clavel, l’autre tiré parmi le reste des nombreux princes qui se partageaient le Val. Ainsi les loyalistes se contentaient de l’un, les opportunistes de l’autre – paix fragile qui dura près de trois siècles quand un des deux rois assassina son frère et s’empara de son trône. Si la jalousie fraternelle ne s’en était pas mêlée, l’histoire de Merval aurait bien probablement été différente. Ce fut alors que l’idée te revint naturellement, elle qui resta enfouie dans la vase de ton esprit depuis qu’Arsinoé sortit de sa dolente léthargie. Si Godfroy et ses compagnons désiraient vraiment la justice et l’unité ils ne pourraient y refuser – car il n’y avait pas plus juste et plus consensuelle solution que celle-ci. Te levant, parcourant la salle de long en large, tu enchaînas.

« Comme les seigneurs du Médian crieraient à l’injustice et ceux du Sud à l’insulte, sans compter ceux du Nord et de Langecin qui se sentiraient encore plus oubliés des affaires du Royaume, il est évident qu’Alcyne ne mènerait à rien. Votre seigneur désire l’unité, dites-vous ? Et le Médian désire la justice quant à ses pseudos-prétentions ? Le Langecin désire une voix, Serramire et Odélian aussi ? Eh bien pourquoi ne pas la leur donner, justement ? »

Le Lénicien restait silencieux.

« Vous ne voyez donc pas ? Je désire convoquer un conclave rassemblant tous les pairs du Royaume. Ils se tiendraient en une terre neutre et décideraient, comme aux temps d’autrefois, qui régnerait aux côtés de Bohémond. Celui-ci serait le tenant de la royauté éternelle et spirituelle, l’autre défendrait la terre et les armes. Cela fait déjà longtemps que j’y réfléchis et si Arsinoé ne s’était pas réveillée de son deuil, c’est sans doute ce que j’aurais fait, évitant par-là bon nombre d’atrocités. En leur donnant à chacun une voix, aucun des seigneurs ne pourrait crier à l’injustice ou à la tyrannie. En élisant ce Roi parmi leurs pairs, aucun ne crierait à l’humiliation de voir siéger quelqu’un qu’ils jugeraient indigne. Les partisans de Bohémond –et ils sont nombreux- seraient ainsi apaisés quant aux autres, ils n’auraient aucune raison de se soulever.

Tous les pairs : que ce soit la duchesse Méliane ou le marquis d’Odélian, le baron de Sgarde comme celui d’Alonna – tous ils seraient attendus, tous ils voteraient jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit élu à la majorité. Quant à moi, qui ne suis point pair de ce Royaume, je me contenterai de m’assurer que l’élection soit tenue selon les lois du Royaume, lois anciennes certes mais irrévoquées. La plupart sont encore enfouies dans d’anciens codex mais j’ai commencé à les déterrer. Il y a bien assez d’un enfant sur le trône, assez d’un conseil sans en imposer un second. Comme je l’ai promis, le seigneur de Saint Aimé trouverait sa place au conseil de régence, attendu qu’il ne soit pas élu par ses pairs quant aux places vacantes du conseil, elles seront comblées par d’autres choisis pour leurs vertus et leurs compétences. Je n’aurai pas besoin d’attendre l’assentiment de qui que ce soit pour prendre cette décision – elle relève du bon sens et de la justice que tant réclament car je ne connais aucun seigneur qui refuserait l’opportunité d’élire son Roi et la possibilité, conséquente, d’être élu.

Vous parlez d’une réunion des légitimes autour d’une table ? Eh bien la voilà votre réunion : le Conclave ; la voilà votre table : la Loi. Cela est bien plus juste à l’égard de tous ces seigneurs éloignés de Diantra que de leur imposer une Reine, qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne veulent apparemment pas, puisque vous êtes le premier à exprimer ce vœu. Si c’est l’unité, l’honnêteté et la justice que vous voulez, il n’y a aucune raison que vous refusiez. »

Il faudrait évidemment régler la question du seigneur de Velteroc jugé traître et félon et condamné aux pires supplices pour ses méfaits et celle de l’Anozsia dont la capture du Roy trouva écho jusque dans les marquisats du Nord, non sans provoquer l’émotion de ceux qui, sans être attachés à Bohémond l’étaient à sa figure. Il restait aussi le lieu – Diantra ne pouvant à peine recevoir une délégation de quelques seigneurs ne trouverait pas de place pour tous ces seigneurs. C’est là que la neutralité de Merval trouvait tout son sens et rejoignait ton office de Gardien du Royaume et de Grand Chancelier. Partisan de rien en dehors de la Couronne, tu n’imposerais aucune contrainte puisqu’il n’y avait personne en péninsule qui reçoive ton suffrage. Tu comprenais enfin cette claire et brève vision qui te saisit plus tôt, et l’homme qui siégeait à la droite de Bohémond, et ton embrasement une fois que fut scellée la proclamation. Peut-être était-elle là, ta mission ? Peut-être n’avais-tu reçu la garde du Grand Sceau Royal que pour cet acte précis ? Alors toute ta vie serait consommée. Alors tu serais devenue une pure offrande d’encens à la gloire du Royaume seul, à la gloire de la Couronne, du Globe et de l’Epée ; serviteur humilié tu t’embraserais dans la félicité du devoir accompli, d’une vie qui ne soit pas offerte en vain. Une vie si achevée que la mort n’aura plus d’emprise sur toi, qu’elle ne t’apparaîtra plus comme le profond néant qui glace les hommes. Tu ne la fuiras plus, aussi elle t’embrassera avec douceur, t’élevant dans le séjour des bienheureux qui ne meurent pas surpris mais en paix.

« Cela est, poursuivis-tu, si vous désirez vraiment la paix… »
Paix…c’est tout ce que tu désirais, au fond.
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