La silhouette du Baron de Nelen se détachait sur les quais, avançant sur le ponton de bois avec morne, mais toujours au pas. A sa droite et à sa gauche, deux haies d’honneur s’étaient formées avec les défenseurs du port de Sharas. Tous auraient sûrement voulu capturer le chef de l’expédition qui bloquait le port d’Olysséa, mais le gouverneur de la ville, après avoir reçu des ordres, avait décidé d’une trêve pour que le corps du défunt Duc de Langehack soit rapatrié chez lui. Ce serait à Enrico que reviendrait la lourde tâche d’escorter le cadavre vers son lieu de dernier repos. C’est avec les yeux plissés et les traits marqués qu’il arriva face à la dépouille, recouverte d’un drap blanc, et couchée sur une civière d’or.
Le Baron Sigvald d'Olysséa, s'étant déplacé spécialement, lui donna alors une lettre. Enrico fit un léger salut de la tête, avant de la récupérer. Elle était cachetée. Du sceau de son suzerain. Ou… ancien suzerain ? Rien que l’idée lui faisait remonter de la bile dans l’estomac. Après avoir entendu la nouvelle, il se souvenait avoir vu trembler ses membres, et avait senti les larmes lui monter aux yeux. Il avait été pris de vertige, et avait commencé à se poser mille questions. S’il avait ramé plus vite, aurait-il attrapé les vaisseaux du Marquis ? Et s’il avait opéré un débarquement tactique sur la côte, prenant soin de bloquer le port avec seulement les navires royaux, cela aurait-il marché ? Aurait-il pu envoyer Marco et un petit groupe trié sur le volet pour aller libérer Oschide ? Tant de questions le torturaient, et si peu de réponses à appliquer sur ses nouvelles plaies…
De façon presque austère, il salua le Baron adverse.
« Je vous suis reconnaissant pour votre intégrité et votre conduite honorable. Sachez que ce ne sera pas oublié, le jour de la victoire. Malgré tout, c’est la guerre. Les opérations continuent. »Les défenseurs s’en doutaient, c’était logique. Et pourtant, Enrico avait comme une furieuse envie d’arrêter les frais. Après quelques secondes, il fit signe à quelques hommes du Langecin de venir porter le brancard doré. Quatre hommes s’avancèrent depuis le ponton, pour venir prendre l’enveloppe vide de leur suzerain.
L’air marin soufflait sur la dépouille, mais le drap blanc était bien fixé. Il ballotait au vent, sans jamais s’envoler, tel un drapeau sur la tête de mât. Les hommes avançaient en silence, la mine amoindrie. Devant, Enrico ouvrait la marche, et seuls les sons de sa jambe de bois contre le ponton, et le roulis incessant mais régulier des vagues, venait rythmer le silence de la procession. C’était sobre. C’était chaste. Et sur le lit d’or, un grand homme reposait à jamais. Un Dragon flottait au-dessus de leurs têtes, entre terre et mer, sous un voile immaculé, prêt à rentrer chez lui.
Une fois sur la fuste les ramenant vers une plus grosse galère, Enrico regarda la lettre qu’il avait en main. Il voulut l’ouvrir, lorsque son aide de camp mit la main sur son épaule.
« Votre Honneur, vous devriez sûrement attendre d’être sur le navire. »Ils remontèrent sur une galée. Le navire était plus petit, et il servirait à ramener la dépouille du Duc auprès des siens. A bord, un prêtre de Tyra, aux airs lugubres et au teint cireux, regarda le drap.
« Le corps est déjà préparé, je suppose ? »Enrico acquiesça.
« Le Marquis s’en serait occupé. J’en doute néanmoins, je ne crois pas les lâches qui brisent les lois de la guerre. Vérifiez. »Le serviteur de la Voilée acquiesça, et demanda aux marins de porter le corps dans un lieu isolé. Dès que le Dragon disparut de la vue d’Enrico, ce dernier eut un haut-le-cœur. Il s’appuya contre le mât, une autre main contre son bassin. Son frère Albano rappliqua très vite.
« Rico ? Tout va bien ? »Il regarda son petit frère.
« Tu n’es pas sur le navire amiral ? »
« J’ai décidé de venir voir comment tu allais… et de savoir pourquoi tu me laisses le commandement. Je ne suis pas aussi qualifié que toi ! »L’ancien amiral posa une main sur l’épaule d’Albano.
« Tu en es plus que capable. Lorsque nous discutions stratégie, tu te montrais vif et intéressé. Au même titre que Piezarre pouvait prendre Nelen, tu peux faire plier Sharas. Je t’ai enseigné l’essentiel. A toi de découvrir le reste sur le terrain. Et entoure-toi toujours d’hommes d’expérience. »Le cadet voulut répondre, mais à la place, il finit par acquiescer, ne pouvant qu’obéir. Il dit tout de même :
« Je dois t’avouer que je suis excité de pouvoir faire ça… »Enrico sourit faiblement.
« Fais attention à Amderran. Il discutera ton autorité, c’est une vraie vipère. Et une vipère jalouse et arrogante. Caresse-le dans le sens des écailles. »Albano sourit à son tour. Ils firent leurs adieux dans une grande étreinte fraternelle. Puis, le nouveau chef de l’expédition reprit sa barque, pour retourner sur le navire amiral. Le sourire factice d’Enrico s’estompa alors, et, lettre en main, il se dirigea vers sa cabine, où le cachet de cire serait rompu. Il prit la direction de la poupe, laquelle abritait ses maigres quartiers. Une fois entré à l’intérieur, il referma la porte derrière lui. Ses épaules se relâchèrent, et il se permit à soupirer, l’air las. Depuis qu’il avait appris la nouvelle, la hantise de l’échec l’avait tenu éveillé. Il ne dormait plus comme avant. Son esprit était obnubilé par ce qu’il se serait passé, s’il avait réussi plutôt qu’échoué.
Le cachet de cire ne fit pas long feu. Une fois brisé, Enrico déplia la lettre, afin de la lire. Ses yeux parcoururent les dernières lignes écrites de la main d’Oschide lui-même. Et au fur et à mesure que son regard descendait le long du papier, de fines larmes parvenaient à passer outre les paupières du Baron. Il sentit ses jambes se dérober, et glissa contre le bois de la porte, pour finir assis contre elle, toujours en lisant la lettre. Et alors qu’il lisait les derniers mots qu’eut jamais couchés sur papier son ancien suzerain, une larme tomba juste à côté de la signature. Suivie d’une deuxième, à mesure qu’Enrico ne pouvait plus les contenir. La forteresse de ses sentiments explosa. Il lâcha la lettre, et se mit à sangloter, le dos arqué, le visage dans les mains. Un sentiment de rage l’envahit soudain, et sa tête heurta le bois de la porte, lui arrachant un grognement de rage, ses mains quittant son visage pour se crisper dans les airs.
Puis les sanglots reprirent. Plus contrôlés. Plus mesurés. Peu habitué à se laisser ainsi aller, Enrico ressentit de la honte. Son regard rougi et humide se posa sur la lettre, qui gisait à terre, comme l’avait fait la dépouille de son défunt Duc. La voix émue, le Baron s’adressa au papier.
« Pardonnez-moi… Pardonnez-moi de ne pas avoir pu vous sauver… De ne pas être arrivé à temps… Je ne saurais me laver un jour de cet échec, de cette erreur. J’étais votre vassal… et je n’étais pas là lorsque vous avez eu le plus besoin de moi… Que les dieux me foudroient pour mes fautes ! »Il frappa du coude contre les pauvres gonds. Il ne sentait plus vraiment la douleur, et n’en avait plus grand-chose à faire. Il se sentait juste extrêmement las. Un silence s’installa doucement, durant lequel Enrico repensa à tout ce que lui et son suzerain avaient partagé. Les moments de peine comme de joie. La fameuse beuverie diantraise, et ce moment mythique où ils avaient scellé le destin de Langehack. Une dernière fois, les yeux d’Enrico se concentrèrent sur la lettre gisante. Sa main se posa contre elle.
« Je jure solennellement être l’instrument de la paix… De votre paix. Je ne connaîtrai le repos que lorsque le Royaume des Hommes ne sera plus déchiré par les horribles guerres civiles qui le secouent depuis maintenant trop longtemps. Je le ferai pour vous… Mon Duc… »Une larme perla à nouveau sur sa joue.
« Mon ami… »