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 Les derniers [Aymeric]

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Roderik de Wenden
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MessageSujet: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeMar 8 Nov 2016 - 16:42


Thème musical:


Neuvième année du onzième cycle
Cinquième ennéade de Favriüs
Le neuvième jour...



Le brasero répandait une douce chaleur dans la pièce. Le crépitement des braises avait quelque chose d'apaisant, et la douce odeur du bois brûlé se mêlant à celle des fleurs odorantes des corbeilles achevait de donner à ce lieu une certaine sérénité. Silencieux, le cul posé sur un banc de bois et les coudes sur la table, encore vêtu de vêtements de voyage, Roderik épluchait une pomme avec la lame aiguisée de son tranchoir.

Il était arrivé le matin-même dans la cité ethernane et était parvenu à réquisitionner une taverne. C'était une petite gargote sans grande prétention, toute construite en bois et en torchis, avec une longue salle et une seule chambre, celle du tenancier, car les voyageurs dormaient d'ordinaire à même le sol ; cette fois cependant on avait foutu les voyageurs dehors sans cérémonie et réquisitionné la chambre pour le comte en offrant au tenancier une raisonnable compensation. En-dehors de ceux qui constituaient son escorte, Roderik n'aimait pas loger avec des pouilleux. Leur odeur le dérangeait.

Roderik arrivait juste à temps pour les noces, lui avait-on dit, lesquelles devaient avoir lieu le lendemain ; on ignorait, bien sûr, qu'assister aux noces n'était pas son principal souci ; il n'en faisait en fait que le prétexte de sa venue. Il était venu voir un homme qu'il ne pouvait pas aller visiter au grand jour, au risque d'attirer les soupçons de son suzerain Godfroy de Saint-Aimé : l'autre homme fort des marches du Nord, le marquis de Serramire, Aymeric de Brochant. Le mariage de plusieurs familles vassales du marquis fournissait l'occasion rêvé d'une rencontre discrète, et nul ne soupçonnerait les desseins secrets du comte d'Arétria, qui passerait seulement pour honorer poliment de sa présence un heureux événement.

Jugeant sage de ne point perdre de temps, c'est aussitôt installé que Roderik s'était empressé de faire parvenir au marquis une missive aussi secrète que laconique, sollicitant un entretien le plus tôt possible.


Roderik de Wenden a écrit:
A l'intention du marquis de Serramire, Aymeric de Brochant

Seigneur marquis,

Voilà quelque temps que je guette l'occasion de vous solliciter pour une rencontre informelle. Notre présence au même moment à Etherna me paraît l'occasion idéale. Je vous sais homme d'honneur, attentif aux problèmes du royaume, et je crois pouvoir trouver en vous une oreille attentive.

Je loge actuellement à l'auberge du Cul Qui Brille, et j'y attendrai de vos nouvelles.

Votre bien-dévoué ami,
Roderik de Wenden, comte d'Arétria, seigneur de Wenden
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Aymeric de Brochant
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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeMar 15 Nov 2016 - 12:25

« Roderik ? J'ignorais qu'il fut ici. Jaljen, ma pelisse! » Il n'en avait guère fallu plus au marquis pour se décider. Durant la campagne oesgardienne, Aymeric avait nourri une certaine estime pour le seigneur de Wenden ; à la fin de la guerre, cette estime s'était muée en une amitié véritable. Le marquis de Serramire avait trouvé en l'arétan un homme d'une nature semblable, dont il appréciait la compagnie. Lorsque des noces avortées à Sainte-Berthilde, n'avoir pu s'entretenir avec cet ami demeurait un des regrets principaux du marquis.

Ainsi, c'était non sans joie que notre héros s'était élancé hors les murs du château ethernien, suivi d'une mince coterie, en direction du bourg. Cela faisait plus d'un mois qu'il n'avait vu Roderik, désormais comte d'Arétria - plus depuis que ce dernier avait remporté le tournoi à Serramire. Pourtant, la joie du marquis s'effaça bien vite, quand distraitement un de ses familiers se hasarda à demander la raison de l'entrevue. Alors qu'il s'apprêtait à répondre, Aymeric, soudainement, ravala ses mots.

En effet, depuis leurs premières entrevues, sur les champs de bataille oesgardiens, de l'eau avait coulé sous les ponts. S'il s'était borné à féliciter gaillardement son voisin lors de sa victoire au tournoi, Aymeric n'avait pas en effet oublié que l'homme était devenu comte. Si à l'époque, la chose, entrecoupée par les discussions gaillarde, avait été l'objet de réjouissance, elle devenait aujourd'hui à l'origine d'une gêne.

Cette gêne avait un nom, et plus précisément, des titres de noblesse dans le Berthildois. De par ses actes toujours plus fantasques, du suspicieux à l'inquiétant, Godfroy de Saint-Aimé, que l'on surnommait à juste titre l'Effroyable, avait, voila deux mois, semé plus d'un doute en Péninsule, quant à ses intentions. On le savait retors, on l'avait découvert vindicatif. On le soupçonnait mauvais - après tout, un surnom pareil ne s’acquérait par en bondieuseries - et on l'avait aperçu cruel jusqu'à l'insanité.

Ainsi, le trouble d'Aymeric n'était pas dû à son ami, mais aux relations qu'entretenait ce dernier avec le seigneur le plus sulfureux du Nord péninsulaire. Roderik partageait-il les vues de son maître quant au Royaume ? Quelques échos étaient parvenus aux oreilles du marquis, quant aux menées du Chancelier dans le Berthildois, et les réponses ambiguës que les vassaux locaux y avaient apportées. Cependant, il lui demeurait encore impossible de séparer le bon grain de l'ivraie.

C'est donc guidé par ce but nouveau que le marquis pénétra dans la gargote, bien décider à apprendre si, au nom de l'hommage, il lui faudrait désormais considérer son ami comme un séditieux. Il n'en montra du reste guère signe, quand, en apercevant le compte d'Arétria, Aymeric leva bien haut les bras et vint aborder l'homme par une franche accolade. « Je suis mon cher ami, très heureux de vous voir! », lança-t-il, affable.

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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeMar 15 Nov 2016 - 14:04


Les retrouvailles furent franchement amicales, ce qui rassura autant Roderik qu'il en fut surpris. C'est qu'en dépit de la cordialité qui avait toujours régi les rapports entre les deux hommes, le marquis de Serramire restait un personnage difficile à cerner. Aimable, courtois, il s'était toujours montré disponible chaque fois que Roderik avait souhaité le rencontrer, même avant qu'il ne devienne comte ; et pour ne pas déroger à la règle, voilà que le marquis, à peine informé de la présence de son voisin arétan, débarquait tout de go à l'auberge où séjournait ce dernier. Cette apparente bonhomie vous donnait chaud au coeur et vous obligeait à apprécier l'homme ; aussi Roderik l'affectionnait sincèrement.
Pourtant, il n'oubliait jamais à qui il avait affaire : Aymeric de Brochant était non seulement le marquis de Serramire, l'un des rares hommes qui ne devait hommage qu'au roi ; mais il était surtout celui qui avait réussi à démêler le fil de vieilles querelles qui avaient longtemps opposé son pays à ses vassaux historiques, Alonna et l'Oësgardie ; Aymeric avait su mettre fin à leurs velléités d'indépendance et les avait fait rentrer dans le rang en maniant la diplomatie plus finement que le glaive. Il avait su solutionner cette situation merdique en se servant d'un péril pour en combattre un autre : l'invasion drow d'Oësgardie ? Quel meilleur moyen pour obliger les vassaux séditieux à composer avec lui, le seul à pouvoir les sortir du pétrin ! Jérôme de Clairssac, un vassal remuant aux ambitions troubles ? Faisons-en le légat du marquis en Oësgardie, afin qu'il cristallise contre lui seul toutes les rancœurs des nobles locaux ! Parce qu'on n'arrive pas à un tel résultat sans être capable d'intelligence, de prudence et de calcul, Roderik savait qu'il devait garder l’œil ouvert ; on ne savait jamais ce que le serramirois avait en tête.
Il allait pourtant essayer de le deviner.

« Le plaisir est pour moi », répondit-il alors que le marquis, majestueux et droit dans ses bottes, le rejoignait au milieu de l'auberge et lui donnait l'accolade ; et Roderik esquissa un sourire qui pour une fois était sincère. « Il est bon de revoir un visage amical, et je suis flatté que vous ayez quitté le confort du château pour celui de mon modeste toit. » Sa bonne humeur retrouvée, le comte se risqua même à faire une plaisanterie : « Mais avouez donc, mon ami, je ne suis pas dupe : c'est pour fuir la compagnie des Clairssac que vous m'avez rejoint si vite ! » Puis, reprenant un ton autoritaire, lança à l'attention de ses valets : « Qu'on apporte une chaise pour le marquis ! » La maison se mit aussitôt en branle, et pendant que certains s'affairaient tardivement à mettre un coup de propre au logis, on remplaça le banc de bois pour... des chaises en bois, procédant avec les moyens du bord, et la petite table fut garnie à la hâte d'un pichet de vin de provenance douteuse et de coupes en bois de noyer. « Pardonnez le confort rudimentaire », s'excusa Roderik auprès de son invité, « mon voyage a été quelque peu... improvisé. »
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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeVen 18 Nov 2016 - 12:46

En un tour de main, ce qui aurait pu s'apparenter à une conspiration s'était mué en un diner potache. On avait servi un vin râpeux, trinqué, dégluti non sans peine, et fait comme si la chose n'avait été incommodante. N'était-on pas entre amis ? Là, que sont quelques gorgées de piquettes ethernienne, lorsque l'on est en bonne compagnie ? La compagnie, cependant, n'était pas celle que le Cul qui brille avait l'habitude de servir, et l'apparente bonhommie que servait le marquis à son hôte, si elle était mue par des raisons véritables, n'en était pas moins factice.

Se mettant au diapason du comte, Aymeric n'affectait en effet la jovialité que par convenance. Son affection pour l'arétan s'affranchissait aisément des effusions d'amabilités ; les convenances, elles, auraient jugé suspect qu'on demeure glacial avec celui que l'on nommait son bon ami. Aussi, le marquis tâchait de conforter son hôte par une jovialité de façade.

Elle lui était d'autant plus nécessaire que derrière l'heur des retrouvailles, Aymeric avait décelé chez son compère une certaine gêne. Il n'avait pas oublié le billet, lourd de sens, à l'origine de la rencontre, et les derniers mots de Roderik trahirent à nouveau une certaine appréhension. Si le marquis avait aisément soupçonné l'existence de celle-ci, il en ignorait toutefois la nature. Pour autant, il lui semblait bien inconvenant de s'en enquérir présentement. Aussi vrai que la curiosité le taraudait grandement, Aymeric ne pouvait, au risque de passer pour un indiscret ou un fâcheux, aborder le sujet le premier. Il lui était d'autant plus crucial de faire montre de désintérêt pour cela, tant et plus que depuis la guerre, le marquis avait fait montre d'un dédain supérieur pour la chose politique. Si naturellement, d'aucuns n'avaient pas été dupes, il aurait été fol d'assumer ouvertement son goût pour l'intrigue, après s'être présenté en véritable ascète de la cabale.

C'est donc tout naturellement qu'Aymeric aborda, sous couvert de gaillardise, un autre sujet, qu'il savait assez épineux pour dissuader son interlocuteur de s'étendre trop longtemps en bonhommies, et attaquer véritablement le plat de résistance : « Rassurez moi, cher ami, vous n'êtes pas venu ici pour enlever la mariée ? lança-t-il d'un ton goguenard, assorti d'une franche claque sur l'épaule. Vous n'ignorez par la rumeur, sur vous et la Lourmel... N'allez pas saboter un mariage qui me tient grandement à cœur! »

Tenté un instant d'éclater de rire, Aymeric se reprit - la chose eut sonné faux - et observa son interlocuteur. Il ignorait bien comment le comte allait réagir, tant il est vrai qu'aux yeux du marquis, les amourettes courtoises étaient devenues un loisir de jeunesse oisive - et le mariage, au delà de sa valeur politique, un poids désagréable mu uniquement par les éternelles exigences copulatoires. Quand bien même le comte n'eut aucun attachement pour son amante, c'était en outre un moyen de lui montrer à quel point Aymeric avait laissé trainé des oreilles de par son pays, car de rumeur, en vérité, il n'en était guère plus qu'un chuintement presque inaudible. Dans tous les cas, le marquis espérait que sa gaudriole urgerait son compère à changer de sujet.

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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeVen 18 Nov 2016 - 14:54


Il s'en fallut de peu pour que Roderik, qui dégustait à ce moment-là une gorgée de piquette, ne s'étouffe et crache tout, inondant au passage le respectable visage du marquis. Malgré lui il sentit ses mains trembler, alors que son visage s'empourprait sous l'effet d'une culpabilité qu'il tentait vainement de dissimuler. Comment le marquis connaissait-il ce détail ? Roderik avait toujours cru être assez discret ; mais en y réfléchissant bien, il avait parfois sacrément manqué de subtilité dans ses manières d'approcher la dame de Lourmel. Merde, il sait. Il était idiot, il aurait dû s'en douter. Il était bien normal qu'un homme aussi précautionneux que le marquis se renseigne sur la femme qui, jadis, avait occupé son trône avant d'abdiquer. Subitement, il se demanda si Aymeric comptait se servir de cela pour lui nuire, ou plutôt pour nuire à Maélyne ; cela renforça considérablement ses inquiétudes, au point qu'il regrettait déjà d'avoir organisé ce tête-à-tête avec lui.

« Je... eh bien... »

La claque de bonhomme qu'Aymeric lui flanqua à l'épaule dissipa partiellement sa gêne, Roderik n'ayant pas le temps de se demander si ce geste était, lui aussi, calculé. Allons, il te taquine, comme le ferait un ami. Peut-être se fiche-t-il complètement de cette histoire. Maélyne, après tout, n'était pas de la maison de Brochant, et si elle avait mis en jeu son honneur avec Roderik, ce n'était pas Aymeric qui pouvait se prétendre insulté. Se forçant lui-même à croire à cette explication rassurante, il put enfin répondre, plus détendu : « Allons, je... ne mettrais pas en péril l'affection que me porte ma propre épouse », et il sourit pour paraître plus convaincant, sans succès. « C'est vrai que j'ai eu de l'intérêt pour la dame de Lourmel, je ne le nie pas, mais ça n'a jamais dépassé les limites de ce que l'honneur autorise », mentit-il, avant de se noyer dans sa coupe pour mieux cacher son embarras. Puis, parce qu'il n'avait pas envie que son bougre d'ami de marquis n'en vienne à le cuisiner plus avant sur le sujet, il passa résolument du coq à l'âne : « Une question me turlupine, mon ami, et permettez-moi de m'en ouvrir à vous librement, puisque nous sommes entre nous. N'êtes-vous pas agacé de voir des traîtres notoires se pavaner librement aux noces de vos propres vassaux ? J'ai entendu dire que la duchesse de Langehack et la baronne de Hautval figuraient parmi les invités. J'ose espérer qu'ils aient la décence de ne pas venir, mais avec ces gens-là, la décence est un bien grand mot... »
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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeSam 3 Déc 2016 - 17:34

Satisfait un instant de sa boutade, Aymeric écouta d'un air paterne les dénégations du comte. Il n'ouvrit réellement ses oreilles seulement que ce dernier en vint à commenter l'entourage des mariés. Quoiqu'en apparence, la discussion fut restée triviale, sa nature venait de changer subtilement. Du potache, on glissait vers le commérage, du commérage, vers l'intrigue. C'est cette lente translation que le marquis recherchait, pourtant, il fit mine de ne pas y toucher, restant vague :

« Qui suis-je pour juger l'honneur de ces gens-là, Roderik ? Il est bien malaisé aujourd'hui d'établir lesquels d'entre nous, seigneurs de la Péninsules, sommes dans le droit chemin, en vérité. » Il avait lancé cela d'un ton las, comme si la chose ne l'intéressait guère. Pour autant, eut-il dû se prononcer, la réponse aurait été des plus cinglantes, puisqu'Aymeric estimait que seul sa propre personne (et quelques rares élus) était encore dotée d'honneur. « N'êtes pas vous même au service d'un homme qui a rejeté Sa Majesté, et qui fait honte à la chevalerie toute entière ? »

Tandis qu'un ange passait, le marquis se surprit à douter ; ses dernières paroles, assurément provocantes, courrouceraient-elles le comte ? S'il était résolu à jauger son commensal, Aymeric ne désirait pour autant s'attirer son inimité. Afin d'atténuer la force de sa charge, il reprit alors son ton bonhomme : « Sachez cela, bon ami : si la fidélité m'est sacrée, les lois de l'hospitalité aussi me sont chère. Peut-être s'agit-il de couardise, mais je préfère laisser ma porte ouverte, plutôt qu'on ne préfère s'y présenter en armes. »

À mesure qu'il énonçait ces mots, Aymeric se rendit compte du ridicule de sa pruderie. Il prêchait l'hospitalité œcuménique, quand son voisin berthildois avait séquestré son supposé allié. L'esprit chevaleresque de Roderik - nuancé par son extraction arétane - l'avait-il mené à conspuer son maître, après ses forfaits ? Nenni! Aussi, pour quelle raison le marquis devait-il se montrer si policé ? « J'ignore si ma faiblesse me dicte ces paroles, mais préfère cela à l'embastillement des damoiselles et des plénipotentiaires. » L'attaque n'était nullement masquée, mais après tout, si Roderik était bel et bien son ami, ne lui devait-il pas la franchise ?

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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeLun 5 Déc 2016 - 9:37


Voilà qui s'appelait se faire gentiment à sa place ; et Roderik se morigéna intérieurement pour avoir abordé la question avec si peu de tact. C'est que, déstabilisé par la taquinerie du marquis, il s'était hâté de changer de sujet et ses mots, sans doute, avaient sonné de façon un peu trop abrupte. Qui était-il au juste pour aller demander des comptes à cet homme ? Cette bourde était d'autant plus malavisée que le marquis était ce genre de type fort attaché à son honneur, Roderik le savait ; et, bien qu'il ne l'ait pas voulu, il venait de mettre en doute cet honneur. Aussi, bien que légèrement froissé par la réplique du marquis qui à son tour remettait en question sa propre vertu, Roderik prit soin de bien choisir ses mots.

« Je ne saurais vous donner tort, Aymeric. Pardonnez-moi si mes paroles ont déformé ma pensée. L'hospitalité est trop souvent bafouée de nos jours, et je devrais me féliciter de ce que des hommes comme vous continuent d'en défendre les principes. Je puis vous assurer que les derniers exploits de Messire de Saint-Aimé m'ont révolté tout comme vous. Oh, je ne verserai pas une larme sur le sort de ce parvenu d'Anoszia... mais sa mort a également entraîné dans sa chute celle de l'honneur de l'Atral... et je ne parle même pas de ce qu'il est advenu de la jeune fille. Sachez-le, Aymeric : je ne cautionne en rien ce qu'a fait ce méchant homme qu'on nomme si justement l'« Effroyable ». Quant à ses errements diplomatiques, ne doutez pas que j'ai fait de mon mieux pour l'entraîner vers une meilleure voie ; malheureusement, Godfroy de Saint-Aimé n'est pas le genre d'homme qui écoute les conseils. Il n'accorde de crédit qu'à ceux qui approuvent ses décisions sans discussion. »

Faisant machinalement tourner sa coupe de vin au bout de ses doigts, observant le liquide rougeâtre tourbillonner à l'intérieur, Roderik songea aux multiples revirements de Godfroy. Dès la première heure, Roderik avait voulu le dissuader de revendiquer la couronne pour lui-même, quand il restait des prétendants légitimes en vie ; certes, cette fois Godfroy s'était rangé à son avis, même si Roderik le suspectait d'avoir décidé cela de lui-même sans que ses conseils n'aient eu véritablement d'impact. Pendant un temps, il avait été satisfait de penser que Godfroy n'était pas un homme dépourvu d'honneur, parce qu'il cherchait à mettre la reine Alcyne sur le trône ; Roderik, alors, était encore persuadé que le roi Bohémond, le demi-frère d'Alcyne, était mort, ainsi que le répétait inlassablement Godfroy. Mais aujourd'hui, il n'y croyait plus et suspectait Godfroy d'avoir menti en toute connaissance de cause.
Et Aymeric, lui ? Qu'en pensait-il ? Quand il faisait référence à « Sa Majesté », visait-il Bohémond ? Et croyait-il, tout comme Roderik le pensait désormais, que l'enfant qui se trouvait dans le sud sous la tutelle protectrice de Cléophas d'Angleroy était bel et bien Bohémond ?

« Oui, vous avez raison, nous ne devons point nous abaisser à la vilenie. A la perfidie, vous auriez tort d'ajouter la perfidie. Pourtant... »

Roderik prit une profonde inspiration. Devait-il aller jusqu'au bout de sa pensée ? Oui, je le dois bien. Je n'ai pas manigancé cette rencontre, en m'obligeant au passage à assister à un mariage qui me facilite le transit plus sûrement qu'une grippe intestinale, pour renoncer maintenant à dire ce que je pense.

« Pourtant, quels que soient nos devoirs vis-à-vis de l'hospitalité, nous ne devrions pas nous priver de juger ces gens-là, seigneur marquis. Les gens du « Médian », et cette curieuse Ligue dont le seul projet semble être de pérenniser le pillage des domaines royaux... le Langecin qui n'a de cesse d'osciller d'un côté à l'autre dans l'attente de savoir qui sera vainqueur... oh, ajoutons-y Godfroy de Saint-Aimé si vous le souhaitez, marquis, mais ces gens-là ne sont pas comme vous et moi. Point n'est besoin de se placer sur un piédestal pour dénoncer leur infamie.
Je sais ce que l'on pense bien souvent des arétans. Nous ne sommes pas réputés pour fournir un bel exemple de ce que doit être la chevalerie, et notre pays n'a jamais été très attaché à l'idée du « royaume ». Moi-même, j'ai suivi le comte Anseric lorsqu'il tenta de se défaire de la tutelle berthildoise. Mais il est une chose qui a de la valeur à mes yeux, et qui s'appelle le serment. De la même façon que j'ai jadis suivi Anseric, qui était mon comte légitime, je dois aujourd'hui, étant moi-même comte, suivre le marquis de Sainte-Berthilde. Le marquis « légitime », j'entends. »


Loin d'être innocente, cette précision sur la « légitimité » du suzerain fut accompagnée d'un regard entendu, et un homme aussi avisé que l'était Aymeric de Brochant ne manquerait pas de saisir la nuance. Alors, soudain pris d'une verve poétique qu'inspirait son petit topo sur l'honneur arétan, il poursuivit sur sa lancée, et il y avait dans sa voix une espèce de ferveur qui parfois faisait trembler les syllabes :

« Récemment, un homme pour qui j'ai grande estime m'a expliqué ce qu'était selon lui le sens de la fidélité. Il m'expliquait que la fidélité n'était pas question d'honnêteté, de constance ni de cohérence. La fidélité est amour et folie tout à la fois. Celui qui est fidèle se moque des obstacles, des dangers : il sert et tient ses promesses quand bien même il doit y laisser la vie. Que son seigneur lui demande cinquante lances, cela ne doit pas l'empêcher d'aller au bout du monde pour en trouver vingt mille autres. » Il marqua une pause, plutôt satisfait d'avoir employé à si bon escient cette citation du Chancelier Cléophas. Et d'enchaîner, une fois que le marquis eut le temps de mûrir le concept : « je vous le demande, Aymeric, mon ami : qu'a fait Velteroc pour le royaume lorsqu'il embastilla son suzerain légitime le duc d'Erac ? Qu'a-t-il fait pour le royaume lorsqu'il abreuva Chrystabel du sang d'innocents dont le seul crime avait été la fidélité au roi ? Qu'a-t-il fait pour le royaume lorsque, en s'arrogeant des terres encore marquées par la barbarie de ses osts, il tenta d'arracher une couronne qui n'était pas la sienne ? Et qu'a fait Oschide d'Anoszia pour le royaume lorsque, simple capitaine d'ost royal en Oësgardie, il abandonna sa bannière pour déserter et s'en aller séduire, par quelque étrange sorcellerie, une duchesse langecine ? Qu'a-t-il fait ensuite lorsque, fort des troupes et de l'argent de son épouse, il prêta assistance au Boucher du Médian en espérant avoir sa part du butin royal ? Les gens comme eux sont du poison, Aymeric ; la fidélité leur est inconnue. Alors que nous... nous, nous avons guerroyé contre les drows, non pas seulement pour Oësgard, mais pour défendre tout un royaume d'un péril mortel. Non pas parce qu'il s'agit du rôle des marches du royaume, mais par fidélité ; nous avons donné notre sang pour tout le monde, et même les traîtres en ont tiré profit. Je ne suis pas Godfroy, Aymeric ; j'étais avec vous dans les murs d'Amblère. Et jamais, Aymeric, jamais nous ne devrions laisser entendre que nous ne valons pas mieux que ces gens-là. »
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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeLun 5 Déc 2016 - 21:04

Alors que Roderik assénait sa diatribe à son voisin, ce dernier commença à se figurer un peu mieux la raison de leur entrevue. Il était de plus en plus manifeste que le comte d'Arétria ne semblait pas à l'aise avec son suzerain - c'était peu dire. Qui ne l'eut été ? Pourtant, la chose était singulière ; car au travers des déboires vassaliques de Roderik, c'était la question de la royauté qui transpirait. Et pour cause! Aux yeux de certain, et tout particulièrement des soltariis, Godfroy usurpait les terres que Bohémond aurait du hériter de sa mère.

Si ce hiatus n'avait pas empêché pour autant le chancelier Cléophas de se rendre à Cantharel, il semblait en revanche troubler grandement le comte d'Arétria. Aymeric avait tenu ce dernier pour un homme de parole, et voila que le bon Roderik, qui avait juré serment à Godfroy, était surpris en train de conspirer à demi-mots contre son suzerain. Le comte attendait-il d'Aymeric qu'il le rejoigne dans sa cabale ?

C'est que le marquis se trouvait fort embarrassé devant cette profession de foi conspiratrice. Certes, il n'était guère ému des déboires de son voisin berthildois - après tout, pour que Serramire domine à nouveau le Nord, ne fallait-il pas que Sainte-Berthilde s'écrase ? Pour autant, l'homme demeurait quelque peu hésitant à rentrer tout de go dans la combine de l'arétan. « Prenez garde, Roderik. Lorsqu'un homme discoure sur sa vision de la fidélité, c'est qu'il s'apprête à trahir. » lança le marquis d'un air grave. C'était là ce qu'avaient fait, plusieurs mois auparavant, nombre de partis rebelles, sous les voûtes de Sainte-Deina : au nom de la paix, de l'unité, et pourquoi pas encore! de l'amour œcuménique, chacun des futurs ligards s'étaient trouvé une grande raison, belle et noble, pour justifier leur forfanterie.

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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeMer 7 Déc 2016 - 8:13


Le petit discours servi par Roderik avait vibré de l'exaltation du sentiment loyaliste ; mais en quelques mots bien choisis, la réserve d'Aymeric vint sérieusement atténuer sa flamme. L'éclat qui brillait dans les yeux du comte s'éteignit, et celui-ci parut soudain plus terre-à-terre, plus blasé ; et c'est sur un haussement d'épaules qu'il répliqua, sur un ton désenchanté :

« Voudriez-vous que je reste à ma place et me contente d'observer passivement Godfroy de Saint-Aimé déféquer sur l'honneur en éclaboussant le mien d'une mauvaise chiasse bien chaude, Aymeric ? Est-ce donc l'inaction que vous préconisez ? »

Cela, il peinait à le croire ; mais il avait le désagréable pressentiment de s'être trompé sur le compte du marquis de Serramire, et d'avoir un peu trop espéré de cette entrevue. Car si Aymeric cultivait les plus nobles idéaux, il était prudent ; le genre de prudence qui, probablement, le cantonnerait dans ses fiefs à surveiller de près les Falkenberg, les Clairssac et les Broissieux, et à regarder de loin les ennemis du roi poursuivre leurs forfaits. Dans un sens, Roderik pouvait comprendre ; il venait de lui révéler ses propres intentions belliqueuses contre Saint-Aimé, et la chose ne manquerait pas de raviver chez Aymeric la méfiance naturelle qu'un suzerain doit témoigner à ses grands vassaux. Le maître des marches de Serramire jouait son rôle : il défendait le royaume, mais ne semblait pas se soucier urgemment de savoir qui dirigerait ce même royaume. Du moins en apparence.

Si ce constat l'avait refroidi, Roderik n'était pas pour autant disposé à renoncer ; il voulait l'approbation du serramirois, et quand bien même l'homme refusait de se laisser convaincre, il essayerait jusqu'au bout. Il résolut alors de révéler ce qu'il n'avait encore révélé à personne ; que Tyra emporte sa prudence ! Il ne pourra pas dire qu'il ne savait pas.

« Je crains que, parfois, ne pas agir soit trahir. Car j'ai maintenant la certitude que Bohémond est en vie et que Godfroy de Saint-Aimé a usurpé son marquisat. Je l'ai vu à Merval ; j'ai vu le roi. Les rumeurs du sud disaient vrai. Alors dites-moi, Aymeric, dites-moi ce que vous feriez à ma place. »
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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeDim 11 Déc 2016 - 16:12

Les dernières paroles de Roderik arrachèrent un rictus à son interlocuteur. Aymeric, qui avait tenu autrefois le jeune seigneur de Wenden pour un homme intelligent, se surprenait à penser qu'il s'était trompé à son compte. Il avait avancé la trahison comme un repoussoir, gageant qu'en bon arétan, le comte fléchirait ; à l'inverse, ce dernier avait redoublé d'ardeur. Pire encore, faisant montre d'une foi de converti, l'homme avait revendiquer Bohémond comme son étendard.

Qu'un comte d'Arétria se fut rebellé contre son suzerain berthildois n'aurait guère choqué le marquis. Après tout, c'était là chose commune chez ces gens hâbleurs et boutefeux - l'exemple du goupil, trois ans plus tôt, ne le contredirait pas. Cependant, qu'un arétan se fut épris d'amour royaliste était là chose bien étrange. Cette adhésion suintait l'influence suderonne, et Aymeric ne put qu'éprouver du mépris envers de subit revirement. « Contrairement à vous, cher ami, ma fidélité envers le Roy n'a jamais failli, mentit-il d'un ton sans appel, cependant sachez cela : avant même que dame Arsinoé ne revienne d'Estrévent, Godfroy de Saint-Aimé était déjà pressenti au titre de marquis. Sans les intrigues de sa cousine auprès de Sa Cécité, il aurait reçu le fief, et peut-être ne serait-il pas devenu l'homme qui porte aujourd'hui le surnom d'Effroyable. »

Durant le grand tournoi donné par Trystan Phiiram, Saint-Aimé avait même été annoncé comme marquis, tandis que le Roy envoyait l’ignominieux régent Marcus d'Adoran en Serramire. Sans la cabale d'Emma de Sainte-Berthilde, dont tout laissait à penser qu'elle avait été l'amante du Roy, dans les couloirs de l'Arcanum, voila dix ans que le Berthildois aurait un marquis. La guerre de l'Atral n'aurait eu lieu, et le pays serait probablement resté fidèle à Diantra.

« Si la vie a fait de Saint-Aimé ce qu'il est, elle n'a pas changé sa naissance. Il est votre sire, Roderik, et vous lui devez fidélité. Mais puisque vous me demandez mon avis, voila ce que je vous conseillerais : gagnez donc le médian, et guerroyez pour reprendre Diantra aux ligards, ainsi que ses domaines. Je gage que le Roy, dont vous semblez désormais être le plus fervent partisan, préférait retrouver la ville de ses aïeux, et non celle que sa mère occupa si injustement. »

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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeDim 11 Déc 2016 - 17:14


L'enfoiré, pensa Roderik, et de désabusé son visage se fit de pierre ; car le marquis de Serramire, cet homme si avisé, cet homme que le comte estimait tant, cet homme qu'il tentait presque de prendre pour modèle tant il en jalousait les mérites, bref, cet homme-là était en train de le tourner en ridicule. Et Roderik le vivait d'autant plus mal que ridicule, il l'était, et il ne le savait que trop bien. Lui qui avait prit fait et cause pour le comte Anseric en s'opposant aux prétentions d'Arsinoé sur le Berthildois, voilà qu'il se battait maintenant au nom des droits de celle-ci. Et qui était-il, le comte d'Arétria, pour parler d'honneur quand il avait si platement offert le spectacle de son indignité lors de sa si laide victoire au tournoi de Serramire ?

Vexé, Roderik sentit ses joues s'empourprer, piquant un fard comme une pucelle surprise au bain par quelque pervers. Il soutint pourtant le regard d'Aymeric, mais le rictus de celui-ci ne faisait qu'attiser la colère sourde qui grondait au fond de lui.

« Peu me chaut que l'on ait promis jadis le Berthildois aux Saint-Aimé, Messire. C'est à Dame Emma que l'Aveugle confia le Berthildois, et si malheureuse qu'ait été sa décision, à l'image de bien d'autres d'ailleurs, c'était elle et non Godfroy qui fut élue par le roi. Que Bohémond accorde le titre à l'Effroyable s'il le souhaite, et je le reconnaîtrai pour suzerain ; mais Godfroy n'acceptera jamais l'enfant d'Arsinoé pour roi, et pour l'heure le Berthildois n'est pas sien. Voulez-vous vraiment rendre Diantra au roi, Aymeric ? Nous serons bien heureux d'avoir avec nous toutes les épées de l'Atral le jour où nous chasserons les Ligards de ses domaines. »
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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeMer 14 Déc 2016 - 21:59

Il n'était guère surprenant que Roderik campât sur ses positions ; après tout, l'opiniâtreté n'était elle pas l'apanage des arétans ? Après avoir si vertement tancé son suzerain, il semblait bien improbable que le comte d'Arétria convienne de simplement l'inciter à la soumission. L'homme venait de professer sa foi royaliste, jusqu'à l'excès peut-être, et il n'en démordrait guère.

Aymeric voulait-il dès lors informer l'arétan de ses vues politiques profondes ? De son attachement au Roy, si tant est que ce dernier demeure conscrit dans ses domaines au Sud de l'Avosne ? De son aversion pour le Chancelier, cette gouape qui tirait tous les honneurs pour avoir perdu au Roy ses fiefs, quand en Serramire, on en avait sauvegardé le Royaume ? Visiblement, le comte était tombé sous la coupe du mervallois, et attaquer ce dernier n'amènerait qu'à la brouille, déjà passablement consommée, entre les deux compères.

« Puisque je suis votre ami, je ne saurais m'opposer à vous si vous portiez les armes contre l'Effroyable. Toutefois, si c'est à cela que vous êtes résolu, demandez vous ceci : que serait le plus aisé à Godfroy ? Plier le genou devant la couronne, ou abandonner tout bien et tout titre ? Pour lequel se battrait-il jusqu'à la mort ? Et en outre, quel serait le plus profitable à notre sire ? Gagner un nouveau vassal prêt à combattre les ligards ? Ou que ses fidèles s'épuisent au Nord de l'Avosne pour une guerre qui ne lui rapporterait que des terres exsangues ? »

Il aurait pu en outre demander au comte ce que ce dernier pensait de la position de Serramire : comment verrait-on l'établissement cis-avosnien d'un nouveau fief royal, quand la noblesse locale avait tant souffert, depuis dix ans, des menées de Diantra. S'il avait voulu pousser l'interrogation, Aymeric eut certainement demandé à son commensal s'il pensait que le régent Aetius avait mené ses troupes jusqu'à Cantharel par seul bonté, et si le mariage entre le chevalier au Kerkand et l'héritière de Sainte-Berthilde et d'Olysséa n'avait été mu que par le plus pur amour entre ces deux-là. Peut-être aurait-il également disserté sur la relation entre la royauté et les féodaux, la propension naturelle de la première à étendre son emprise chaque jour un peu plus sur le royaume, et l'équilibre délicat entre la nécessité des seconds à lui résister, et son honneur à préserver.

« Réfléchissez à tout-cela, Roderik » déclara-t-il laconiquement, au moment où il prenait congé de l'homme.

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MessageSujet: Re: Les derniers [Aymeric]   Les derniers [Aymeric] I_icon_minitimeLun 19 Déc 2016 - 8:21


Les dents serrées, tapotant nerveusement du bout des doigts le bord de la table, Roderik regarda le marquis quitter l'auberge ; une veine au niveau de sa tempe palpitait d'une colère retenue. Se pouvait-il donc qu'il ait fait tout cela pour rien ? Pour rien, assurément non, se dit-il, maintenant je sais à quoi m'en tenir. Il avait enfin cerné le genre d'homme qu'était le marquis Aymeric. Il l'avait souvent imaginé homme de principes, droit comme un i, attaché à la sauvegarde des traditions et de l'ordre établi. Il réalisait à présent combien il avait sous-estimé sa roublardise. L'homme, sans doute, accordait de la valeur aux questions de légitimité, et peut-être sa loyauté n'était-elle pas totalement dépourvue de sincérité ; mais il demeurait un intrigant doublé d'un fin stratège, et quand il défendait les lois du royaume, il ne perdait jamais de vue ses intérêts propres. Jamais il n'ira perdre ses forces dans le Berthildois pour un conflit où il n'a rien à gagner, comprit Roderik ; et il se demanda même si Aymeric entendait un jour se rendre dans le Médian. C'était, au bout du compte, un pragmatique : il n'hésitait pas à faire de la cause de Bohémond son tabard, mais son dévouement était donné de bonne grâce pour autant que le petit roi restait loin de lui ; car en bon prince féodal, le marquis n'avait aucun intérêt à voir s'étendre la puissance de la royauté, qui n'eût pas manqué de se faire à son détriment.
Tout cela, Roderik pouvait le comprendre ; après tout, son propre dévouement au petit roi était-il si désintéressé que cela ? N'avait-il pas personnellement intérêt à voir tomber Godfroy de Saint-Aimé, un marquis remuant dont la poigne étouffait ses grands vassaux et qui ne l'avait que trop rendu tributaire de choix qu'il désapprouvait ? Oh, son voyage à Merval lui avait insufflé le sentiment loyaliste, et il croyait fermement à la cause du petit roi ; mais pas plus qu'Aymeric il ne tenait à voir l'emprise royale se resserrer durablement près de ses frontières. En vérité, il espérait secrètement qu'une fois le roi rétabli dans l'ensemble de ses possessions, l'on donnerait au marquisat un nouveau maître. Le marquisat était trop grand pour accepter durablement la tutelle d'un régent dont l'emprise ne serait que par trop précaire, et il ne faisait aucun doute que l'aristocratie berthildoise s'empresserait de réclamer qu'on leur rende un véritable marquis. Un homme à la convenance de Roderik, si celui-ci tirait suffisamment son épingle du jeu pour avoir voix au chapitre.

Il n'empêche ; pour Roderik, cette rencontre demeurait un cuisant échec et il comprenait, à présent, combien il avait été malavisé de s'ouvrir de ses doutes au marquis de Serramire. Ne restait plus à espérer, désormais, que l'homme n'ait jamais intérêt à s'en servir contre lui.
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