Amor qui a son oes m'a pris [Ruthger et Thenala]

Ruthger d'Estenhausen

Bottier le Serf en avait plus que marre.

Le dos voûté, marchant devant le cheval de son maître, il avait plus l’air d’une mule que d’un homme, bâté qu’il était de la tête aux pieds. Maussade, il marchait droit devant, transportant les paquetages sur son dos depuis la taverne d'Ack. Que s’était-il passé à la taverne d'Ack ? Ho, très simple. Une bande de voyous avaient trouvé le cheval de bât à leur goût, et s’étaient enfuis avec après avoir rossé le palefrenier de garde, au nez et à la barbe du tavernier. Le maître de Bottier avait voulu les poursuivre, mais savait qu’il ne pouvait pas prendre plus de retard qu’il n’en avait déjà, et avait simplement demandé au prévôt de lui ramener la tête du meneur, une fois qu’il repasserait dans les environs. C’est qu’il ne fallait pas traîner pour atteindre à temps Etherna, et assister à ce fameux mariage !

Sur son cheval, juste derrière son serf, Ruthger d’Estenhausen, triturait avec curiosité le luth qu’il avait acheté lors de son retour au fief familial. En épicéa, et gravé à son illustre nom sur le revers du manche, il lui avait coûté quelques belles piastres. Et il s’amusait depuis des jours à chanter et jouer, des chansons tantôt épiques, tantôt empreintes d’amour et de courtoisie… Ses moments préférés restaient les vieilles chansons paillardes qu’il avait eu le temps d’apprendre auprès de l’échanson de son père, mais par respect pour l’élue de son cœur, il en chantait bien moins qu’avant. Pour sûr, il n’était pas approprié de penser à sa dame, tout en s’égosillant à railler les coureuses de rempart !

Et Bottier en avait marre. Son maître chantait sans arrêt…

« Mon cœur était un lion
Il est dans les chaisnes
Et per le monde j’en vais
Chansonnant ma peine… »

Bottier soupira. Ruthger lui jeta alors une œillade suspicieuse.

« Tu n’aimes point mes improvisations de trouvère, Bottier ? »

Le serf haussa les épaules, durement au vu de la charge pesant sur son dos.

« Nenni messire. Mais j'me d'mande si vos rengaines de corps de garde suffiront réellement à combler vot' dame… »

Ruthger arqua un sourcil.

« Qu’ouï-je ? Tu doutes de mon talent certain ? Cuistre fol, je suis Ruthger d’Estenhausen ! Et Dame Thenala m’est déjà acquise par les mots, serf ! Chants et mots d’amor, nous avons épistolés. La souvenance te revient-elle ? »

Bottier sourit. Ha, oui, ces fameuses lettres ! Il ne savait pas lire, cela avait donc bien peu de sens à ses yeux. Il pensait à quelque chose de plus… concret. Mais il allait bien se garder de trop parler de cela, au risque d’être battu au cep de vigne. Il se contenta de gémir.

« Oui, messire, la souvenance me r'vient… Pardonnez-moi… »

Il souffla à nouveau, se demandant quand ce petit chevalier allait se trouver un nouvel écuyer. Il ne comptait pas jouer la mule toute sa vie, et préférait grandement semer les champs ! Il préférait même encore s’aventurer dans la sauvagerie pour aller couper du bois, que de traîner des savates tout le paquetage du fier Ruthger. Il risquait sa peau à chaque fois qu’il partait quelque part avec lui, et même s’il l’aimait beaucoup, parfois, la fatigue le pesait tant qu’il aurait préféré faire grève sur le tas.

Pour se transformer à son tour en tas de viscères. Pas une très bonne idée, donc.

Ruthger continuait sa route, insouciant. Sur son cheval, il put admirer, au détour d’un chemin boisé, les remparts d’Etherna, qu’il n’avait pas vu sous la canopée. Elle était encore à une lieue, et le cœur de Ruthger se gonfla. Ha, la belle Rousse l’attendait dans le donjon ! Et comme dans les légendes des derniers siècles, il irait à sa rencontre… en chantant !

« Veuille que mon coeur s'éveille au bel amour
Que nul que moi n'ait le courage d'affronter celui-ci
Car il est pourtant de très hauste noblesse
Celle que j'aime n'a point de raison pour qu’elle ne me veuille... »

Bottier soupira à nouveau, s’arrêtant une seconde pour réajuster sa charge, sans abîmer l’étendard qui sortait de son dos pour annoncer qui il accompagnait. Encore une lieue à parcourir, et ce serait enfin fini…

Ruthger d'Estenhausen

L’arrivée de Ruthger au château n’avait pas attiré grand-monde. Peu de gens connaissaient les familles de la frontière wandraise, et tous étaient plus concentrés sur le mariage que sur l’arrivée inopinée d’un homme et de son valet transformé en mule. Dès qu’il eut touché les pavés intérieurs, le fameux valet fit s’effondrer les affaires au sol, levant son visage en sueur vers le ciel, comme s’il cherchait à capturer l’air avec sa bouche, les yeux fermés. Il resta ainsi un instant, suspendu dans le temps, avant qu’une légère tape de la botte de son maître ne le ramène à la réalité, et que sa voix railleuse ne vienne briser son silence contemplatif.

« Allons Bottier ! Un effort, je t’en conjure ! Mes affaires ne vont point voleter jusqu’à ma chambrée ! »

Il fit un sourire grinçant, et acquiesça lourdement, avant de rouler des yeux une fois que ceux de Ruthger s’éloignèrent des siens. Ce dernier, en effet, distinguait dans les jardins une forme bien familière, et dont il avait rêvé maintes fois depuis sa rencontre. Avec un grand sourire, et l’adresse des fils de bonne famille, il descendit de Pèlerin, son fidèle destrier. L’une des mains toujours sur le troussequin, il observa Thenala d’Outremont l’attendre au loin, et son cœur s’emballa. Il donna une légère tape sur la croupe de Pèlerin, qui fit quelques pas en avant, vers ce qui semblait être une paire de palefreniers mal dégrossis. Mais son serf s’en occuperait... Lui, avait bien plus important à faire.

Un homme l’accompagna jusqu’à la dame de ses pensées. Gauderic ? Berdic ? Il ne retint pas son nom, et n’en avait cure. Les yeux rivés sur Thenala, il lui décocha son plus beau sourire en se présentant à elle, dans son habit le plus tapageur – pour le second fils d’un seigneur des marches. Une main posée sur le pommeau de son épée, et l’autre tenant un bout de sa cape bordée de fourrure, il voulut dire un mot, lorsqu’il fut soudain rattrapé par la vitesse effarante d’une chevelure rousse se jetant sur lui. Étonné, il leva d’abord les bras légèrement, avant de se fendre d’un sourire triomphant, et de poser ses bras sur le dos de la jolie demoiselle.

Elle resta un instant ainsi, assez pour que Ruthger remercie ce fieffé coquin d’Arcam, avant qu’elle ne fasse un pas en arrière, comme si elle prenait conscience qu’une dame de son rang ne devait pas ainsi s’égarer. Ruthger pouvait encore presque voir sa poissonnière de nourrice réprimander l’une de ses sœurs pour avoir lancé une œillade un peu trop appuyée au fils de l’intendant… Mais ici, il n’y avait aucune grosse dame pour venir chercher noise auprès de la douce Thenala. Aussi, Ruthger gloussa légèrement.

« Ma mie, véritable pourtant je suis. Point d’artifice ni de fard, je suis Ruthger d’Estenhausen ! L’homme des lettres, et de vostre cœur. »

Voyant qu’elle était légèrement gênée, il essaya de détourner l’attention sur quelque chose de plus… trivial. Il se racla la gorge. Quelques instants plus tard, un Bottier ruisselant de sueur se présenta derrière Ruthger en haletant. Il adressa un sourire benêt à Thenala, avant de faire une courbette que sa fatigue rendait complètement ridicule. Ruthger lui lança un regard noir.

« Hé bien Bottier ! Le cadeau, pardi ! »

Le serf mit deux secondes à se ressaisir, avant d’acquiescer, et de sortir d’une sacoche un écrin de bois somme toute modeste. Mais à l’intérieur, une fois ouvert, un joli pendentif d’argent blanc, avec une jolie petite pierre turquoise taillée de motifs et d’entrelacs liserés du même argent que la fine chaîne. D’aucuns auraient pensé que c’était là un magnifique bijou acheté à Serramire-la-Ville. Ce que Ruthger n’avouerait jamais cependant, c’était qu’il s’agissait d’un magnifique collier que ne reverrait sans doute jamais son ignoble tante… Thenala le porterait mieux de toute façon !

« J’ai pensé qu’il s’accorderait à merveille avec l’azur de vos yeux. »

Il sourit, content de son petit effet. Bottier, lui, savait. Mais s’il parlait, il était mort. Ou pire. Bien pire.