Une rencontre attendue [Vassaux du Soltaar]

(Cette lettre est envoyée à tous les vassaux de Soltariel)

Jour de Kÿrianos de la 1er ennéade de Barkiòs,
9ème année du 11ème cycle

Voici une invitation à rejoindre Soltariel afin de discuter des événements concernant Arichis d’Anoszia ainsi que de l’avenir du duché. Dans un contexte aussi incertain, l’union est plus que jamais nécessaire. Je sais que la méfiance peut persister pour certains d’entre vous, mais je peux vous assurer que je suis là pour vous.

Je vous attends donc pour le jour de Kÿrianos de la deuxième ennéade de Barkiòs au palais de Soltariel.

Que les Cinq vous gardent.

Tibéria de Soltariel, Duchesse de Soltariel

Jour de Kÿrianos de la deuxième ennéade de Barkiòs 9ème année du 11ème cycle

Une fois encore, Tibéria était nerveuse. Qui ne le serait pas à sa place. C’était la première fois qu’elle rencontrait tous ses vassaux, les petits comme les grands, après l’histoire avec Arichis. Elle espérait que tout le monde soit là. De toute façon, leur présence était obligatoire. Ne pas y être serait plutôt mal perçu et Tibéria comptait sur ça pour voir sur qui elle devait concentrer son attention. Oh, elle avait bien déjà un nom en tête, mais elle pouvait encore être surprise. Franco devait également être présent, car c’est durant cette petite rencontre que leur union sera annoncée. Ironiquement, c’était ce sujet précisément qui la rendait plus nerveuse que le reste. En même temps, si Franco était là, lui aussi recevrait les foudres de tout le monde. Elle ne serait pas la seule à encaisser les coups… si les coups ils devaient recevoir. Tibéria ne savait pas trop comment cette histoire avait été perçue en dehors de Soltariel elle-même. Si la ville était en apparence calme, elle pouvait difficilement savoir ce qui se disait derrière son dos. C’était donc l’occasion de mettre les choses au point.

Évidemment, Tibéria ne faisait pas les choses à moitié. Tant qu’à recevoir tout le monde, autant y mettre tous les honneurs. Un festin sera servi avec le meilleur vin de la maison. Elle mettait à l’avant les particularités de Soltariel tout en veillant à ce que chaque région soit représentée. Le palais flamboyait sous les armoiries des grandes maisons attendues en ce jour. Il y avait un espace vide, là où seront accrochées les armoiries de Franco lorsque l’union sera officiellement annoncée. Évidemment, tout ce qui concernait les Anoszia avait été enlevé depuis bien longtemps. Elle pensa à la Comtesse d’Ydril qui était également attendu aujourd’hui et elle se demandait comment elle réagirait à tout cela. Elle avait quand même perdu un vassal, mais d’un autre côté, elle avait perdu un vassal qui se révélait être une véritable nuisance et sur lequel on n’avait aucun contrôle. Non, plus le temps passait, plus Tibéria était convaincue que son départ rendait service à tout le monde.

— Les cuisines n’ont pas dérougi depuis le matin, les esclaves s’affairent aux quatre coins du palais pour finir les derniers détails et le temps est absolument splendide. Au moins, nous sommes sûrs que les conditions sont idéales pour recevoir tout ce beau monde!

La jeune femme sourit à Cassio.

— En effet, si cela devait tourner à la catastrophe, au moins nous aurons bien mangé. Les invités pourront me poignarder avec les couteaux qui serviront à couper les pièces de viande!

Cassio eut l’air inquiet.

— Vous voulez que je fasse retirer tous les couteaux du palais?

Elle éclata de rire.

— Non, ça ira. Je ne crois pas qu’aujourd’hui nous changerons le monde. C’est plutôt l’occasion de discuter de tout ce qui s’est passé durant le dernier mois. Je n’ai pas pu les faire venir avant. J’attendais que les choses soient plus calmes et surtout, plus officielles. Je peux donc m’adresser à eux avec beaucoup plus de certitudes. Je veux surtout entendre ce qu’ils ont à me dire. C’est le temps de partager les récriminations s’il y en a et de trouver des solutions si c’est possible. Je veux calmer leurs inquiétudes et, surtout, montrer que Soltariel est forte. J’ai l’impression qu’on me sous-estime et dois leur prouver le contraire.

— Eh bien, je pars quelques ennéades et quand je reviens, ma nièce devient un peu plus une duchesse!

— Ma tante!

Tibéria se précipita dans les bras d’Octavia. Elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs ennéades déjà. Elle s’était occupée des sœurs de Tibéria avant de retourner à ses propres affaires. Toutefois, la jeune femme savait très bien qu’elle continuait à veiller sur elle dans l’ombre, prête à intervenir si le besoin était nécessaire.

— J’ai entendu parler de ta petite sauterie, alors j’ai décidé de m’y incruster. Alors, qui vas-tu faire s'agenouiller devant toi aujourd’hui?

— Personne… Enfin, ce n’est pas l’idée quoique je ne dirais pas non.

— Elle veut surtout discuter… Intervint Cassio très sérieusement.

— C’est bien discuter, on peut dire et faire beaucoup de choses en discutant.

— Je veux surtout m’assurer qu’ils ne partent pas tous de leur côté. Je parle des grands vassaux. Je ne vois pas ce qu’ils auraient à gagner en étant indépendant et le Soltaar doit rester uni. Nous devons montrer l’exemple au reste de la Péninsule. Si nous voulons espérer être à nouveau tous unis… Et je veux aussi leur parler de Celini…

Sa tante grimaça.

— Aussi charismatique qu’un bloc de pierre celui-là.

— Ne parle pas trop fort, il est au palais. Il pourrait t’entendre…

— Je m’en moque totalement! Je te laisse à tes derniers préparatifs. Ils ne devraient pas tarder à arriver!

En effet, quelques heures plus tard, les grandes portes du palais s’ouvrirent sur les premières processions de nobles venus rencontrer la duchesse, que ce soit par simple curiosité ou pour régler des affaires. Ils étaient guidés jusqu’à la salle du trône aménagée pour l’occasion. Tibéria y était déjà, debout, accueillant avec un large sourire tous ses invités.

Au jour 7
de la 1ère  ennéade de Barkios
An 9 du 11ème cycle.

A Dame Tibéria de Soltariel, Duchesse de Soltariel.

Malheureusement la Baronne de Sybrondil, Dame Victoria di Maldi ne pourra se rendre à votre assemblée pour cause de problèmes de santé. Néanmoins, dès son rétablissement, Dame Victoria se rendra en Soltariel pour vous prêter serment en tant que vassale du Duché.

Que les cinq vous gardent.

Grégorio d’Iree, intendant de Sybrondil.

Spoiler:

La brise tourbillonne dans les rues de la cité solaire ; douce, agréable comme le souffle d'une vierge, elle insuffle un élan de vigueur sur mon visage parcheminé, fait voleter les cheveux épars qui persistent à orner mon crâne rougi de soleil, s'insinue entre les poils de ma barbe grise et graisseuse. Elle me réveille, moi, l'oublié du monde ; elle me maintient éveillé et alerte alors que, appuyé sur mon bâton, je glisse mes pas dans la cohue des nobles du duché qui s'achemine pesamment entre les grandes portes du palais.

Voilà quelques ennéades que je hante à nouveau les couloirs du palais soltari. Familier des lieux depuis le règne de Maciste, il est vrai que j'y ai mes entrées ; mais tout autant qu'à l'époque, je fais partie des meubles. Il est vrai que les beaux sires, insolents et jaloux de leurs prérogatives, n'ont aucun mal à éclipser la vieillerie que je suis. Ils réclament, ils quémandent, ils proposent ; tout le temps de la duchesse leur est consacré, à ces hommes qu'elle veut maintenir sous sa bienveillante autorité. Au pire, on m'ignore ; au mieux, on me surveille. Car il est vrai que, depuis mon retour de Sybrondie, j'ai le sentiment d'être épié, ce qui ne s'était jamais produit avant. Il m'arrive parfois de demander si l'on sait, dans les hautes sphères du pouvoir ducal, que j'ai tenté de proposer mes services de lettré et de conseiller à la baronne de Sybrondil, opposante notoire à la maison des Soltarii-Berontii qui vient de reprendre la main à Soltariel. Je n'ignore pas le risque que cela fait planer sur ma tête ; mais paradoxalement, je préfère susciter la méfiance que l'ignorance ; j'ai toujours considéré que se méfier de quelqu'un revenait, d'une certaine manière, à lui témoigner un gage d'estime et de considération. C'est lui reconnaître une aura, une force suffisante pour vous nuire ; c'est, dans un sens, l'élever à votre niveau.

Je ne suis pourtant pas particulièrement rassuré au moment où je m'avance dans la salle ; car je sens la tension latente qui anime l'assistance, je sens cette menace sourde qui persiste derrière la cordialité formelle que d'aucuns affichent. Je me suis assez frotté aux arcanes du pouvoir pour reconnaître la pulsion de l'intrigue. Fébrilement, je guette autour de moi, craignant d'y voir le visage de Victoria di Maldi, la baronne de Sybrondil, me demandant quel mauvais coup elle prépare en sachant qu'on m'accuserait d'en être partie prenante ; mais je ne la vois pas. Des grands vassaux du duché, je ne réussis à apercevoir que la baronne d'Ysari, Sarina de Feoda, une femme qui ne m'a jamais semblé posséder ni le goût ni le talent pour l'intrigue, mais dont la tendance à s'entourer de mauvaises personnes et à prendre les pires décisions m'a souvent sidéré ; son mari Alvaro d'Arcani avait bêtement trouvé la mort dans un conflit absurde et regrettable, et elle avait ensuite surpris tout le monde en épousant le dernier rejeton des Anoszia, une famille certes influente à l'époque mais dépourvue de véritables possessions et bien moins riche qu'elle ; elle devait probablement s'en mordre les doigts aujourd'hui, puisque son beau-père avait tenté de tuer le roi Bohémond et jeté l'opprobre sur tout ce qui portait son nom, si bien que son jeune mari était à présent sans le sou et vivait à ses crochets. Et alors que je me remémore tout ça, j'en viens à me demander si ce n'est pas cette Sarina qui aurait le plus besoin d'un conseiller dans mon genre. Je hoche négativement la tête pour moi-même ; il est certaines causes perdues que je me refuse à défendre.

Levant la tête en direction du trône ducal à l'autre bout de la salle, je guette la femme inaccessible avec-laquelle je tente vainement, depuis plusieurs ennéades, d'obtenir une entrevue : la duchesse légitime de Soltariel, Tibéria.
Et, comme tous les nobles réunis dans cette salle, je me demande ce qu'elle va nous annoncer. Car pas plus qu'eux je ne sais de quoi les prochains jours seront faits.

~ La patience est un arbre dont la racine est amère, et dont les fruits sont très doux ~

Ce jour. Nous sommes début Bàrkios et ce jour est enfin arrivé. Néera seule peut savoir la patience dont a dû faire preuve Franco pour arriver à cette situation. S’il avait compris une chose avec la politique, c’était la suivante : Moins il se précipitait, plus les fruits récoltés à la suite de ses entreprises étaient riches et savoureux. Une fois de plus, Franco se faisait patient. Tibéria avait convoqué tous les vassaux du Soltaar, comme ils en avaient discuté ensemble. Il ne voulait pas se montrer trop tôt dans la salle du trône. Son empressement aurait eu tôt fait de perturber la jeune duchesse et de lui faire perdre le fil conducteur qu’ils avaient défini quelques ennéades plus tôt.

Tibéria et Franco étaient parvenus à un accord sur la ligne de conduite et le mot d’ordre du jour : Unité.  Soltariel devait être l’exemple de cette unité. Après tout, si le premier mariage de la duchesse avait échoué, c’était en grande partie parce qu’elle n’avait réussi à rallier assez de monde à sa cause. Franco apportait un aspect plus ou moins « populaire » au trône ducal. Si le futur couple ducal paraissait uni, leur première mission serait réussie. Après tout, il s’agissait aujourd’hui de leur première grande apparition en public. Et ce n’était qu’après avoir affiché une unité inspirant la confiance qu’ils parviendraient à convaincre les vassaux du Soltaar de les suivre dans cette unité.

Franco prit le chemin de la salle du trône afin d’arriver exactement à l’heure où sa future femme l’avait convié. Centaines processions des comtés et baronnies voisines étaient déjà présentes. Le visage de Franco étant encore loin d’être connu de tous, ainsi il put traverser une partie de la salle facilement et sans trop attirer l’attention. Il savait que cette journée serait en quelque sorte celle de son « intronisation » dans la politique du duché. Autant profiter une dernière fois d’un anonymat qu’il regretterait amèrement bien assez tôt. Tout en marchant, le grand brun admirait la belle bâtisse qu’était le palais de Soltariel. Les murs hauts et fiers du palais démontraient toute la puissance de la ville et forçaient à leur manière une certaine forme de respect. Franco ne put s’empêcher de penser que, bientôt, le fier blason de la famille Celini ornerait certains de ces murs.

Le chef des Vrais-Soltaris eut tôt fait de se rapprocher de sa future épouse. Tibéria se tenait à proximité du trône et semblait préoccupée. Non pas que Franco était insouciant à l’idée de rencontrer tous les dignitaires du duché, mais il savait ce qu’il avait à faire et suivrait avec assiduité le plan établi. Il s’approcha de la jeune femme assez discrètement avant de s’adresser à elle, sur le ton le plus calme qui soit.

- Bonjour Tibéria. Je vois que nos convives sont déjà nombreux. Bien, je vous laisse vous adresser à eux pour les annonces officielles, comme convenu.

Tibéria accueillait d’une révérence tous les nobles venant la saluer. Au premier coup d’œil, ils étaient tous présents et à mesure que les minutes passaient, un peu plus de monde s’ajoutait à la foule déjà importante. Les vassaux n’avaient pas fait le déplacement seuls visiblement. Plusieurs d’entre eux avaient pensé à inviter un petit groupe de notables en tant qu’escorte, car même s’ils ne prêtaient pas serment directement à Tibéria, la vie du duché les concernait tout autant. L’idée était excellente, mais ajoutait un peu plus de pression à Tibéria.

Plusieurs visages lui étaient familiers. Elle essayait de déchiffrer leurs sentiments par leurs expressions faciales, mais plusieurs arboraient le masque de neutralité distante propre à la noblesse. Aussi agaçant que ça puisse être, Tibéria usait de la même stratégie, l’idée étant de ne pas laisser paraître nos sentiments. L’inverse serait vu comme un signe de faiblesse. Évidemment, certains affichaient une franche curiosité parfaitement justifiée pour l’occasion. Ils étaient impatients d’entendre ce que la jeune femme avait à annoncer et eux-mêmes devaient en avoir beaucoup à dire. «Par les Cinq, que cette journée ne tourne pas à la catastrophe!» Pensa Tibéria alors qu’elle souriait à un vieil homme au visage particulièrement acariâtre. «Ce n’est pas la première fois que tu fais une telle chose. Pense au jour où tu as invité en secret les grandes familles de Soltariel dans la demeure d’Arichis d’Anoszia. Tu as été capable de faire entendre ton point. Tu peux le faire à nouveau.» Après tout, le contexte n’était pas si différent aujourd’hui. Elle les avait fait réunir pour les convaincre qu’elle serait une bonne duchesse. Aujourd’hui, elle devait s’exprimer devant eux pour les rassurer quant aux événements des deux derniers mois et ainsi peut-être les persuader qu’ils n’ont pas eu tort de lui faire confiance. La très jeune comtesse d’Ydril entra dans la grande salle du trône avec sa suite. Elle n’était qu’une jeune adolescente, mais elle avait atteint l’âge légal pour prendre le pouvoir. «Elle pourrait être ma petite sœur...» Elle avait peut-être l’âge requis pour prendre les décisions, elle n’en sera pas moins fortement entourée par ses conseillers. Tibéria espérait être sympathique à la jeune fille malgré qu’elle soit responsable de la perte de l’un de ses vassaux. Arichis ne fut pas seulement un homme influent dans la politique d’Ydril, il en était le régent avant que la jeune fille ne prenne le pouvoir. Qu’elles pouvaient être leurs sentiments à son égard aujourd’hui? Tibéria ne le savait pas, mais personne n’osera appuyer publiquement la famille déchue.

Alors que les derniers invités faisaient leur entrée, un messager s’approcha d’elle afin de lui remettre une lettre. Elle reconnut l’emblème de Sybrondil. Tibéria fronça les sourcils alors qu’elle lisait la courte note. La baronne était souffrante et ne pouvait pas faire le voyage jusqu’à Soltariel. Bien que ce soit très fâcheux, Tibéria comprenait que c’était hors de son contrôle et qu’une occasion de s’entretenir avec elle en tête à tête se présenterait d’elle-même bien assez tôt.

— Très bien. Restez dans les environs jusqu’à la fin de la journée. Je vous transmettrai un message à donner à la baronne.

Sybrondil était l’un des vassaux qui pouvaient lui causer des problèmes. Tibéria était prête à déployer tous les efforts nécessaires pour ne pas le perdre. Elle croisa alors le regard de Sarina, la baronne d’Ysari. Là aussi elle sentit un drôle de malaise au creux de son estomac. Un visage familier se tenait à ses côtés : son ancien beau-fils. Malheureusement pour lui, il ressemblait à son père, comme tous les fils de la famille. Il n’en portait peut-être plus le nom, on ne pouvait pas changer le sang coulant dans nos veines. Cet homme avait toutes les raisons du monde de la détester et, par conséquent, sa femme aussi. «Je vais aller leur parler en tête à tête après les annonces. Je ne peux pas me défiler éternellement. Autant crever l’abcès dès maintenant en espérant que la plaie guérira. Ah non, tu es bête Tibéria! Les Anoszia n’oublient jamais!» Tibéria résista à l’envie de se tordre les mains, geste involontaire qu’elle faisait dès qu’elle était tendue. C’est le moment que choisit Franco pour venir la rejoindre, détournant momentanément son attention. Ils ne s’étaient pas croisés depuis la veille, Tibéria l’ayant méticuleusement évitée.

— Bonjour. Oui, ils sont nombreux. Ça ne vous rend pas trop nerveux? Vous aurez l’occasion de vous exprimer bientôt.

Tibéria craignait la réaction générale après l’annonce de leur mariage. Franco devra s’expliquer, car il était le représentant des Vrais Soltari. C’était essentiel qu’il fasse entendre son point et celui de son groupe.

Quand les derniers invités furent dans la salle, on referma les portes, signalant à Tibéria qu’elle pouvait commencer. Le stress nouait ses entrailles, mais elle ne laissa rien paraître. Sa tante était au fond de la salle, observant silencieusement ce qui s’y passait. La jeune femme retrouva un peu de courage dans le sourire qu’elle lui fit. Il était trop tard pour reculer; elle devait se lancer.

— Bonjour à tous, je suis heureuse de vous voir réunis ici en cette magnifique journée. J’espère que le trajet ne fut pas trop difficile et, pour ceux qui sont arrivés quelques jours plus tôt, que le séjour est agréable. Le délai entre l’envoi de l’invitation et le jour du rassemblement fut bref, mais je crois que vous avez suffisamment attendu les explications quant aux événements qui ont bouleversé le duché durant les deux derniers mois. Les rumeurs les plus folles ont circulé et c’est de mon devoir de vous éclaircir tout cela. Tout commence lors de mon arrivée à Soltariel aux côtés d’Arichis d’Anoszia. À peine avions-nous posé les pieds en ville que nous nous sommes heurtés à une virulente résistance. La réponse d’Arichis fut tout aussi sévère sans pour autant donner les résultats escomptés. De nombreux actes de sabotages furent perpétrés par la population dont la colère était nourrie par le discours d’un groupuscule prêt à tout pour défendre les intérêts de Soltariel : les Vrais Soltari. Peut-être que ce nom vous est familier. Parallèlement à tout cela, Arichis manœuvrait de son côté pour faire asseoir son pouvoir. Vous le savez tous, nous pouvons nous enorgueillir d’avoir été le refuge du pouvoir royal après les destructions perpétrées à Diantra. Protégés par les murs du palais, les hommes de Cléophas d’Angleroy veillaient à la sécurité de Bohémond et cela depuis le début. Toutefois, l’un des premiers gestes d’Arichis fut de tasser le personnel protégeant le roi pour le remplacer par ses propres hommes sans avoir le consentement du grand chancelier. Des représentants de la cour se présentèrent à Soltariel, me sommant de leur rendre le roi. Malheureusement, je n’avais aucun contrôle sur la situation. Je me prétendais duchesse de Soltariel, mais je ne pouvais pas commander ses hommes. Au même moment on attenta à la vie du jeune roi. Il n’en fallait pas plus pour que la situation dégénère. On m’a donné le choix : soit j’appuyais Arichis, soit je désavouais ses gestes. Aux yeux de tous, je n’étais qu’une jeune fille manipulée par un homme charismatique et avide de pouvoir. Je l’ai compris et, évidemment, je ne pouvais pas l’appuyer. En faisant cela, je risquais d’envenimer plus encore la situation. Je craignais un soulèvement armé et une riposte violente de la part des appuis de l’Anoszia. Beaucoup d’innocents risquaient de trouver la mort pour les ambitions d’un seul homme. C’est pour cela que j’ai désavoué ses gestes. Vous connaissez la suite de l’histoire : il fut arrêté puis traduit en justice avant d’être banni lui et sa famille.

Tibéria marqua une petite pause. Malgré l’imposante foule, la salle était très silencieuse. Pour l’instant, on l’écoutait avec attention et personne ne cherchait à la contredire.

— Évidemment, pour certains je n’étais plus la jeune femme manipulée, mais celle qui avait tiré les ficelles, usant de l’influence de l’Anoszia pour reprendre le contrôle du duché avant de me débarrasser de lui. Croyez-moi, j’aurais préféré que les choses se passent différemment, mais les choses ne vont pas toujours comme on le souhaiterait. Pendant le procès, je fus approché par les Vrai Soltari pour l’instauration d’une trêve. Leurs ambitions n’avaient pas changé bien que la situation ait tourné en leur faveur. Nous nous sommes éventuellement rencontrés afin de mener des négociations. Certains d’entre vous pensent peut-être que j’aurais très bien pu les balayer en utilisant la force. J’y ai pensé, effectivement. Toutefois, je voyais plutôt leur existence comme un symptôme d’un malaise grandissant dans la population qui a subi l’instabilité du pouvoir des deux dernières années. En les ignorant, j’aurais envoyé le mauvais message. Je crois que toutes les voix doivent se faire entendre, même si elle ne partage pas la même opinion que nous. Quoi qu’il en soit, ces hommes avaient des conditions bien précises. La première était que je divorce d’Arichis d’Anoszia.

Un murmure s’éleva dans la salle comme le bourdonnement d’une abeille.

— Je ne crois pas surprendre personne en disant cela. Le divorce était inévitable même si on ne m’avait pas demandé de le faire. Arichis étant un traître à la couronne, je ne pouvais me permettre de rester lié à lui d’une façon ou d’une autre. Je me suis rendu à Diantra le mois dernier afin d’officialiser le tout et je vous annonce donc que je suis divorcé.

Le murmure s’enfla. En étant divorcé, ça signifiait que Tibéria était libre de se marier à nouveau. De nombreux hommes célibataires et ceux ayant des fils à marier commençaient déjà à spéculer sur leurs chances de voir une union se concrétiser. Ils ne savaient pas encore que Tibéria s’apprêtait à tuer leur ambition dans l’œuf.

— Leur demande quant au divorce n’était pas sans arrière-pensée. Ils voulaient le voir se concrétiser le plus rapidement possible afin que je puisse remplir une autre de leur condition : épouser l’un des leurs.

Étrangement, les gens semblaient plus ou moins surpris par ses propos. Ils échangeaient des regards interrogateurs, mais elle ne sentait pas d’animosité particulière. Ils s’y attendaient sans doute bien qu’ils puissent être déçus de ne pas avoir eu la chance de tenter une approche.

— L’idée de me remarier aussi rapidement ne m’enchantait guère et c’est toujours le cas. Toutefois, je vois cela comme une responsabilité à laquelle je ne peux me soustraire et depuis que l’accord fut conclu, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le promis et nous partageons la même vision des choses quant à l’avenir de Soltariel. J’ai confiance qu’ensemble, nous ferons de Soltariel une terre prospère et une force respectée à travers tout le royaume et même au-delà. Laissez-moi vous présenter l’homme qui sera bientôt le duc consort, Franco di Celini.

Tibéria l’invita à venir se placer à ses côtés pour s’adresser à la foule. C’était l’occasion pour lui de gagner le cœur de tous ces nobles. S’il réussissait à faire une bonne impression, alors l’avenir ne pouvait qu’être de bon augure.

Il doit avouer que c’est bénéfique de se retrouver au calme. Au chaud, sans nécessairement subir les intempéries. Au chaud. Au sec. Pas trop épuisant la vie dans le palais ducal de Soltariel. Malgré des débuts houleux, il semble que ce soit paisible. Très paisible. Il apprécie cette tranquillité. C’est encore plus placide que Thaar. Suivre Tiberia partout est la seule raison qui l’empêche de s’ennuyer vraiment. Ça et fouiner. Fouiner l’occupe beaucoup. Il a appris un tas de choses sur des tas de gens. Et c’est divertissant. Excepté quelques ennéades en Favrius, il a passé le reste de son temps au palais ducal. Il bavarde avec tout le monde. Un mot gentil pour tout le monde. Il est agréable avec tout le monde. Il connaît le prénom de tout le monde au palais.

Il observe les invités. Presque immobile, au pied de l’estrade, il observe tout le monde, l’air de ne regarder personne. Il n’est pas vêtu comme la garde habituelle. Il n’est pas de la garde habituelle. C’est un mercenaire. Trop bien payé. Choyé. Outre les invités, il est celui qu’on remarque le plus. C’est probablement parce qu’il arbore un sourire candide, ce qui tranche avec le reste des gardes et autres domestiques.

Observateur, il note les réactions aux paroles de Tiberia des vassaux et invités. Rien d’inquiétant pour le moment. Elle raconte beaucoup trop ses états d’âmes. Mais il a cessé de commenter ce genre de propos. Il est là pour la protéger, pas pour lui dire quoi faire, sauf s’il s’agit de la protéger. Ni la complimenter, ni lui faire plaisir. Cassio s’en charge très bien.

Il incline la tête lorsque di Celini grimpe sur l’estrade. Sickert est toujours là, mais jamais vraiment à porté du futur duc. Parce que Sickert l’évite soigneusement. Il l’observe toujours. Sickert ne répond qu’aux ordres de Tiberia et là encore, certains lui reprochent de prendre beaucoup de liberté avec les ordres. Mais ceux qui lui font des reproches sont habituellement ceux qui ont perdu un peu d’emprise sur le pouvoir.

Sickert ne manque pas l’arrivée de la Dame de la Ruche, mais il réagit très peu, conservant son maintien le plus droit possible, distant. Mais il lui adresse un clin d’oeil qui est pour le moins familier.

Dans un premier temps, Franco s’était placé en retrait par rapport à sa future épouse. Tibéria, bien qu’elle prétendait le contraire, semblait se complaire dans l’utilisation de grandes tirades et de discours alambiqués. Le chef des Vrais-Soltaris la laissa faire son discours sans chercher à intervenir. Pendant ce temps, il put prendre le temps de scruter la salle d’un œil attentif. Le grand brun vit des visages qui lui étaient familiers, notamment parmi les nobles de Soltariel. Il était assez amusant de voir que d’un côté, s’était réunie la noblesse de Soltariel qu’il avait l’habitude de fréquenter. Et d’un autre côté, les comtés et baronnies qui devaient allégeance au trône ducal. Cette cérémonie aurait presque donné l’impression d’un clivage entre les anciens soutiens de l’Anoszia et leurs opposants.

Tibéria expliqua en long en large et en travers les évènements récents. Certes, elle souhaitait livrer la version officielle et son point de vue sur les évènements politiques du duché. Mais elle sous-estimait les capacités de communication et de renseignement de ses vassaux. Si elle faisait le choix de croire que la baronne d’Ysari, la comtesse d’Ydril ou encore les notables de Sybrondil n’avaient pas eu accès au niveau d’information qu’elle donnait … Son attitude pourrait la faire paraitre légèrement prétentieuse voire ignorante vis-à-vis du fonctionnement du duché. Puis vint le moment de son expression sur les Vrais-Soltaris : "Un groupuscule" selon elle. Elle ne devait pas oublier qu’en convoquant ses vassaux, elle avait également invité les familles nobles de Soltariel. Le regard de Franco croisa celui d’Alice de Nils Klemens. Sa famille était en bons termes avec la famille Di Celini depuis de nombreuses années. Qu’allait penser la Dame de la Ruche d’un pareil discours ? Et la famille di Pasi ou encore les Camarata ? Tibéria ne devait pas oublier qu’elle était ici pour faire l’unanimité. Ce n’était pas parce qu’elle envisageait de se marier avec l’un des nobles de Soltariel qu’elle allait convaincre l’ensemble des notables de la ville d’un claquement de doigts.

Le chef des Vrais-Soltaris préféra faire fi du discours de sa future épouse afin de se concentrer sur le sien. Si elle ne l’avait pas fait, lui devait faire en sorte de montrer à la noblesse de Soltariel qu’elle allait être écoutée et que tous les vassaux, à Soltariel comme ailleurs, devaient travailler ensemble à l’unité du duché. "Duc consort", le tour de Franco allait bientôt venir. Il grinça des dents à entendre Tibéria qui semblait avoir oublié certains des termes de l’accord mis en place avec les Vrais-Soltaris début Favriüs. Il saurait lui rappeler en temps voulu ses engagements.

Franco di Celini s’avança suite à l’invitation de Tibéria. Contrairement à ce qu’elle pensait, il n’était pas friand du fait d’être exposé à l’œil du public. Il aimait les affaires et la prise de décision, pas les discours sous l’œil du public ni la lumière de la célébrité. Il prit une grande inspiration avant d’entamer son discours qu’il voulait clair, simple et direct.

- Bonjour à tous. Certains d’entre vous me connaissent, d’autres ont simplement entendu parler de moi. Ceux qui me connaissent pourraient facilement raconter aux autres leurs années de travail à mes côtés afin de construire le futur de Soltariel. Mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi.
Notre cher Duché de Soltariel est sorti de ses heures les plus sombres. Vous êtes nombreux dans cette salle à avoir connu à cette place Maciste de Soltariel. D’autres, à avoir imaginé Arichis d’Anoszia tenir ce discours. Le passé est une chose, l’avenir en est une autre. Notre duché a vécu tout un tas d’évènements et nous devons nous en servir pour bâtir son futur. Mais rien ne sert de nous éterniser dans de longs discours. Voici les lignes directrices que je souhaite voir respectées à tout prix durant ces prochaines années dans la politique ducale : Unité, Dialogue et Prospérité.
Unité tout d’abord car nous devons devenir un exemple pour toute la Péninsule. Quand je parle d’unité, je sous-entends ici entraide. Ne nous cantonnons pas dans des alliances militaires et régaliennes. Si l’un d’entre nous a besoin de blé pour l’hiver, nous devons nous concerter afin de trouver la meilleure solution pour lui. Si nous sommes unis, ici, au sein du Duché de Soltariel ; nous pourrons ramener dans le giron de la couronne ceux qui s’en sont écartés.
Par extension avec l’exemple que je viens de prendre, nous devons travailler sur le dialogue. Ne laissons pas les situations s’envenimer. Une lettre, un messager, un déplacement … Les paroles sont beaucoup plus claires quand elles sont adressées directement. Si nous avons des requêtes, des informations ou tout autre chose qui pourrait être utile à la vie du duché : Partageons-les !
Par logique, si nous sommes unis, notre situation prospèrera. Construisons l’avenir pérenne de nos terres. Soyons le Duché qui fait pâlir Langehack ou rêver la Ligue Péninsulaire par son organisation et sa richesse.

Franco prit une légère pause afin de scruter l’assemblée. Comme pendant le discours de Tibéria, l’assemblée se voulait plutôt calme. Il était difficile de captiver l’attention par un discours. Le chef des Vrais-Soltaris espérait que ses paroles seraient comprises, claires mais surtout qu’elles auraient des conséquences.

- Je crois savoir que la plupart d’entre vous restent à Soltariel pour les prochains jours. Si certains d’entre vous souhaitent me rencontrer lors d’entretiens individuels, c’est avec plaisir que je m’organiserai pour vous recevoir. Profitez-en, c’est aujourd’hui que nous avons l’occasion de commencer notre travail.

Sans dire un mot de plus, Franco se recula de quelques pas et laissa à nouveau la parole à la duchesse. Le grand brun avait informé sa future épouse de son discours. Comme à son habitude, il voulait que les choses avancent. Il avait martelé certains de ses mots favoris afin qu’ils puissent s’ancrer dans les têtes qui avaient assisté au discours. Désormais, les dés étaient jetés. A chacun de prendre dans le discours de Franco ce qu’il souhaitait.

Tibéria ne négligeait aucune occasion pour lancer des pointes à Franco, même devant tous les nobles assemblés. Il avait frayé son chemin vers le pouvoir en usant de son intelligence et de sa verve, mais il devait garder en tête que Tibéria avait le titre, pas lui. Elle ne faisait pas les règles. Si elle disparaissait, Franco retournerait là d’où il venait et assisterait à une nouvelle lutte au pouvoir ainsi qu’à plus de déchirements. Un tel retour en arrière serait catastrophique. Plus que jamais, l’avenir de Soltariel dépendait d’un pouvoir stable et incontestable. Après tout ce qu’elle avait traversé pour se rendre jusque-là, la jeune femme n’avait pas l’intention de les abandonner. Elle avait encore beaucoup de choses à prouver et les regards tournés vers elles trahissaient les doutes, l’espoir, les craintes et parfois même une méfiance nullement voilée. À ses côtés, Fraco se faisait rassurant. Ses paroles allaient dans le même sens que Tibéria et si elle ne l’appréciait pas, elle osait croire que ça pourrait peut-être fonctionner.

— Ceci conclut les annonces importantes que nous avions à vous partager. Je sais que ça peut sembler bien peu, mais les dernières ennéades ont été difficiles à plus d’un niveau et ce jour marque le moment où nous pouvons désormais laisser dernière nous cette période sombre et aller de l’avant. Pour ceux qui le désirent, nous sommes disponibles afin de discuter avec vous en privé. Si vous avez des inquiétudes ou des commentaires, ce sera bien évidemment l’occasion de le faire. Un grand banquet aura lieu ce soir auquel vous êtes tous invités. Le gîte est également offert pour ceux et celles qui en ont besoin. Je sais que pour certains d’entre vous, un déplacement à Soltariel représente quelques jours de voyages. Les portes du palais vous sont ouvertes. Sur ce, je vous remercie encore pour votre présence.

Le brouhaha des conversations repris de plus belle. Déjà, quelques visages s’approchaient afin de discuter avec le nouveau couple. Tibéria regarda discrètement l’homme debout à ses côtés. Il affichait cet air confiant et résolu de celui prêt à remplir ses nouvelles fonctions.