Une étape dans sa destinée | Gildric

Bon an mal an, elle s'était retrouvée dans le nord, dans ce qu'elle avait compris être la baronnie d'Etherna. Au début, elle avait voulu partir plus au sud, vers Meca. Elle savait que là-bas, il y avait beaucoup d'aventurier, d'hommes et de femmes qui partaient naviguer, qui partaient voir le monde. Mais finalement, elle s'était décidée pour l'Ithrii'vaan. On lui avait conté mille merveilles qui l'y attendaient et, surtout, on lui avait vendu la liberté. Pour peu qu'elle soit débrouillarde, on lui avait dit qu'elle pourrait y vivre comme elle l'entendait. Pas comme ici où elle devrait se trouver un mari si elle ne voulait pas passer une morne et courte vie. Alors elle avait momentanément oublié Meca et avait pris la route du nord. Même si la situation y était toujours très précaire, même si les coups d'état étaient fréquents, il fallait bien qu'elle y passe pour rejoindre l'Estrévent. Au début de son périple, elle avait du mal à savoir quand s'arrêter et quand continuer. Elle gérait mal sa monture et s'épuisait tout le temps. Malgré la rapière qu'elle gardait à portée de main, elle se cachait toujours de longues heures quand elle croisait la route de bandits, n'osant jamais les affronter directement. Après tout, ils étaient sans doute bien plus expérimentés qu'elle. Elle continuait à s'entraîner seule, ne laissant que peu de repos à son corps, consciente qu'elle allait devoir l'entretenir un minimum si elle voulait survivre sur les routes.

Souvent, la nuit, elle dormait dehors. Mais quand l'hiver venait, elle devait se trouver des logements, ainsi que des repas chauds. Elle ne savait pas chasser, pouvait tout au mieux cueillir des fruits de ci de là, mais n'ayant jamais été grande herboriste, elle ne savait pas vraiment ce qu'elle pouvait ingurgiter ou non. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle pouvait manger ce que mangeaient les oiseaux. Alors elle rendait parfois quelques services contre le gîte et le couvert. On lui avait quelques rares fois proposé de monter dans un lit pour une nuit en échange de quelques pièces, mais elle avait toujours refusé telle proposition. Fuyant alors dès qu'elle le pouvait, sans jamais se retourner. Au fil des semaines, elle avait tissé avec sa monture un lien assez fort. Elle lui avait donné un nom : Ecume. Pas étonnant, elle qui était tant fascinée par la mer. La jument n'avait pas mis bien longtemps avant d'adopter son nom, à la plus grande joie de Smeralda. Elle se disait que c'était parce qu'il lui était prédestiné. Tout comme ce qui arrivait maintenant. Comme le trajet qu'elles empruntaient. C'était là leur destinée.

La fraîcheur du vent automnale se faisait ressentir de plus en plus à mesure que la nuit tombait. S'emmitouflant dans sa cape, elle rabattit un peu plus son capuchon sur son front. Resserrant les lacets qui tenaient le tout, elle rentra la tête dans ses épaules. Les rennes frottaient désagréablement sur ses doigts et, pour la seconde fois de la journée, elle se dit qu'elle allait bientôt devoir se trouver des gants. Ainsi que des chaussures un peu plus épaisses, un peu plus chaudes. Ce avant qu'il ne soit trop tard, avant que l'hiver ne s'abatte et la prenne. Apercevant un village au loin, derrière lequel se couchait le soleil, elle sourit. Elle avait une chance de passer la nuit à l'abri. S'il y avait une taverne, un artisan ou une ferme qui voudrait bien de son aide en échange de l'hospitalité. Il lui était parfois arrivé de trouver refuge dans un temple, de Nééra principalement, mais elle doutait de la présence d'un tel édifice au sein d'un si petit village. Quand elle arriva sur la place principale, la nuit était tombée. Faisant rapidement le tour, elle sut qu'elle allait se rabattre sur une ferme. Se dirigeant alors vers les champs, elle en choisit une au hasard. Arrivant non loin de l'entrée, elle mit pied à terre et inspira profondément. Prenant son courage à deux mains, elle marcha jusqu'à la porte et frappa deux coups de ses phalanges le battant de bois. Ni trop, ni trop peu. Juste assez pour qu'on l'entende. Et là, dehors dans la nuit, tremblant légèrement dans sa cape, elle attendit qu'on vienne lui ouvrir. Priant Nééra pour qu'on ne l'ignore pas.

♦ Fabian


♦ Brida


♦ Sander

Pénible sentier qu'est chaque journée de la saison où naissent vents et pluies, fuit soleil et dansent nuages. La terre qui a trop bu tente maintenant de manger, un pas inattentif et vous voilà aspirés ! Les chevaux peine bien à traire à travers les boues, et les dernières céréales de la saison ne mûrissent que timidement. Voilà déjà que certains invoquent un signe du temps, défi lancé devant les hommes d'Othar par Kyria. Car la dame des moissons ignorée si longtemps ne sait faire autrement que d'envoyer ses sujets combattre la disette pour les écarter de leurs milices d'adversaires.

- T'as dû prendre l'habitude de plateaux plus reluisants là-bas en Estrévent, mais on peux pas se permettre de tuer une seule autre bête. On a eu de la chance avec la dernière récolte, mais semblerait que celle-ci soit plus capricieuse.
- Alors fais pas le difficile et mange ta soupe. Ton père s'est pas éreinté à la cuisine pour qu'tu laisse les mouches gober le repas à ta place bon sang !

Tintements du couvert contre la porcelaine. Remous d'un bouillon verdâtre comme la mer. Mélodie familière que les cliquetis de l'eau, chants grivois que tu fredonnes tout bas. Elle te manque atrocement la vie au grand air, elle est loin maintenant l'aventure en bateau. Ici chez toi il y a ceux qui t'aiment, mais dans leur grand amour tu ne vois qu'un fardeau. Il pèse, il pèse, il pèse lourd l'amour sur le coeur de celui qui n'avait pas d'attaque. Il étreint, il ensserre, il étouffe ton coeur le poids des années que tu as passé sans eux. Ils ont vu, ils ont vécu, ils ont vieilli sans toi et le temps lui n'a que faire de ton émoi. Ils ont vaincu, ils ont perdu, ils ont évité des batailles, mais la guerre bientôt arriveras à son glas.
Ils ne brillent pas de joie les yeux du coupable, de celui qui a pour norme mélodieuse contemplation. Il coule tristement cachée entre deux jurons, l'aria funèbre qui cherche rédemption.

Mais ils t'aiment sans compter et d'âme et de sang, ils font de tes histoires le fruit de leur passion. Nul Homme n'ose cracher à ton visage quel cruel meurtrier tu es ; faisant mine d'oublier ta sensibilité. Tu es revenu parmi eux voilé de l'innocence même, cherchant à renouer avec une famille de souvenirs. Entré à bras ouverts tu leur a chanté mille hymne à l'admiration que tu leur a toujours voué.
Mais ta soeur plus qu'un autre, ta soeur a souffert de voir lentement sombrer le fantôme de son père. De jalousie tue elle a fait profond mépris quand elle apprit comme tu gaspillas ta vie. Il perd la sienne et tu sèmes la tienne, comme s'il n'y avait aucune valeur à la liberté. Elle n'a fait que regarder du coin le plus sévère de son oeil. Elle n'a fait qu'insinuer sans jamais accuser. Elle t'a ouvert les yeux sur la souffrance qu'ils cachent, et aujourd'hui qu'elle est en ville, tu te grondes toi-même.

- Vous inquiétez pas, je compte pas laisser une goutte se gaspiller. Me faut juste le temps digérer avant d'avaler autre chose.
- Heureusement que t'as pas essayer de te faire poète. C'est pas avec des vers comme ça que tu se...
- Sander, bouge pas de ta chaise, j'm'en occupe. Quant à toi Gil', tu bouges pas tes fesses de là tant qu'il y a la moindre trace dans ton bol.

Elle feint l'innocence pour mieux protéger, des bandits à sa porte elle en a déjà vu passer. Brida ne craint pas de faire face au devant de la nuité, et si c'est un faussaire qui a sa porte a claqué, c'est au visage de l'imprudent qu'elle elle frapperait.

- Laisse maman, je préfère y aller.

Ni un blond ni une femme ne s'exposera au danger. C'est au preux chevalier que l'épreuve est confiée. Quelle ne fut pas sa surprise quand le monstre fut révélé et qu'au devant de sa porte lui fit salut la mine frissonnante d'une petite fille emmitoufflée. Il sourit, il rit même le grand gaillard, proposant d'un geste hospitalité à la passante. Méfiance tout de même lui prit, quand elle entra il sortit, déjà apprêté à l'idée qu'une cavalerie la suivrait, mais le temps passa, un nuage éclata, et quand la pluie l'eut assez souillé il fut bien obligé d'aller s'abriter.

- V'la qu'il se promène de jeunes demoiselles autour du village maintenant. C'est que finalement ce n'est pas la Malenuit qui a rendu les temps fous !

Façon détournée d'une mère de s'inquiéter du bien-être d'un enfant qui n'est pas le sien. Elle roule des yeux, soupire, vocifère son indignation face aux sourires de la maisonnée et pourtant à la petite invitée elle sert un bol de soupe sans question poser.

Elle avait visiblement bouleversé la vie qui s'exprimait à l'intérieur de cette maison. De ce qu'elle pouvait entendre, ils ne savaient qui devait aller ouvrir. Ce qui était sans aucun doute bien raisonnable, puisqu'ils n'avaient pas idée de qui pouvait bien se trouver là. Peu de gens étaient encore sur les routes à cette heure tardive. Et dans ces gens, bien pue étaient recommandables. Elle en avait conscience, en avait pris la mesure au fil de son voyage. Certaines personnes ne lui ouvraient jamais la porte, parce qu'ils avaient bien trop peur que ce soit un bandit, ou tout autre crapule de ce genre. Quelle ne fut donc pas la surprise de celui qui lui ouvrit quand il découvrit une jeune demoiselle, légèrement tremblante, les rennes de sa monture encore en main. Un sourire étira ses lèvres et, avant qu'elle ne puisse demander quoi que ce soit, on la fit entrer et on lui servit à manger. Légèrement décontenancée devant tant de spontanéité, elle n'arriva pas à articuler avant qu'on ne lui ait mis un bol entre les mains.

- Je… Merci, je crois.

Sa gêne était assez palpable, tandis qu'on la dévisageait. N'osant pas faire de même avec tous les membres de la famille réunie ici, elle plongea presque aussitôt le nez dans sa soupe et laissa cette dernière réchauffer agréablement son gosier. Un instant, elle avait oublié la faible température. Un instant, elle avait oublié combien elle avait froid. Devant tant de générosité, elle n'avait pu être que prise au dépourvu. Elle s'était attendu à devoir négocier une couche, sans même parler d'un repas. Si son estomac lui était reconnaissant pour le remplir enfin, Sme n'en avait cependant pas tant espéré.

- C'est très bon, encore une fois merci beaucoup. Et je m'y suis prise un peu tard pour trouver un abri pour la nuit, mais elle tombe de plus en plus rapidement… Je pourrai vous aider demain, si vous le souhaitez. Même si je ne paye pas de mine, je peux être utile.

Et ils le savaient sans doute, même un enfant était utile. Bien qu'il soit encore frêle et de plus faible constitution, il servait toujours. Alors elle même, qui était presque une adulte, leur serait sans doute assez utile. Il lui apparaissait toujours normal d'offrir ses services en contrepartie d'un endroit où passer la nuit. SI maigres puissent-ils être, ils étaient.

- Oh et, si tel est votre désir, je serai partie demain à l'aube, j'ai seulement besoin d'un toit sous lequel dormir. Je ne demande même pas une couche, j'irai là où vous avez de la place.

Elle osait à peine regarder ceux qui l'entouraient. Elle était toujours assez impressionnée quand elle pénétrait chez des gens. Plus encore lorsqu'ils étaient nombreux. Et que les enfants étaient devenus adultes. Smeralda n'avait pas l'habitude des grandes familles, puisqu'elle avait toujours vécu avec sa mère et son père. Personne d'autre. Elle n'avait pas été habituée à partager une certaine intimité avec autant de tiers. Et l'absence d'aisance se sentait, tant dans sa voix que dans sa posture. Encore habillée, les mains entourant son bol, elle ne relevait la tête que légèrement et pour de courts instants. Parce qu'elle savait qu'elle était devenue le centre de l'attention. Parce qu'elle ne savait ce qui allait advenir d'elle.

Appréhension ; Satisfaction. Un plein dans un vide. Il ne faut pas plus d'une nouvelle arrivée pour retourner les coeurs d'une maisonnée. Un petit peu de jeunesse, un parfum d'enfance à l'envolée, et la nostalgie sans attendre venait s'y percher. Si chez le grand bambin que tu es il y a trop peu à creuser, ils sont brûlants les minerais qui chez tes aînés ont été déterrés. Ton oeil à la soupe tu t'y ferais aveugle et sourd à défaut de pouvoir te dérober à la pression ; mais elle et toi et tu es elle, reflet d'un autre univers aux temps distordus. Elle est ton départ et tu es son arrivée, enfants perdus loin des leurs durant leurs jeunes années. Elle est le combat que tu as mené durant ton exode dans la Cité. À ton Estrévent est sa Péninsule, et aux services rendus à tes hôtes sont ceux qu'elle rend à ta famille.

Tu es elle, elle est toi, mais vous êtes différents. Similaires épreuves résultent de passés divergents. Futurs eux ne seront jamais que les secrets gardés par le temps. Futur se bâtirait à votre discrétion... et à la leur. Heureusement avaient-ils les meilleures intentions, et vous garder austri dans vos potages ne relevait pas de leur dessein. Sourires complices montent aux lèvres des aînés, pression est balayée mais méfiance l'a remplacée. D'entre les deux cadets tu es relevé le premier. Qu'elle te remercie, l'étrangère. Tu t'es sacrifié.

- T'en fais pas petite. Plus inutile que mon organon de dernier fils on fait pas. Pour l'instant contente-toi de te reposer, on verra bien ensuite.
- Mets-toi à tes aises. T'offrir l'hospitalité a été notre choix, tu n'as à te rendre redevable de rien.
- Parce que c'était pas votre choix peut-être que d'accueillir un troisième gosse ?
- Gil...
- J'y aurais repensé à deux fois si Néera m'avait prévenu qu'tu naîtrais bon à rien tiens !

Taquine claque dans la nuque, redirection des énergies : la tension n'est plus. C'est à la force tranquille de prendre le pouvoir.

- Désolé si l'agitation t'incommode. Difficile de tenir cette famille, ne serait-ce que pour un soir. Le magnifique Rynx que tu vois-là remarque à laquelle l'animal répondit d'un grognement et d'une mimique provocateurs est ma femme, Brida. Elle peut paraître rude parfois, mais il n'y a pas un être plus généreux qu'elle sur ces terres.
       Le gentilhomme qui t'a ouvert la porte est Fabian, notre fils aîné. Une âme de la trempe des plus grands chevaliers ! Il n'est pas né dans la bonne famille le pauvre. Mais notre héros d'Oësgard est bien trop humble pour se l'avouer.
- Père...
- Et le petit blond c'est Gildric, notre cadet. On ne dirait pas comme ça, mais je peux te jurer sur ma vie que sa voix est le plus bel instrument qu'il n'ait jamais été donné d'entendre à l'homme !
J'aurais aimé pouvoir te présenter Elze, ma grande fille, mais elle a réussi à obtenir son commerce à la grande cité, et elle ne peut définitivement pas passer son temps à faire l'aller-retour entre Etherna et notre village.
Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, sers-toi, ou viens chercher l'un d'entre nous.
- Mais pour l'instant il va être l'heure de regagner vos chambres. Le bon côté de l'absence de notre fille c'est que tu pourras occuper sa place dans la couche de nos enfants. Et si jamais ils t'empêchent de fermer l'oeil, mets-leur à chacun un bon coup de pied, c'est comme ça qu'Elze les a éduqués.

Ainsi s'achève le souper. Le patriarche clopinant canne en main vers la cheminée, la maîtresse de maison défaisant sa vaisselle, le gentilhomme conduisant votre invitée vers le lit que vous partagerez et toi, que fais-tu toi ? Quel est ton rôle ici au soir sinon de lever les yeux au ciel et de rêver ? Y a-t-il réellement une autre tâche qui te soit attribuée ? Non, en réalité. En réalité il n'y a que celles que tu as choisi de leur voler. Généreux maître des larcins dans le silence laissé dans son sillage par la pluie mourante, tu choisis de faire un jour de plus rouler à bon escient ta musculature d'appârat, et hachette en main de fredonner au rythme des craquements du petit bois.

Finalement, on lui offrit l’hospitalité, tout en lui signifiant bien qu’elle ne leur était pas redevable. Mais cela ne suffit pas à effacer la nécessité qu’elle avait de toujours donner lorsqu’elle recevait. Elle avait reçu une certaine éducation, que certains auraient jugé comme étant loin d’être convenable, mais qui lui avait inculqué des principes et une morale. Elle n’avait pas grandit dans un château, dans une immense maison, retranchée dans la pierre et dans les longs couloirs vides et sans âmes. Mais cela ne voulait pas dire qu’elle était pour autant sans éducation. Un tour de table pour présenter tout le monde et le souper se finit. Elle dormirait avec les autres enfants de la famille, dans le lit de leur fille qui n’était pas là. Elle était légèrement gênée parce qu’elle n’avait aucune idée de ce que c’était que de dormir avec une fratrie. Elle était enfant unique, sa mère n’avait jamais réussi à retomber enceinte après elle. Nééra n’avait sans doute pas voulu qu’elle procrée à nouveau. Smeralda l’avait parfois entendu les prières qu’adressaient sa mère à la Déesse mais elles avaient toujours été vaines. Elle aurait voulu un fils, qui aurait pu reprendre le commerce derrière elle. Qui aurait pu l’épauler lorsque l’âge la rattraperait. Sans doute avait-elle senti que sa fille n’était pas destinée à rester.

Se dirigeant vers ce qu’ils avaient désigné comme étant la chambre, elle n’oublia pas de remercier encore une fois ceux qui l’avaient accueilli pour la soupe qu’ils lui avaient servi. Même s’ils lui diraient sans doute que ce n’était pas la peine et que c’était normal. A vrai dire, elle savait la chance qu’elle avait d’être tombée sur eux. Elle aurait pu frapper à la mauvaise porte, celle d’un homme qui aurait essayé d’abuser d’elle, celle d’un couple qui n’aurait pas voulu nourrir une étrangère ou encore celle d’une famille si malade qu’elle n’aurait pas tardé à succomber elle aussi.

- Au fait, je m’appelle Smeralda. Je ne sais pas si c’est bien important de le spécifier.

Parce qu’elle ne resterait sans doute pas longtemps et parce qu’elle ne savait pas si elle aurait beaucoup d’interactions avec eux. Ils avaient l’air d’être assez unis, suffisamment heureux ou du moins pas si malheureux et bavards pour certains. Mais elle ne faisait pas partie de cette famille et traversait uniquement leur vie. Elle ne voulait pas y laisser une trop grande trace par rapport à ce qu’elle leur apporterait. Un peu d’aide en contrepartie d’un toit lors d’une halte, ce serait sans doute tout. Elle pourrait répondre à leurs questions, si jamais ils étaient curieux, mais à vrai dire elle n’avait pas assez vécu pour discuter de beaucoup. Fabian l’emmenait vers la couche qui lui était destinée quand elle se décida à ouvrir la bouche sans qu’on ne lui ait demandé.

- Ne vous inquiétez pas trop pour mon sommeil, je m’accommode facilement à un environnement nouveau. Je veux dire, il est très peu probable que vous m’empêchiez de fermer l’oeil.

Il était vrai qu’elle avait mis du temps à s’habituer aux constants changements d’endroits. Elle ne dormait que très rarement plus de trois nuits de suites sous le même toit et elle avait du apprendre à dormir dehors. Tout en gardant un minimum d’attention au cas où sa vie se retrouverait soudainement menacée. Mais aujourd’hui, elle s’y était habituée. Son corps et son esprit avaient pris le plis et elle n’était plus tant fatiguée qu’au début. Elle savait quand fermer l’oeil tout comme elle savait évincer les bruits qui n’étaient pas inquiétants. Déposant sa cape sur la couche, elle voulu s’y asseoir mais se ravisa soudainement, comme si elle se rendait tout juste compte qu’elle avait oublié quelques chose.

- Ecume… Elle va passer la nuit dehors ? Parce qu’il fait froid en ce moment.

Un air inquiet s’était dessiné sur son visage et ses sourcils s’étaient légèrement abaissés. Elle avait mordu sa langue inférieure et n’avait pas vraiment osé regarder celui auquel elle s’était adressé. Son regard avait alors glissé sur le second fils, qui fredonnait un air qui ne lui était pas familier. Ses yeux se perdirent un instant dans les mouvements qu’il imposait à ses muscles avant qu’on ne la ramène à l’essentiel. Ecume. Elle ne pouvait pas rester dehors pour la nuit, du moins pas sans elle.

Du grain de sa carnation ou de son accent chantant, on ne pourrait dire lequel l'a trahi le premier. Smeralda rime avec le Sud de ses probables origines. De cette allitération elle crée le mystère, elle invoque un pourquoi, elle arrache un comment, elle force ceux que la sédentarité a piégé à plus se questionner que de raison. Après tout le voyage est un fantasme que nourrissent de nombreux paysans, un rêve gardé secret car il ne trouvera jamais réalisation, d'autant plus pour ceux dont les terres ne reconnaissent que le combat comme sollicitation. Il est inquisiteur le bas-peuple, plus que de raison. Femmes nourries des commérages échangés à la fabrication de la bière ; hommes tordant à l'auberge les rumeurs entendues d'une sourde oreille ; histoires gonflées par les vantards et gommées par les timides ; intrigues oscillant timidement entre vérités et racontars forment la joyeuse vie d'une campagne combattante. Adoptée pour un soir la jeune fille mystérieuse ne peut encore entrevoir toutes ces âmes curieuses. Voilées de convenances, présent empoisonné des nobliaux, elles sont restées sages. Ce n'est que demain qu'elles se perdront en babillages.

Au rythme du petit bois qui se fend, les yeux du premier se ferment. Le soir et le froid tombant à l'éveil de Sander mettent un terme. Sourire sous sa barbe, comme tous les soirs il attend, se laissant couler dans sa chaise, menaçant. Sourire sous sa barbe il sait que de peur de le voir endormi au feu elle esquisserait un début de panique, il sait que ce qu'elle fait Elze le laisserait pour se blottir contre lui et l'accompagner tant qu'il peut encore marcher. Comme tous les soirs le père Theodbur clopine vers sa couche son adorée femme à sa droite, sachant pertinemment qu'une fois que la porte sera passée, aucun d'entre eux ne ressortirait avant que le matin ne commence à tisser ses traits.

- Ecume...

L'aîné se laisse surprendre, embrumé par la fatigue qui commence à peser sur la maisonnée, mais ce n'est heureusement pas si peu qui empêchera de réfléchir à celui des cinq qui est le plus éduqué. Elle vient de loin, la voyageuse et à ainsi la regarder, ce sont ses mains qui on souffert plus que son jarret. Il est bien possible qu'à elle seule jusqu'ici elle soit arrivée, mais l'absence de monture aurait dû plus tôt l'étonner. Difficile de s'avouer, pour le milicien, que même dans la nuit tombante il ait pu l'ignorer, la silhouette du cheval dont il parvient maintenant à se rappeller.

- Ne t'inquiètes pas, il y a largement assez de place à la grange pour accueillir ton cheval. le regard du grand brun change de cible, passant de l'invitée à son jeune frère, et par la même occasion se transforme, quittant sa protectrice moiteur pour une brillance bien plus complice. Gil ! La demoiselle ici présente est arrivée avec une monture. Est-ce que tu pourrais t'occuper de lui présenter un abri pour la nuit ?

Percussions et mélodie trouvent fin de concert. Frénétiques expirations d'un jeune homme amusé viennent les remplacer. Hachette passe de main en main jusqu'à te quitter.

- C'est que c'est toujours pas le grand amour entre Gros-Sabot et toi on dirait ! Pas de soucis Fabian, c'est comme si c'était fait. Je vous prie de m'accompagner mademoiselle.

Le ton pontifiant et main tendue vers la jeune femme en cynique éloge à ton chevaleresque frère, tu ne laisseras pas à la paume de la princesse d'un soir le temps de se poser contre la tienne avant d'entamer marche vers l'extérieur. Quelle digne souveraine après tout ferait comme héros de son conte de fée le chevalier sans épée à l'armure de braies de lin ? Celle de l'une de tes interminables chansons peut-être. Il ne heurterait personne de te laisser fredonner courte prabole de ta confection alors que la muse qui te l'a inspiré rappelle à elle son destrier.

Smeralda fut soulagée quand on lui dit que sa monture aurait un toit pour la nuit. Si ça n’avait pas été le cas, elle aurait du repartir. Et repartir à cette heure là, dans le noir et dans le froid, était une chose bien peu souhaitable. Apparemment, ce serait le dénommé Gil qui lui montrerait où mener sa monture. Ne se faisant pas prier une seconde fois, elle abandonna Fabian pour suivre le frère de ce dernier. Laissant la chaleur de la maison pour quelques instants, elle referma bien sur elle sa cape et se dit pour la seconde fois de la journée que des gants et une écharpe allaient bientôt devoir rejoindre son inventaire. Sans quoi elle finirait sans doute par mourir de froid cet hiver. S’écartant des murs, plongeant bientôt dans l’obscurité, elle claqua de la langue à plusieurs reprises. Une réponse ne tarda pas à se faire entendre et elle sentit bientôt le souffle chaud de sa jument envelopper sa main. Elle caressa brièvement ses naseaux et glissa le long de son encolure pour attraper ce qui lui servait de rênes. Ecume tremblait légèrement, bien que sa peau soit toujours plus chaude que la sienne.

- Ca va aller ma belle, je vais t’emmener au chaud. Allez viens.

Marchant doucement, elle rejoignit très rapidement celui qui l’attendait et, quand elle fut à son niveau, elle ne put s’empêcher de lui présenter Ecume.

- Ma jument. Elle n’est pas très grande mais elle est brave. Je crois que c’est ce qui importe, non ? Pour une monture tu sais, je compte allez loin avec elle, alors si elle est effrayé au moindre bruit, si elle ne sait pas me faire confiance… Bref, je t’ennuie sans doute, je me tais et je te suis.

Emboîtant le pas à celui qui s’était momentanément fait son guide, elle veillait aussi à laisser assez de mou à Ecume pour qu’elle ne tire jamais sur ses rênes. Le bruit sourd de ses sabots sur le sol finirent par s’arrêter quand ils furent arrivés. S’engouffrant dans la grange, elle fut soulagée de constater qu’il y avait effectivement de la place pour sa jument. L’odeur du foin et de la paille lui rappelèrent quelques nuits. Il lui arrivait souvent de dormir avec Ecume, par manque de place ou par souci de praticité. Elle avait eu du mal, au début. Parce que dormir avec un cheval n’était pas chose aisée quand les deux se connaissaient à peine. Mais au fur et à mesure, ils avaient pris l’habitude et Smeralda avait su s’adapter à ce genre de sommeil assez particulier. Se tournant vers Gildric, elle n’éleva pas trop la voix pour lui demander ce qu’elle avait à lui demander.

- La porte ferme bien ? Et je peux la mettre dans un endroit où elle ne risque pas grand-chose ? Je ne peux pas l’attacher pour la nuit, c’est trop dangereux.

Petite enfant éprise de compassion, trouvant dans l'animal son seul compagnon. Dans un monde peuplé de comparses mais sans liaisons, de la solitude du coeur elle payait la rançon. Tout effrayant que soit son nom, solitude accompagnée n'est pas une punition, mais un don des Dieux à l'âme observatrice par delà la raison. Sans attaches autres que celles du sang, incapables de nouer ce qui ne peut se défaire, elle comme toi est libre de survoler les mers et de parcourir les terres. Le sacrifice qu'ici elle faisait de quelques jours de service, plus que de quelques nuits de sommeil était synonyme d'un pas de plus sur sa voie conductrice.

C'était lui seul le véritable solitaire, le dormeur qui à la nuit se reposait de ses journées de misère. Il est vaillant Gros-Sabot, mais il n'est plus le jeune étalon d'autrefois. Les travaux de la ferme lui pèsent, et ce n'est plus qu'une question de mois avant qu'il soit mis au repos, de peur que si le sommeil ne doive vous le prendre il ne vous le rende jamais. Elles sont lourdes ses paupières à la bête de somme, mais elle est trop tentante l'odeur des visiteurs qui osent fouler du pied son antre.

- Ça oui qu'elle ferme bien, et tu voudrais pas te retrouver du mauvais côté au mauvais moment.

Un pas lourd de fatigue se rapproche. Le monstre souffle son mécontentement. Le Shire aime son repos autant qu'il aime son repas, et pour l'avoir nourri depuis ton retour, tu sais l'appétit de Gros-Sabot seulement égalé de ses exxécrables humeur. Il s'agite, s'ébroue, approche menaçant de la petite jument qui lui fait vaillamment face, sa maîtresse à peine protégée par l'imbécile heureux qui prenait place entre elle et les dangereuses pattes ayant fait le surnom de la créature.

- Ola, tout doux mon grand. Ce n'est que pour quelques temps.

Tu t'approches de lui sans la moindre crainte, comme le ferait un inconscient, sans porter la moindre attention à là où tes pieds se posent. Le spectateur non averti te croira infiniment chanceux, l'observateur crédule te pensera en danger de te retrouver piétiné, mais tu connais la bête, et tu sais pertinemment que des Theodbur il n'y a que Fabian à qui il oserait faire le moindre mal. Longue histoire que tu conterais peut-être ce soir, si Smeralda au coucher s'en trouvait curieuse, et que ton aîné ne s'en trouvait pas l'humeur trop furieuse.
Ta main se pose contre le flanc du Shire, et tu fredonnes, comme toujours, les syllabes sans sens qui te traversent l'esprit, puis des voyelles sans fin qui à elles seules forment d'entières mélodies. Tu chantes pour l'animal une musique que tu le sais apprécier. Gros-Sabot a toujours été ton plus grand admirateur. On dit que la musique prend les êtres au coeur, alors tu en avais fait ton premier moyen de communication avec lui. Tu ne sais pourquoi, tu ne sais comment, mais il te suffit de penser la signification de ta chanson pour qu'il te semble en saisir le sens le canasson. Alors tu en étais convaincu la jument, car c'est ce que tu as demandé, trouverait repos confortable à ses côtés.

- Voilà... tu caresses longuement le flanc du Shire, la tête posée contre la sienne C'est bon, il est calmé. Plus besoin de se faire de mouron pour Ecume, elle devrait pas plus l'énerver. Suffit de savoir lui dire les choses à Gros-Sabot. Il a l'air pas commode comme ça mais c'est un amour.

Tu quittais finalement les lieux d'un pas aussi nonchalent que celui avec lequel tu les avais approché, toujours tout fredonnant, écoutant d'une oreille bien plus attentive qu'il n'y paraissait ta compagne du soir... mais d'une oreille seulement. Ici ou en Ithri'Vaan, sur le plancher ou sur la mer, tu n'as jamais été de ceux qui veillent tard le soir, plutôt de ceux qui vivent intensément leur journée. Les nuits que tu passais éveillé c'était à la recherche d'inspiration, des nocturnes pour nourrir ton imagination, mais ce soir, le ciel obscur n'avait rien de bien nouveau à t'offrir que tes draps ne pourraient mieux te servir.

Ce soir tout ce qui changeait était Smeralda, et s'il fallait satisfaire sa curiosité, autant que les récits soient contés à l'endroit où l'un comme l'autre le sommeil venant vous pourriez confortablement commencer votre nuitée. Et puis... ce serait triste que Fabian se sente abandonné.