Les forêts elfiques sont de vastes terrains presque impénétrables pour qui ne connait pas bien ces lieux de légendes. Pour le tout-venant, il s’agit d’un endroit aussi merveilleux qu’effrayant. Pour les habitants de ces endroits extraordinaires, il s’agit de la plus belle et de la plus honorable des maisons que l’on puisse bâtir : celle qui n’est issue que d’elle-même, c’est à dire la nature.
Pour les autres peuples doués de raison leur connaissance n’est que parcellaire de la société elfique. Ou plutôt devrait-on parler des sociétés elfiques au pluriel. Mais dans l’imaginaire collectif de bien des peuples, l’image de cette société dont les racines historiques dépassent la mémoire même écrite de bien des civilisations, est celle d’une société figée, presque utopique dont les membres sont au final les enfants les plus proches d’une certaine forme de déité. L’immortalité n’était-elle pas le signe d’être sur un plan existentiel différent du reste des races ?
Pourtant ces cultures si lointaines, ces lieux si différents, ne sont que le prologue de l’histoire qui nous préoccupe.
Ce qui importe est souvent moins ce qui différencie que ce qui unit. Et si les races ne se comprennent pas toujours, si les us, les actions, les organisations sont différentes, certaines réalités et certains comportements existent partout de manière presque axiomatique dans le règne animal. Pour le plus grand attrait de notre histoire mais pour ses aspects dramatiques également.
Nous le disions à l’instant, les choses ne sont simples nulle part, et même chez les enfants des Dieux, l’harmonie peut être brisée par des choses apportant pourtant des grandes joies. Et les pires atrocités, les plus dures injustices sont parfois commises au nom de belles choses. L’amour en l’occurrence a été le moteur de notre affaire. Et là où un conte de fée aurait pu naître, une descente aux enfers s’était amorcée.
Daumeldiriel Ealoeth était une membre de ces peuples vivant au plus profond de ces secrètes forêts. Elle était amoureuse de celui qu’elle avait choisi Rainlaerdir Undoelon et qui l’avait choisi. Pendant un temps extraordinaire ils vécurent heureux dans ces lieux. Mais comme tous les peuples, comme toutes les races, l’amour rend parfois fou. Et certains dans leur amour fou, s'écartent parfois de la raison. Rainlaerdir fut de cela. Cela prit du temps… Beaucoup de temps, mais il devint de plus en plus reclus, de plus en plus protecteur envers celle qu’il aimait. Il la couvrit de fleurs. La fit vivre de grandes aventures, de grands voyages au cœur de leur forêt. Cela ne dura qu’un temps. Un temps fort long pour les autres races, mais un temps tout de même.
Dans son amour fou, Rainlaerdir amenait toujours plus de présents, toujours de fleurs, toujours plus de choses. Sa jalousie couvait comme l’électricité d’un soir d’orage. Et alors que le crédo des siens était de respecter la nature qui les entouraient, Rainlaerdir commença à inventer des promenades de plus en plus longues pour sa belle, jusqu’au jour où ils ne revinrent plus.
Il fallut beaucoup de temps, une decennie presque, pour retrouver la trace des amoureux. Ou plutôt de l’amoureux et de celle qui était devenu la victime de sa folie. Dans sa jalousie, dans sa déraison, il avait utilisé cette nature dont leur communauté était si proches pour enfermer jalousement son adorée.
Un crime pareil ne s’était jamais vu dans cette communauté. La chose n’était jamais arrivée. On mit bien du temps à décider du sort de Rainlaerdir et finalement on se décida à l’exiler, la pire des sanctions imaginable. Si la sanction était la plus terrible imaginable, la communauté aurait mieux fait de tuer cet esprit malade. En lui faisant la grâce de la survie, ils jetaient sans le savoir un sort terrible à Daumeldiriel…
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De la folie à la richesse à la folie
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Il y a des dizaines de décennies de cela, Rainlaerdir perdit donc son nom, devenant simplement Rain, plus simple de prononciation pour les humains. Il perdit ce qui lui restait de bonté et les derniers fils de la raison. Une fois la forêt quittée, une fois mêlé aux hommes et aux pires des instincts de ce peuple, il devint pire qu’un animal fou. Aussi cruel que les pires hommes, aussi inflexible que les plus sages elfes. Mettant son énergie et ses talents dans les pires des commerces. Ceux du sang, ceux de la violence. Un voile implacable s’était posé sur sa raison.
Après des décennies à aller d’une criminalité à l’autre, l’appel de la forêt se fit à nouveau ressentir. Et c’est au milieu de sangs mêlé dans le nord de l’Ithri’Vaan que Rain devint un forestier. Il retrouva une certaine forme de paix dans ce travail, émergeant quelques instants des eaux troubles de la folie. Forestier il en était un bon. Très bon même. La faute à ses origines sûrement. Et le fait de couper des arbres, de les torturer comme les humains aimaient le faire était suffisant à assouvir sa vengeance éternelle contre l’injustice d’avoir perdu sa bien-aimée.
Il se confondit avec son travail, et de fil en aiguille, devint d’abord aisé, puis riche. Son commerce se développait d’autant plus rapidement que lorsqu’un homme lui barrait trop longtemps le chemin, il pouvait compter sur sa formation et sa folie pour s’en débarrasser des manières les plus illégales et immorales qui puissent être.
Il retrouva une certaine forme d’équilibre dans cette course nouvelle à la richesse, dans la corruption de l’adrénaline de voir jusqu’où il parviendrait à bâtir son empire de destruction forestière. S’il arriverait à couper tous les arbres jusqu’à trouver la communauté de son enfance et de sa bien-aimée... Si seulement... Il n’arriva pas à couper tous les arbres, mais à devenir aussi riche et puissant que fou et cruel, cela il y parvint très bien.
Et puis lui vint une idée, un plan génial dans son esprit torturé. Peut-être que sa bien-aimée aimerait-elle sa fortune ? Peut-être le verrait-elle maintenant sous un autre jour ? Peut-être que les fleurs qu’ils pourraient faire venir de tout le continent la ferait autant rire que celles qu’il allait lui cueillir par le passé ? C’était probable. C’était même sûr. C’était l’évidence même…
Aussi prit-il avec lui quelques bandits recrutés sur le volet et fit-il construire une tour immense de bois dans la plus profonde des forêts des sept-monts qu’il possédait. Un écrin parfait pour la perle de ses nuits.
Et à la fin de la construction, il se mit en route, tel le chasseur, l’assassin, le fou qu’il était devenu, pour retrouver son Daumeldiriel. Il finit par la retrouver. Il fallut l’acharnement de sa folie, mais il la retrouva. Et il l’enleva, tuant plusieurs de ses comparses au passage. Mais ses mains, ses bras, ses pieds, son corps entier était tant recouvert du sang de toutes ces victimes que celles-ci ne firent guère de différence dans son âme.
Rainlaerdir se désintéressa à son empire, confiant sa gestion à des assesseurs et la tour fut presque oubliée des mémoires. Personne ne s’en approchait réellement, comme si un vieux sortilège l’avait frappé. Rainlaerdir retomba dans l’anonymat, les sept monts allant jusqu’à presque oublier sa présence.
Daumeldiriel fut au martyr pendant des années. Emprisonnée dans une tour horrible où le luxe était un luxe de bois, du bois mort et martyrisé sous les coups de burins et de ciseaux. L’art qui y était présent était parmi les plus beau que l’on pouvait faire sur du bois, mais c’était un cercueil gigantesque pour la pauvre elfe. Et son bourreau n’avait aucune pitié pour elle. Comme elle se refusait naturellement à lui, il abusait de sa force et de sa folie pour obtenir d’elle ce qu’il voulait.
Des années passèrent, et la folie autant que le désespoir même de vivre approchait Daumeldiriel. Bafouée, violentée, sans repère et sans espoir, elle était devenue méconnaissable, prenant l’allure d’une vieille femme.
Ce qui pour un couple heureux aurait été une nouvelle extraordinaire fut pour Daumeldiriel la pire des injures, le pire des sacrifices : elle attendait un enfant de son tortionnaire. Le désespoir fut tel que plusieurs fois elle tenta de mettre fin à ses jours. Mais la folie de Rainlaerdir fut plus forte et brimée, attachée, nourrie de force, elle arriva à terme. Ce fut une torture inimaginable. Elle était épuisée et refusa de s’occuper de l’enfant, allant jusqu’à nier son existence. Mais qui pouvait lui en vouloir ?
L’enfant fut nommé Laiquamordur par son père. Sa mère ne lui donna pas de nom.
Il grandit lentement, comme tout elfe bien né. Et s’il était en parfaite santé, il n’avait pas reçu de son père de folie qui aurait pu être congénitale. Ce dernier l’éleva -si l’on pouvait utiliser ces mots- ou tout du moins lui apprit-il à parler et à lire et écrire. Il comprit très vite la dynamique dans laquelle son fou de père était enfermé. On peut parfois être plus sage enfant qu’un adulte. Les coups, les brimades et les remontrances devinrent finalement inutiles. Le gamin avait compris la situation. Et un jour où son père dormait d’un sommeil agité, il prit son courage à deux mains, retrouva la cachette d’une dague qu’il avait vu un jour son père affûter, et dans son sommeil, l’égorgea sans ménagement et sans hésiter.
Il resta là toute la nuit, à regarder le cadavre sans vie de son géniteur, contemplant la justice qu’il venait de réaliser. Comprenant également qu’il était à présent libre, et avec lui sa mère.
Il retourna dans la cellule de bois de cette dernière, marquée sur les murs des griffures qu’elle avait fait dans sa longue vie de captivité, cherchant tel un animal aux abois un moyen de sortir de cet enfer, quitte à s’en arracher les ongles. Mais la torture était finie. Tout du moins Laiquamordur le pensait-il. Il prit sa mère par la main et l’amena alors que le petit jour pointait dans la chambre de son père. Elle resta quelques instants à regarder la scène. Dévisagea ensuite l’enfant qu’elle n’avait jamais reconnu, jamais regardé. Elle lui fit un sourire voilé, proche de la folie, et en un bon totalement inattendu vu sa condition, sauta sur la dague et fit mine d’attaquer le jeune elfe. Elle s’arrêta néanmoins dans son élan, hésitant à frapper le symbole d’années de viols.
Ce dernier ne dit rien, resta là, une larme au coin de ses yeux fermés, attendant la fin de sa courte vie.
En sentant la main de sa mère se détendre sur son cou et en sentant son corps fléchir, il rouvrit les yeux. Elle s’était planté la dague dans le cœur et agonisait avec un sourire apaisé aux lèvres. Elle avait enfin eu la mort qu’elle avait appelé de ses vœux depuis si longtemps.
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Un nouveau départ
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Choqué, hagard, totalement déboussolé le jeune elfe quitta la tour maléfique pour s’installer dans un bivouac de fortune à l’orée de la forêt. Le lendemain il s’obligea à remonter dans tour pour chercher le cadavre de sa mère. Il le descendit lourdement et difficilement et lui fit une simple sépulture au pied d’un arbre, le plus beau qu’il avait vu à la ronde.
Il pleura. Il pleura longtemps. Il envisagea de suivre l’exemple de sa mère. Mais au final l’envie de vivre fut plus forte que son désespoir. Il lui fallut près d’un mois pour trouver le courage de retourner dans la tour. Il lui avait de toute façon fallut ce temps là pour se construire une cabane qu’il avait agrandi peu à peu pour en faire un repère de taille appréciable. Il descendit de la Tour tout ce qui pouvait être intéressant. Papiers, livres, dossiers.
Il découvrit vite qu’il était à la tête d’une surface forestière importante, mais sûrement inexploitée depuis que son père s’était préoccupé plus de martyriser sa mère que de ses affaires. Il découvrit néanmoins que l’avoué de pouvoir de son père avait continuer à faire fructifier le patrimoine. Son père ne lui écrivait qu’une fois tous les trois mois pour commander des affaires et de la nourriture. L’homme était un magnat des sept monts qui visiblement s’était engraissé sur les affaires de son père. Mais c’était presque de bonne guerre.
Imitant l’écriture de son père et utilisant le coursier devenu complice qui apportait autrefois les vivres à la tour pour continuer à faire croire que son père était vivant, il se substitua à son père. Il devint de plus en plus impliqué à distance dans les affaires. Il se prit au jeu et commanda petit à petit des livres et se fit envoyer la comptabilité de son père.
Le Magnat était un brave homme, et Laiquamordur devint un redoutable entrepreneur. Il finit par mettre en scène son arrivée, envoyant une lettre à l’homme pour annoncer que le fils de Rainlaerdir venait le représenter à Hanning. Il s’y rendit après avoir commandé de beaux vêtements et avoir dit un dernier au revoir à sa maison forestière.
Avant de partir il retourna une dernière fois à la tour. Il monta les escalier une dernière fois, pour aller contempler le cadavre mutilé par les corbeaux et les vers de son père. Il n’en restait presque plus rien d’autre que des bouts de tendons séchés et des os. Il ne méritait pas mieux. Il mit le feu à la tour et s’en fut.
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Laiquamordur Savarius
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L’arrivée à Hanning se fit assez étonnement sans aucune peine. Et la passation de pouvoir fut également d’une simplicité presque incroyable. Bien qu’il toquait maintenant les soixante-dix ans, l’elfe atteignait enfin l’apparence d’un véritable jeune homme et non d’un adolescent. L’on était au début du siècle dernier.
Sans réel but autre que de se prouver à lui-même qu’il pouvait réussir sa vie et faire de grandes choses, Laiquamordur s’était lancé sans compter dans le commerce du bois qui avait fait le succès de son père. Il entreprit également de mettre un pied là où son couard de père n’avait jamais officié : à Thaar. Et son grand coup fut d’arriver à faire suffisamment de mal aux chantiers navals de la capitale pour petit à petit devenir leur principal créancier.
Les rachats en furent facilités, et depuis son hôtel d’Hanning, Laiquamordur devint d’abord l’heureux propriétaire d’un petit chantier naval de grosses barques de pèche, puis d’un atelier de petites coques, puis une dizaine d’année plus tard d’un chantier de bien plus grande catégorie. Il avait le temps pour lui, et le tempérament d’une mygale recroquevillée la journée entière dans son terrier, prête à bondir au dehors pour inciser à sa proie son dernier venin.
Il fallut du temps. Entrer à Thaar n’était pas une chose compliqué, y faire ses preuves en était une autre bien plus complexe. Allant de plus en plus souvent dans la capitale, utilisant ses relations pour faire fructifier son commerce, il était toujours à l’affût de son plus grand coup : il voulait les chantiers principaux de la capitale. Avec cette prise, il pourrait enfin déménager à Thaar et ainsi se trouver dans un lieu moins regardant sur ses origines. Car les sept monts n’étaient pas aussi ouverts que la capitale marchande sur les origines de ses riches. Au milieux des Magnats et conseillers, presque tous humains, il ressortait désagréablement.
Au final la chance lui sourit doublement par la voie d’une humaine merveilleuse. Une mygale comme lui, au regard aussi doux que le fil de la toile qu’elle tendait. Une femme à poigne pour une humaine. Une véritable commerçante…
Elle s’appelait Savarius. Un vieux nom dans la capitale Thaari, une grande famille de marchands sur le déclin. Son père était un piètre entrepreneur et avait dilapidé sa fortune dans des idioties. Mais il disposait d’accès extraordinaire à tout le gratin de la ville. Laiquamordur n’avait jamais réussi qu’à se faire une place auprès des petits marchands ou de la pègre ou encore des négociants en bois qu’il contrôlait plus ou moins en étant leur principal fournisseur.
Mais jamais n’avait-il percé dans les hautes sphères. Quant à Maria Savarius, elle détestait son père pour son incompétence, et s’était fait une mission divine de sauver le statut de sa famille. Son statut.
Ils se rencontrèrent par hasard, dans un dîner très simple chez un petit marchand. Jamais elle n’aurait dû être là, mais son père avait contracté des dettes chez ce marchand de rien du tout, et elle vendait son nom et sa présence à ce repas en échange d’un peu de temps sur le prêt. Lui avait toujours été un discret avec les femmes. Trop occupé à faire grossir sa fortune. Bien sûr de temps en temps il s’amusait, mais il n’y trouvait que peu d’intérêt.
Là il était tombé sur son égale, mieux, sur ce qui allait devenir son égérie. Peut-être que la folie amoureuse de son père couvait-elle chez lui aussi ?
Ils discutèrent de quelques sujets généraux, mais en quelques phrases ils s’étaient jaugés l’un l’autre, et avaient compris qu’ils étaient fait du même bois. Ils se quittèrent en apprenant l’identité l’un de l’autre, et Laiquamordur se renseigna sur l’emploi du temps de la jeune femme. Elle pendant ce temps s’était renseigné sur cet elfe, beau comme un dieu et pour lequel elle pensait être tombée amoureuse par accident et qui se prétendait marchand. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir l’extension très discrète du capital de ce dernier, qui pourtant semblait sortir de l’enfance. Son cœur fut couplé à sa raison. Elle le voulait.
Pour lui, les choses étaient semblables. Il l’avait trouvé d’une beauté et d’un esprit admirable, et d’apprendre qu’elle faisait partie des anciennes familles de la capitale sur le déclin précipita sa décision. Il la lui fallait !
Il lui fit une cour tendre et adorable à bien des égards. S’arrangeant pour tomber dans les mêmes soirées. Corrompant un nombre extraordinaire de gens pour participer à des soirées où il n’aurait pas dû être. Dépensant sans compter. Les comptes de l’homme plongèrent et si son empire forestier lui rapportait toujours des fortunes, on pouvait aussi dépenser facilement des fortunes à Thaar pour simplement faire partie du ‘monde’. Surtout quand on n’en faisait pas partie.
C’était un investissement risqué, mais il savait que c’était l’investissement de sa vie.
Il finit par intégrer le cercle privé de la famille, et il fallut tout le génie manipulateur des deux amoureux pour convaincre le père de Maria de laisser Laiquamordur lui faire officiellement la cour. A partir de là les choses se sont accélérées. Car Laiquamordur, par sa race, avait la chance d’être peu fertile et il le savait bien. A ce titre le mariage fut consommé -même plusieurs fois- avant même les fiançailles. Et s’ils s’aimaient par l’esprit et par le cœur, ils découvrirent que par les plaisirs de la chair, ils n’étaient pas moins égaux dans leurs qualités, leurs attentes et leurs passions.
Les fiançailles eurent bientôt lieues, et c’est par un pacte commercial et familial que se scella cette alliance. Car ils avaient mis au point leur plan. Le premier d’une longue série de plans. Le père ruiné de Maria vivait ses derniers mois de riche. Les dettes étaient innombrables. Seul l’arrivée d’un nouveau venu dans la famille, de préférence très riche pourrait faire tourner le dos aux créanciers. Laiquamordur serait ce nouveau venu. Mais avant son idiot de beau père allait servir pour la première fois de sa vie à une bonne affaire. Les chantiers navals principaux de Thaar étaient dans une mauvaise passe eux aussi. Les flottes étaient constitués, le commerce en berne et devant la disette, les princes marchands faisaient alliance pour utiliser leurs surcapacités. Peu de nouveaux navires à construire… La faillite était proche.
Son beau père serait l’allumette qui mettrait le feu aux poudres. Laiquamordur allait faire une demande de remboursement des ardoises que le chantier lui avait laissé, menaçant sinon de stopper les livraisons. Acculé, le chantier irait chercher de l’argent là où il pourrait. Le père de Maria proposerait l’argent : un mauvais investissement de plus à son actif qui se douterait de quoi que cela soit ? Tout cela en échange de l’hypothèque du chantier naval de toute façon sur la scellette. De l’argent le beau père n’en avait plus, donc ce dernier viendrait de Laiquamordur. Un argent qui retournerait de toute manière dans la poche de l'elfe puisqu’il s’agissait de rembourser son propre bois.
Maria utiliserait ses relations et Laiquamordur ses espions pour rendre dans les deux ou trois mois suivant la vie impossible au chantier. Annulation de commandes, retard dans les fournitures, et autres coups bas. Tout cela sous le regard indifférent des princes marchands qui de toute manière étaient préoccupés par d’autres sujets et surtout qui n’avaient que faire d’une énième faillite des chantiers navals de Thaar. Cette activité tombait en faillite à intervalle régulier pour renaître de ses cendres dès que le besoin s’en faisait sentir. C’était un nid à investisseurs cherchant une rentabilité rapide, ou, si le cycle était mauvais, un nid à pigeon. Bref, un métier trop incertain pour les princes marchands qui pouvaient de toute manière se rabattre si nécessaire sur des chantiers plus lointains.
Trois mois après le début de la manœuvre, le pauvre propriétaire du chantier dû remettre les titres de propriété au père de Maria. Le premier bon investissement de sa vie. Mais ces derniers durent rester moins de dix minutes dans sa poche puisqu’il devinrent le remboursement de Laiquamordur d’une part et la dot de Maria d’autre part. Laiquamordur accepta dans l'arrangement de perdre son nom de famille pour prendre le nom des Savarius. Au contraire cela l’arrangeait de couper les ponts avec le nom de son paternel. Avec un haussement d’épaule lors de la conclusion de l’affaire, le soir des fiançailles, l’homme regarda sa fille avec un sourire en lui assurant que de toute manière, il n’avait jamais été doué en affaire, et qu’il était fier d’elle.
La nuit fut torride pour les deux amants, fiancés et maintenant possesseur de l’essentiel de la construction navale Thaarie…
Ce à quoi les planches de bois pouvaient mener tout de même…
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La mort peut être un choix
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Le couple fut une réussite totale. Outre le bois et la construction navale Thaari pour lesquels ils étaient devenus la discrète référence, ils avaient utilisé le nom des Savarius pour se refaire une réputation. Lui était officiellement issu d’une famille de marchands exotiques et à la fortune colossale qu’il dilapidait sans compter, elle était l’héritière d’une famille sur le déclin. Personne se méfiait de ce couple dont on savait bien qu’il était en train de descendre en flamme l'héritage de l'une et de l'autre.
Laissons-les dilapider leur fortune, les morceaux nous reviendrons pensaient tous les vautours. De toute manière la fortune dans la construction navale n’avait toujours qu’un temps. Ils avaient été chanceux et la chance passerait. C’était ainsi que les gens les voyait et c’était parfait au goût du couple. Il fallait que les gens ne se méfient pas. Il fallait qu’on les laisse tranquille. Qu’ils puissent faire dans l’opacité leurs petites affaires, monter leur capital, et devenir un jour eux aussi, des princes marchands.
Les années passèrent et le capital progressa effectivement de manière conséquente. Ils rentrèrent une nouvelle corde à leur arc, profitant des chantiers pour s’offrir de temps en temps des navires à prix faibles, utilisant ainsi la surcapacité de leurs chantiers pour monter une petite flotte discrète d’abord, plus ostensible ensuite. Leur secret ? Ne jamais faire d’ombre aux gros requins… Un prince marchand exigeait un bateau immédiatement ? Ils arrêtaient le navire qu’ils se réservaient séance tenante pour le convertir dans la demande du prince marchand. Un petit chantier naval concurrent faisait un bateau pour les princes marchands ? Le bois n’arrivait jamais en retard, et n’était pas trop cher… Un prince marchand voulait leur louer un navire ? Il l’avait le lendemain prêt à partir.
Ne pas faire de vague, s’écrouler devant ceux qu’on le ne pouvait ni fuir, ni combattre. Esquiver. Telle était la tactique. Et en attendant, engranger, ajouter du capital, faire fructifier. Prendre les niches dont ces grands magnats du commerce ne voulaient pas. S’appuyer sur les petits commerçant et leur donner un moyen d’exporter par voie de mer à prix compétitif et avec plus de garanties qu’avec les choix habituels.
Cela marcha bien, très bien même. Et au bout d’une vingtaine d’année d’efforts, les deux voyaient leurs chance s’améliorer d’atteindre leur but. Mais une chose était claire à présent : ils n’étaient pas certain qu’ils y arrivent de leur vivant. Il fallait un héritier. A tout prix.
Pourtant les dieux étaient témoins qu’ils y mettaient du cœur à l’ouvrage. Mais rien n’y faisait. Laiquamordur semblait incapable de concevoir. Et Maria était humaine, donc le temps frappait à sa porte. Il fallait agir et agir vite pour que le couple puisse concevoir et ensuite élever la fille ou fils prodigue qui entraînerait le nom des Savarius au travers des portes du Joyaux.
Il fallut faire appel à une sorcière au final. Ou une sage, comme on l’appelait pudiquement dans les milieux. Le prix fut astronomique, mais les résultats étaient garantis. Et effectivement, avec les conseils de la dame et quelques onguents et autres filtres, Maria fut enceinte de Laiquamordur. La dame prévint que les filtres utilisés auraient certainement un effet sur l’enfant. Il ou elle aurait les yeux violets.
Et effectivement un jeune sang mêlé apparu au monde trois mois et demi plus tard, avec un regard au violet envoûtant.
Ce fut une fête, et également le début d’une machinerie totalement incroyable. Car les deux savaient bien qu’il n’en aurait qu’un. Et sur les épaules de ce frêle bout de chair retombaient les espoirs du couple. Ils avaient maintenant un objectif unique : puisqu’ils n’avaient pas réussi à passer les portes eux-mêmes, ils feraient en sorte de le faire pour leur enfant.
Il eut droit au nom de Faeron.
Il grandit lentement, mais moins lentement que Laiquamordur en son temps. Son sang mêlé aidait à une croissance plus rapide. Mais à vingt ans, quand enfin son corps sortit de l’adolescence, il constata que la magie de son sang elfique avait fait œuvre : il ne vieillissait plus. Tout du moins pour le moment. Peut-être ne serait-il pas immortel, mais au moins avait-il du temps devant lui.
On lui apprit tout. Absolument tout. Un nombre de langue incroyable, les mathématiques, le sens des affaires, la comédie, la politique, la culture, les arts, les bonnes manières. Tout. L’organisation de leur empire, les possessions qu’ils avaient. Tout était sous le vigilant contrôle du couple. Maria organisa même dès qu’il fut en mesure de comprendre de quoi il en retournait son accession aux plaisirs de la chair, et cela auprès des deux genres.
Il apprit à se battre, à mentir, à respecter une certaine éthique et à se respecter lui-même. Il devait être un esprit critique, libre, et capable de prendre des décisions pour son bien et pour le bien des ambitions qu’on lui transmettait. Il devait avoir des loisirs et bon goût, le sens du plaisir et le sens du devoir. Il vécut cette enfance dirigée d’une main de fer sans trop de problème. Il n’était pas un rebelle dans l’âme.
Le plus dur fut la mort de sa mère. Elle arriva vite. Alors qu’il avait vingt-cinq ans à peine. Sur son lit de mort, son père pleurait, son mari semblant avoir vingt ans… Le plan de Maria et Laiquamordur était clair dès le départ. Ils étaient une équipe. Ils avaient monté une entreprise colossale, ils avaient créés de toute pièce l’héritier qu’ils voulaient être le parfait dépositaire de leurs ambitions. Leur temps sur ce monde était fini. Et Laiquamordur refusait d’imaginer laisser Maria affronter l’entreprise suivante sans être à ses côtés.
Il avait toujours été décidé que Laiquamordur prendrait sa vie dès que Maria serait décédé. Ils seraient enterrés au même moment. Il se tua en présence de son fils. Faeron souhaitait être là. Cela pouvait paraître bizarre, mais ce moment, on lui en avait parlé toute sa vie. On l’avait préparé à ce moment-là. Ce momen précis. Il ne flancherait donc pas. Il était né pour prendre les rênes. Et la moindre des choses était qu’il devait être là pour soutenir sa mère et son père dans leur dernier voyage.
Le père de Faeron prit sa vie avec rapidité. Comme il avait dû faire prendre la vie d’autres personnes avec apidité. Faeron reprit le lendemain les affaires après l’enterrement, comme si de rien n’était. Mais maintenant les choses allaient suivre un cours différent. Charge à lui de mener l’assaut vers le Joyaux.
Et pour cela il lui fallait une tête de pont et encore plus d’argent. Il lui faudrait sûrement une vingtaine d’années pour y parvenir, mais il avait son idée derrière la tête. Il allait construire un palais, montrer son statut, mais également ouvrir une nouvelle niche de commerce peu exploitée : l’armement maritime était un commerce faisant circuler la monnaie. Il fallait se lancer l’usure pour les petits. C’était clairement un marché sous-exploité.
Le joug des drows sur la cité de Thaar n'était pas pour déplaire à Faeron, il fallait dire que cette situation permettait de brider un peu les princes marchands. En ne laissant qu'une marge de manœuvre limité à chacun, la compétition n'était pas totalement ouverte et chacun jouait un jeu subtil qui oscillait entre les coups bas et la solidarité. Cette façon si Thaari de se comporter entre puissant allait comme un gant à Faeron qui savait couler avec la fluidité d'un serpent du rôle d'ami à ennemi.
Les choses changèrent avec l'arrivée du Voile. L'emprise des drows sur la ville se relâcha d'un coup et laissa le champ libre aux princes marchands. Faeron aurait pu prendre le parti de se lancer dans la course immédiatement. Mais c'était un homme sachant user de patience, et il jugeait qu'il valait mieux dans un premier temps voir quelques uns se casser les dents, histoire d'analyser au mieux la situation. Par ailleurs son commerce de l'usure commençait à réellement décoller, et il était occupé à consolider ses affaires. S'il devait se lancer dans la course au Joyaux, il fallait s'assurer de ne pas avoir de trop gros talons d'Achille.
Vingt ans plus tard, et avec toujours son visage d'ange de vingt ans Faeron semble en passe de réussir son pari. Ses commerces se portent bien. L’usure, se rajoutant au bois et à la construction et l’armement de navires lui donne les moyens de prétendre à la cour des grands. Il s’est construit une demeure digne de ce statut qu’il envie. Reste maintenant à trouver les moyens de passer de l’autre côté et d’entrer enfin dans le Joyaux comme prince. Faeron se sent prêt, et il va s’en donner les moyens.