« J’ai déjà vu ça, avait soufflé le Débonnaire à Hashar. Quand ils sont dans cet état, ce n’est qu’une question de temps avant que… »
Le bourgeois n’avait pas terminé sa phrase, mais Azza devinait aisément les mots qu’il avait tus. Tsabrak, qui n’avait plus esquissé le moindre mouvement depuis une ennéade, allait mourir.
« Je ne sais pas comment elle va réagir, » avait répondu l’ancien gladiateur. Cette conversation, la prêtresse l’avait volée au détour d’un couloir, tandis qu’elle se rendait au chevet de son Grand-Père. Elle avait été surprise de déceler, dans la réplique de son esclave, un brin d’inquiétude. « On m’a toujours dit que le deuil était comme une saloperie de maladie pour les longues-vies ; que ça pouvait décimer toute une famille en une nuit.
— C’est surtout vrai pour les feuillus, ça, le détrompa le Thaari. Les peaux-noires sont pas aussi sentimentaux. Et puis, même si c’était le cas, on parle de la fille de Khatib. La pomme peut pas être tombée si loin de l’arbre. »
Depuis sa cachette, Azza avait esquissé un sourire torve ; aux yeux des siens, elle était l’héritière de Ssasha et de la Maison Myrrervs bien avant d’être la fille de Khatib. Avec la logique du Débonnaire, elle aurait dû être et froide et cruelle et implacable et ambitieuse et hautaine comme la désormais Grande Prêtresse. Hashar eut certainement une pensée similaire, car il ricana, ce qui ne plut apparemment pas à son interlocuteur. S’il était une chose qui n’était plus à démontrer, c’était toute l’estime que l’humain pouvait porter au despote de Chaszmyr. Azza avait d’abord cru qu’il s’agissait là d’un jeu ; l’hypocrisie aurait fait sens, s’il avait quelque chose à y gagner. C’était oublié que dans l’histoire, c’était le Daedhel qui était le débiteur. Le doute tiraillait depuis longtemps la petite prêtresse, mais ses nombreux interrogatoires n’avaient pour l’heure trouvé que des rires joviaux pour seules réponses. Gerald était de ceux qui posaient les questions, pas qui y répondaient, répétait-il à loisir ; les regards renfrognés de son invitée ne faisaient que redoubler son hilarité.
Trois jours avaient passé depuis la secrète discussion entre le Débonnaire et Hashar et, la veille, leur triste prophétie s’était réalisée. Contrairement aux inquiétudes de son eunuque, pourtant, c’était le soulagement qui avait primé chez sa maîtresse. Dès l’instant où Ssasha avait refermé ses griffes sur sa proie, Azza avait su Tsabrak condamné. Elle n’avait pas imaginé une seule seconde sa Mère le libérer sans s’être assurée avant qu’il fût convenablement brisé. Elle lui avait fait couper la langue, pour qu’il ne pût pas parler en acontre d’elle. Elle avait broyé les phalanges, pour qu’il ne pût pas brandir même la plus petite des dagues. Elle lui avait arraché un œil, pour qu’il ne pût pas la voir venir. Sa souffrance, au moins, avait pris fin. Azza pouvait respirer plus librement, maintenant qu’elle le savait auprès de Teiweon.
Rien n’était terminé, pourtant. Tsabrak, en effet, était porteur d’un message de Khatib. « Prends soin de ton Grand-Père jusqu’à la fin. Je reste à Sol’Dorn. Meingal réclame vengeance. » Les quelques mots, rageusement écrits sur un morceau de vélin, annonçaient les tumultes à venir dans l’avant-poste Eldéen. Le Débonnaire avait voulu faire parvenir au despote la nouvelle du trépas de son Père, mais Azza avait réussi à le convaincre de n’en rien faire, pour un temps au moins. Le maître de Chaszmyr n’attendait que cela pour lancer sa vendetta, mais c’était au Temple de Teiweon qu’il s’attaquerait en visant la tête de Ssasha.
Ses chances étaient « maigres ».
Son protecteur à Thaar avait hésité avant d’accéder à sa requête, mais à la condition qu’elle lui rendît un petit service.
« C’est encore loin ? » interrogea-t-elle une énième fois Hashar, tout en se frayant péniblement un chemin entre deux étales du marché qu’ils étaient en train de traverser.
Thaar était la plus grande ville du monde — en tout cas, c’était ce que les Thaarii aimaient à répéter — et leurs veines charriaient de l’or à la place du sang. Il n’était pas étonnant, dès lors, que les marchés poussassent dans leurs ruelles comme de mauvaises herbes. C’était le troisième qu’il passait depuis qu’ils avaient quitté la demeure du Débonnaire.
« On y serait déjà, si tu avais accepté de monter sur ce foutu canasson, » lui répondit hargneusement le gladiateur en s’arrêtant pour l’attendre. Il était plus tendu que la corde d’un arc. La Doebenne savait pourquoi, même si elle ne pouvait pas s’empêcher d’associer son agitation à un début de paranoïa. Certes, elle était une Daedhelle. Certes, elle était la prêtresse d’un culte connu pour ses rituels sacrificiels. Certes, Thaar gardait encore un souvenir frais de la domination Eldéenne et aimait à faire des exemples pour rappeler aux peaux-noires que l’époque où ils marchaient impunément dans leurs rues était révolue. Cela n’empêchait pas des dizaines de milliers de ses congénères de vivre et commercer dans la cité.
« Tu sais très bien que je n’aime pas monter au milieu d’une foule, répliqua-t-elle avec agacement.
— C’est pourtant bien pratique.
— C’est tout aussi lent et ça ne fait qu’attirer une attention dont on se passe très bien, » insista-t-elle. Et l’eunuque de répondre par un reniflement hautain qui la décida à le châtier dès qu’ils rentreraient. Elle ne savait pas encore comment, mais elle était résolue. Ce serait l’occasion parfaite pour se défouler un peu.
Il leur fallut une vingtaine de minutes supplémentaire pour atteindre leur destination. Azza ne s’attarda pas sur l’allure de la bâtisse et ne chercha pas plus une enseigne qui pourrait la renseigner sur son utilité. Elle avait hâte de rebrousser chemin. Gerald lui avait demandé de « recevoir un paquet » en son nom, sans lui donner plus de détails et elle n’en avait pas cherché à en apprendre plus. De toute façon, ce serait Hashar qui s’occuperait de la porter et si elle avait dû attirer l’attention, nul doute que le bourgeois l’aurait affublé d’une escorte.