Quand nos coeurs parlent [PV Mac]

Début de soirée du deuxième jour de la quatrième ennéade de Karfias,
Cité d'Alëandir.

L'hiver rendait les choses bien tristes, et malheureusement je n'arrivais à me dire qu'il en était autrement. Assise dans un coin de couloir, là où personne ne ferait attention à moi, je regardais encore une fois le papier que j'avais reçu la veille. Une missive, écrite par les mains d'une personne qui m'était chère. Un ami d'enfance qui me manquait quelque peu, peut-être l'une des rares personnes auxquelles je m'attachais encore réellement. Une personne qui habitait à Tethien...

Après un moment, je traversais les rues de la cité, me rendant dans une direction bien précise : la maison dans laquelle était logée une dénommée Macabre, c'est-à-dire chez une connaissance de Fineldor. Moi qui avais appris l'olyan, ce nom ne me disait absolument rien de bon. Et même si c'était la protégée de Fineldor et qu'il m'avait déjà parlé d'elle, je ne l'avais encore jamais rencontrée... Mais voilà qu'il s'inquiétait à son sujet, aussi en tant qu'amie je me devais de l'aider à voir plus clair sur l'état de la jeune elfe. Aussi j'osais m'avancer, maintenant que j'étais arrivée, et frapper à la porte. Deux petits coups, trop faibles comme d'habitude. J'inspirais profondément, fermais les yeux, expirais et rouvrait les yeux. Trois coups. Assez forts, cette fois-ci.

Plus qu'à attendre maintenant. Plus qu'à attendre dans le froid, la lettre dans ma main et le regard vrillé vers l'horizon couvert de neige, que la porte ne s'ouvre.

La porte s'ouvrit sur un jeune homme portant, même à Alëandir, les couleurs de sa cité. Après tout, en prenant soin de Macabre, il était en service au même titre que s'il faisait le pet devant une porte. Olorin salua la dame et la fit entrer avant de lui demander ce qui l'amenait. Il n'allait pas la laisser dans le froid après tout... Cet hiver était si rude. Il fut un peu surpris de la voir demander après la petite elfe et ne put s'empêcher de la questionner sur la raison de sa visite. Au vu de la lettre signée de la main du Protecteur, il n'avait plus aucune raison de lui refuser l'accès à la chambre de la protégée de Tethien et la conduisit à l'étage. A son tour, il frappa sur une porte, à droite de l'escalier. Il n'attendit pas de réponse et ouvrit doucement.

-Mac ?

La jeune mage se redressa. Elle était encore maigre mais moins que lors de la première visite d'Anorn. Elle suivait toujours ses conseils et s'obligeait à manger, pas forcément aux moments des repas, mais elle grignotait çà et là quelques petites choses. Sur une journée, elle arrivait à avoir des apports de tous les nutriments, bien que la quantité ne soit pas encore suffisante. Cependant, elle avait repris un peu de poids et d'énergie. Depuis trois jours, elle allait à l'Académie de magie au moins une heure. Elle ne pratiquait pas encore mais elle recommençait lentement à suivre son enseignement. Pas de cours pour elle. Elle n'en avait jamais suivi, restant malgré tout difficilement sociable, mais elle n'en avait en plus pas l'énergie.
Dès le premier jour où elle était sorti, elle avait ressenti une très grande fatigue et Seregon avait dû la porter dans sa chambre où elle avait fermé un peu les yeux, épuisée. Sa petite sieste ne durait jamais longtemps, quelques minutes tout au plus, puis elle se contentait de rester allongée histoire de se reposer un peu, mais toujours les yeux ouverts. Alors, quand Olorin avait frappé à sa porte, elle se trouvait justement dans cette phase où elle restait étendue sur les draps sans même chercher le sommeil. A présent, elle était assise sur son lit, les jambes repliées sur le côté, attendant de connaître la raison de la présence du jeune garde.

-Fineldor à envoyer quelqu'un prendre de tes nouvelles. Tu veux bien la voir ? Lui demanda-t-il gentiment.

Comme si elle n'était pas déjà suffisamment entourée avec ses deux gardes, son logeur, Fenris et Anorn, on lui envoyait encore quelqu'un d'autre ? Fineldor devait avoir une bonne raison de faire venir cette femme plutôt que de ce contenter des personnes déjà sur place. Elle n'avait pas de raison de refuser. Alors elle ne dit rien et n'eut aucun geste. Cette réponse silencieuse avait longtemps perturbé, voire agacé, Olorin mais cela lui était définitivement passé. Il voyait désormais la petite elfe comme une sœur fragile qu'il fallait protéger. Il comprit le sens de cette non-réponse et s'écarta pour faire entrer la dame. Il ferma derrière lui, non sans avoir précisé à Macabre qu'il serait au rez-de-chaussée.

La protégée de Tethien ne quittait pas l'inconnue des yeux depuis qu'elle était entré dans son champ de vision. Elle avait une parfaite mémoire des visages et elle se souvenait avoir vu la dame plusieurs en compagnie de Fineldor quelques mois auparavant. C'était avant qu'elle quitte la cité en quête de son identité. Elle la détailla du regard. Elle était petite pour une elfe mais plus grande qu'elle malgré tout. Il n'était pas difficile d'être plus grande qu'elle... Elle avait l'air fragile, comme si un souffle de vent aurait pu la faire tomber. Est-ce que Mac aussi donnait cette impression ? Seregon et Olorin s'occupaient d'elle comme si elle était en verre depuis la mort d'Hira et le départ de Neraën. En dehors de ses joues un peu creusées, Macabre avait l'air triste et fatiguée derrière son regard froid et impassible. Des cernes disgracieuses alourdissaient ses yeux. Ses paupières pesaient lourd et chaque battement de cils étaient deux fois plus longs que d'ordinaire. Son teint était plus pâle encore que celui qu'on lui connaissait et tenait davantage du blanc glacé de la neige que de celui teintée de chaudes nuances de l'albâtre.

-Qui êtes-vous ?

Sa voix était monocorde et enraillée, comme si elle n'avait plus l'habitude de parler. Il fallait reconnaître qu'elle parlait bien peu depuis près de deux mois. En dehors de quelques visites qu'elle avait et où elle prononçait trois mots, c'était le silence total. Un peu plus et elle aurait retrouvé le même rythme que lorsqu'elle vivait encore avec Don'dar. Elle en avait presque la voix d'ailleurs...

La voilà. Me voilà. Nous voilà, toutes les deux réunies dans cette pièce. L'une assise sur son lit, la voix rauque, et l'autre debout, à l'entrée de la chambre, ne sachant pas trop comment se comporter. Parce que mine de rien, je n'étais pas à mon aise ici. Je ne savais pas spécialement quoi dire. Et son comportement, associé à son nom... brrr cette fille me faisait froid dans le dos !

"Je m'appelle Enoriel, une amie de Fineldor. Nous n'avons pas encore eu l'occasion de nous croiser, même en Tethien... Je... Fi... Fineldor s'inquiète pour toi, tu sais."

Je resserrais mes bras sur moi-même, gênée et timide. Que dire, que faire ? Je n'avais pas vraiment idée... Je détaillais alors Macabre et tout ce qui l'entourait. Triste. Tout était triste, manquait de vie, laissait à penser que malgré la propreté de l'endroit l'elfe qui s'y trouvait ne se battait plus pour que son Souffle continue. Je fis quelques pas, réfléchis, laissais quelques souvenirs remonter à ma mémoire. Et à ce moment je me rendis compter que la jeune elfe qui était là ressemblait en pas mal de points à celle que j'étais après mon retour de comas il y a trois siècles. Quelle avait été ma réaction suite à la disparition d'un être cher. Je regardais à nouveau Macabre.

"Veux-tu bien que je reste ? Peut-être pourrais-je t'aider en quelque chose ?"

Enoriel. Ce n'était pas le prénom le plus compliqué qu'elle ait croisé mais elle ferait sans doute une erreur en essayant de le prononcer. Les premières paroles de la dame ne lui apprirent pas grand chose. Elle savait que c'était une amie de Fineldor pour l'avoir observée plus d'une fois à ses côtés à Tethien tandis qu'elle se tenait dans l'ombre. Mais, en effet, elles n'avaient pas eu l'occasion de se croiser de manière officielle ou, tout simplement, à découvert toutes les deux.
Elle savait que le Protecteur s'inquiétait. Il avait envoyé plus d'une lettre depuis son arrivée à Alëandir et demandé à plus d'une personne ne veiller sur elle. Seregon et Olorin étaient là, bien sûr, mais aussi celui qui la logeait. Fenris aussi gardait un œil sur elle en son nom d'une certaine manière. Enoriel n'en était qu'une de plus. Mais que pouvait faire une personne de plus dans cette balance qui semblait ne pas vouloir pencher de l'autre côté ?

-Je ne sais même pas pourquoi vous êtes là. Répondit-elle à la question qui lui était posée.

Qu'elle reste ou non, pour l'instant ça lui était égal. Personne n'arrivait à la faire aller vraiment mieux car un seul le pourrait. Anorn était parvenu à la faire manger un minimum. Et même chaque jour un peu plus. Seregon et Olorin avaient fini par la ramener à l'Académie pour lui occuper l'esprit, ignorant que l'idée venait du Régent. Elle allait un peu mieux physiquement. En continuant ainsi, elle finirait par pouvoir réutiliser la magie. Moralement, le changement était infime. Seul Neraën pourrait réellement la tirer de sa torpeur. Alors que pouvait bien faire cette inconnue ? Savait-elle seulement ce qui l'avait rendue ainsi ?

"Pourquoi je suis là..."

Je m'assis non loin de là où je me trouvais, regardant un peu difficilement l'enfant qui semblait à peine faire attention à moi. Sans me conter les détails de ce qui était arrivé à la pauvre Macabre en Eteniril, Fineldor avait pris soin de m'expliquer ce qui l'avait entraînée jusqu'à ne plus vouloir manger, en quelque sorte ne plus vouloir vivre - du moins du peu qu'il avait pu comprendre. Des amitiés, dont l'une naissante de ce que j'avais pu lire, et la disparition d'au moins l'un de ces êtres chers. Je ne savais pas tout, loin de là. Je devais même savoir trop peu pour ne serait-ce que pouvoir correctement l'aider. L'aider à quoi d'ailleurs ? A retrouver la joie de vivre ? Oui. C'était ce que je souhaitais pour tout elfe, et je serais bien triste de savoir une si jeune enfant partir définitivement. Et la meilleure façon d'aider une personne ayant perdu une partie de son coeur était, par expérience, d'arriver à la faire parler.

"Je me doute que tu as plusieurs personnes pour t'entourer mais... Fineldor m'a écrit à ton sujet, il m'a demandé de venir t'aider parce que lui ne le pouvait pas. Je sais que tu as perdu un être cher, peut-être plus. Et... je sais ce que c'est et que cela peut mener vers des sentiers qui semblent plus confortables que ce que ceux qui nous entourent proposent. Je suis juste là pour te dire que si jamais tu as envie de parler, ou juste de faire autre chose, je suis présente. Parce que le chemin le plus simple est souvent le moins bon à prendre."

J'eus un petit sourire à son encontre, à la fois gênée par la situation, gênée de parler de ma propre expérience et pour autant désirant rassurer la jeune elfe. J'attendais désormais, qu'elle me fasse un signe pour que je parte ou reste. Il n'était plus qu'à elle de décider de ce qu'elle voulait faire.

Une chaise se trouvait non loin de la dame, faisant face à un petit bureau. Elle s'en investit afin de s'asseoir. Visiblement, elle avait l'intention de rester, au moins un peu. Pourquoi tout le monde se penchait sur son cas ? Ça, elle n'en savait rien. Et, en fait, elle n'avait jamais autant attiré l'attention que depuis qu'elle allait mal. Avant, elle recevait quelques visites de temps à autre, puis les gens repartaient. Elle restait l'égal d'elle-même à leur arrivée comme à leur départ. Rien ne changeait, qu'on la remarque ou non. Puis elle avait croisé Neraën lors de cette nuit où elle l'avait tiré de son rêve. Par la suite, elle avait passé une période difficile et les visites de ceux qui se disaient au minimum ses amis s'étaient démultipliées.
Maintenant qu'elle avait perdu un ami, et peut-être même deux, non seulement elle avait au moins une visite par jour mais en plus le nombre de personnes qui voulaient veiller sur elle avait doublé. Olorin, Fenris, Anorn et maintenant Enoriel...

Macabre regardait le sol quelque part entre la nouvelle venue et elle. Tout en l'écoutant, elle fronçait presque imperceptiblement les sourcils, signe qu'elle se concentrait pour essayer de comprendre. Mais si elle peinait à interpréter les paroles liées aux émotions en temps normal, cela ne lui était pas plus aisé aujourd'hui.

"Des sentiers plus confortables..."
"Le plus simple est souvent le moins bon à prendre..."

Des phrases plutôt alambiquées pour son esprit affaibli et peu aiguisé dans ce domaine. Elle croyait comprendre sans en être totalement sûre. Il y avait ce qu'on lui conseillait d'un côté et ce qu'elle préfèrerait de l'autre... Mais il n'était même pas question de ça pour elle.

-Je lui ai promis de vivre.

A son tour, sa réponse sembla ambiguë à la femme qui lui faisait face puisqu'elle lui demanda des précision. Il était vrai qu'Hira aurait pu lui faire la même demande... S'il avait pu anticiper son état, s'il en avait eu le temps et, surtout, s'il en avait eu la capacité.

-Nerèn.

Macabre ferma les yeux et laissa sa tête partir sur le côté. Seregon, Olorin, Fenris, Anorn, Lalë et Fineldor savaient qui était celui qu'elle appelait ainsi. Mais pas forcément Enoriel et elle ignorait ce que la dame savait d'elle exactement. Ce que Fineldor avait mentionné dans cette lettre qu'il lui avait écrite.

Elle avait su dire son nom correctement une fois, il y parviendrait bien encore aujourd'hui...

-NeRA-ën...

Qu'elle ne lui demande pas d'ajouter son nom de famille. Elle le reconnaîtrait si quelqu'un le prononçait mais le dire lui était impossible.

Comment répondre ? Que répondre, seulement ? Elle avait promis à une personne de vivre... et cela semblait être difficile. Et le problème était que cette personne n'était pas n'importe qui, si je comprenais bien les évènements politiques qui se déroulaient actuellement. Malheureusement, la petite Macabre s'était attachée à une personne qui risquait de ne jamais revenir... et là était le problème. Je me doutais qu'elle en avait conscience, et je ne me voyais pas lui mentir pour la rassurer. Tout ce que je pouvais faire, dans le fond, était de la préparer au pire comme au mieux, et de la faire parler.

"J'ai entendu parler de cette histoire... j'en suis désolée."

Je ne savais pas trop quoi dire, vraiment. Quoique... peut-être. Cela ne me semblait pas très bien placé, mais bon... autant oser, peut-être que ça l'amènerait à parler ?

"Tu t'entends si bien que cela avec ce protecteur ? Est-ce un ami ?"

Mac hocha la tête à quelques reprises. C'était un ami. Enfin, en quelque sorte. Elle savait bien que c'était une amitié particulière. Leur relation était différente de celle qu'elle entretenait avec les autres personnes qui se disaient ses amis. Neraën, elle en était plus proche... Leur amitié s'était tissée rapidement et au fil de quelques épreuves. Son intérêt pour lui s'était éveillé très vite. Elle l'aimait tout particulièrement.

-Il y a un lien magique. Il n'a pas fait exprès de le créer. Je n'aime pas la magie de l'esprit mais il m'a promis de ne pas s'en servir pour me faire mal.

La petite elfe se souvenait. Elle se souvenait de sa réaction lorsqu'il lui avait annoncé la nouvelle. Elle avait lu quelque chose dans ses yeux lorsqu'elle lui avait crié dessus mais ne savait pas ce que c'était. Elle ignorait qu'il avait eu de la peine de la voir le rejeter ainsi mais, quand bien même elle l'aurait su, elle n'aurait pas pu contrôler cette peur qui l'avait soudainement envahie.

-Alors je l'ai accepté. Ce lien.

Tout simplement... Parce que c'était le meilleur moyen de ne pas en souffrir. Elle avait confiance en Neraën. Il aurait pu ne rien lui dire et agir sur son esprit à son insu. Mais il ne l'avait pas fait. Au contraire, il lui avait tout avoué. Il était honnête et franc et c'était les qualités qu'elle aimait le plus. Celles qui lui faisait apprécier ou non les personnes qui l'entouraient. D'aucun la penserait aisément simple d'esprit. Elle était d'accord pour dire qu'elle était loin de tout comprendre, ce monde lui était si étranger. Mais elle ne supporterait pas que l'on use de son ignorance pour tenter de la manipuler...
Neraën n'était pas comme cela. Elle n'avait pas à lutter contre lui. Alors elle s'était contenté d'accepter ce qui les unissait désormais.

J'écoutais avec attention, comme toujours, et j'étais plus qu'étonnée que la jeune fille me parle si rapidement du lien magique qui la reliait au protecteur. J'avais entendu parler de ce cas si particulier au sein de l'Académie, et je me souvenais encore de l'incompréhension de ses maîtres il y a de cela trois siècles. Une anomalie magique ; voilà ce qu'il était d'un point de vue purement académique ou de recherche, même s'il était avant tout un elfe. C'était d'ailleurs pour cette raison que je n'avais jamais osé le voir pour lui parler, essayer de comprendre ce qui lui était arrivé... je savais que d'autres l'avaient fait et qu'il ne l'avait pas forcément bien pris, alors de la part d'une timide comme moi qui en plus n'est pas du domaine magique de l'esprit ou ne serait-ce que de l'immatériel ? Non, avec lui je n'avais jamais osé franchir le pas... et du peu que j'entendais, j'avais de quoi craindre de ne plus jamais pouvoir épancher ma curiosité. Enfin... Pour en revenir à mon étonnement premier, que Macabre parle de cette particularité et m'avoue l'avoir acceptée au lieu de juste me dire si Neraën était un ami ou non m'intéressait tout en me faisant comprendre que le lien qui reliait ces deux elfes pouvait être plus complexe que ce que à quoi je m'attendais.

"De ce que j'ai pu entendre dire de Neraën, ce n'est pas un manipulateur et il se préoccupe beaucoup du bien-être des autres... même si cela n'a pas empêché qu'il ne maîtrise pas toujours sa magie et que des elfes en pâtissent. S'il t'a promis de ne pas utiliser ce lien contre toi, alors je pense que tu peux être assurée qu'il ne le fera pas."

Pourtant, il était désormais jugé comme trop instable pour pouvoir rester protecteur. Sur le plan magique certainement, mais certaines rumeurs assuraient que c'était également sur le plan mental à cause de la bataille d'Eraïson. La guerre peut rendre fou et lui, disait-on, était au plus proche de l'horreur lors de cette bataille. Alors son propre esprit n'aurait pas réellement survécu... Mais là, cela ne restait que des on-dit et jusqu'à avoir une quelconque preuve de ce qui était dit, je ne m'attarderai pas dessus. En attendant, je me devais de garder ma concentration sur la mage de l'ombre.

"Puis-je te demander comment tu ressens ce lien qu'il y a entre vous deux ? Est-ce comme une amitié ou bien le vois-tu autrement ? Quelque chose de plus... attachant peut-être ?"

Curiosité magique ? Non, pas que. Après un instant de réflexion, j'en étais venue à me dire que si elle m'avait parlé de ce lien c'était peut-être pour que je prenne ce chemin dans notre discussion. Ou bien peut-être que c'était ce lien qui la mettait dans cet état. Alors lui faire exprimer ce qu'elle ressentait sur ce sujet était possiblement une bonne piste à prendre.

Macabre savait tout ça. Elle savait que Neraën n'avait pas toujours su se maîtriser. Avec elle non plus d'ailleurs, sinon leur lien magique n'existerait pas. Il aurait pu lui faire bien plus de mal d'ailleurs mais n'en avait rien fait. Il s'était contenu à l'extrême pour cela. Certes, il l'avait faite souffrir d'une autre manière mais c'était un moindre mal et c'était pour la protéger. Elle le savait désormais. Alors Enoriel ne lui apprenait rien en lui disant qu'elle ne risquait rien avec lui s'il lui avait promis de ne jamais la faire souffrir.
A sa question suivante, la petite elfe ne comprit pas tout de suite ce qu'elle voulait dire. Le mot "lien" avait eu un autre sens dans ses dernières paroles. Surtout basé sur la magie. Mais la suite de ses propos lui fit comprendre qu'elle voulait cette fois parler de ses sentiments. Le domaine qu'elle maîtrisait le moins au monde...

-Je ne sais pas...

C'était la première chose qui lui était venue à l'esprit. Elle n'en savait rien. Puis, regardant le vide parmi les draps emmêlés devant elle, elle réfléchit aux paroles de la dame. Amitié... Elle connaissait l'amitié. Hira était son ami. Et elle en avait d'autres. Mais est-ce que cela correspondait à sa relation avec le Protecteur ? C'était très réducteur en fait. C'était une partie de ce qu'elle croyait ressentir mais c'était loin d'être une définition complète.

-Nerèn est mon ami, mais pas comme Sregon. Il veille sur moi, mais pas comme Lalë. Il me protège et je me sens en sécurité avec lui, mais pas comme avec Fideldor.

Si Enoriel avait besoin d'éclaircissement sur les trois personnes qu'elle venait de citer, elle saurait lui expliquer de qui il s'agissait. Certes, elle le ferait avec ses mots et il lui faudrait peut-être plusieurs tentatives pour parvenir à faire une explication claire du rôle de chacun auprès d'elle. Ils étaient un garde de Tethien qui veillait sur elle et s'était pris de sympathie pendant son incarcération à son arrivée, la gouvernante qui avait pour tâche de l'éduquer et prendre soin d'elle et enfin celui qui c'était fait son protecteur ainsi que son père d'adoption, sans jamais l'avoir défini comme tel et sans qu'elle-même ne s'en soit rendu compte.
Neraën était tout cela à la fois. Il était un ami, quelqu'un qui veillait sur elle et la protégeait. Et pourtant, ça ne suffisait encore pas... C'était quelqu'un avec qui elle se sentait bien.

-Il me manque... Plus que n'importe qui.

Quelqu'un avec qui elle se sentait complète...

-J'ai... besoin de lui.

"Nerèn est mon ami, mais pas comme Sregon. Il veille sur moi, mais pas comme Lalë. Il me protège et je me sens en sécurité avec lui, mais pas comme avec Fideldor."

Ce n'était pas vraiment ce genre de réponse que j'attendais, mais je n'en dis rien. Je ne me rappelais seulement que Fineldor m'avait dit qu'elle avait du mal à exprimer et comprendre certaines notions, aussi peut-être que parler de ses propres sentiments était quelque chose de difficile. En fait, cela l'était vu la façon dont elle en parlait. Un ami, un protecteur... mais pas de la même manière que Fineldor, donc peut-être pas de manière paternelle. Je ne connaissais pas assez l'individu pour comprendre quel lien pouvait s'être noué entre Macabre et lui. Mais ce seraient les phrases suivantes qui me toucheraient le plus.

"Il me manque... Plus que n'importe qui. J'ai... besoin de lui."

En fait, à juste entendre ces quelques mots, elle me faisait penser à une relation bien plus importante qu'une simple relation d'amitié. Le genre de relation qui demande à être auprès d'une personne pour pouvoir avancer... Ou bien me faisais-je des idées ? Macabre n'était visiblement pas très à l'aise avec les mots, peut-être avais-je mal compris. Enfin... Quoi qu'il en soit, le ton de sa voix et la façon dont elle se tenait ne me disait qu'une chose : elle avait besoin de quelqu'un pour la rassurer, lui remonter le moral. Et là, dans cette pièce, c'était moi qui me trouvais là. Je me rappelais rapidement que le contact physique n'était pas son fort aussi je fis attention à juste venir m'asseoir en face d'elle, sur le lit. Avec un reste de timidité, je pris doucement son menton d'une main délicate pour qu'elle me regarde. Je comprenais, en quelque sorte. Je comprenais sa douleur bien que je l'avais vécue différemment.

"Mac... Je... Tu as besoin de lui, aussi doit-il certainement avoir besoin de toi. S'il pouvait te dire quelque chose, en l'attendant... que te dirait-il ?"

Un exercice peut-être difficile. Il m'avait cependant aidée à continuer de vivre, réapprendre à me connaître, ne pas me laisser plonger dans les bras de Tari alors que l'absence de mon père m'était comme un vide que je n'arrivais pas à combler. Mais s'il tenait à elle... alors il lui dirait certainement qu'elle devait vivre, qu'elle devait se montrer forte pour qu'ils puissent un jour se retrouver.

Macabre se moquait bien d'être incomprise. Elle répondait aux questions de cette femme et ne le faisait que parce que Fineldor l'avait missionnée pour prendre quelques nouvelles. Seregon et Olorin devait pourtant en donner mais cela ne semblait pas suffire. Enoriel, elle l'avait croisé à Tethien mais elles n'avaient pas été présentées. La petite elfe l'avait observée tandis qu'elle déambulait dans les jardins aux côté du Protecteur, parfois à des heures où il aurait dû être en leçon avec elle... A l'époque, elle en avait ressenti quelque chose d'étrange et d'inédit mais aujourd'hui cela ne semblait plus avoir d'importance. Elle avait d'autres préoccupations qui lui semblaient bien plus graves. Et puis, elle ne pouvait plus jalouser une relation privilégiée quant elle en avait elle-même une.

Encore une question... A croire qu'elle en avait plus que de réponses. Surtout qu’elle pensait y avoir déjà répondu plus tôt.

-Je suis toujours en vie. C’est ce qu’il a demandé.

En fait, ce n’était pas vraiment ce qu’il lui dit… Elle devait continuer à vivre. On lui avait expliqué qu’il entendait par là qu’elle devait faire comme si de rien n’était. Manger, dormir, suivre ses cours, s’entraîner à la magie… Comme s’il était simplement parti en voyage. Un soupçon de colère pointa alors qu’elle achevait sa réponse.

-Il ne peut pas me demander de tout faire comme avant alors qu’il ne peut pas dire s’il reviendra !

Son visage et ses épaules s’étaient crispés tandis que son ton était plus sec. Elle devait faire un effort conséquent pour faire face à son absence alors que lui se contentait de “faire de son mieux” pour rester en vie ?! Les promesses étaient parfaitement inégales. D’autant que tout le monde n’était apparemment pas certains que sa présence à Eteniril changerait quoi que ce soit pour sortir la cité de la guerre civile. Alors non, elle n’obéirait pas. Elle faisait déjà de son mieux. Anorn l’avait aidé à se relever un peu et elle suivait ses conseils à la lettre pour ne plus seulement survivre. C’était le mieux qu’elle pouvait faire. Au delà, elle aurait besoin d’une garantie… Celle qu’il rentre bientôt… Auprès d’elle.

"Il ne peut pas me demander de tout faire comme avant alors qu’il ne peut pas dire s’il reviendra !
- Et que feras-tu s'il ne revient pas ?!"

Ce n'était pas tellement une question mais plus une réaction à la colère de la jeune fille. Je comprenais ce qu'elle ressentait, je l'avais vécu d'une manière différente, aussi je savais ce que signifiait l'envie de suivre l'être aimé dans les bras de Tari. Elle était si jeune... Si je pouvais lui retirer cette idée de la tête, même s'il me fallait la bousculer - ce qui ne me ressemblait pas soit-dit en passant -, alors je le ferais.

"Il te demande de vivre parce qu'il sait que s'il ne revient pas, alors tu seras capable de continuer à vivre ta vie, sans lui. Parce que savoir ses proches dépérir sans que l'on ne puisse rien faire est pire que tout et qu'en plus si on devenait la cause de leur mort, alors on ne pourrait s'en remettre. Cela ne m'étonnerait pas qu'il t'ait demandé cela non pas parce qu'il était persuadé qu'il ne reviendrait pas, mais parce qu'il préférait prendre des précautions pour toi. Si je ne me trompe pas, il a vu des gens mourir. Tout comme moi j'ai vécu la mort de proches... Crois-moi, il vaut mieux y être préparée pour rien que... que de se laisser aller dans les bras de Tari parce qu'on ne supporte pas la disparition de l'autre..."

Je soupirais, essayant en même temps de réprimer les larmes qui me montaient aux yeux. Parler de cela, faire référence à la mort de Beliandar m'était toujours aussi difficile, même plusieurs siècles plus tard. Je voulais la protéger, cette petite. La protéger de ce que je n'avais que mal réussi.

"Essaie de vivre, de faire quelque chose qui te plait, de suivre des cours, de discuter avec des amis... S'il t'a demandé cela... c'est certainement parce qu'il ne veut que ton bien."

En même temps, j'imaginais bien mon père me tenir un tel discours, même si malheureusement il ne l'avait jamais fait. Parce qu'il n'avait pas senti son temps venir, qu'elle avaité té trop brusque. Je me refermais sur moi-même, perdue dans mes souvenirs, attendant de voir si Macabre allait réagir avant de pouvoir partir et ainsi laisser mes larmes couler librement.

Macabre resta là, à dévisager sa visiteuse comme si elle ne comprenait pas ses paroles. Elle finit d'ailleurs par partir, semblant ne plus rien avoir à ajouter à son discours devant l'impassibilité de son auditrice. Lorsqu'elle fut sortie, elle se remémora brièvement ses mot, continuant de leur chercher un sens.
Que ferait-elle si Néanën mourrait ? Que craignait-elle qu'elle fasse exactement ? Il y avait des choses dans l'esprit de cette jeune fille qu'Enoriel ne savait et ne pouvait peut-être pas comprendre. S'il mourait, au moins son sort serait fixé. Elle s'en remettrait. Avec grand peine, certes. Mais ne l'avait-elle pas déjà en partie fait pour Hira alors qu'il faisait partie de son environnement depuis des années ? S'il y avait bien une chose à laquelle personne n'avait jamais pensé, une chose qui lui avait permis de prendre la peine de se maintenir un minimum en vie, c'était un ordre qu'elle avait reçu. Un ordre qui ne venait ni de Neraën, ni de Fineldor, ni de personne qu'ils seraient susceptibles de connaître. C'était un ordre de son maître lui-même. Un état d'esprit tellement ancré en elle qu'elle n'en avait même plus conscience. Sans cela, elle serait morte depuis des décennies... Car elle croyait dur comme fer que le seul à pouvoir lui accorder la mort était Don'dar. Elle n'avait pas le droit de se faire de mal et devait tout faire pour continuer à le servir et répondre à son appel.
Ainsi, si tous craignaient pour sa vie, en réalité personne n'avait besoin de s'en soucier. Anorn était le seul à l'avoir poussée à faire plus que simplement survivre. Son approche était celle qui se différenciait de toutes les autres, peut-être parce qu'il percevait son état de santé et qu'il voyait bien qu'elle faisait en sorte de ne pas mourir...

Lorsque Seregon passa la voir un peu plus tard, elle s'était rallongée un peu avant de reprendre place à sa fenêtre. Cette fois, elle avait un livre posé sur les genoux et ne regardait à travers la vitre que de temps à autre.
La visite du Régent avait véritablement changée beaucoup de choses.