Le soleil avait déjà disparu depuis longtemps... Tellement longtemps...
Au moins une demi douzaine de respirations.
Kireth soupira en regardant l'assiette couverte d'un linge qui trônait près de lui sur les planches de bois aux contours gelés. Bon d'accord, il n'avait pas fait lui-même les galettes de capucine au sésame, il aurait été bien incapable – Arcamenel savait qu'il lui suffisait de trancher une tomate pour qu'elle se mette à avoir un drôle de goût – mais il avait dû beaucoup insister auprès d'Enëalda pour qu'elle accepte de lui en garder quelques unes de sa dernières fournée. Il souleva légèrement le voile de lin et blanc... après tant d'effort, elles étaient froides...
Il soupira une seconde fois, acceptant ce douloureux deuil en replaçant le tissus avec respect.
Déception et Rancune lui mordaient le ventre. Il n'essayait pas même de se raisonner. Un rire désabusé le secoua quelques secondes. Assis en tailleur au bout du ponton, il se plia en avant pour plonger les mains dans l'eau. Dans son geste rapide, ses ongles brisèrent la mince couche de verglas comme on passe au travers d'un miroir. La sensation de picotement puis le froid et enfin la douceur du néant qui endort la peau. Blanc.
« Tu fais une de ces têtes... » Cette voix...
Le jeune homme se retourna d'un bloc... enfin autant que sa souplesse le lui permettait étant donné sa position. Une gerbe de gouttelettes s'écrasa sur sa propre joue, le faisant frisonner. Un visage familier s'était arrêté à quelques pas de là. Étant donné la direction de laquelle il semblait venir et le baluchon qui tomba de son épaule pour se poser lourdement sur le planché, il devait provenir de la barge qui avait jeté l'ancre un peu plus loin. Une longue ganache pâles aux même traits tirés que dans ses souvenirs. Taillée à la serpe et décorée de coups de lames, sa face percée de deux yeux d'un noir profond rayonnait sous des cheveux d'un blanc éburnéen.
« Je peux te laisser plonger si tu le souhaites. » Le ton se voulait léger et amusé mais quelque chose d'un peu moins assuré perçait son regard d'encre et son sourire dégagé. Le jeune homme avait encore du mal à croire ce qu'il voyait. Doucement, il se mettait à genoux dans le bon sens sans quitter le voyageur des yeux. Ce ne fut qu'après un moment de silence qu'il articula, incrédule :
« Linandil... ?- J'ai changé au point que tu peines à me reconnaitre ? » Kireth se leva, lentement, son attention toute entière fixée sur le visage de cette apparition. C'était impossible, impensable même. Les pieds nus sur les planches du ponton, il parcouru précautionneusement les quelques pas qui le séparait de l'homme avec dans le regard cette suspicion enfantine qui hurlait au monde qu'il croyait fermement que ce qu'il voyait pouvait s'évanouir dans l'air comme un nuage de fumée. Puis ses longues mains se posèrent sur les épaules du grand elfe aux cheveux blancs qui n'avait pas fait un geste, couvant d'un œil mi anxieux mi amusé les circonvolutions farouches de son reflet. Il sentit les mains du peintre tâter plusieurs fois la masse de ses bras... Puis étouffa un grondement en accusant le coup d'une accolade aussi brusque que soudaine.
« Arcamenel... » murmura la voix de Kireth à son oreille.
Le voyageur sourit, rendant au jeune homme son étreinte brouillonne. Kireth également se fendit d'un sourire. Juste contre con oreille, il sentait le souffle rieur de son ancien mentor lui chatouiller la peau. Le ton de sa voix s'était fait plus doux, plus intime, plus nostalgique également. Un murmure de sa voix grave plus qu'une déclaration assumée :
« Je prends ça pour un compliment venant de ta part. »Rapidement, les deux hommes se séparèrent d'un pas, la main de Linandil traînant paternellement sur le cou du jeune prêtre. Kireth avait du mal à ravaler les émotions éparses qu'il n'avait pas envie de trier. Cela faisait beaucoup trop longtemps pour que l'incertitude en soit exempte.
« Que fais-tu ici ? » finit-il par demander en retournant près de la jetée pour récupérer ses chaussures.
- J'ai appris ce qui s'est passé avec le Grand Chêne, Eteniril et les soucis de votre Protectrice.- Votre... ? »Le visage chiffonné, Kireth avait fait volte face, l'une de ses bottine à la main, l'autre au pied. Une vision du passé qui n'avait rien pour plaire à Linandil qui soupira en s'approchant de nouveau. Au moins, sur ce ponton, le plus jeune ne pouvait pas fuir sans l'écouter... Quoi qu'il y avait quelque chose de neuf dans son regard qui donnait l'impression qu'il avait mûri pendant leur siècle de séparation...
« Ne commençons pas, d'accord ? Un ami m'a envoyé une missive. J'étais à Alëandir. Je me suis dit qu'Ardamir aurait peut-être besoin d'un coup de main... » Ou plutôt que son apprentis de l'époque aurait peut-être besoin d'un coup de main. Mais il n'eut pas besoin d'en dire plus. Comme à l'époque. Non... Ce n'était plus comme à l'époque. Il n'y eu pas de déception dans le regard du jeune homme. Pas de jugement ni de réprobation. Kireth se radouci simplement et sa voix laissa harmonieusement glisser un
« Je vois... » qui surpris son ancien mentor. Une surprise teinté de... peur ? En tout cas son allant se mua malgré lui en un mouvement brusque.
La main de l'homme saisit le jeune prêtre à la nuque, venant presser un instant son front contre le sien avant qu'il ne se détourne. Une tendresse qu'il n'avait jamais su exprimer autrement que par la violence. Kireth s'était laissé faire, sa nuque accusant quelque peu le coup. Il trouvait pourtant plaisant ce contact si longtemps oublié et sourit alors que les vieux souvenirs surgissaient, moins paisibles qu'il n'aurait cru. Il ferma les yeux pour en retrouver les couleurs, un mot lui venant aux lèvres malgré lui.
« Un siècle...- Arrête, ça me fiche un coup de vieux de repenser à... Dragan. » acheva Linandil en reculant, un rire faux sur les lèvres.
« Dit moi plutôt comment va mon élève préféré.- As-tu jamais eu d'autres élèves ? Ricana le jeune homme.
- Qui sait... mais certaines choses ne changent pas. » préféra-t-il éluder, lançant un coup de menton dans la direction de l'assiette couverte d'un drap.
« Alors ? Qui t'as fait faux bon ?- Comment... ?- Comment je le sais ? Tu poses encore la question ? »Kireth recula d'un pas, s'arrachant à la proximité de son ancien mentor en secouant la tête, mécontent. Combien de foutues personnes arrivaient à lire en lui comme dans un livre ouvert ?! ... Et Linandil se souvenait-il de tout avec autant de précision que lui ?
« J'avais rendez-vous avec un ami. Mais le travail c'est le travail. Certaines choses ne changent pas... Linandil sourit à l'écho de sa propre phrase.
- Et d'autres sont faites pour changer. c'est ta raison d'être je te rappelle.- Ca te va bien de dire ça, Monsieur le Professeur...- C'est la preuve que j'attendais. Si Ardamir va mal au point que des amis te laissent diner seul, je me félicite d'être venu.- Quand la Protectrice reviendra, j'ai bien l'intention de repeindre entièrement ses appartements et son armure pour lui apprendre à laisser le travail aux autres tien... grommela le plus jeune en ramassant son assiette, si pris par ses perspectives de vengeance qu'il en oublia de remettre sa seconde chaussure.
Linandil parti d'un grand rire franc qui fit sursauté Kireth. Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps... En tout cas à sa connaissance. A tel point qu'il en resta interdit. Comme dans le temps, son œil fut happé par les traits déformés de son visage, coupés par les mèches blanches qui voletaient au gré de la brise hivernale. Plus il l'observait, plus il voyait les nuances des couleurs pâles mises en mouvement par son humeur. Sa main le démangeait. Il voulait ses couleurs pour dépeindre avec le plus d'exactitude possible le blizzard qu'il avait arrêté dans sa course. Mais il fut finalement sorti de ses pensées avant de se mettre à courir vers son atelier, se retrouvant avec la main d'un Linandil un peu plus calme pour le retenir par le bras.
« Ici la Anaëh. On appelle Kireth. » lança-t-il avec toujours cette lueur amusée dans le regard. Kireth fronça le nez et son mentor le laissa là pour ramasser ses affaires.
« Tien. J'ai vu l'une de tes création sur le chemin, la Danse du Vent, sur la face des tronc exposée au gel à l'entrée de la cité.- Tu as reconnu... »- Je l'ai trouvé... Très douce. Je ne me serais pas montré s'il en avait été autrement. » En réajustant la lanière de son sac, il croisa une fois de plus le regard du jeune homme avec un air penaud. Puis toute contrition s'effaça définitivement et il passa près de lui en heurtant gentiment son épaule.
« Nous nous reverrons pendant mon séjour si Arcamenel le veut. Ne t'inquiète pas trop, Oiseleur. Si tu es capable de peindre ce que j'ai vu sur le chemin, alors c'est que tes amis doivent être meilleur que je ne l'ai été. »Une interrogation nostalgique dans le regard, Kireth regarda s'éloigner son vieux mentor. Son dos haut et sec se balançait avec ce trémolo caractéristique qui lui avait toujours connu. Une côte qu'on avait du lui retiré après qu'elle ait été réduite en miettes sous les coups de marteaux d'un drow lors de la première bataille qui les avait opposé à eux. Une scène lui revenait en tête. Aussi lumineuse. Aussi glacial. Son cœur se serra. Le même dos s'éloignant de la même façon et lui qui restait là, sans un mot, pour finalement se détourner, un goût amer dans la bouche.
Le visiteur était presque hors de porté lorsque Kireth, sa chaussure toujours à la main, se décida à ouvrir la bouche pour crier :
« Linandil !- Hmm ?- Tu m'a manqué. »Le jeune homme vit Linandil se figer un moment, lui faire un signe de tête un peu raide, puis repartir d'un pas décidé quoi qu'un peu plus lent.
… Il avait oublié à quel point la franchise de Kireth pouvait être désarmante.