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| Le Diseur de Lois | |
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Roderik de Wenden
Ancien
Nombre de messages : 1133 Âge : 34 Date d'inscription : 25/12/2014
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : 27 ans (né en 982) Taille : Niveau Magique : Non-Initié.
| Sujet: Le Diseur de Lois Dim 4 Fév 2018 - 0:32 | |
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L'an dixième du onzième cycle, Quatrième ennéade du mois de Barkios, le second mois de printemps, Le premier jour...
« Parlons sans ambages, Seigneur, maintenant que nous sommes tous deux seul à seul. - Le moment me semble approprié, en effet... un cloître désert, à la tombée de la nuit. Si j'étais anxieux de nature, je m'attendrais à un guet-apens ; une chance pour moi que je sois déjà mort. »
Guère amusé par ce trait d'esprit, Sansum se renfrogna ; le plissement de ses paupières faisait ressortir les rides qui sillonnaient son front et son crâne dégarni.
« La situation vous amuse, de toute évidence... elle ne devrait pas. - Croyez-moi, Messire Sansum ; je mesure toute la difficulté de la situation... - Pensez-vous vraiment ? »
Les hommes trop sérieux ne vivent pas bien longtemps ; Sansum était l'exception à la règle. Comme tous les clercs, il portait la robe de bure de la Chancellerie Royale ; mais il se démarquait de la plupart de ses confrères par ce maintien impeccable qu'il affichait en permanence. Il n'était ni le plus vieux ni le plus jeune, mais, contrairement à nombre des siens, il ne se laissait pas corrompre par ce laisser-aller latent qui sévissait au sein de la Chancellerie en exil, poussant les anciens à la paresse et les jeunes à la débauche. Les turpitudes du temps et de l'exil n'avaient pas prise sur le fond de rigidité morale qui l'animait en toute circonstance ; elles semblaient, au contraire, le renforcer. Jusqu'à l'excès.
« Il est encore temps de prendre la bonne décision, Seigneur. - Et d'après vous, Sansum, quelle est la bonne décision ? - Repartir. Il est encore temps, et le plus vite serait le mieux ; la nouvelle n'a pas encore quitté les murs du Porphyrion. »
Il s'ensuivit un moment de silence, que Sansum prit comme un début d'approbation. Enhardi, il poursuivit sur sa lancée :
« Votre retour tardif, tout suspect qu'il est, tombe au plus mal, et vous le savez fort bien. Je ne sais à quels desseins vous avez décidé de refaire surface... mais il n'en ressortira que plus de mal. Je vous assure que vous ne mesurez pas la difficulté de la situation actuelle. - Cela, Sansum, c'est à moi d'en juger. - Tout comme il me revient de vous apporter conseil. Et mon meilleur conseil, le voici : retournez où vous étiez, Seigneur. N'étiez-vous pas le premier à clamer haut et fort votre dévouement à la cause du royaume ? Dans l'intérêt du royaume, et dans le vôtre... partez. - Vous croyez sans doute que j'étais parti en vacances, Messire Sansum. Que je me bronzais le cul au soleil sur une plage sybronde, ou je ne sais où. - C'est bien moins improbable que l'histoire que vous nous avez raconté. - Je maintiens tout ce que j'ai dit. Je n'ai pas pris la fuite, Messire Sansum. Mais je ne perdrais pas mon temps à tenter de vous en convaincre. Je n'ai pas pris la fuite il y a deux mois et je ne la prendrais pas davantage maintenant. »
Sansum poussa un profond soupir. Puis, haussant les épaules en signe de lassitude, il souffla : « Quelle pitié pour nous tous, Seigneur, que vous ne soyez point resté là où vous étiez. »
Le visage pincé et la tête haute, le clerc tourna les talons dans un grand geste théâtral, et s'en fut dans les couloirs tortueux du Porphyrion.
Tu restais seul au milieu du cloître, au bord de la fontaine baignée du clair de lune. Malgré l'hostilité du clerc, tu restais étrangement calme ; peut-être la quiétude qui régnait en ce lieu t'y aidait-elle. Il t'évoquait le souvenir d'une rencontre, quelques mois plus tôt, à l'ombre de la statue qui pissait dans l'eau. Tu considéras un instant l'athlète de pierre accomplissant sa basse besogne, et en ton for intérieur, tu pesais une nouvelle fois le pour et le contre. Tu n'ignorais pas que tu allais au devant d'ennuis écrasants, et que l'hostilité de Sansum serait bien le cadet de tes problèmes ; tu n'ignorais pas non plus qu'une masse d'événements imprévus et d'actes manqués au cours de ta longue absence ajouteraient à l'ampleur de ta tâche. Mais l'angoisse qui jadis hantait tes nuits quand tu craignais de ne pas être à la hauteur s'était tue. Que pouvait-il t'arriver de pire aujourd'hui ? Comme tu l'avais dit au clerc, tu étais déjà mort. Et l'expérience de la mort avait l'avantage de faire relativiser bien des choses... tu étais seul, sans armée, partisan d'un enfant-roi pentien reclus au milieu d'une cité païenne, enclave d'un royaume morcelé et rongé par la sédition, l'avarice et la haine. C'était comme affronter seul toute une armée avec pour toutes armes ta bite et ton couteau. Des armes plus fiables qu'on pourrait le penser de prime abord.
« Seigneur Roderik ? »
La voix intimidée du jeune clerc Lysandus te tira de tes pensées. Le gamin était arrivé sans faire de bruit, et il approchait de la démarche mal assurée de celui qui sait qu'il dérange. Tu l'aimais bien, pourtant ; il était moins imbu de sa personne que la plupart des clercs de la Chancellerie, et pas plus stupide. Le jour où, pour la première fois, tu t'étais présenté aux clercs en arborant les insignes du Grand Chancelier, il était de ceux qui ne t'avaient pas toisé avec mépris, alors même que chacun, et toi le premier, se demandait quelle idée saugrenue avait poussé Cléophas d'Angleroy à te désigner. Il s'était toujours montré respectueux, trop parfois, car tu l'intimidais du fait de ta position. Tu réalisais à présent que ton soudain retour parmi les vivants devait ajouter à son malaise.
« N'aie pas peur, Lysandus. Approche, je t'en prie. - Seigneur... je... Sansum, j'espère qu'il... tout va bien ? - Oh, Sansum s'est montré aussi courtois qu'on pouvait l'attendre. »
Lysandus parut soulagé. Qu'avait-il donc imaginé ? Tu connaissais mal Sansum, mais l'hypothèse du guet-apens que tu avais soulevée tout à l'heure par pure plaisanterie te semblait trop éculée pour être vraiment sérieuse.
« Sansum est très influent au sein de la Chancellerie, Seigneur. Surtout depuis votre... euh... votre... - Ma mort ? - Votre disparition. - Oui, ce terme-là me fait sans doute moins passer pour une créature des ombres ou je ne sais quelle saloperie. - Que... que comptez-vous faire, maintenant ? - Il semble qu'aucun nouveau Chancelier n'ait été nommé en mon absence. Par déduction, je dirais que ce rôle est toujours le mien. Alors, ce que je vais faire, mon brave Lysandus, eh bien, ce sont des trucs de Chancelier. Je vais jouer mon rôle, aussi bien que je le pourrais ; je vais jouer ma partition dans cette grande symphonie dissonnante et cacophonique qu'est le royaume, et essayer de la rendre plus, disons, harmonieuse. Oui, je pense que je peux faire quelque chose. Essayer, du moins. »
Tu avais appris dès ton retour que Cléophas n'avait pas pourvu à la nomination d'un nouveau Chancelier. Cela t'avait d'abord surpris. Un sentimental pourrait imaginer qu'il s'était attendu à te voir réapparaître un jour ; mais tu avais rapidement compris qu'il n'en avait, en réalité, eu ni la force ni le temps. Pauvre Cléophas... savait-il seulement que tu étais là ?
Baissant les yeux, tu contemplas le reflet altéré de ton visage dans l'eau claire de la fontaine baignée de rayons de lune. Sans doute était-ce l'effet conjugué du manque de lumière, de la fatigue et de ton imagination fertile, mais tu le trouvas changé. A l'évidence, tu n'étais plus le même. Quelque chose en toi était resté dans les sombres profondeurs du royaume de Tyra, sans que tu mesures encore ce que tu avais laissé derrière toi.
« Je dois prendre des forces, Lysandus. Demain, j'affronterais la Chancellerie. Et après-demain, le royaume. »
Tu abandonnais le jeune clerc et retrouvais tes appartements inchangés ; cela aussi n'avait pas bougé. Merval s'était figée, aussi indifférente à ta disparition qu'aux troubles qui secouaient le royaume. Sans doute était-ce cela qui en faisait le refuge idéal. Jadis, tu souffrais de troubles du sommeil importants. Cela avait commencé à la mort de ton père, lorsque tes années d'insouciance avaient brutalement pris fin pour te confronter au sens des responsabilités.
Cette nuit-là, tu dormis divinement bien.
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| | | Roderik de Wenden
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| Sujet: Re: Le Diseur de Lois Lun 5 Fév 2018 - 21:44 | |
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Tu affrontais la Chancellerie dès le lendemain. Tu les attendais, les coups bas de tes ennemis, et de pied ferme ; mais tu sous-estimais encore la rouerie de Sansum et de ses alliés. Par bonheur, des alliés, tu en comptais toi-même quelques-uns. Le gentil Lysandus, aussi avisé qu'attentionné à ton égard, t'avait mis en garde alors que vous cheminiez vers la Chancellerie ; dans le secret des sombres corridors creusés dans la colline sacrée, il t'avait fait part d'une nouvelle accablante. « Sansum a l'intention de vous l'apprendre tout à l'heure devant l'ensemble des clercs, Seigneur, pour vous déstabiliser... alors, je ferais peut-être mieux de vous le dire moi-même, tout de suite... - Me dire quoi, Lysandus ? - Pardonnez-moi, Seigneur, mais votre épouse, la comtesse Iselda... elle est... »Il n'eut pas besoin de finir sa phrase pour que tu comprennes. Un froid glacial te gela les entrailles, et tu sentis, plutôt que de la tristesse, un élan de culpabilité te parcourir l'échine. Iselda... tu la pris en pitié, la malheureuse, privée prématurément d'un père qu'elle adorait et de son frère préféré ; devenue comtesse malgré elle, on l'avait contrainte de t'épouser, toi, un mari distant et avare de sentiments à son égard, car tu en aimais une autre. Elle t'avait pourtant donné un fils ; un fils que tu n'avais jamais vu, car tu te trouvais déjà à Merval lors de sa naissance. Lysandus te fit part du peu qu'il savait : comment s'était rebellé Ewald, ton beau-frère que tu avais évincé lors de la succession de son père le comte Alwin ; comment, sous un faux prétexte de réconciliation, il avait piégé et emprisonné sa soeur Iselda et tenté de tuer votre fils ; comment, enfin, les vassaux les plus loyaux s'étaient rassemblés autour de ta soeur Aliénor pour défaire la rébellion et placer ton fils Karl, à peine âgé de quelques mois, sur le trône comtal de ses parents. Tu ressentis tout à la fois du chagrin et de la pitié pour l'épouse disparue, du soulagement à l'idée que ton fils était en vie, et de la honte pour ton absence ; tu éprouvais aussi de l'admiration et de la gratitude pour ta soeur, dont l'audace et la réussite te surprenaient toujours. Et enfin de la haine pour Ewald, dont l'on ne savait dire s'il avait péri dans les combats ou s'il avait fui pour quelque contrée lointaine. « Merci, Lysandus, merci de me l'avoir dit. »La colère que tu nourrissais se reportait déjà sur Sansum, cet odieux fils de kerkand qui était prêt à utiliser contre toi la tragédie qui s'était abattue sur ta famille. Mais tu étais déjà rompu aux tragédies familiales ; à vingt-sept ans, tu te trouvais déjà veuf pour la seconde fois, et c'était encore dans des circonstances violentes, quand tu te trouvais trop loin pour protéger les tiens. Une fois parvenu dans le saint des saints, tu trouvas la Chancellerie au grand complet pour t'accueillir. La veille, ton arrivée inattendue avait été suivie d'un discret entretien avec le doyen Caragus et quelques autres. Aucun de tes auditeurs de la veille n'avait versé de larme de joie à l'idée de te revoir sain et sauf. Caragus avait paru fort contrit des complications juridiques liées à ton retour, alors qu'il avait déjà fait prononcer l'exécution de ton testament. Et Sansum, bien sûr, eh bien... tu savais déjà à quoi t'en tenir. Ce jourd'hui, il était également là, et tu soutins son regard chargé de mépris. Tu savais d'où venait cette inimitié : comme nombre de clercs, il lui était pénible de voir la Chancellerie, assemblée d'intellectuels, de philosophes et autres lettrés mettant leur érudition au service des lois de la couronne, soumise à l'autorité d'un homme tel que toi, plus prompt à porter l'épée que la plume. Tu avais beau savoir lire et écrire sans l'assistance d'un scribe - chose rare en ton pays - ici, tu étais un barbare nordien inculte, à ses yeux à peine plus civilisé qu'un Wandrais. Sansum avait gagné en influence après ta disparition, et s'il était improbable qu'il devienne un jour Chancelier compte tenu de son sang roturier, il avait sans doute espéré que ton successeur soit plus malléable, plus attentif à ses conseils, sinon ses ordres. « Où étiez-vous ? »Passées les banalités d'usage, cette question était bien la seule qui intéressât tout le monde. Elle résonnât dans l'austère antichambre des lèvres même du doyen Caragus, alors même que tu lui avais déjà raconté ton histoire ; mais il était temps de la dévoiler au grand jour. Tu leur racontas la mystérieuse vérité ; comment tu avais pris la mer pour te rendre en Hautval, non pour passer quelque douteux arrangement mais pour exiger le ralliement sans condition de Blanche d'Ancenis à la couronne, que tu étais fermement convaincu de pouvoir obtenir ; comment le navire avait sombré dans la tempête, et comment tu t'étais noyé dans les eaux tumultueuses de l'Olienne en hiver. Et lorsque tu narras ta longue errance dans les noires profondeurs marines du royaume de Tyra, le sceptiscisme de certains clercs comme Sansum fut tempéré par la ferveur subjuguée des autres. Leur foi était exacerbée au sein de la Chancellerie en exil, ici à Merval, enclave païenne du royaume pentien ; là où les Cinq se faisaient rares et discrets, une manifestation aussi forte de la Voilée avait de quoi semer le trouble et interroger les consciences. Mais même chez ceux qui te croyaient, les réactions étaient diverses : ton retour dans le monde des vivants passait aussi bien pour un miracle qu'une malédiction. Finalement, au grand dam de Sansum, nombre des clercs présents dans l'assistance se réjouirent de te revoir ; certains saluèrent à haute voix ce qui leur semblait être un don des dieux, une preuve irréfragable de ce que le divin t'avait marqué et désigné pour quelque grand dessein. Il y en eut bien un ou deux pour objecter qu'être élu par Tyra, la déesse de la Mort, était un bien mauvais présage pour un homme qui aspirait à servir le royaume des vivants ; alors tu pris la parole et tu les engraissas de promesses grandiloquentes sur ce que tu aspirais pour le royaume et pour ton roi, le jeune Bohémond, que tu souhaitais accompagner et guider, car tu croyais fermement qu'il serait un grand roi et qu'il mènerait la péninsule vers un âge d'or, de paix et de prospérité. Tu galvanisais les gens de guerre autrefois par tes paroles ; tu avais rapidement appris à faire de même avec les esprits les plus sages. Ta profession de foi plongea tes détracteurs dans un profond ennui, mais rallia néanmoins certains suffrages. Tu sus que la Chancellerie te suivrait de mauvaise foi, mais la partie n'en fut pas moins gagnée lorsque Caragus entama son analyse juridique de la situation : « Voilà qui est bien parlé, Seigneur, et nous vous assisterons dans cette lourde tâche », déclara le doyen. « Mais parlons, si vous le permettez, de sujets plus terre à terre. Il y a, je le crains, quelques difficultés d'interprétation compte tenu de... et bien, je dirais, de la singularité de votre cas, Seigneur », dit Caragus. « Votre succession eût pu être annulée s'il s'était avéré que vous n'étiez finalement pas mort, encore que cela n'eût pas été sans entraîner moult complications ; mais enfin, il semble bien, d'après vos dires, que vous étiez bel et bien mort, et quand bien même vous ne le seriez plus, ce cas de figure ne semble pas faire échec à la réalité de votre décès passé, ce qui ne saurait entraîner, je dirais, l'anéantissement rétroactif de votre succession... en d'autres termes, Seigneur, la transmission de votre patrimoine est valide et légale et nous ne pouvons point faire marche arrière. Alors, certes, se pose la question, hmmm, de la donation de vos terres dans leur intégralité, au profit notamment de votre fils et de votre soeur... en revanche la rétrocession du domaine de Chiron à la principauté de Merval me paraît entièrement valide, le domaine ne vous ayant été accordé qu'à titre viager. J'ai aussi un doute sur la charge de Chancelier : les textes ne prévoient pas, en effet, que le détenteur de la charge ait l'obligation d'être, hum, quelqu'un de vivant. Le transfert est automatique lorsqu'un nouveau Chancelier est nommé, et votre testament prévoyait de rendre la charge à Cléophas d'Angleroy, mais notre bon régent n'a jamais ratifié cette rétrocession à sa personne, aussi... sans cela, et bien, je dirais que d'un point de vue purement théorique, par une analyse strictement mécaniste et dans un sens clairement sémantique... vous êtes toujours le Grand Chancelier du Royaume, Roderik de Wenden. »Chancelier, et rien d'autre. Tu réalisas que tu étais pauvre, désormais. Tu ne disposais plus ni des revenus fonciers ni des épées qui avaient fait de toi un homme puissant lorsque tu étais le comte. Tu n'avais plus ni bien ni terre. Tu gardais pour tout trésor la seule charge dont nul ne voulait en ce royaume : la responsabilité des lois d'une couronne en exil ; et pour exercer cette responsabilité, tu ne pouvais plus compter que sur ta seule volonté. Tu avais l'impression de t'élancer à la conquête d'un empire tout seul à poil dans la neige, mais au moins, tu étais vivant. Et tant que tu vivais, tout restait possible. * * * Ce que tu avais vu dans le royaume des morts attisait toutes les curiosités. Lysandus, qui te collait toujours aux basques et qui avait visiblement décidé de devenir ton fidèle animal de compagnie, faisait moins preuve de retenue que ses aînés et t'assaillait de questions à ce sujet. Invariablement, tu te contentais de répondre qu'on t'avait ramené, et c'était tout ce que tu pouvais lui dire, à lui comme aux autres. Le pourquoi et le comment ne comptaient pas ; tu étais là, et c'était la seule chose qui importait pour le moment. Toi-même ne pouvait te l'expliquer : le souvenir de ton errance solitaire sur un radeau noir se troublait au fil du temps à la manière d'un mauvais rêve. Tu t'arrêtas devant une lourde porte ouvragée. Les gardes qu'y avait postés Cléophas avaient à chaque fois barré l'accès à Sansum. Tu t'attendais à subir le même sort ; pourtant, ils s'écartèrent à ton approche. Et quand tu voulus comprendre, l'un d'eux déclara simplement : « le Serafein nous a dit de ne laisser passer que le Diseur de Lois. » Tu n'avais jamais entendu ce titre, mais tu devinas que ce vocable devait désigner le Chancelier. On t'ouvrit les portes, et tu découvris une vaste pièce aux murs blancs et or, chaudement éclairée par des chandeliers ouvragés. Tu y trouvais la tête blonde d'un enfant de trois ou quatre ans qui jouait au milieu de la pièce. « Sansum a tout tenté pour nous faire quitter Merval », te confia Lysandus sans que tu ne l'invites à parler. « Mais la Chancellerie ne pouvait partir sans le roi. Il a tout tenté pour emmener le roi loin d'ici... sauf la force, naturellement ; il n'a pas oublié ce qu'il est arrivé à l'Anoszia quand celui-ci s'y est risqué. »Il n'était guère étonnant qu'un homme aussi guindé que l'était Sansum haïssât Merval. Tu ne pouvais lui jeter la pierre ; de prime abord, l'endroit semblait fort mal choisi pour accueillir le roi pentien. Tu hésitais, toi aussi. Fallait-il trouver une autre cour pour Bohémond en attendant que Diantra redevienne pour lui un endroit sûr, si tant est que cela était possible ? Tu savais bien, envers et contre tout, que pour l'heure il n'était de lieu plus sûr que Merval pour lui. Cléophas n'avait pas fait les choses à la légère. Parce que la cité élevée en principauté autonome ne se réclamait plus du royaume, et parce qu'elle revenait à ses vieilles idoles religieuses en tournant le dos au culte pentien qu'on lui avait imposé pendant des cycles, les intrigues locales se désintéressaient du petit roi, le laissant à l'abri de jeux de pouvoir dont il aurait été le jouet dans une cour scylléenne, là où tant d'hommes se pareraient des meilleures intentions pour régner à travers lui. Mais Merval l'étrange, la mystique, l'impie, n'était plus si sûre à l'heure du déclin de ton grand protecteur Cléophas. Le prince, absent ou invisible, n'avait pas reparu depuis ton retour. Au fond de toi, et peut-être par expérience de la chose, tu le croyais déjà mort : tu soupçonnais les hauts dignitaires du Porphyrion de différer la nouvelle pour les complications politiques et religieuses que la mort d'un prince-dieu ne manquerait point de soulever. Tu avais foi en Cléophas, mais point en ses gens. Cléophas parti, tu te trouvais véritablement en terre étrangère. Tu faisais pourtant déjà partie du paysage local. En ville, la nouvelle de ta résurrection faisait aussi jaser le petit peuple. Les païens faisaient de ton retour leur propre interprétation, et sous le prisme de leurs propres croyances : n'étais-tu pas l'élu du Serafein, lui qui t'avait désigné, élevé à la dignité d'Illustrissime et invité à séjourner au Porphyrion ? Pour les païens comme les pentiens, tu étais une curiosité mystique ; cela devait aussi déplaire fortement à Sansum. Tu t'agenouillas face au petit roi. Il te jeta un regard inexpressif sans arrêter son occupation, comme s'il avait conscience de ta présence sans que celle-ci ne doive le troubler ni même qu'il doive se sentir concerné. Comme nombre de ceux qui sont élevés pour devenir rois, Bohémond développait un tempérament solitaire, à force d'être confronté à cette distance respectueuse, cette déférence qu'on lui témoignait sans cesse, comme s'il était déjà en âge de régner. Il était dans la même pièce que toi, mais ne vivrait jamais dans le même monde que les autres hommes. Tu trouvas cela triste, et te rappela que tous les hommes comme toi qui se battaient pour lui rendre son royaume oubliaient que cet enfant ne l'avait jamais réclamé. Mais un vrai roi ne choisit pas de l'être ; c'est ce qui le distingue des usurpateurs et des opportunistes. Tu te demandas comment tu devrais agir avec lui ; tu te demandas si tu serais à la hauteur, et si tu saurais lui conférer ce sentiment de sécurité qu'un père doit donner à son fils, toi qui n'avait jamais su t'occuper des tiens. Tu te demandas si Bohémond pouvait encore ressentir quelque affection, après avoir été bringuebalé entre les bras de sa mère Arsinoé d'Olyssea, puis de Kahina d'Ys, de Cléophas d'Angleroy, et désormais les tiens. « Bohémond... » tu hésitais, mais il valait mieux à tes yeux ne pas lui donner du "Votre Majesté" et autres titres ronflants qui t'auraient fait passer pour n'importe quel serviteur, quand tu espérais développer avec lui une relation de confiance. Tu optais pour une approche plus personnelle. « Il faut que tu saches que, bientôt, nous irons ailleurs. Nous... » tu allais dire que nous rentrions chez lui, mais quel souvenir avait-il donc, de chez lui ? A ce qu'on t'avait dit, il avait vécu ses premiers mois à Edelys plutôt qu'à Diantra. Et le bruit courait qu'à la faveur de l'occupation d'Edelys par ces traîtres de langecins, le fameux palais de l'Ivrey avait été démantelé par des bourgeois pour construire un bordel. « Nous irons bientôt dans un endroit où tu pourras te sentir vraiment chez toi. Tu t'y feras... des amis. D'autres enfants de ton âge, qui viendront des quatre coins du royaume pour partager tes jeux. Et moi aussi, bien sûr, je serais là. Je serais toujours là. »Tu attendis une réaction de sa part, mais le roi ne te répondit pas.
Dernière édition par Roderik de Wenden le Sam 10 Mar 2018 - 10:36, édité 1 fois (Raison : correction orthographique) |
| | | Roderik de Wenden
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| Sujet: Re: Le Diseur de Lois Jeu 8 Fév 2018 - 23:56 | |
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Quatrième ennéade du mois de Barkios, le second mois de printemps, Le quatrième jour...
« Ce sont des viandards, Seigneur. Ils n'ont nul respect pour la chevalerie et ne se montrent point miséricordieux dans la victoire ; ma propre maison à Marcalm s'est vu saccagée ; et ils ont vilipendé mon épouse à tour de rôle, bien sûr. Ah, et mes précieux tableaux ! J'avais là des œuvres datant du règne du roi Gorman ; ils ont tout détruit. Ces gens-là ne respectent rien, pas même d'authentiques œuvres d'art... »L'homme qui parlait était un chevalier scylléen de haute stature répondant au nom de Poppò di Matierfecáli. Tu l'avais reçu, lui et d'autres rescapés de Marcalm et d'autres cités ydrilotes, dans une antichambre en bas de la colline du Porphyrion ; tu ne souhaitais plus tenir audience en la salle de cérémonie du prince maintenant que Cléophas ne pouvait plus t'y autoriser. Poppò avait la voix rocailleuse des gens de guerre qui ont déjà un certain âge, et il parlait vite, avec l'impatience de celui qui a trop longuement attendu qu'on daigne lui accorder audience. Ni lui ni ses compagnons d'infortune n'avait compris pourquoi le régent Cléophas les avait laissés des jours et des jours dans l'attente sans se soucier de leur requête ; et lorsque finalement tu les avais reçus, leur agacement s'était mué en surprise, puisqu'ils t'imaginaient au fond de la mer à nourrir les poissons. « Ce pauvre sire d'Arseflèse n'a rien vu venir, Seigneur Chancelier. Il consacrait son énergie à calmer les ardeurs de la petite comtesse, et cela n'était guère difficile ; mais à aucun moment il ne s'attendait à voir débarquer une armée venue du trou de balle du monde. »Tu t'efforçais de suivre le scylléen qui avait tendance à passer du coq à l'âne. Tu savais que Théobald d'Arseflèse était le Haut Viguier en charge du vicomté de Marcalm ; le domaine, situé dans le Calmerrèse en pays ydrilote, était à l'origine le berceau de la maison de Systolie, qui y avait prospéré avant d'entrer en possession du comté d'Ydril. Après la rébellion avortée de Diogène de Systolie, Marcalm avait échu entre les mains d'Aetius d'Ivrey, le père du roi Bohémond - ce qui faisait du jeune roi le vicomte actuel, et c'était en son nom que le sire d'Arseflèse administrait Marcalm. « Depuis que lui sont poussés quelques bouts de nichons, la petite comtesse passe son temps à se plaindre, comme la chieuse qu'elle est », poursuivait Poppò. « Plus d'une fois je l'ai entendue réclamer à Messire d'Arseflèse qu'il rende Marcalm aux Ydrilotes. Elle supportait pas de voir des agents royaux administrer les cités du Calmerrèse là où jadis régnaient ses ancêtres ; ça s'est pas arrangé avec la félonie des Anoszia, dont les terres ont aussi été confisquées par la couronne comme vous l'savez. Mais elle aurait dû se réjouir de pouvoir régner sur sa moitié de comté ; sauf que quand vous donnez un bout de gras à une gamine, elle veut vous bouffer tout l'jambon. »Tu n'étais pas sûr de la pertinence des figures de style du chevalier, que tu souhaitais meilleur combattant que poète - sa présence ici semblait malheureusement doucher tes espoirs sur ce point. Tu attendis qu'il en vienne au fait ; le chevalier poursuivait sa logorrhée, le débit rapide, le front luisant de sueur à force de s'exciter sur son récit. « Tout ça a commencé aussi soudainement que vous prend une envie de chier après un trop-plein de féculents, Seigneur. Ils ont déboulé par la mer, et ils ont profité de l'effet de surprise. Ça a été soudain, rapide comme l'éclair. Des étrangers, Seigneur ; ils venaient des quatre coins du monde, à en juger par la diversité des accents. Mais c'est un gars bien du coin qui les menait : Altiom d'Ydril. »Le nom ne t'était pas totalement inconnu. Tu savais ce Altiom apparenté à la famille comtale, et tu savais aussi qu'il avait un temps officié comme archonte d'Ydril. De ce que tu connaissais du bonhomme, il n'était point en odeur de sainteté avec la couronne : Arsinoé d'Olyssea l'avait fait jeter dans un cul de basse-fosse après qu'il ait refusé de rendre hommage à Bohémond. De là, d'ailleurs, Ydril était tombée sous la régence des Anoszia, qui s'étaient avérés être une bande de salopards de première encore pire que la précédente. Mais si Altiom avait été embastillé, il en était sorti tu-ne-savais-trop comment, et avait fui la péninsule ; puis tu l'avais aperçu, bien plus tard, lors de la célèbre bataille d'Amblère, à laquelle il avait pris part avec sa curieuse troupe de guerriers-saltimbanques. A l'époque il te faisait l'effet d'être une épave, et pourtant tu étais arétan. Vous vous battiez alors dans le même camp, mais cette guerre avait vu s'unir bien des forces contraires puisqu'elle s'était faite contre les drows ; tu te souvins pourtant t'être demandé, alors, ce que ce gugusse foutait dans le coin. Tu ignorais la réponse, comme tu ignorais tout de ce qu'il avait fait entre-temps, et tu t'étonnais de le voir ressurgir aujourd'hui en Ydril. Et d'ailleurs, quel était le lien entre lui et la comtesse Aléandre dont se plaignait tant Poppò ? « Quand tout le Calmerrèse est tombé entre les mains de ce Altiom et de sa compagnie de métèques », poursuivait Poppò, « on a compris que ça sentait la merde. Tous ceux qui comme moi ont réussi à prendre la poudre d'escampette avons rappliqué dans le pays de Calozi, l'ancien fief des Anoszia. Iacopo de Pasi y a rassemblé une armée dans l'urgence. Il espérait pouvoir contenir l'invasion le temps que des renforts nous aident à reprendre le Calmerrèse. Seulement, des renforts, il n'y en a jamais eu ; ni de la couronne, ni même de Soltariel, malgré nos appels à l'aide, on a longtemps attendu mais que dalle, rien, nada. Le régent est resté muet et n'a reçu aucun émissaire ; le duc et la duchesse de Soltariel ont fait de même, mais je crois, moi, qu'ils ont délibérément laissé faire. »Tu fronçais les sourcils. « Qu'est-ce qui vous fait penser ça ? - C'est des Soltaris, Seigneur. Les Soltaris sont comme ça. Des spécialistes de l'entubage. »Tu passais outre cette affirmation un peu légère, sans pour autant la nier. Si la chose était avérée, cela ne serait pas conséquence ; mais les Soltaris attendraient. Pour l'heure, tu devais comprendre ce qui se tramait en Ydril. « Altiom contrôle donc le Calmerrèse... et la comtesse Aléandre, dans tout ça ? - Altiom contrôle le Calmerrèse, mais aussi le vicomté de Calozi désormais ; il a déjà écrasé l'armée de Pasi, et Pasi lui-même croupit dans ses geôles. Et comme la comtesse Aléandre s'est finalement ralliée à Altiom, parce qu'elle préfère partager le pouvoir avec son cousin qu'avec le roi, le comté d'Ydril dans son entièreté est sous leur coupe désormais. »Tu fis des yeux ronds ; ce que voyant, Poppò enfonça le clou : « Il n'y a plus une seule cité, plus un seul château, plus une seule tour, plus même une tourelle, pas même une hutte de paille ni un trou à merde qui soit dirigé par un intendant de la couronne, Seigneur. Le drapeau fleurdelysé du roi ne flotte plus nulle part en Ydril. »Tu réprimas un « Foutre-Néera » fort mal à propos et bien peu respectueux des dieux pour un homme revenant des eaux de la déesse noire. Se pouvait-il donc que l'insolence et la cupidité des hommes n'ait pas de fin ? On commençait à peine à entrevoir l'issue de la guerre civile qui divisait le royaume depuis quelques années qu'une nouvelle menace planait sur les biens de la couronne. « Vous parliez d'une armée d'étrangers, Messire di Matierfecáli. Les compagnies de mercenaires en regorgent, mais elles fournissent rarement à elles seules la force d'invasion de tout un comté. »Tu voulais comprendre d'où Altiom avait tiré ses forces ; Poppò n'en avait qu'une vague idée, mais un autre scylléen s'avança alors et se montra mieux renseigné sur le sujet : « Naelis, Seigneur. - Naelis ? - A Velmone, j'ai parlé à un rescapé de Valmero qui m'a juré sur les Cinq que Glenn Hereon, le roi de Naelis, avait lui-même débarqué avec son armée. »Les choses étaient de plus en plus incroyables. Naelis, envahissant la péninsule, portant le glaive contre les terres du roi lui-même ? Ce Glenn Hereon était fol ! Mais n'était-il pas à l'image de cette parodie de royaume qu'il s'était taillé en Estrévent ? Naelis n'était à tes yeux qu'une terre de voleurs, dont la royauté artificielle n'avait rien de sacré. Son prétendu roi, tu le savais, n'était d'ailleurs qu'un mercenaire, lui-même originaire de péninsule. Un forban qui, au crépuscule du dernier cycle, avait même connu les geôles du comte Anseric. Quelle pitié qu'il n'ait pas fini pendu à l'époque ! Aujourd'hui, Naelis était le refuge de tous les exilés qui, comme Altiom, y tramaient leurs complots, préparaient leurs revanches contre le royaume péninsulaire. La mer Olienne leur conférait un certain sentiment d'impunité. Tu considéras longuement l'assemblée de braves qui te faisait face. Bon, certes, ils ne renvoyaient pas tous l'image que l'on se fait du preux ; nombre d'entre eux tenaient davantage du grassouillet notable qui avait vraisemblablement fui avant les combats, sentant le coup venir, et parmi les guerriers, Poppò était franchement sur le retour - encore qu'on pouvait attribuer sa rusticité à la déveine qui l'avait poursuivi depuis la défaite de Marcalm. Tous, pourtant, ils t'émouvaient. Ils payaient le prix de leur loyauté à la couronne, une loyauté que tu cherchais encore à encourager, quand bien même les raisons d'y croire n'étaient pas toujours évidentes. « Soyez assurés de la reconnaissance du roi pour le sang que vous avez versé pour lui, messires. Soyez également assurés que les tristes événements qui se sont déroulés en Ydril trouveront la réponse appropriée. Pour l'heure, bien sûr, les forces du roi guerroient dans le Médian... mais la victoire est proche ! Et prochainement, je vous le dis, c'est en Ydril que les épées suivront l'étendard de Bohémond. Que ce Altiom jouisse du bien mal acquis tant qu'il le peut ! j'en fais le serment, il en profitera bien moins longtemps que Nimmio de Velteroc n'a joui de ses propres usurpations ! »Certains acquiescèrent. Poppò se contenta d'un rictus, que tu ne savais trop comment interpréter. Tu poursuivis : « Les revers que vous avez subi n'impliquent pas la fin de votre service pour le roi, messires ; sachez qu'il vous a toujours besoin de vous. - Parlez-vous au nom du roi, Seigneur ? » s'étonna Poppò. « Seriez-vous donc le nouveau Régent ? »La question n'était pas posée sans ironie, mais tu savais que le sujet viendrait tôt ou tard. Autant clarifier les choses dès maintenant. Tu avais déjà réfléchi à la question, et avait sagement jugé que tu ne devais point t'auto-proclamer Régent. La couronne avait sans nul doute besoin d'un représentant, mais tu mesurais trop combien t'accaparer un tel titre sans l'aval des Grands du Royaume te serait préjudiciable. Arsinoé en avait payé le prix fort en son temps, et elle avait pourtant des appuis que tu n'avais pas. « Cléophas d'Angleroy a cessé de régenter le royaume, messires. De Régent, il n'est point ; et tant que le Régent n'aura pas été désigné par qui de droit, c'est à moi, le Grand Chancelier, qu'il incombe de conduire le gouvernement du Royaume. »De fait, tu sauvais les apparences ; si du Régent tu revêtais les attributions, tu n'en usurpais pas le nom. Les esprits les plus simplets argueraient que ça ne faisait aucune différence, mais elle était pourtant de taille. « Sachez, messires, qu'il est plus que temps pour le roi de rejoindre ses domaines ; Merval lui a offert l'hospitalité et la sécurité, et cela ne sera point oublié. Mais le roi se doit d'être chez lui. Il est encore trop tôt pour réinvestir Diantra, mais d'autres places attendent de l'accueillir. Depuis les premières heures de la rébellion du Médian, et aujourd'hui encore, les Scylléens ont fait preuve d'une loyauté sans défaut envers leur souverain. Vous l'avez servi du mieux que vous le pouviez en Ydril ; continuez à le faire. Accompagnez-nous. »Plusieurs exprimèrent bruyamment leur joie à cette annonce. Ainsi, le roi allait enfin quitter cette cité qui commençait un peu trop à fleurer l'Orient ? C'est que tout ce qui paraissait étranger n'était plus tellement en odeur de sainteté ces temps-ci. Et pour achever de contenter les esprits les plus pessimistes, tu convias tes invités à un banquet le soir-même, et la perspective d'un festin arrosé de vin délicat réjouit tout le monde, y compris ceux qui, à défaut d'y croire encore, aimaient toujours bouffer. * * * Le soir venu, on mangea à foison, tout autant qu'on trinqua à la santé du roi et à son prochain retour chez lui - pour autant que cela veuille dire quelque chose pour Bohémond, qui n'avait jamais vécu dans les domaines royaux, en-dehors de Diantra et d'Edelys où son retour restait pour l'heure exclu. En prenant place à table tu avais soigneusement évité la proximité de Sansum, et également esquivé la compagnie de Maître Semaphorios qui, depuis ton retour, n'avait de cesse de te rappeler que tu lui devais un bateau, après être mort dans un des siens. Tu t'étais donc rabattu sur le voisinage de Poppò di Matierfecáli. L'alcool déliant les langues et favorisant les amitiés, Poppò te confia qu'une femme l'attendait à Pharembourg. « Je l'ai engrossée au printemps de l'année dernière », disait-il ; « oh, j'en ai connu bien d'autres depuis, mais il me tarde de la revoir. Il y a entre elle et moi quelque chose d'un peu spécial. - Je connais ce sentiment, confessas-tu, amusé par le sentimentalisme inattendu du Scylléen. Ainsi est l'amour. - Ainsi sont ses nichons, surtout ! J'en avais jamais vu d'aussi énormes, et pourtant, croyez-moi Seigneur, j'ai pas mal bourlingué. Et vous, Seigneur ? Y'a une p'tite dame qui vous attend quelque part ? - Eh bien, je... - Ah oui c'est vrai, j'oubliais, quel couillon. Vot'dame a câné, c'est vrai. Pas d'chance. Condoléances, Seigneur. - Oui, c'est vrai. »Malgré les effets de l'alcool qui émoussaient le filtre de tes pensées, tu culpabilisais ; car tu réalisais que tu avais pensé en premier lieu à Maélyne de Lourmel, alors qu'un homme pieux aurait d'abord eu une pensée respectueuse pour la femme qu'il avait épousé sous le regard de la DameDieu. Pauvre Iselda... tu avais décidément été un bien mauvais mari, et tu le restais aujourd'hui encore. Elle était morte parce que tu n'avais su la protéger, comme était morte ta première femme. Et pourtant, tu n'apprenais rien ; tu continuais de rêver à Maélyne de Lourmel, parce que tu cédais à la tentation du désir plus qu'au devoir. C'était écouter Arcam plutôt que Néera, et cela était mal, tu le savais. Mais tu n'y pouvais rien. « Les femmes », commenta Poppò, la bouche pleine de choux, « elles n'ont pas leur pareil pour nous pourrir la vie, mais lorsqu'elles se taisent, on se souvient combien elles sont belles. »La remarque lui attira un regard courroucé de l'épouse d'un prévôt, mais Poppò ne s'en sentit point gêné. Il émit un pet sonore, poussa un soupir de contentement, puis ajouta : « sans les histoires d'amour, la vie de gens de guerre comme nous serait bien terne. J'espère que vous retrouverez vite chaussure à votre pied, Seigneur, avec tout le respect que j'dois à votre dame, la morte, là. - Ne vous en faites pas pour moi, Messire di Matierfecáli ; je m'en sortirais. »Tu croyais déjà savoir comment. Parfois, tu t'égarais à penser que Maélyne pourrait te rejoindre, ici à Merval, ou bien là où tu comptais emmener le roi et la cour. Tu te disais que ta charge de Chancelier te semblerait moins pesante, si la femme que tu aimais se trouvait à tes côtés. Il y avait, bien sûr, un détail à prendre en compte, une complication qui rendait ce projet difficilement envisageable pour l'heure. Si tu n'étais toi-même plus marié, Maélyne l'était toujours. Tu espérais malgré toi voir ce maudit Guillaume de Clairssac succomber de quelque accident de chasse, voire même de ta main - ainsi qu'il t'était arrivé de le rêver certaines nuits ; il semblait plus probable, même, qu'englué dans la sédition et la rébellion contre le marquis d'Odélian, ce dernier le fasse pendre. N'avais-tu pas encouragé cela, en clamant que dans le différend opposant Odélian et Etherna, le marquis était dans son bon droit ? Ah, si ce satané Guillaume de Clairssac pouvait disparaître, Maélyne te reviendrait enfin, et vous pourriez vivre votre amour comme mari et femme, tel qu'il aurait dû en être depuis le début. L'idée de l'épouser te séduisait plus que n'importe quel fantasme. Après avoir été si longtemps privé d'elle, tu n'osais imaginer ce que ce serait, que de l'avoir à tes côtés chaque jour de ta vie. Tu en venais même à penser que la Déesse Noire ne t'avait épargné que pour cela.
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| | | Roderik de Wenden
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| Sujet: Re: Le Diseur de Lois Mar 13 Fév 2018 - 12:14 | |
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Cinquième ennéade du mois de Barkios, le second mois de printemps, Le premier jour...
Au bout d'un moment, tu jetas un bref regard en arrière ; un pâle soleil illuminait au loin la colline du Porphyrion, alors que le Pic de Clavel n'était plus qu'un mince trait dans l'horizon nuageux. Tu en détournas les yeux, mais tu éprouvas la même sensation que lorsque tu avais passé le seuil des portes de Merval un peu plus tôt dans la journée. Quand bien même tu ne pouvais plus rien pour lui, tu avais l'impression d'abandonner Cléophas.
Ton escorte, qui était aussi celle du roi, tu l'avais recrutée en appelant les bonnes volontés parmi celles que tu pouvais t'offrir. Lorsque tu étais venu à Merval, tu étais entouré d'arétans, mais tes gens s'en étaient retournés dans le nord après ta disparition - pour ceux d'entre eux qui ne t'avaient pas accompagné en mer et n'y avaient péri. A présent, tu rassemblais autour de toi ce qui avait constitué la cour itinérante du jeune roi en exil, que ce soit à Soltariel ou à Merval : une assemblée hétéroclite de nobliaux de diverses origines. Certains venaient de Diantra, ayant fui la capitale depuis presque trois ans pour graviter autour de Kahina puis de Cléophas, se disputant leurs faveurs ; tu avais vite compris que les Diantrais étaient les plus flagorneurs de tous. Ils reproduisaient dans l'exil tout ce qui avait semé la discorde jusqu'au désastre des champs pourpres : l'arrivisme et le clientélisme. Outre les Diantrais, la cour s'était grossie au fil du temps de Scylléens, de Soltaris, d'Ydrilotes. Et suite à la volte-face des domaines royaux de la vallée du Garnaad, des nobliaux d'Apreplaine, de Valblanc, de Vallancourt avaient eux aussi pris la route de Merval. Il était peu de guerriers dans le lot, le Sénéchal ayant levé les ostes dans les domaines royaux pour la guerre qui se jouait dans le Médian. Et il y avait là autant de gens en qui tu ne pouvais que trop peu te fier ; tu savais leur loyauté trop intéressée maintenant que le parti de Bohémond semblait le plus sûr. Seuls les Scylléens avaient fait montre d'une loyauté inconditionnelle et ce dès les heures sombres ; mais tu te défiais comme de la peste des Scylléens. Tu savais la sinistre réputation de leur pays, et combien le père du roi, Aetius d'Ivrey, avait dû batailler contre ses habitants pour s'en faire le maître.
C'était pourtant en Scylla que tu menais le roi. Installé à l'abri dans un carosse secoué sur une route caillouteuse, Bohémond ne disait mot. Tu t'étais attendu à le voir protester à l'idée de quitter Merval, où il avait dû apprendre à se sentir comme chez lui ; mais Bohémond ne te parlait guère. Non pas qu'il en fut incapable, mais malgré tes tentatives pour gagner sa complicité, il persistait à te voir comme un étranger. Tu temporisais ; tu en étais sûr, il finirait par s'habituer à toi et, au fil du temps, trouverait ta présence rassurante.
En tête et en queue de peloton, des chevaliers paradaient fièrement dans leurs armures, s'affichant en protecteurs du roi, faisant oublier qu'ils étaient pour la plupart gras et vieillissants, qu'ils n'étaient pas partis dans le Médian à la semonce du Sénéchal et qu'ils se trouvaient avec toi parce qu'ils ne s'attendaient guère à devoir se battre. Au milieu de la foule en marche, c'était une véritable cité mouvante qui s'en allait du pays mervalois. Il y avait là des familles honorables, avec leurs domestiques ; il y avait aussi tout ce petit peuple des artisans, des chanteurs, et toutes ces professions qui savaient tirer parti du déplacement des foules pour leur emboîter le pas, allant là où l'on aurait certainement besoin de leurs services. Y compris les moins honorables.
« Ne trouvez-vous pas les Mervalois bien ingrats ? » te lança Poppò di Matierfecáli tout en se curant le nez du haut de sa selle. « Ils ont largement tiré profit de la venue du roi en leur cité, et ont même eu le culot de réclamer - et d'obtenir - leur indépendance dans l'affaire. Et comme si c'était nous qui leur étions redevables, ils nous ont traité comme des invités encombrants, le genre de parent que vous accueillez parce que ce serait trop impoli de refuser, et que vous espérez voir filer avant qu'il ait vidé votre garde-manger. Vous y avez passé un moment, Chancelier, vous avez dû le sentir. - Merval a aidé le trône, c'est un fait, répondis-tu. - Merval a glané tout ce que les exilés diantrais comptaient d'érudits et de thaumaturges. Grand bien lui fasse, m'est avis, le royaume se porte mieux sans ces vieillards fêlés dont les incantations font péter des tours avec les conséquences que vous savez. Mais enfin, peut-on vraiment imaginer que laisser ces tristes sires agir à leur guise, prier des idôles reptiliennes et jouer avec les arts noirs au beau milieu de notre royaume ne représente aucune menace ? C'est dangereux, Seigneur, et c'est une insulte à notre Foi. Un jour, il en ressortira bien du malheur si on laisse faire. »
Poppò dût se contenter d'un simple « hmm-hmm » de ta part. Tu ne savais que trop bien qu'il était dans le vrai, mais tu refusais pour le moment de t'aventurer sur un terrain aussi glissant. Dénoncer Merval, c'était dénoncer Cléophas ; dénoncer l'indépendance octroyée à Merval, c'était dénoncer la régence de l'homme qui t'avait fait Chancelier. Tu refusais de voir ton ancien protecteur voué aux gémonies pour avoir cédé aux ambitions séparatistes de son peuple. Tu ne savais que trop bien, pourtant, qu'il faudrait un jour ramener Merval dans le giron du royaume et y chasser le paganisme galopant avant qu'il ne se répande telle une maladie vénérienne. La péninsule se devait d'être unie, non seulement sur le plan politique, mais avant tout sur le plan religieux ; la paix du Roi était à ce prix, et toute autre vision pour l'avenir serait vaine.
La veille du grand départ, un premier incident avait déjà révélé les tensions grandissantes entre pentiens et païens dans la cité de Merval. Un prêtre de Néera zélé avait jugé bon de haranguer la foule sur la place du marché, critiquant vertement les pratiques locales et traitant les rites draconiques d'excréments d'Arcam. Poppò et quelques soudards scylléens qu'il s'était attaché s'étaient trouvés là juste à temps pour sauver le religieux d'un lynchage en règle ; mais il eut peut-être été préférable qu'ils l’abandonnassent à son sort. Au lieu de cela, la garde de la cité s'en était mêlée, provoquant un incident diplomatique dont tu te serais bien passé. Poppò avait invoqué le jugement de la couronne, ce à quoi les Mervalois avaient rétorqué que la juridiction royale ne s'étendait point en Merval, où le roi n'avait nul pouvoir et n'était qu'un invité. Tu avais dû négocier en coulisses avec de hauts dignitaires pour étouffer l'incident et éviter des complications néfastes aux deux parties ; tes interlocuteurs s'étaient montrés particulièrement aigris, mais quand tu leur promis de hâter le départ de la cour royale, ils cédèrent à tes demandes ; la perspective de vous voir partir les réjouissait de toute évidence. Un point, pourtant, fut âprement discuté.
« Je veux le feu de Pharet », avais-tu lancé au conseil médusé. Les dignitaires s'étaient regardés entre eux, surpris et gênés. L'un des secrets les mieux gardés de Merval t'était connu. Que croyaient-ils que tu avais pu apprendre d'autre pendant tous ces mois passés au coeur du Porphyrion ?Ils refusèrent d'abord, arguant que tu t'en servirais contre eux dès que possible. « C'est à Cléophas que vous devez votre indépendance », répondis-tu, « et ce que Cléophas a fait je ne le déferais point. Mais un autre homme que moi ne se sentirait pas lié par un tel serment... il serait profitable à Merval, je pense, de veiller à me donner les moyens de demeurer au premier plan dans le gouvernement du royaume. » L'argument fit mouche, bien que perdurèrent longuement leurs atermoiements.
Fidèle à ta parole, tu avais donc hâté le grand voyage. Et vous étiez à présent sur la route ; les pentiens abandonnaient Merval à ses croyances et ses traditions antiques. De la baronnie érigée en principauté, le royaume se retirait. Pour l'instant.
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