Tendre la main à une noble dame ! [Aliénor]

"Tu pousses si loin ton office de chevalier servant de cette belle que tu la proclames l’unique beauté qui soit au monde."
Max Stirner, L’Unique et sa propriété.

Fin de la première semaine de Verimios.

Ah ! Laréor, Laréor... son château, sa Cour, ses servantes et leurs fesses bien rondes et dodues. Avec un caractère bien trempé !
En cet instant, Lohie, incrédule, portait la main à sa joue où se pouvait voir la trace rouge et brûlante de cinq doigts féminins.

Foutrecul ! songeait l'impénitent. Cette souillon avait un drôle de caractère !

Depuis quelques jours, la jeune arétane goûtait la félicité de nager dans le bonheur. Certes elle n’avait pas tout dans la vie et beaucoup chuchotaient dans son dos :  « Comment?! A son âge et avec sa beauté, elle est toujours pucelle?! » Eh oui ! Hélas, son caractère bien trempé et son âme emplie de liberté n’avaient pas aidé la jeune femme dans les jeux de l’amour. Elle en avait plutôt goûté les affres.

Néanmoins tout ceci n’avait plus la moindre importance car elle avait retrouvé l’un des être qui par la grâce des cinq lui était le plus cher : son frère. Sa perte fut un calvaire, son retour sa félicité. Elle goûtait ainsi de nouveau au plaisir de n’être que la soeur de quelqu’un et de vaquer de nouveau à des occupations simples. Elle profitait des petits plaisirs simples de la vie mais cette fois-ci elle ne se sentait plus seule. Elle se ressourçait sous le beau soleil du sud et la chaleur de l’été, chaleur à laquelle elle n’était pas vraiment habituée mais qui finalement lui convenait parfaitement.

Ainsi par cette belle matinée, elle avait décidé de profiter de la fraîcheur matinale pour aller faire une longue promenade à cheval. Plus question de guerre ici, l’incitant à être lourdement armée. Chevaucher ainsi, légère à la fois dans son équipement, dans son coeur et dans son esprit fut d’un ravissement. Elle prit plaisir à sentir la brise fraîche due à la vitesse, soulever ses longs cheveux roux qu’elle laissait détachés depuis son arrivée. Elle retrouvait enfin celle qu’elle avait perdu depuis qu’on avait déposé entre ses mains la régence d’Arétria. Elle retrouvait enfin Aliénor de Wenden.

Après cette longue promenade et avant de partir retrouver son frère qui était debout depuis l’aube, elle partir en cuisine s’enquérir de savoir si on pouvait lui donner du pain ou une pomme afin de récompenser sa monture comme il se le devait. Elle attendait sur le pas de la porte quand elle sentit soudainement une main leste lui peloter le postérieur. La jeune rouquine se retourna alors vivement pour asséner au malotru qui avait ainsi osé porter atteinte à sa personne, une giffle magistrale.

- Comment osez-vous vous permettre de poser la main sur moi?
- Ça, ma dame ! Vous m'avez joliement soufflé ! s'exclama le vicomte, fanfaron - et il y avait une note d'humiliation dans sa voix. Seriez-vous homme, que je vous demanderai réparation ! ajouta-t-il en un petit sourire et en s'inclinant légèrement.

Aliénor surprises d’une telle réponse sourit, presque amusée. Ainsi donc, il ignorait qui elle était. Soit, soyons joueurs. Elle croisa les bras devant elle en prenant un air de défi.

- Ne vous donnez point cette peine, je risque d’abîmer votre joli minois. dit-elle tout en lançant un petit sourire taquin.

Entre temps, un jeune cuisinier vint à la porte, tout penaud avec des restes du pain de la vieille ainsi que des carottes et quelques pommes, le tout déposé dans un pannier. Il se racla poliment la gorge afin d’attirer à lui l’attention des deux sangs bleus. Aliénor alors se retourna vers lui, son visage s’illuminant à la vue de ces trouvailles.

- Pardon de vous déranger dame Aliénor mais le chef a trouvé ceci pour vous. Il espère que cela satisfera à son excellence.
- Ce sera parfait, merci beaucoup.

Ainsi le voile de sur son identité était jeté. S’il avait été un minimum informé des derniers évènements, l’homme quel qu’il soit devait savoir désormais qui elle était. Il se mordait sans doute les doigts de sa maladresse à l’heure qu’il était. La jeune arétane prit alors le panier que lui confia le domestique en le gratifiant d’un sourire reconnaissant. En se retournant, elle manqua de heurter le malotru qui l’avait dérangée un peu plus tôt. Elle l’avait complètement oublié celui-là. Pourquoi était-il donc resté planté là?

- Si vous voulez bien m’excuser, un animal fort gourmand m’attend avec la plus grande impatience comme vous le voyez.

Aliénor interrogea alors son interlocuteur du regard. Non content de cela, il n’avait pas même eu la politesse de se présenter...

La jeune femme regarda son interlocuteur faire avec surprise. Ainsi ce coureur de jupons ne serait autre que leur hôte... Intéressante information...

- Pour vous plaire ma dame.

Il avait prononcé ces mots avec tant de charme et de gentillesse qu'Aliénor ne sut vraiment comment refuser. En outre, n'était-ce pas leur hôte ? Ne se devait-elle pas de se montrer au moins cordiale ?

Elle regarda ses dents d'un blanc immaculé et se demanda un instant, fascinée, comment il arrivait à les conserver aussi blanches et belles. Avec la guerre, elle avait eu l'habitude d'avoir à faire avec des hommes à la dentition terrible. Il était fort rare de nos jours, de voir des personnes avec toutes leurs dents. Aliénor devait avouer qu'elle avait beaucoup de chance dans ce domaine. Elle n'avait pas les dents aussi blanches que son interlocuteur mais elle n'avait jamais eu de problème de dentition.

- Volontiers messire. Avait-elle finalement réussi à articuler, abandonnant son bras à son hôte.

Aliénor se laissa alors mener jusqu'aux écuries par cet homme si étrange mais visiblement assez habile tant pour pavoiser que pour se vanter. Néanmoins qu'à cela lui tienne tant que c'était pas sur elle qu'il avait des vues. Sa dernière expérience de ces choses lui avaient pour le moins laisser un goût fort amer et elle ne désirait qu'une chose : mettre son cœur à l’abri de nouvelles déconvenues. Toutefois, s'il ne dépassait pas certaines limites, elle serait tout à fait ouverte à une nouvelle amitié. Pourquoi pas ? Après tout les Wenden ne s'étaient-ils pas montrés de fins diplomates ces dernières générations ?

Il revient à leur conversation par ces paroles fort étonnantes :

- Ainsi, vous êtes au service de son excellence et l'en allez nourrir de pommes et de quelques carottes ?

Cette question pour le moins innocente eut pour mérite de lancer la belle rouquine dans un léger rire qui ne fit que s'accentuer et finir par un véritable fou rire qui la surprit elle-même. Depuis combien de temps n'avait-elle plus rit ainsi ? Il lui semblait que ça faisait plusieurs mois. Depuis la mort de son frère en vérité semble-t-il... Comme ça faisait du bien ! Les yeux de la jeune femme jusque là pleins de force et de ténacité retrouvèrent leur jolie lumière : la joie. Gentiment, elle posa sa main non prise sur l'avant bras de son guide et lui sourit avec sincérité.

- Mais d'où peuvent vous venir de telles idées ? En tout cas je vous remercie beaucoup, cela faisait bien longtemps que je n'avais plu ri comme cela. C'est un plaisir de rire de nouveau.

La jeune femme l'interrogea du regard. Elle savait qu'elle n'avait pas répondu à la question de son interlocuteur mais elle aimait laisser le mystère en suspens.

Ils s'engagèrent dans un chemin conduisant aux écuries. Quelques palefreniers s'affairaient auprès des montures et des fourrages. Passant devant une stalle, Lohie s'exclama en apercevant un beau et puissant destrier noir - probablement un arétan ! Alentour, il lui sembla qu'on commençait à les observer avec un intérêt qui ne cessait de croître.
Et voilà qu'elle partait en un grand rire ! Quelle était belle ! Les yeux de la jeune femme s'animèrent d'une joie innocente ! Et ceux du vicomte frémirent.
Il eut un moment de surprise et s'arrêta, tout penaud. Que dire ? Que faire ? La situation lui échappait totalement et son esprit tressaillait en des pensées qui se bousculait en son cerveau !
Alors, avec une certaine douceur, elle posa sa main non prise sur l'avant bras de son guide et lui décocha un sourire... apitoyé ? Et lui demanda d'où pouvaient bien lui venir des idées aussi saugrenues !

- Mais enfin... bafouilla un Lohie confus. Les pommes ! Le panier... et ce maroufle qui parlait de satisfaire son excellence !

Il était clair qu'il y avait eu malentendu ! Il en rougit de plus belle. Mais lequel ? Il était mortifié le fat ! Il recula d'un pas. Ses sourcils se durcirent et le sourire devint difficile. Se moquait-elle de lui ? Il avait dû se couvrir de ridicule et cette femelle, plutôt que de l'épargner, s'était joué de lui !

- Dame, de grâce : ne vous acharnez point sur moi ! s'exclama le damoiseau dans un reproche presque implorant et soumis - celui d'une bête blessée - cette humiliation, cette farce, tout cela l'avait touché dans son orgueil et ne cessait de le faire passer de la colère à la honte.

Aliénor écouta avec attention le Vicomte lui présenter les différents lieux importants entourant le château. Elle se montra très admirative de la passion que l'homme semblait ressentir pour ses terres et se dit que même s'il faisait preuve de travers dans sa vie personnelle, il devait néanmoins s'avérer être un excellent seigneur. La preuve en est, Roderik a pensé établir le Roi ici le temps que Diantra lui ouvre de nouveau ses portes. Roderik devait juger qu'il était sans doute homme de confiance.

Arrivée aux écuries, elle apprécia l'exclamation de son guide lorsqu'il vit la monture noire de Roderik qu'elle avait fait ramener durant la semaine de Christabel. Après tout, l'animal et l'homme avaient toujours eu un lien particulier. Elle pensait que cette délicate attention ferait plaisir à son frère, ce qui fut le cas. La monture de Roderik ne s'en était montré que plus content de retrouver son cavalier.

En voyant la réaction de son hôte, Aliénor s'en montra quelque peu désolée. Elle n'avait pas voulu le mettre mal à l'aise.

- Mais enfin... bafouilla un Lohie confus. Les pommes ! Le panier... et ce maroufle qui parlait de satisfaire son excellence ! Dame, de grâce : ne vous acharnez point sur moi !

- Voyons Vicomte, ces quelques provisions sont pour les chevaux et non pour le Grand Chancelier. Imaginez-vous le pauvre homme manger des mets rassis ?

Aliénor avait beau rire intérieurement, elle se doutait que se laisser aller à l'extérioriser n'aurait d'autre effet que d'encourager de plus belle la colère du nobliau. Ne voulant point poursuivre à taquiner son égo, Aliénor préféra garder son sentiment pour elle. La belle arétane n'avait que trop subi dernièrement les colères des hommes et ne souhaitait pas avoir de nouveau vivre ces courroux. Elle afficha donc un sourire qui se voulait joyeux et apaisant, comme si la colère que présentait son interlocuteur n'avait que peu d'effet sur elle.

En vérité c'était plutôt le cas. Durant ces derniers mois, les hommes avaient cherchés uniquement à lui montrer combien ils savaient mieux qu'elle ce qu'elle avait à faire, à lui dicter sa conduite, voire même à usurper son autorité. Aliénor en avait assez et avait cherché à montrer qui était le maître. Même si elle avait partiellement atteint son but durant la campagne dans le Médian, elle n'y était pas totalement arrivée. A commencer par ces foutus sternois...

Elle se rapprocha alors du jeune homme et tout en le regardant joyeusement, elle prit une pomme dans le panier qu'il tenait et se dirigea alors vers sa propre monture, un beau cheval arétan blanc, qui se trouvait juste à côté de celui de son frère. Mot avait dû être donné de laisser les montures côtes à côtes et elle se surprit soudainement à se demander si on leur attribuait des boxes et des traitements différents en fonction du rang de son propriétaire.

La benne rousse tendit alors à son fidèle destrier la pomme, tout en flattant son encolure avec tendresse. L'animal et son propriétaire étaient complices, cela sautait aux yeux. Si l'homme souhaitait continuer à penser qu'elle était servante pour le compte du Grand Chancelier, elle n'allait pas plus longtemps tâcher de lui montrer le contraire, il aurait tôt fait de se rendre compte de sa bêtise.

Soit. Le début de la conversation s’était placé sous des auspices biens incertains... Et le damoiseau s'en trouvait à la fois tout chagrin et - oui, disons-le ! - un peu tourneboulé. Heureusement, le sourire apaisant d'Aliénor lui mit un peu de baume sur cette fierté mise à mal. Cette jeune damoiselle si ravissante lui avait ravi son coeur, il en était sûr, et pourtant, il alignaient les bévues et les bourdes comme un maladroit : d'abord cette main aux fesses, et puis cette histoire de pommes ensuite. Qu'allait-il préparer encore ?

Et comme perdu soudainement dans ses pensées, le jeune homme ne termina pas sa phrase. Laissant flotter un instant de silence qu'il passa à caresser les flancs du bel animal.

- C'est une chose terrible...

La belle rouquine s'affairait à flatter son destrier tandis qu'elle observait avec attention son interlocuteur. Pour son salut, il ne se mit pas plus longtemps en colère mais au contraire s'apaisa. Pour cela, Aliénor lui en était pour le moins reconnaissante. Ce dernier se montrait particulièrement admiratif de la monture du chancelier.

A vrai dire, le pays arétan était tout autant célèbre pour ses bons cavaliers que pour les magnifiques montures qu'ils chevauchaient. Même si le reste de la péninsule préférait à leurs roncins de la malelande, les chevaux d'Erac, Aliénor avait un goût prononcé pour ceux de ses contrées. Elle les trouvait bien plus endurants.

- Chancelier en un royaume éclaté et divisé, je n'ose imaginer à quoi, ma mie, il en est réduit devant une pareille adversité.

Aliénor le regarda sans mot dire. Elle avait bien une petite idée de la question puisque l'homme en question n'était nul autre que son propre frère mais elle préféra laisser l'homme avec ses pensées et se faire sa propre idée des choses.

A vrai dire, depuis que Roderik avait pris ses fonctions de Grand Chancelier du royaume il y a bientôt un an et avant sa disparition pendant laquelle tout le monde le considérait - et le considère par ailleurs toujours - comme mort, sa vie ne fut dédiée qu'à la préservation et à la réunification d'un royaume bien trop divisé par la succession au trône. Mettre au pas les plus ambitieux qui se voyaient déjà poser sur leur tête ou celle de leur bien aimée progéniture, ne fut bien souvent pas chose aisée. Pour cela, son frère avait bien du mérite, elle devait le reconnaître.

En un sens et même si elle savait que ce n'était pas forcément le cas, loin de là, elle espérait qu'on lui rendrait les honneurs qui s'imposaient après s'être tant dédié à cette tâche au point de n'avoir encore jamais rencontré son propre fils.

Si elle avait bien compris que cet honneur qui lui était accordé aurait aussi son revers, elle ne pensait pas néanmoins que ça l'entraînerait à se couper totalement de ses propres mais surtout qu'il obtiendrait en retour si peu de remerciement en particulier, de la part des seigneurs du nord qui lui reprochaient d'avoir fait ce choix et d'avoir préféré aux petites guerres de seigneuries, les enjeux diplomatiques du royaume. Espérons que l'avenir lui donnerait raison.

- Savez-vous que je pars guerroyer avec lui ? dit-il en se baissant pour ramasser quelques fétus de paille qu'il utilisa pour frictionner les flancs du destrier. Nous nous en allons bouter l'Estreventin qui s'est impunément assis sur le trône d'Ydril. La guerre...

Aliénor ne savait pas trop comment répondre à cette question ? Devait-elle jouer les ingénues et le laisser dans sa tromperie ou au contraire ôter le voile et se montrer elle-même ? La jeune arétane ne savait pas trop quel parti prendre.

- Non je l'ignorais monseigneur. A vrai dire, le chancelier n'est pas homme à s'épancher sur ses décisions politiques avec nombre de gens. Seules de rares personnes ont l'honneur d'être vues par lui comme des confidents.

Rester vague sur la question lui sembla le plus indiqué. Elle le laissa alors s'épancher sur la guerre ainsi que sur son amour des chevaux. Ces choses là, elle ne les connaissait que trop bien, l'une comme l'autre par ailleurs. Elle aspirait désormais à la paix à la fois intérieurement mais également pour les siens. Les Wenden n'avaient que trop connu le malheur ces derniers temps. Elle n'aspirait qu'à un peu de bonheur mais il ne semblait pas qu'avec le problème sternois, ce serait pour maintenant.

Montez-vous ?

Alors qu'elle était perdue dans ses pensées et notamment dans ses problèmes liés à ses fiançailles rompues et les inconvénients pour elle et son peuple qu'une telle affaire risquait de provoquer, elle releva alors les yeux et après un sourire répondit finalement à son hôte.

- Depuis mon plus jeune âge. Certains m'ont souvent taquinés dans mon pays en disant que j'avais su monté avant même de marcher. Avec la malelande, nous sommes pour beaucoup contraints de savoir assez rapidement monter pour pouvoir nous déplacer dans certaines contrées. J'avais par ailleurs à coeur de savoir très vite accompagner mon père et mon frère lors de ballades à cheval. J'ai toujours détesté me sentir exclue. Au début mon frère me prenait derrière lui sur son cheval mais assez rapidement, je suis devenue autonome. Il m'y a beaucoup aidé, je dois l'avouer. A Wenden, nous avons une relation assez particulière avec les chevaux. Ce sont souvent des amis, des compagnons de route. Nous avons le plus grand respect pour nos montures. Bien évidemment, nous savons que nous risquons de les perdre mais c'est un peu comme perdre un ami pour nous. C'est douloureux.

Aliénor sourit de nouveau au vicomte avant de se rapprocher de lui et reprendre quelques provisions en vue d'en donner encore quelques unes à sa monture bien gourmande qui ne faisait qu'en profiter, le malin.

Alors ainsi, son frère allait repartir en guerre. Guerre avec Ydril, dans le médian... Elle se sentait cernée par cette violence. Elle n'y répugnait pas mais elle savait très bien qu'avec la guerre venait également son lot de malheur et elle se sentait si lasse d'en vivre. Au point que cette idée seule la plongeait dans une profonde mélancolie.

Fort heureusement, avec le nom de Wenden, elle en avait prit également le caractère. Ils étaient d'un caractère fort et robuste. Jamais ils ne s'étaient laissés aller à déprimer ou à se morfondre sur leur sort. C'est peut être même ce qui les a sauvé autrefois : garder la tête bien haute et continuer à avancer.

Remarquant le stratagème de sa monture de laisser sa cavalière dans ses pensées pour grappiller à son insu toujours un peu plus de nourriture, Aliénor regarda son cheval en fronçant quelques peu les sourcils.

- C'est assez pour aujourd'hui. Ma reconnaissance a des limites mon ami. Avait-elle dit à l'intention de sa monture. Après avoir secoué un peu ses mains pour enlever la terre que les carottes avaient déposé sur ses mains, Aliénor retourna vers son hôte et lui prit délicatement le panier du bras pour le confier à l'un des domestiques qui, voyant son geste, s'était approché d'eux en s'inclinant. Visiblement habituée à ce genre de geste (trahissant sa haute naissance), Aliénor avait agi mécaniquement sans se rendre compte que cette simple action risquait de la trahir. A vrai dire, elle s'en fichait quelque peu. Ce jeune vicomte avait le don de l'intriguer quelque peu, ce qui lui permettait de se changer les idées.

- Une ballade satisferait-elle votre désire de compagnie monseigneur ? Proposa la belle rouquine.

Elle avait envie d'apprendre à plus connaître cet homme qui de prime abord s'était comporté comme un rustre, puis comme un imbécile mais qui au fond de lui-même, Aliénor le pressentait en elle, semblait être bien plus que cela. Elle avait envie de savoir qui il était.

S’amusant avec la crinière de l’étalon, Lohie s'appuya contre le flanc du puissant destrier, qui souffla bruyamment et martela le pavé de l'écurie avec son sabot. Envie de partir ? de se libérer de cette étale où il devait patienter, prisonnier, en l'absence de son cavalier ? Le jeune homme observa Aliénor avec des yeux pétillants de malice. Il découvrit un minois souriant, et un regard qui le fixait avec un petit air de défi.

- Vous avez lue dans mes pensées, murmura-t-il avec avec un sourire d'enfant. Seriez-vous donc aussi magicienne, ma dame ? Les femmes de Wenden sont-elles ainsi ? Il eut pu ajouter, plus bas : "pour m'avoir ensorceler de la sorte", mais il choisit de se taire. Il sentait que c'était trop tôt pour cela. Beaucoup trop tôt.

Non point qu'il douta de sa capacité à le faire : la pucelle avait démontré son aisance avec le cheval tantôt et le damoiseau y avait décelé une accointance. Une proximité entre la monture et la jeune femme... dont il ignorait encore les détails.

- Vous avez lue dans mes pensées, murmura-t-il avec avec un sourire d'enfant. Seriez-vous donc aussi magicienne, ma dame ? Les femmes de Wenden sont-elles ainsi ?

La belle rouquine releva un sourcil assez décontenancée par cette question. A vrai dire, Aliénor avait toujours eu le sentiment d'être un cas à part. Une femme voulant faire la même chose que les hommes et se revendiquant d'une liberté que beaucoup lui enviaient. Elle n'avait jamais eu peur des autres et s'assumait totalement, c'est également ce qui faisait sa force.

- Nul besoin de magie dans tout ceci. Pourquoi ne viendriez-vous pas en des temps plus apaisés vous en rendre compte par vous-même ?

La jeune femme assortit ce petit défi d'un joli sourire des plus amicaux. Si jusqu'à maintenant elle avait été relativement toujours dans une relation de défiance vis-à-vis d'hommes qui pensaient toujours qu'elle n'était pas à sa place, elle n'avait pas ici ce sentiment. Certes elle ne se leurrait pas sur les véritables intentions de ce monsieur toutefois, ne cherchant pas vraiment à savoir qui elle était, il la traitait avec sans doute plus de respect qu'il ne l'aurait certainement fait s'il avait su qui elle était. Toutefois s'il ne cherchait pas à connaître son identité, assez d'éléments lui permettaient de ne pas se méprendre sur le rang de la jeune dame. Ou était-ce ça qui l'intéressait chez elle en fin de compte comme c'est le cas par exemple pour les Stern qui veulent lui mettre le filet à la patte et la corde au cou par un mariage qu'elle ne désirait pas avec un sot qui se pensait meilleur qu'eux ?

Aliénor soupira à cette pensée. Toutefois, il était bien loin ce moment où elle devrait affronter les conséquences de son choix d'avoir rompu ses fiançailles après que son promis ait osé porter la main sur elle, lui laissant une légère cicatrice sur la joue.

Elle regarda devant elle le seigneur des lieux commander qu'on lui prépare sa monture avant de plonger son regard dans le sien lorsqu'il lui demanda :

- Montrez-vous ce beau blanc ?

Un petit coup de museau du bel étalon en question répondit de lui-même à la question du vicomte. Pour réponse, Aliénor lui caressa le museau alors que son interlocuteur s'était approché d'elle pour flatter l'encolure de la monture. Si elle n'était pas en soit surprise de ce rapprochement, elle ne savait pas trop quelle suite y donner. Elle hocha alors simplement de la tête sans dire un mot. La belle avait-elle perdu soudainement sa langue ?

Depuis qu'elle était venue retrouver son frère, elle se sentait de nouveau vivante. Cela lui faisait tellement de bien ! Toutefois cette sympathie qu'elle laissait s'installer avec le seigneur de Papincourt n'était-elle pas autant un faux-semblant que les sentiments qu'elle avait éprouvé pour Louis de Saint-Aimé ? Il fallait dire que la jeune femme avait été échaudée par cette fâcheuse expérience (à l'origine d'ailleurs de la rupture de ses fiançailles). Pour le moment elle voulait avant tout la paix et la sérénité. Tant que le jeune homme le lui offrirait alors la porte lui serait ouverte. Néanmoins elle devait avouer que les apparences étaient très trompeuses et elle voulait savoir quel genre d'homme il était vraiment. Sa manie de flatter le postérieur des dames et crier au jeu d'épée sans cesse, était-ce vraiment ce qui faisait la personnalité de cet homme ou était-il plus que cela ?

D'un geste du Vicomte, on lui amena sa scelle. De cuir brun clair et ayant visiblement déjà bien servi, elle avait demandé expressément à ce qu'y soient apposées les armoiries de Wenden ainsi que celles d'Arétria avec ses initiales. Le tout rendait l'objet proprement unique. Alors que la jeune femme commença à s'affairer pour sceller son cheval, lui permettant ainsi de reprendre contenance, elle fut coupée dans son action par le jeune homme.

- Je puis vous aider à le sceller, si vous me le permettez.

La jeune femme alors se redressa et plongea de nouveau son regard dans celui de son interlocuteur. En d'autres circonstances elle se serait braquée, répondant qu'elle en était parfaitement capable toute seule. Toutefois pour une fois, elle sentait qu'on ne mettait pas en doute ses capacités, bien au contraire mais que l'on voulait partager quelque chose avec elle. Elle ne sentait pas de défiance ni qu'elle était rabaissée d'une quelconque manière. Cela faisait beaucoup de bien. Alors pour une fois, elle choisi de faire preuve de gentillesse et de diplomatie.

- Volontiers.

Aliénor se poussa alors un peu afin de laisser de l'espace au seigneur des lieux et reprit son entreprise, le laissant libre de l'aider à sa convenance en choisissant la tâche qu'il voulait réaliser avec elle. La jeune femme se surprit. Avec son frère, c'était bien la première fois qu'on la traitait en égal et non comme une sous-race, devant sans cesse s'excuser d'être là ou de ne pas vouloir seulement être une poule pondeuse d'héritiers.

Aliénor se poussa un peu afin de lui laisser de l'espace et Lohie se rapprocha, respirant au passage avec délice l'odeur fleurie des cheveux de la jouvencelle. Il tapota l'encolure du blanc destrier, qui se montra insoucieux de cette marque d'estime et lui caressa les flancs. Une curiosité avide le tenaillait au sujet de cette jeune femme. Il voulait tout savoir d'elle et bien plus encore : il eut souhaité deviner ce à quoi pensait la belle en cet instant. Lui faisait-elle confiance ? Lui plaisait-elle ?

- J'aimerai que vous me parliez de ces terres... Sont-elles belles et sauvages, comme on le prétend parfois ? Et où se trouve Wenden exactement ?

- Est-ce une invitation ma dame ?

Aliénor remarqua le petit air de défit qu'affichait le Vicomte. Loin de se laisser démonter, elle lui sourit et lui répondit le plus naturellement du monde.

- Pourquoi pas ? Mais attention, vous pourriez ne plus avoir envie de rentrer tant vous serez dépaysé.

Un peu provocateur ? Boah pourquoi pas après tout ? Qu'avait-elle véritablement à perdre à construire une nouvelle amitié ? Arétria avait toujours été particulièrement frileuse à l'idée de s'ouvrir sur l'extérieur et était particulièrement autonome. Cette autonomie notamment économique n'avait pas engagé les guildes marchandes à s'installer dans le Comté et donc à y développer les échanges commerciaux. Peut-être que sous sont influence, les choses allaient changer de ce côté, qui sait ? Ce serait peut être profitable à ses terres.

La jeune arétane s'affairait alors à sceller son cheval avec l'aide de leur hôte. Leurs mains parfois se frôlaient mais elle n'y prêta pas plus attention. Visiblement, son interlocuteur non plus. Alors qu'il l'aidait à passer la sangle de la scelle de son côté, ils se retrouvèrent très proches l'un de l'autre. Aliénor aurait pu rougir ou se sentir quelque peu troublée de cette proximité s'il ne lui avait pas tendu la sangle pour l'inviter à l'attacher à la scelle.

- J'aimerai que vous me parliez de ces terres... Sont-elles belles et sauvages, comme on le prétend parfois ? Et où se trouve Wenden exactement ?

Aliénor sourit amicalement alors au Vicomte et prit la sangle qu'il lui tendait pour l'attacher solidement, sans pour autant trop serrer sa monture. Tout en accomplissant ses tâches, elle se lança dans la réponse à la question qui taraudait le jeune homme sans cacher combien il lui faisait plaisir que l'on s'intéresse à son pays.

- On dit souvent que nos terres sont rudes et inhospitalières mais c'est assez mal connaître mon pays. A vrai dire, elle n'est pas dans une position très aisée car nous nous trouvons entre le marquisat de Sainte-Berthilde et celui de Serramire, ce qui nous a valu malheureusement, de nombreuses guerres. Wenden est d'ailleurs la terre la plus proche de Serramire car nous ne sommes séparés du marquisat que par une vaste forêt où j'adore me balader au passage. Au fur et à mesure du temps, Wenden a dû se fortifier, ce qui nous a valu le surnom de "Bouclier arétan" car la plupart du temps, nous étions en première ligne pour défendre Sainte-Berthilde. C'est pourquoi chez nous, la chevalerie s'est beaucoup développée, nous avions toujours besoin de nous défendre ou au contraire d'attaquer. Le reste du Comté est fait de la Malelande qui est un grand espace sauvage inhabité et relativement hostile. Beaucoup de brigandage y sévit et malheureusement, ce n'est pas prêt de s'arranger avec les hommes partis à la guerre dans le Médian... Il est rare que l'on y mette les pieds dans une bonne intention. On a bien tenté d'y faire passer des routes défendues par des hommes armés, notamment pour rejoindre Rimbert ou Sainte-Berthilde plus rapidement mais rien n'y a fait. Les seules parties de la Malelande tenues par des seigneuries sont relativement accessibles. Heureusement pour Wenden, ça nous permet de profiter de grands espaces où chevaucher.

Aliénor regarda son interlocuteur visiblement intéressé par ses propos. Elle ne savait pas trop comment présenter les choses sans toutefois tomber dans le trop bucolique ou dans le trop politique. Elle était très attachée à sa terre natale. Néanmoins, n'ayant que trop peu voyagé, elle n'avait que peu d'élément de comparaison. Une terre en proie à la guerre ne pouvait difficilement être comparée à une terre en paix, même si ce n'était que depuis peu de temps.

Après avoir sanglé la dernière sangle de la scelle. Aliénor prit les rennes et les fit passer au-dessus de la tête de sa monture afin de la guider hors du box, accompagnée par le Vicomte. Elle plaça alors sa monture à côté de celle du Vicomte, scellée par le palefrenier. Sans avoir besoin d'aucune aide et sans attendre l'invitation de son interlocuteur, elle passa de nouveau les rennes au niveau de la scelle de son cheval et se hissa à l'aide des étriers, sur sa monture d'un blanc écarlate. Elle baissa alors la tête pour de nouveau s'adresser au jeune homme qui visiblement, n'avait rien perdu du spectacle (ou peut-être était-il plutôt étonné de voir une femme monter à califourchon et non en amazone ?).

- Et si nous nous mettions en route ? Je gage que mon frère Roderik se monterait pour le moins insatisfait que nous nous présentions en retard pour déjeuner. Or nous risquons bien de ne pas être à l'heure si nous ne partons pas maintenant.

Si jusqu'à maintenant elle avait gardé du mystère, il n'en était plus désormais. Il savait qui elle était, nul besoin de jouer plus loin la comédie.