Comportement suspect détecté [Aegden/Macabre]

Il était curieux de voir que, pris dans leurs activités quotidiennes, bien peu nombreux étaient ceux qui voyait la petite Macabre alors qu'elle observait le monde qui se mouvait autour d'elle. Même simplement postée dans un coin discret, leurs regards ne se posaient jamais sur elle. Ils avaient autre chose à faire...

Sauf les gardes.
Eux, leur travail était d'observer, de trouver ce qui n'allait pas dans le tableau qui se trouvait devant eux. Certes, les crimes étaient rarissimes dans cette forêt mais le fondement même de leur rôle était le même que partout ailleurs et il y avait d'autre façon de sécuriser la populace... Et les gardes ne manquaient pas de la remarquer, eux.

Le premier à l'avoir vu, Macabre s'en souvient parfaitement bien. Il l'avait fixée un moment, visiblement dérouté par l'apparence angélique de la jeune fille et son regard inexpressif qui se posait sur tout ce qui l'entourait, lui y compris. Il l'avait lâchée rien qu'une seconde, le temps de donner un coup de coude à son camarade. En se retournant, elle avait disparu. Son compère ne voulut pas croire ce qu'il avait vu et il repartirent.
Depuis, il y en avait eu d'autres. Ils l'avaient aperçue observant ce monde qui n'était pas le sien, passant d'une ombre à l'autre, fixant quelque chose avec intérêt... Et ils étaient de de plus en plus nombreux à vrai dire, si bien que Ciryië commença à se faire réellement discrète, allant jusqu'à reprendre ses vieilles habitudes en usant de sa magie pour ne pas être vue. Portant un peu plus leur attention sur les hommes en uniforme, armés et aux couleurs de la capitale, Ciryië se rendit compte qu'ils semblaient chercher quelque chose... Et, lorsqu'elle se montrait, ils la pointaient du doigt avant d'essayer de s'approcher d'elle. Alors elle disparaissait de nouveau.

Mais pourquoi la cherchaient-ils ?
Elle n'avait rien fait de mal...
Elle était étrange, certes. Elle en avait pris conscience depuis quelques années. Mais de là à faire l'objet d'une traque...
Le commun des elfes étaient-ils si méfiants envers ceux qui n'étaient pas comme eux ?

Du haut de son perchoir, Macabre restait là, assise à observer les alentours à l'abri des branches et des feuilles jaunies. C'était son unique activité, lorsqu'elle n'étudiait pas et qu'elle ne s'occupait pas de Neraën. Elle regardait se monde qu'elle s'efforçait encore de comprendre en ayant l'impression qu'elle n'y arriverait jamais. Comme si quelque chose l'en empêchait. Si certains avaient émis quelques hypothèses au sujet de ce blocage, la petite elfe était loin de se poser autant de questions. Elle venait d'un autre univers que le leur, il était normal qu'elle ne comprenne pas...
Tout en regardant les gens s'affairer paisiblement, elle surveillait les allées et venues des gardes, s'assurant qu'aucun d'eux ne lui prêtait la moindre attention. Cela faisait plus d'une ennéade maintenant qu'elle avait commencé à éveiller leurs soupçons et elle ne tenait pas à devenir une fugitive alors même qu'elle n'avait rien fait. Ce quartier, elle y résidait le temps de son séjour et elle l'observait. Rien de plus.

Non loin d'elle, un artisan fit tomber sa cargaison, ce qui provoqua une perturbation dans ce petit tableau si tranquille. Il avait percuté quelqu'un plutôt mécontent de s'être pris une caisse de bois dans le bras. Sur le coup, l'artisan avait répliqué avant de se reprendre devant sa faute commise. Il radoucit sa voix et ses mots, allant jusqu'à s'excuser de ne pas avoir regardé où il allait. Le passant se calma peu à peu et ce fut ensemble qu'ils ramassèrent ce qui était tombé. Ciryië pencha légèrement la tête sur le côté en voyant les deux hommes agenouillés au sol. Si la première réaction du passant lui était familière, elle n'avait jamais encore vu une confrontation se terminer de la sorte...

Sans savoir pourquoi, le regard de la jeune elfe se détourna de son centre d'intérêt pour se porter sur sa gauche. En contre-bas, à quelques dizaines de mètres de son arbre, un homme la fixait. Concentrée sur la scène qui venait de se jouer devant elle, elle en avait oublié la surveillance dont elle faisait l'objet... Le nouveau venu portait un uniforme et une épée à la ceinture. Elle lisait dans ses yeux un intérêt pour elle qu'elle n'avait que trop souvent connu à l'époque où elle volait et tuait pour son maître et où on la pourchassait pour cela. Une expression qu'elle avait commencé à retrouver dans le regard des gardes de la cité.
Aussitôt, les contours de son corps commencèrent à s'effacer, se confondant avec les feuillages qui l'entouraient, jusqu'à ce qu'elle disparaisse totalement de la vue de cet inconnu. Dans le monde des ombres, Macabre pouvait se déplacer si vite qu'un battement de cil suffisait à lui faire traverser la petite place. Ce qu'elle fit. Elle ressortit entre deux arbres à deux cents mètres de sa position initiale. Vêtue d'une robe blanche un peu trop large pour elle, les cheveux noirs lisses et lâchés, le teint d'une pâleur extrême et la silhouette frêle, elle se savait aisément reconnaissable même de dos alors elle ne traîna pas et avança d'un pas rapide en direction de la maison qui l'abritait. En chemin, elle utilisa quelques fois les ombres pour échapper au regard d'un éventuel poursuivant avant de reparaître plus loin. Elle faisait attention à ce que les gens ne la voient pas faire ce genre de déplacements étranges, profitant d'un recoin, d'une colonne, d'un arbre pour échapper à la vue de tous puis revenir parmi la foule.

Ainsi, Ciryië atteignit une maison d'une bonne taille pouvant aisément héberger plusieurs personnes. Les habitants du quartier savaient qu'elle ne recevait que des gens de passage dans la cité et ne s'étonnaient donc pas de voir des inconnus aller et venir dans le coin.
La petite elfe entra sans frapper et referma derrière elle.

Olorin entendit la porte d'entrée s'ouvrir puis se refermer puis... plus rien. Il fronça les sourcils et se leva de son fauteuil. Un pied dans le couloir, il prêta l'oreille mais ne perçut plus le moindre son. Maliss lui avait dit qu'elle allait se reposer. Éprouvée moralement entre la perte de son fils et cette fille qui n'était plus vraiment la sienne, elle ressentait souvent le besoin de s'isoler et prenait quelques remèdes pour parvenir à dormir. Au début, Olorin était resté avec les Las'Danir pour assurer la transition après que Macabre ait découvert sa véritable identité. Il lui fallait du temps pour assimiler qui elle était et faire confiance à sa mère autant qu'elle lui faisait confiance à lui. Mais cela n'était pas chose aisée pour son esprit asservit, d'autant que l'annonce de la mort d'Halandarin avait rendu cette situation bien plus compliquée à gérer que prévu du côté de Maliss. Le jeune adulte qu'il était avait mûri à une vitesse qu'il ne pensait même pas possible...

Afin de ne pas déranger Maliss dans son repos, il se refusa à appeler Ciryië pour s'assurer que c'était bien elle et s'avança dans le couloir en vue d'aller frapper à la porte de sa chambre. Mais ce fut un autre "toc toc" qui l'arrêta. A contre-cœur, il se dirigea vers l'entrée et ouvrit à leur visiteur inconnu. D'un seul coup d’œil, Olorin ne manqua pas de remarquer non seulement l'uniforme mais aussi les galons. S'il ignorait qui il avait exactement en face de lui, il savait qu'il devait le traiter avec déférence.

-Bonjour. Je peux vous aider ?
- Bien le bonjour. On m’a rapporté un comportement étrange de la part de la jeune fille qui vient de passer par ici. J’aurais aimé lui parler. Histoire de m’assurer que tout va bien.

Olorin baissa la tête dans un soupir. Il n'était visiblement pas surpris de la description que l'on faisait de celle qui était sous sa garde, ni qu'elle ait fini par attirer l'attention des autorités locales.

-Étrange, c'est bien le mot mais je vous assure qu'il n'y a aucune inquiétude à avoir. Dit-il en relevant les yeux vers l'officier. Mais, en disant cela, il lui parut évidemment que le militaire ne se contenterait pas de ces quelques paroles... Il soupira à nouveau -de résignation cette fois- et s'écarta du passage. Entrez.

Il conduisit l'homme dans le salon et le pria d'attendre là. Puis il disparut dans le couloir. Ses pas sonnèrent sur parquet puis sur les marches qui menaient aux chambres à l'étage. Il frappa quelques coups à la porte de la chambre de Ciryië, attendit une seconde ou deux puis, en l'absence de réponse, entra. Dans l'ouverture de la porte, la main encore sur la poignée, il trouva bien vite Macabre du regard. Assise sur le rebord de la fenêtre, les pieds posés sur le chambranle, elle lisait le livre qu'elle avait calé contre ses jambes, les bras contre elle. Elle tourna vers Olorin un regard inexpressif, attendant de savoir ce qu'il lui voulait.

-Je ne sais pas ce que tu as fait mais quelqu'un voudrait te parler. Annonça-t-il.

Il ne l'accusait en rien, il avait compris depuis longtemps qu'elle n'y pouvait rien. Elle se savait différente mais elle était incapable de changer... Et quand bien même il aurait voulu lui faire les gros yeux, cela aurait été comme donner un coup d'épée dans l'eau en espérant la blesser. Elle était hermétique à ce genre d'accusation.
Sans un mot de plus échangé, Macabre descendit de sa fenêtre, posa son livre et suivit son ami jusque dans le salon. Même si elle avait été en capacité de le montrer, elle n'était pas surprise de découvrir le visage de son visiteur. Il avait eu la chance de parvenir à la suivre malgré les précautions qu'elle avait prises mais elle ne s'était pas non plus donné la peine de lui échapper vraiment. Si elle l'avait voulu, elle aurait pu disparaître totalement et jamais il ne l'aurait retrouvée.

Puisqu'il savait qu'elle n'ouvrirait pas la bouche avant qu'on ne lui ai posé une question, Olorin fit les présentations.

-Voici Ciryië Las'Danir, la sœur disparue du Toer Tamindal. Elle est également connue comme la Protégée de Tethien. Je suis chargé de veiller sur elle au nom du Seigneur Protecteur Fineldor Elwëndrion. Si vous ne parlez pas Olyian, je ferais la traduction.

Quelques mots s'échangèrent dans cette langue qu'elle ne comprenait toujours pas. Elle reconnut toutefois le nom qu'elle devait porter, le titre de son frère et le nom de celui qui l'avait recueillie près de douze ans auparavant. Il était facile de comprendre qu'Olorin venait de la présenter, mais en bien plus de mots qu'elle n'en aurait utilisé.

Les elfes utilisaient trop de mots...

L'inconnu répondit mais elle était bien incapable d'interpréter la moindre syllabe dans tout ceci. Si le nom de l'homme se trouvait parmi tout ça, elle n'en saurait rien. Le garde le savait, aussi prit-il le soin de répéter le prénom d'Aegden en se tournant vers Macabre afin qu'elle l'identifie et l'assimile. Pour le reste, elle avait compris à son attirail que c'était un gradé. Elle n'avait pas besoin des détails.

De toute manière, elle ne se comportait pas différemment selon le titre de son interlocuteur. Il n'y avait qu'à la voir avec Anorn...

En entendant l'officier parler Oliyan, Olorin fit un signe et recula d'un pas afin de les laisser parler. Hors de questions néanmoins de quitter la pièce. S'il était sûr que Ciryië n'avait rien fait de mal, il ne pouvait pas la laisser seule avec un inconnu, d'autant plus si celui-ci l'avait suivie après avoir catalogué son comportement de "suspect".

Macabre regarda l'homme s'adresser à elle avec un accent auquel elle avait commencé à s'habituer. Lui aussi la tutoya d'office. Elle devait vraiment avoir l'air d'une enfant... Il n'y avait guère que Neraën pour ne pas la traiter comme tel, et cela lui paraissait presque plus étrange encore. Quant au ton qu'il emprunta, elle ne s'en préoccupa pas une seconde. Il aurait pu lui crier dessus que cela ne lui aurait fait ni chaud ni froid... Il n'y avait que très peu de personnes dont elle se souciait de leur avis la concernant.
Elle tenta de lui répondre, exprimant ses idées les unes après les autres et en essayant d'être logique dans l'ordre qu'elle leur donnait. Son ton à elle était à l'image de son visage : dépourvu de toute émotion.

-Les gardes me surveillent. Ils me fixent dès qu'ils m'aperçoivent. Vous me fixiez.

Les elfes avaient tant de raisons de se méfier d'elle... Son apparence propre mais peu soignée, son visage dépourvu de la moindre expression, son teint maladif, sans parler de son domaine magique plutôt mal vu en Anaëh parce que bien trop répandue chez les drows... Elle ne faisait pourtant de mal à personne. Mais qui s'en souciait ? Il avait fallu qu'ils perdent un ami commun et qu'il constate sa peine pour qu'Olorin change de point de vue sur elle. Certains avaient l'esprit assez ouvert pour voir au-delà des apparences mais ils n'étaient pas si fréquents. Elle ne s'attendait pas à ce que cet homme comprenne, surtout s'il la percevait comme une menace potentielle.

-Vous n'êtes pas habillé comme les autres gardes. Poursuivit-elle sur son ton monocorde.

Si Olorin perçut l'impatience de l'officier face aux réponses maladroites de Macabre, cette dernière était parfaitement aveugle. Pour pouvoir interpréter les émotions des autres, encore fallait-il savoir reconnaître les siennes. Or, si elle avait des sentiments, la frêle elfe ne savait pas les montrer. Il leur faudrait travailler le sujet un jour mais ce n'était pas leur priorité, loin de là. Il fallait déjà qu'elle accepte l'idée d'être définitivement libre. Et ce n'était pas gagné...

Aegden insistait. Il voulait savoir pourquoi elle avait fui. Si elle n'était pas sensible à l'usage des mots, elle trouvait néanmoins que le terme "fuir" était un peu fort... Elle s'était éloignée, avait disparu de sa vue. Oui. Mais elle n'avait pas fui.
Peu importait. Elle essaierait de répondre malgré tout.

-Vous pensez que je faisais quelque chose de mal.
-C'est une question, Mac ?

La petite elfe tourna son regard impassible vers le garde de Tethien. Son ton monocorde ne permettait pas toujours de faire la différence entre une affirmation et une interrogation. Si le Commandant manquait de patience, il valait mieux qu'il s'en mêle un peu pour l'aider à obtenir les réponses qu'il cherchait. Et il était persuadé que sa protégée n'avait rien à cacher.

-Non. Il ne m'aurait pas suivi s'il pensait le contraire.

Olorin esquissa un sourire en coin qu'il s'efforça de faire disparaître aussitôt. Si beaucoup la croyait simple d'esprit, elle était loin de l'être. Certaines choses lui échappaient, bien sûr. Comme n'importe qui se trouvant dans un monde qui n'était pas le sien. Mais cette réflexion prouvait une fois de plus qu'elle était plus réfléchi que l'on pourrait le croire.

-T'es-tu sentie menacée par le fait que les gardes -et le commandant- te "fixent" ?

Il aurait pu lui demander si elle s'était sentie en danger mais elle avait vécu tant d'épreuves que la notion de danger était bien différente à ses yeux. C'était quelque chose d'immédiat qui attentait à sa vie... Pour elle, il n'y avait pas de danger à être simplement observée, surtout par un Taledhel dans une cité d'Anaëh.
Macabre pencha la tête sur le côté, semblant ne pas comprendre la question. Olorin lui laissa le temps de mûrir sa réflexion car il savait qu'en matière d'émotions elle avait besoin d'un peu de temps pour répondre. C'était déjà beau qu'elle parvienne à formuler une réponse...

-Plus ou moins. Finit-elle par dire.
-C'est pour ça que tu es partie ? Tu as eu peur ou étais inquiète ?

Ciryië fixa le garde sans plus rien dire. Après une seconde, ce dernier se tourna Aegden qu'il avait volontairement ignorer pendant quelques secondes, le temps d'obtenir les informations souhaitées.

-Un silence veut dire oui.

Si elle s'était efforcée de répondre aux questions qu'on lui posait, il se jouait dans l'esprit de Macabre tout autre chose pour le moment. Si un commandant s'était intéressé à elle, c'était soit qu'il lui était tombée sur elle par hasard, soit qu'il avait eu tellement d'échos à son sujet qu'il avait fini par vouloir s'en charger lui-même. Elle préférait la première option... Mais elle voulait en être sûre.

-Vous me cherchiez ?

Une réaction ? Si, elle en avait eu une. Mais elle était si infime qu'il fallait parfaitement la connaître pour la remarquer. En effet, il ne s'agissait que d'un battement de cil. Un seul et unique geste fugace qui exprimait son incompréhension par rapport à ce qu'on lui disait.

-Non. Répondit-elle simplement.
-Pourquoi cela ne te semble pas dérangeant ? Insista Olorin.
-Je regarde. Je ne fais rien de mal.

Le regard de Ciryië n'ayant pas quitté leur invité, le garde attira l'attention de la jeune fille sur lui en l'appelant par son véritable prénom, et non plus par son pseudonyme comme il l'avait fait jusque là. Il lui posa alors plusieurs questions, chacune lui permettant d'affiné l'explication de la petite elfe et permettant à Aegden de comprendre à qui il avait affaire. A savoir : à une personne différente et qui ne cherchait qu'à décoder le monde qui l'entourait et qu'elle ne connaissait pas.
En substance, son discours ressemblerait à celui-ci si on en ressortait toutes les questions successives :

-J'observe les gens, ce qu'ils font. Parce que je ne comprends pas ce qu'ils font et pourquoi. Je ne comprends pas comment ils pensent. C'est différent de ce que je connais et je ne sais pas pourquoi. Je sais que les gens me trouvent étrange, ils me dévisagent. C'est pour ça que je me cache. Pour qu'ils ne me voient pas... Les gardes me voient parce qu'ils cherchent à voir. Ils sont comme les autres, ils me trouvent étrange... Et ils me suivent.

Sur ces derniers mots, elle se retourna vers Aegden qu'elle avait totalement ignoré tandis qu'elle répondait à Olorin. D'elle-même, elle n'aurait jamais pu formuler une telle réponse. Il était évident qu'il lui était difficile de s'exprimer clairement. Les pensées traversaient son esprit et la logique de sa réponse lui paraissait évidente. Mais elle était loin de l'être et ne savait pas se mettre à la place des autres afin de leur donner tous les éléments nécessaires à la bonne compréhension de ses paroles.

-Pardonnez-moi d'intervenir. S'excusa finalement Olorin. Elle n'a eu presque aucun contact humain avant de revenir auprès de ses siens il y a à peine douze ans. Elle a du mal à ordonner ses pensées et plus encore à les exprimer de manière claire.

Si la concision était parfois une qualité, cela ne faisait que rendre les propos de Macabre plus énigmatiques encore. Le peu de mots qui passaient ses lèvres n'était pas suffisant pour permettre de décrypter l'idée qui s'y cachait. Le jeune garde n'avait nullement l'intention de perturber ce qui ressemblait à un interrogatoire mais seulement de contribuer à son avancée. Il était le mieux placer dans cette pièce pour le faire car Mac s'était déjà confiée davantage par le passé. Mais cela lui était impossible lorsqu'elle était sur ses gardes. Et la méfiance du commandant ne l'aidait pas à se sentir en confiance...

Lorsque Aegden lui suggéra de ne plus se cacher, la petite elfe détourna les yeux pour la première fois depuis le début de leur conversation. Jusque là, son regard s'était toujours porté sur l'un ou l'autre de ses interlocuteurs. A présent, elle ne regardait plus ni l'un ni l'autre, mais un coin du sol quelque part à sa gauche. Il venait de toucher une question délicate. Une des rares qui soient en mesure de l'affecter de manière visible.

-Avant, je ne me cachais pas. Tout le monde me voyait observer, j'étais étrange pour tout le monde. Je suis différente. Avant ça ne me faisait rien. Plus maintenant... Quand je me cache, il n'y a que les gardes qui me voient et me trouvent étrange.

Alors qu'elle expliquait son point de vue sur le fait de se cacher ou non, Olorin remarqua qu'elle avait fait beaucoup de progrès pour rendre ses propos plus claires. Il manquait encore quelques conjonctions de coordination pour que son discours paraisse moins décousu et sans doute aussi un peu de vocabulaire pour éviter les répétitions. Néanmoins, il était fier de sa performance et savait que ce qui la bloquait n'était pas tant l'intérêt pour le langage que le fait qu'elle pense cela inutile d'apprendre à s'exprimer alors qu'elle pouvait être rappelée auprès de son maître d'un jour à l'autre. Et, ce jour-là, elle n'aurait plus l'usage des mots. Jusque là, personne n'avait pu lui faire sortir de la tête qu'elle était l'esclave d'un autre et c'était là-dessus qu'ils concentraient tous leurs efforts depuis douze ans.

Aegden voulut savoir pourquoi elle parlait d'être suivie par les gardes. Les yeux clairs de Ciryië rencontrèrent à nouveau ceux du Commandant avec le même aplomb et la même insensibilité que celle dont elle avait fait preuve jusque là.

-Quand ils me voient, je m'en vais. Ils essaient de me suivre. Je ne fais pas beaucoup d'efforts pour leur échapper, vous êtes de premier à m'avoir trouvée.

Soit les gardes n'étaient pas très doués -ce qui était le point de vue de Macabre-, soit la petite elfe était une véritable ombre -ce que pensait plutôt Olorin-. Il fallait avouer qu'elle était passé maître dans l'art de la furtivité, avec ou sans magie, d'autant plus qu'elle venait d'un endroit où les autorités étaient rompues à la traque des criminels. Il n'était donc guère surprenant qu'elle parvienne à échapper aux gardes des cités sans trop de difficultés.

Tient, Ciryië avait enfin l’air de ressentir quelque chose. Malheureusement elle avait plutôt l’air mal à l’aise. Avait-il dit quelque chose de sensible pour la jeune elfe ? Aegden plissa légèrement les coins de ses lèvres. Il n’avait pas eu l’intention de la blesser. Il savait très bien ce que cela faisait d’être confronté à des sujets délicats. Ça n’était jamais un moment très agréable.

Ciryië tenta alors de s’expliquer. Si le militaire avait bien compris,  elle n’aimait pas la façon dont les gens la voyaient. Par conséquent elle se cachait, et évidement les soldats la remarquaient quand même.

-Ce n’est pas à moi de te dire quoi faire ou quoi penser pour cela. Il jeta un bref coup d’œil en direction d’Olorin. Mais je continue de penser cela peut et doit changer. Cette situation n’est positive pour personne visiblement.

A propos des gardes, elle ajouta qu’il était le premier à avoir réussi à la suivre. Il secoua la tête.

-Je pense qu’ils ne voulaient pas vraiment te suivre à travers toute la cité. C’est sur l’instant qu’ils voulaient t'interpeller.

La petite était certes étrange, mais elle ne semblait pas non plus représenter une menace. Les soldats avaient simplement dû hausser les épaules en la perdant de vue et se contenter de rapporter les faits plus tard.

-Si je suis le premier à t’avoir trouvée, c’est certainement parce que je suis le premier à avoir cherché à le faire réellement.

Il marqua une pause, cherchant ses mots, autant à cause de cette langue qu’il lui n’était pas familière que parce qu’il voulait être compris sans être trop brutal.

-Disons que j’en avais assez qu’on me répète sans cesse qu’une jeune fille portait une attitude troublante sur les soldats.

Qu'est-ce qui devait changer ? Le fait qu'elle soit étrange ? Cela aurait pu la mettre en colère mais cela ne faisait que confirmer ce que tout le monde pensait d'elle... Ça faisait mal, rien de plus. Elle ne répondit rien. Ses pensées allèrent un instant vers Neraën, la seule personne qui n'essayait pas de la changer et qui lui disait même de rester telle qu'elle était. Elle ne le comprenait pas, pas plus qu'elle ne comprenait ceux qui la regardaient de travers. Ce monde n'était décidément pas le sien...

Le Commandant continua et l'informa que les gardes n'avaient pas l'intention de l'attraper. Un très bref froncement de sourcils trahit son étonnement doublée d'incompréhension. Si les gardes n'arrêtaient pas les personnes suspectent à quoi servaient-ils ? Rien ne permettait d'établir qu'elle venait de voler celui qui n'était alors que Conseiller lorsqu'elle s'était faite prendre à Tethien. Pourtant, on l'avait arrêtée... Que faisaient-ils ici pour se contenter d'essayer de lui parler pour abandonner aussitôt ?

-Disons que j’en avais assez qu’on me répète sans cesse qu’une jeune fille portait une attitude troublante sur les soldats.

Olorin s'avança cette fois avant de prendre la parole. Il vint se place près de la petite elfe, reprenant sa place de protecteur et de parrain du moment.

-Nous travaillerons la question afin que cela ne se reproduise pas à l'avenir. Si vous pouviez simplement avoir l'oblig...

Le jeune garde s'interrompit en plein milieu de sa phrase, son regard attiré par une masse mouvante sur sa gauche. Macabre n'avait pas attendu la fin de sa phrase. Elle avait fait volte-face et avait quitté la pièce précipitamment. Elle avait probablement mal interprété ses premières paroles. Si elle l'avait écouté jusqu'au bout... Ou bien il aurait dû prendre le temps de lui expliquer avant...

-Mac ! Tenta-t-il de la retenir en vain tandis qu'il s'était avancé jusqu'à la porte du salon.

Une porte se referma à l'étage sans que l'on est entendu personne monter les escaliers. Il était encore parfois maladroit avec elle. Ils n'avaient pas cent ans d'écart et, pourtant, il comprenait bien mieux la politique ou même les relations humaines qu'elle. Il n'avait en aucun cas l'intention de la changer, simplement de lui apporter les éléments qui lui permettraient de mieux comprendre la réaction des gens et des précautions qu'elle pourrait prendre pour que les choses se passent au mieux pour tout le monde.
Il lâcha un soupire avant de baisser la tête. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même et il savait qu'il allait devoir passer quelques heures pour parvenir à se faire lui faire voir la situation de son point de vue.

-Je n'ai pas d'enfants mais je ne suis pas pressé d'en avoir...

Olorin regarda le Commandant un peu comme s'il lui demandait "et vous ?" mais il ne poserait pour autant pas la question à voix haute. Au lieu de cela, il passa à autre chose.

-Veuillez excuser sa réaction. Vous l'aurez compris, elle n'est pas très habituée à la sociabilisation et tout ce qui en découle. Elle ne comprend pas non plus notre mode de vie même si nous avons déjà passé de longues heures à le lui expliquer. Ce n'est le monde qu'elle connaît. Dans tous les cas, je vous remercie pour votre compréhension. Nous allons faire le nécessaire mais comprenez que ça va prendre un certain temps. Il y aura donc sans doute d'autres incidents.

Olorin n'était pas très surpris de la mise en garde du Commandant. Il était plutôt normal que l'on se demande si cette petite étrangère respectait bien les règles de ses hôtes. Il aurait menti en disant qu'elle n'avait jamais commis aucun infraction. Elle s'était déjà introduit là où elle n'aurait pas dû, même en oubliant le vol de la relique sacrée d'Eteniril auquel elle avait participé sur demande expresse du Seigneur Protecteur de la cité. Elle avait également pénétré dans la chambre du mage sans y avoir été invitée, évitant les gardes qui la veillaient. Cela lui était arrivé à plusieurs reprises d'ailleurs. Elle ne voyait pas le mal... Elle voulait simplement voir un ami. Personne ne l'avait jamais condamnée pour cela car, en soi, elle n'avait jamais fait de tort à qui que ce soit au travers de ses actes. Cependant, un homme dont le rôle était de faire respecter le règlement et les lois aurait sans doute de mal à l'entendre... Aussi préféra-t-il le rassurer sans pour autant entrer dans les détails.

-Elle n'a jamais fait de mal à personne.

Il s'abstint volontairement de préciser "depuis qu'elle est parmi nous". Aegden n'avait pas besoin de savoir ce qu'était Ciryië avant de se retrouver à Tethien. Elle n'était pas mauvaise, c'était son maître qui l'obligeait à commettre de mauvaises actions en son nom. Lorsqu'elle agissait par elle-même, elle était semblable à n'importe quel elfe. Elle était bienveillante et protectrice, quitte à se mettre elle-même en danger pour protéger ceux qui ne peuvent pas se défendre. Comme cette fois où elle s'est faite courser par le Kerkand pour l'empêcher de suivre un petit groupe d'enfants venus étudier la forêt avec leur précepteur.

Alors que le militaire allait s'en aller, une dernière question lui vint à l'esprit et Olorin s'imagina aussitôt Maliss en train de le sermonner une nouvelle fois pour ne pas avoir appelé sa fille par son véritable prénom. Il était grand temps qu'il s'y mette...
Et maintenant, que répondre ? Il essayait de le rassurer, il n'allait pas lui balancer qu'ils l'appelaient autrefois "Macabre" et lui expliquer que c'était le premier mot de la phrase qu'elle répétait à chaque fois qu'on lui demandait son nom ?...

Certainement pas.

Le jeune homme soupira, comme las.

-C'est une longue histoire. Pour faire court, c'était la seule façon que nous avions de l'appeler avant que l'on ne retrouve sa véritable identité l'année dernière. J'ai encore du mal à l'appeler Ciryië, par la force de l'habitude.

Il lui sourit, espérant chasser ainsi d'autres questions sur le sujet auquel il aurait plus de difficultés à répondre sans donner l'impression d'essayer de noyer le poisson.

Aegden fixa un instant Olorin en plissant légèrement les yeux, étant quasiment certain qu’il ne lui disait volontairement pas tout. Pourquoi ‘’mac’’ ? Qui était-elle avant ?
 Il avait l’impression d’avoir encore plus de questions qu’au départ…

Les traits de son visage revinrent à la normale tandis que finalement il se garda bien d’en poser une seule. Tout cela ne le concernait pas. Il était venu dans l’optique de comprendre le comportement de la jeune elfe. Il avait eu ses réponses. En plus de cela, il avait obtenu la confirmation que son responsable veillerait à ce qu’elle se tienne convenablement. Il n’avait pas besoin de plus.

-Je vois. Dit-il simplement. Bien,  je ne pense pas m’attarder plus longtemps. Il jeta un bref coup d’œil dans la direction par laquelle Ciryië était partie. Je crois que vous avez à faire de votre côté.


Et il lui souhaitait bien du courage…

-Quoi qu’il en soit, Je vous remercie pour votre coopération.