La justice de la hache

Seconde moitié du mois de Karfïas, 11ème année du XIème cycle

Le vent soufflait du Nord, s'engouffrant dans les vallées qui déchiraient le Septentrion pour lentement s'écouler vers les terres d'Arkan puis jusqu'aux fertiles plaines du Brissalion. Hardrek Poing-de-Fer appréciait tout particulièrement cette région de la Haute-Virnée, frontière entre les neiges éternelles et les grasses prairies d'herbe fraîche d'où le Zagazorn tirait la majeure partie de sa subsistance alimentaire. Mais le Grand-Roi ne se trouvait pas là pour admirer le paysage ou méditer sur la beauté de la nature indomptée. Réajustant les sangles de son bouclier qui s'étaient quelque peu desserrées, le vieux dawi fixa d'un œil sombre les proies qui fuyaient au loin.

Quelques jours plus tôt, les éclaireurs dans la région avaient indiqué la présence d'un important clan de gobelin en pleine migration vers le Sud. Ce phénomène encore rare commençait toutefois à montrer d'inquiétants signes de récurrences et Hardrek soupçonnait que les conflits tribaux dans le Nord des monts du Septentrion se trouvaient à l'origine de tels mouvements. Un temps unis lors du Voile ou de l'attaque sur Almis, les peaux-vertes se montraient inaptes à collaborer bien longtemps même avec leurs congénères et le peu de ressources qu'offrait le rude climat des cimes enneigées poussait souvent les clans à s'affronter entre eux, le vaincu se trouvant alors obligé de fuir vers le Sud et de pénétrer dans les terres tenues par les dawis.

A leurs risques et périls...

Une troupe venue de Kirgan s'était lancée à la poursuite des intrus. Malgré une supériorité numérique, les gobs n'avaient pas osé l'affronter mais avait accéléré leur allure vers les basses terres. Que cherchaient-ils ? Espéraient-ils semer leurs poursuivants ou les décourager sur la distance ? Cela aurait été mal connaitre les fières barbes broussailleuses lancées sur leurs trousses, d'autant plus que les grognards se voyaient ravis de pouvoir démontrer leur ardeur au combat sous le regard de leur suzerain. Sa présence pouvait d'ailleurs surprendre mais les dawis savaient que le monarque ne ratait jamais l'occasion d'une bonne bagarre lorsqu'un ennemi rôdait trop proche de sa capitale, rappelant au passage aux jeunes pisse-lait qu'il commandait les armées de Garmin le Vengeur des décennies avant leur naissance.

Grimpant sur son galioth et talonnant vigoureusement l'animal, Hardrek rejoignit le gros des troupes qui cavalait le long de la pente. A plusieurs centaines de mètres devant eux la horde de gobelins fuyait désespérément, leurs courtes pattes poilues ne pouvant distancer les galioths des nains qui les épuisaient ainsi avant d'en venir à l'assaut final. Cruauté du chat jouant avec une souris ? Sans doute un peu, mais les dawis ne sous-estimaient pas la férocité d'un peau-verte acculé, préférant épuiser au préalable leurs ennemis pour éviter des pertes inutiles. Alors que la troupe finissait de descendre les dernières pentes, un vieux grognard s'approcha du roi pour lui désigner le clan gobelin qui avançait en masse informe vers la Virnée.

Le fleuve est en crue, la neige a fondu dans les montagnes durant l'été.
Et les gobs ne connaissent pas l'emplacement des gués. Ils sont à nous ! Pied à terre et formez la ligne, gardez dix éclaireurs sur galioths pour leur fermer les flancs. Pas de quartier mais faites prisonniers ceux qui vous paraissent être en position d'autorité. Tuez tous les autres, femelles et chiards compris.

Le goût de la violence, l'attrait du sang, l'envie d'en découdre et de sentir sa hache mordre ardemment la chair verdâtre tenaillaient le Grand-Roi qui chassa ces pensées risquant de le distraire au moment décisif. Contrairement aux enseignements de Mogar le Mille-Fois Maudit, Hardrek savait que seule une froideur absolue permettait de remporter la victoire, et non pas la folie ardente des berserkers se ruant sans aucune coordination au combat. Le seul souvenir des barbes folles de la meute lors de l'assaut sur la cité rebelle d'Almis quelques mois auparavant lui laissait un gout amer en bouche, l'amenant à se jurer que jamais cette sotte rage insensée ne dicterait ses gestes fusse au cœur de la bataille.

Près du fleuve, les gobelins semblaient avoir compris qu'ils se trouvaient désormais bloqués. Quelques uns tentaient la traversée mais la violence du courant les emportait bien vite vers l'aval, pitoyables bras graciles qui battaient à la surface des flots avant de s'enfoncer pour toujours dans les sombres profondeurs aquatiques. Les autres, ayant constaté la fin de ces aventureux nageurs, se regroupèrent près de la rive pour une ultime défense, les guerriers au premier rang prêts à affronter les dawis tandis que femmes, enfants et vieillards se massaient derrière eux en fixant avec terreur leurs bourreaux qui s'approchaient en lignes compactes, boucliers contre boucliers entrecoupés des reflets inquiétants d'épais tranchoirs ou de lourdes masses de guerre.

Pour les Fils de la Forge ! rugit le suzerain en brandissant sa hache vers le ciel lorsque dawis et gobs ne furent plus séparés que par une dizaine de mètres.

Dans un sourd grondement, les grognards barbus chargèrent le clan gobelin et les deux groupes de combattants se rentrèrent dans le lard au milieu d'un vacarme effroyable.

Le chant des batailles résonnait aux oreilles du suzerain, ode éternelle et héroïque ayant bercé moults générations de jeunes dawis avides d'égaler les exploits de leurs glorieux aînés. Au milieu des combats il n'y avait plus de place pour le doute, l'hésitation ou les méandres de la politique... non, il ne restait que toi et lui. Toi, le guerrier victorieux. Lui, l'adversaire qu'il faut vaincre, visage perpétuellement renouvelé dans la masse verdâtre des hideux gobelins alors que le bataillon royal avançait lentement au cœur de la horde comme un poignard plongeant dans la chair tendrelette.

D'un mouvement rageur de sa hache, Hardrek décapita un adversaire avant de flanquer son bouclier en plein visage d'un second candidat au suicide. Sous l'impact le mufle trapu du gobelin explosa littéralement dans une gerbe de sang et de cartilages brisés. Cette musique fut douce au vieux dawi qui avançait sans hésitation, bien entendu fermement entouré par les meilleurs grognards du bataillon qui s'arrangeaient pour intercepter toute menace visant le roi. Était-ce vraiment utile ? Guerrier expérimenté, Hardrek commettait peu d'erreurs et les rares fois où un gobelin réussissait à lui porter un coup, leurs pauvres armes ripaient dans une gerbe d'étincelle sur son épaisse armure lourde renforcée par des runes magiques. Il aurait fallu la force d'un titan ou l'acier elfique pour espérer pénétrer cette carapace de métal.

Tout autour de lui les combats allaient bon train, les peaux-vertes tombant par dizaines. Le clan gobelin avait déjà du subir de nombreux affrontements avec des clans rivaux avant d'entamer sa fuite vers le sud car Hardrek constata qu'une fois le premier rang de guerriers tombés raides morts, il ne restait plus que des jeunots pour défendre les femelles qui se groupaient peureusement au bord de l'eau avec leurs chiards en larmes. Emportés par leur enthousiasme, les grognards continuaient leur oeuvre et il fallait arrêter les festivités sous peine de se retrouver avec un monceau de cadavres mais aucune information utile.

Halte !

Étonnamment cela fonctionna, car les dawis étaient obéissants et leurs victimes ne purent que bénir cette entracte dans le massacre. Il fallait agir vite et profiter de l'effet de surprise, aussi Hadrek brandit sa hache en direction des gobelins.

Où est votre shaman ?

Un vieux gobelin, l'un des rares ayant atteint cette âge car les bouches-inutiles ne survivaient pas au nord, s’avança quelque peu. Connaissant les coutumes de ce peuple misérable et méprisable, Hardrek savait que le shaman possédait un réel pouvoir politique dans un clan de par ses soi-disant capacités à contacter les divinités que vénéraient ces sous-êtres.

Viens par ici !

Avec hésitation le vieux gobelin trottina dans sa direction, guère en confiance mais comprenant qu'il n'était nul besoin de recourir à un piège pour le massacrer.

Réponds à mes questions, et ton clan survivra.
Questions ? Quoi toi vouloir savoir ?

Le gobelin avait un accent atroce mais il parlait couramment la langue du Zagazorn, signe d'une érudition assez rare parmi les peaux-vertes.

Où se cache le Grand-Ver ? Où est son nid et comment peut-on l'atteindre ?
Grand-Ver ?
Le dragon noir qui est apparu à Almis lorsque nous avons reprit la ville.
Pas... moi pas savoir.

Le manche de la hache cueillit net le shaman sous le menton, l'envoyant après en vol plané s'écraser au sol. Avant qu'il ne se relève Hardrek l'avait attrapé par le col de sa tunique crasseuse pour lui flanquer un coup de poing en plein bide, sa férocité redoublée par l'étincelle de lucidité qu'il avait lu l'espace d'une seconde dans l’œil du vieux gob à l'évocation du dragon.

Ne me mens pas ! Veux-tu voir mourir tout ton clan un par un ? Crois-moi tu seras le dernier et je veillerai à ce que chacun de vous souhaite mille fois la mort avant de te crever !
Et si... si moi parler ?
Alors toi et ton clan pourrez décamper de nos terres. Je me fiche de là où vous irez ni de votre sort, seul le dragon m'intéresse.

Le vieux dawi avait tout parié sur cet instant là : après avoir fait entrevoir une mort certaine au clan gobelin, leur entrouvrir la porte de la survie s'ils révélaient leur secret tout en leur assénant une vérité bien réelle : ce clan ne comptait pour rien à ses yeux comparé à la nécessité de sauver Morek et les siens.

Intérieurement, Hardrek ne put réprimer un profond soupir de soulagement lorsque le chaman gobelin craqua et accepta de coopérer en révélant où se nichait le Grand Ver mille fois maudit. L'intervention d'Haldin fut probablement décisive tant le vieux Barbedrue paraissait ivre de rage et avide de trancher dans le lard de toutes ces peaux-vertes. Se remettrait-il jamais de sa captivité dans les geôles glacées du Grand Nord ? s'interrogea le roi sans pouvoir apporter de réponse. Seul le temps et peut-être la vengeance pourrait apaiser la douleur du rude maître-éleveur qui supportait le poids de la culpabilité comme un boulet traînant à son pied. Maintes voix l'avait depuis longtemps exonéré de toute responsabilité, bien au contraire il avait toujours agit au mieux... tous le savaient et tous pardonnaient mais cela ne suffirait pas.

Seul Haldin pourrait peut-être un jour se pardonner.

Attrapant le chaman par le col, Hardrek le traîna jusqu'à une tente que des grognards élevaient en hâte pour y installer le nécessaire d'écriture, vélins et plumes afin de permettre à la peau-verte de cracher ses révélations. Ce ne fut pas chose facile car la géographie chez les gobs demeure une science des plus obscure et même leurs érudits distinguent péniblement les points cardinaux. La hache toujours au poing, le Groman-Rik du Zagazorn regardait leur prisonnier s'échiner en compagnie de quelques éclaireurs dawis fins connaisseurs du Septentrion : il fallait recouper, compléter et affiner le trajet en y annotant autant de points de repères que possible s'ils voulaient espérer libérer Morek et les autres captifs.

Le soleil se couchait sur l'horizon lorsqu'enfin la carte fut complétée, précieux sésame qui avait coûté tant d'efforts. Enfin ! Enfin le Grand Ver ne pourrait plus aller se terrer dans son antre à chaque menace et ricaner perfidement de leurs efforts ! Bientôt une nouvelle expédition serait lancée, cette fois-ci solidement équipée et armée pour mettre un terme à cette menace, épurer le Nord de cette engeance draconique qui n'était source que de maux sans fins. Les joyeuses pensées du roi furent interrompu par le chaman gobelin qui sortit de la tente et revint vers lui en clopinant, un lâche sourire sur le visage.

Alors. Moi libre ?
Oui, confirma le roi d'une voix emplit du mépris qu'il ressentait envers celui qui trahissait son seigneur, fusse un dragon, contre l'espoir de sauver sa misérable vie.

Dans un même geste, il resserra son étreinte sur le manche de sa hache et balaya l'espace devant lui de son arme. Tranchée net, la tête du chaman tomba au sol avec une expression de surprise encore figée par delà la mort, tandis que le corps vacillait quelques instants avant de s'effondrer à son tour. Brandissant la lame sanguinolente en direction du reste de la horde qui se mit à gémir de terreur, le Groman-Rik ordonna sèchement à Haldin et aux autres guerriers :

Tuez les tous. Leur dieu reconnaîtra les siens.

Puis, sans même un regard pour le carnage qui commençait, le souverain des Terres du Nord remonta sur son galioth et reprit la direction de Kirgan en serrant sur son sein le précieux document qui les mènerait au dragon. Pas un seul instant il ne se sentit coupable d'avoir brisé sa promesse envers le chaman gobelin, tant la haine éternelle et sans limite qu'il portait à cette engeance effaçait toute autre considération.