C'est bien [Ala de saint mémé] PV

Il était peu courant de trouver personnalité si importante dans ce genre d'enseigne. Et pour cause, la taverne du petit rot était un établissement situé dans les bas-fonds de la grande cité marquisale. L'adresse, surtout connue des petites gens, avait pour habitude de servir moult alcools bien cinglants qui laissaient de sales traces. Mieux encore, le lieu était réputé pour abriter dans ses sous-sols, divers endroits dédiés à la consommation de substances ramenées par les marchands venant des confins du monde. C'était précisément là que l'on y retrouvait le connétable de Sainte-Berthilde qui avait pour seuls compagnons d'infortune, son chibre et son couteau.

Dans un recoin de cette cave nauséabonde où l'on avait recouvert les murs et les sols de tapisseries usées, Thibaud fumait sa pipe à herbe tout allongé. A la lueur d'une chandelle qui l'éclairait lui et d'autres clients du petit rot, il recrachait quelques nuages de fumée de temps en temps, permettant ainsi au tavernier de savoir qu'il était encore en vie et non perdu dans les limbes de l'inconscient.

Son addiction avait évolué depuis la guerre dans le Médian. La découverte de ces herbes miracles, qui l'avaient tout d'abord apaisées, avait fini par l'emprisonner dans un confort dont il n'aurait maintenant su se défaire. C'était là, tout bonnement, le moyen qu'il avait trouvé d'apaiser ses pulsions meurtrières de plus en plus dévorantes depuis le début du conflit. Dès lors, depuis la fin des festivités du mariage entre le nouveau couple du marquisat, c'était là-bas que le kelbourgeois avait établi ses quartiers. Seuls quelques proches savaient où il se trouvait. Cela commençait par son frère et finissait par son frère.

Adonc la surprise fut grande lorsqu'il sentit de l'agitation dans la cavité. Un peu hébété par toute cette activité, il crut réaliser un effort sur-humain afin de se redresser. Un jeune homme en arme se ramena doucement à ses côtés. Un simple regard jeté au grand dadais suffit à comprendre que le héraut de Cantharel se chiait dans les braies.

– Messire de Kelbourg ? S'enquit le jeunot.

– C'est pas moi, il est là, répondit-il en pointant du doigt un gros tas qui pionçait ferme non loin.

– Exc... excusez-moi de vous déranger, messire, mais la marquise vous mande.

Thibaud sourit. Le genre de sourire à flanquer la trouille quand on connaissait un peu le lascar.

– C'est bien... reprit-il en tirant sur sa pipe.

Il se rallongea au fond de son lit douillet, de nouveau prêt à voyager dans de verts pâturages. Mais quelque chose clochait. Une ombre... celle du héraut... Encore là.

– Je peux t'aider gamin ?

Un peu penaud, le garde n'eut pas l'air de savoir où se foutre. Pour sûr qu'il avait dû perdre à la courte-paille pour venir le chercher.

– Heu... la marquise vous mande, messire.

– Et ?

– Et... elle souhaite vous voir... ses yeux tombèrent sur le sol, maintenant, messire.

–C'est bien.

-...Tout de suite...

-C'est bien.

Quelques heures plus tard, Thibaud arriva au lieu de rendez-vous aussi aimable qu'un mort revenu à la vie. Quand il vit enfin la nouvelle Saint-Aimé apparaître, il ne put s'empêcher de tirer encore plus la gueule.  

« Les Cinq soient loués, ce n’est pas trop tôt ! ». La Marquise s’arrêta net en jetant un dernier regard noir à la jeune piétaille qui jouait du clavecin avec ses guiboles tant elles tremblaient. Une journée entière qu’elle l’avait envoyé parcourir la ville. « Ecumez toutes les tavernes et tous les cons de toutes les putes de la ville ». Jamais – non jamais – elle n’aurait cru qu’il eut pris au pied de la lettre ; des heures qu’elle attendait là dans ce petit bureau encore nu de ses travaux, à faire les cent pas en espérant voir débouler dans la pièce le gringalet. Ils n’avaient guère de temps à perdre, et pire encore elle se douta bien que c’était le vilain connétable qui avait pris un malin plaisir à se cacher dans la fange afin qu’on ne le retrouve pas de sitôt. Mais là ! C’était bien mal connaître l’obstination de sa nouvelle suzeraine : elle avait l’idée de le recevoir le jour-même et aurait dépêché une garnison pour le décoller de la moule qu’il devait envier. Le pire dans tout cela ne fût pas l’attente, mais le mal de crâne qui lui pris à rester à gratter ses vélins dans cette salle où le soleil avait du mal à poindre. Les retrouvailles ne s’engageaient guère sous de bonnes augures.

Et puis, elle ne se languissait pas de revoir l’affreuse bouille, qui plutôt que de l’assurer de l’intégrité militaire de sa terre, lui offrait des envies de gerbe. Thibaud de Kelbourg avait gagné en défaveur à mesure qu’elle apprenait les échos à son sujet ; elle qui ignorait jusqu’à son nom durant la nuit de Seimonios désirait à présent retourner à cette douce naïveté. En effet, on prêtait toute sorte de chose au curieux et peu avenant bonhomme : du combattant invincible au mage nécromant, elle ne prêta guère l’oreille aux choses qui touchaient aux potions de sorcière. Alanya voyait bien mal l’homme se verser dans l’occulte, surtout lorsqu’on connaissait – ou qu’on apprenait à connaître – son aversion pour presque tout. Lessivée d’avance, elle finit par s’effondrer dans la cathèdre qui trônait derrière la table chargée d’édits. A qui tendait l’oreille aurait pu distinguer nettement le soupir de la belle lorsqu’elle chassa le petiot, indiquant ainsi à son invité d’entrer.

« Messire de Kelbourg, veuillez presser le pas. Je ne compte pas demeurer ici toute la nuit ». La voix visiblement irritée, elle regretta déjà son idée. Se frottant les tempes de désespoir, elle ne prêta pas plus attention à l’horrible face. Il puait, ses vêtements semblaient aussi vieux que son dernier bain, et des tâches suspectes les habillaient çà et là. A dire vrai, on aurait plus dit un chevalier déchu qu’un noble de grande qualité à la cour. Et une question vint à la tarauder, subrepticement : viendrait-il la faire chier jusqu’à la fin de ses jours ?

Revoir la trogne de la Broissieux ne fut pas sans un certain déplaisir. Il avait apprécié la baiser, certes. Mais cette soudaine position d’infériorité n’était pas pour l’enjailler au plus haut point. D’autant plus lorsque cette dernière semblait éprouver du plaisir à lui donner des ordres. Raison pour laquelle il prit bien entendu tout son temps afin de prendre place non loin de la belle. En guise de salutation, Thibaud lui jeta un regard noir. Ce même regard qu’il donnait à qui le faisait chier pour leur faire comprendre qu’il ne leur serait pas aisé de lui soutirer quoique ce soit. Pour autant, Thibaud n’était point dépourvu d’un humour acerbe et sarcastique. L’on comprenait assurément qu’à chacun de ses compliments, il fallait y entendre une pique acide jetée en pleine poire.

-Ma dame la marquise, que me vaut cette joie de vous voir si tardivement ? menti-t-il en mettant ses deux pieds sur la table. Comment se porte votre altesse depuis son arrivée dans le Berthildois ? Le bon air vous est-il plus plaisant que celui de votre pays ?

Bien évidemment, il en aurait à foutre de sa réponse. La dame devait elle-même sans douter. Si jamais elle doutait de sa non-sincérité, elle n’aurait qu’à regarder le sourire qu’il lui jetait en ce moment-même pour comprendre qu’il se payait sa tronche. Chose qu’il ne tarda pas à cacher lorsqu’il prit une chandelle déposée sur la table pour allumer l’herbe se trouvant dans sa pipe.

-Vous en voulez ? s’enquit-il en recrachant un nuage de fumée en direction de la marquise. C’est de la bonne !

Elle se massa les tempes presque aussitôt qu’il ouvrit sa vilaine bouche. Les nerfs lui montaient, et elle peinait à garder son calme face à ce rustre, qui ne méritait rien de mieux qu’un séjour chez les cochons. Mais là ! Il s’agissait peut-être des humeurs de femme enceinte, aussi essaya-t-elle de ne pas prêter trop d’attention à son envie de lui enfoncer sa pipe dans le fond de la gorge. Elle toussa lorsque la fumée lui chatouilla les narines, une odeur fort particulière qui n’avait rien à voir avec le tabac. Foutre-Dieu d’Othar de merde, c’était donc cela qu’il s’amusait à faire depuis son retour au pays ? Elle qui l’aurait plutôt imaginé la pine dans la bouche d’une gueuse, il préférait donc s’adonner à quelques fumeries ! Ah ! Louis serait fort aise d’apprendre que son connétable était aussi capable qu’un idiot, s’étouffant les dernières brides de bon sens dans une volute blanchâtre.

Elle s’imaginait déjà glisser l’affaire subtilement à qui serait à même d’emmerder le plus le Kelbourg. Et, il fallait bien l’avouer, la perspective de le voir se faire conchié lui tirait une grande satisfaction. A tel point qu’elle se surpris à lui sourire, elle aussi. La pièce dans la pénombre croulait sous le poids de leur animosité, et bien que le discours resta courtois pour le moment, on ne se trompait guère sur l’inimitié qui animait ces deux bougres. En fait, quiconque l’aurait su avant n’aurait jamais permis une entrevue de ce genre ; car rien, oui rien ne présageait que les deux s’en aille vivant de là.

« Pour sûr, je vous fais confiance ; elle n’aura pas grand mal à se trouver meilleure que vous ». La pique quoi que lancée à la volée ne put être comprise que par lui seul : leur intimité avait laissé un mauvais goût à l’ancienne baronne. Peut-être d’ailleurs que c’était pour compenser qu’il agissait en parfait mufle ? « J’ai une mission mon cher, qui vous ira comme un gant ! ». Elle ne put s’empêcher d’étirer encore un peu plus son rictus amusé ; elle jubilait. « Une mission diplomatique. En Arétria ».

A y regarder de plus près, la nouvelle marquise n’était pas aussi bonne que dans ses souvenirs. C’était l’autorité qui lui allait mal et la rendait moins reluisante. Pour sûr que sa très forte alcoolémie avait peut-être pu l’aveugler, mais là en cet instant, il n’eut qu’un vague dégoût pour la drôlesse qui s’imaginait sans-doute avoir un total contrôle sur lui. A cela, Thibaud répondit seulement en souriant et resta à son aise en soufflant de fatigue. C’eut été une position bien familière et irrespectueuse pour un vassal devant s’entretenir à sa suzeraine. Pour l’occasion, il n’en avait rien à battre. A cette triste image d’obéissance qu’il renvoyait, le boucher s’imagina qu’il pourrait peut-être s’amuser.

-Une mission diplomatique en Arétria, qu’elle merveilleuse idée ma dame de Saint-Aimé.

Là, il recracha de nouveau un nuage de fumée sans se soucier du bien-être de l’Alonnaise.

-Pour moi qui plus est… ajouta-t-il en levant les bras au ciel. C’est brillant… Mais permettez-moi de vous mander, ma dame… Désirez-vous déclarer la guerre à ces baiseurs de chèvres pour m’y envoyer de la sorte en tant que diplomate ? Car j’ai bel et bien ouïe dire que toute la lignée des Wenden venait de disparaître, alors, je ne puis que vous mander à mon tour quelle brillante idée se cache dans votre caboche et celle de votre aimé.

Qu’elle lui mente et il le saurait. Là, la drôle devrait déballer son sac dans les prochains instants.

-Qu’avez-vous en tête pour cette contrée boueuse, ma dame ? s’enquit-il. Vous devez le savoir, je fais un piètre diplomate.

Sa pipe, elle lui aurait volontiers enfoncée dans le cul si elle l’avait pu. Le nuage prenait peu à peu place dans la pièce modeste, créant une brume désagréable à l’odeur rance. Foutre-Othar n’avait-il rien de mieux à faire de ses journées que de s’enfumer la gueule ? Elle qui était jusqu’alors dans de bonnes dispositions avait vu s’envoler avec l’arrivée de l’énergumène toute sa motivation. Il lui avait également ôté la patience et la bonne humeur, car c’était de peu qu’elle supporta son petit manège. Malheureusement, elle devait faire bonne figure ; elle avait besoin de son concours – pour le moment.

« Vous allez veiller à ramener dans notre bon giron l’armée Arétane. Cette terre avance sans tête depuis bien trop longtemps, et cela m’agace davantage encore que de vous supporter durant un voyage entier. Pour le reste, c’est mon affaire. Contentez-vous d’être vous-même après des généraux, et je me chargerai de la noblesse. Vous serez un doux rappel que Sainte-Berthilde n’acceptera pas de trouble au sein de ses terres ».

Elle inspira doucement pour se calmer les nerfs.

« Ensuite, eh bien, vous aurez toute la latitude pour enquêter sur les homicides de la famille de Wenden. Ces bouseux auront besoin de voir que nous cherchons justice, et vous, vous aurez tout le loisir de leur offrir ».

Elle joint ses mains, les posant délicatement sur les genoux.

« Entendez par là mon cher Thibaut, que j’ai bien moins de scrupule que mon époux. S’il me faut fermer les yeux sur vos… ». Elle fit une moue dégoutée. « pratique cela n’alourdira pas plus ma conscience. Ce que je vous demande, en échange, ce sont des résultats ».

Il l'écouta parler et eut le sentiment que cet instant dura longtemps... très longtemps. Il se revit presque trente années en arrière lorsque son précepteur avait encore l'espoir de lui donner la leçon. Dès lors, Thibaud sembla paisible et attentif alors qu'en réalité, il était ailleurs. Car là, c'était bien son chibre qui le titillait. Bien qu'il l'ait trouvé, tantôt moins avenante que dans ses souvenirs, il avait à présent une envie difficilement contrôlable de saisir la drôle par le cou et de lui enfoncer sa verge dans sa boîte à merde pour lui fermer sa gueule définitivement. De la violence, du sang, il n'en avait plus eu goût depuis quelques jours déjà. Mais au lieu de céder à ses pulsions chaotiques, Thibaud prit son mal en patience et se contenta d'applaudir une fois les menaces passées.

– Arh arh arh, se laissa-t-il glousser. Louis, vous m'avez eu ! Où vous cachez-vous petit malin ?

Là, il eut l'air de regarder dans les quatre coins de la pièce afin d'y trouver la présence du jeune cervidé. Ce fut comme si la marquise n'existait plus et que le connétable se mettait à soupçonner la présence du Saint-Aimé derrière chaque rideaux. Lorsqu'il fut certain que le garnement ne lui jouait pas un mauvais tour, Thibaud replongea son regard dans celui de la drôle. Un regard perturbant, voire carnassier. Le genre qui n'aurait point donné l'envie à une dame de se trouver seule en sa compagnie. C'était d'ailleurs l'un de ceux là que de nombreuses putains avaient eu l'horreur d'observer avant de se retrouver sous son castel.

– Me prenez-vous pour un chien que vous tiendriez en laisse et à qui vous pourriez demander de grogner à la simple demande ?

Pour sûr que oui c'est ce qu'elle s'imaginait. Elle ne le prenait que pour un vulgaire limier, seulement capable de tuer et de frétiller la queue pour réclamer une récompense à son maître. C'eut été bien mal le connaître et la drôle s'en boufferait les doigts.

– Pensez-vous réellement pouvoir me faire chanter de la sorte ?

Il n'y avait aucun signe d'énervement dans ses paroles, ce qui pouvait paraître déstabilisant de prime abord. Pourtant, ceux qui le connaissaient, sauraient qu'il ne professerait point de tels mots sans arrière pensée destructrice.

– Je puis dès demain rassembler le ban et mander à mes hommes de marcher sur Cantharel pour vous y délogez, ma dame, reprit-il calmement. Ne voyez votre présence ici qu'au seul et unique fait que j'eus préféré fermer les yeux sur la volonté de notre jeune sire à vous épousailler, plutôt qu'à s'unir à l'une des sœurs du régent. Le cœur a supplanté la raison, et tous les bons seigneurs de ce pays le savent parfaitement. Alors, ne vous faites pas de fausses idées, vous n'êtes point ici dans votre Alonna, mais bien dans le Berthildois. Et sachez-le dès à présent qu' il vous faudra des bras solides pour ramer jusqu'au respect de vos nouvelles ouailles.

Là, toujours assis confortablement au fond de son fauteuil, il tira de nouveau sur sa pipe avant de se remettre sur ses deux quilles.

– Ne me menacez plus jamais, Alanya, ajouta-t-il avant de prendre la direction de la porte. Je vous enverrais ma décision concernant les bouseux d'Arétria. Ciao ma mie !