Quand elle posa son regard sur elle, Alix comprit que l’inconnue était soit une sainte, soit une folle.
Elle l’avait vu s’arracher aux courants capricieux du Garnaad comme d’autres aux caresses de leurs amants ; avec lenteur et regrets. À sa place, l’adolescente doutait parvenir seulement à demeurer debout. Elle savait le fleuve pernicieux et avait plus souvent qu’à son tour souffert de ses farces du temps où elle y jouait avec son petit frère. Elle s’était arrêtée avant d’avoir rejoint la terre ferme et avait de l’eau qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Les haillons dont elle était couverte donnaient l’impression d’avoir été une robe magnifique un jour, mais le tissu était trempé et déchiré de part en part. C’était même un miracle qu’elle ne se fût pas retrouvée nue ! Ce n’était cependant pas tant sa triste mise qui attirait en premier lieu le regard, mais ses cheveux. Ils étaient si longs qu’ils disparaissaient dans les eaux boueuses du Garnaad et noirs comme une nuit sans lune. Quand elle s’était approchée, Alix avait pu distinguer ses traits ; elle avait été belle un jour, avant que les offenses du temps ne la marquassent avec cette cruauté dont elles avaient le secret.
« Ma dame ? » l’appela finalement la Diantraise avec un respect qu’elle ne pouvait pas expliquer. Si l’inconnue l’entendit, elle n’en montra rien. Alix vit qu’elle tremblait. De froid certainement, songea-t-elle en faisant un pas supplémentaire. L’hiver vient. Elle hésita quelques secondes, défit les lacets de ses chausses, s’en débarrassa à la hâte, rassembla les tissus de sa robe dans ses mains et prit son courage à deux mains. Elle retint un petit cri de déplaisir quand le Garnaad commença à lui chatouiller les mollets. Hiver ou pas, il pourrait être un peu plus chaud, maugréa-t-elle en silence en progressant lentement. L’inconnue ne lui donnait pas le sentiment de vouloir bouger, de toute façon, et elle n’avait pour sa part aucune envie de tomber.
Une fois assez proche, elle remarqua ses yeux morts et la découvert de sa cécité rajouta à la confusion de l’adolescente. Comment une aveugle avait-elle pu se fourrer dans pareille situation ? Une folle ou une sainte, se remémora-t-elle en franchissant les derniers mètres qui la séparaient de sa cible. Une sainte ou une folle. Néera, fais qu’elle ne soit pas folle. La fugace vision de l’étrangère l’attaquant et l’entraînant au fond du Garnaad la fit frissonner. Elle s’interdit pourtant de faire demi-tour.
« Vous devez venir avec moi, énonça-t-elle fermement après qu’elle se fut postée juste devant elle. Vous pouvez marcher ?
— Je le puis, acquiesça l’inconnue au grand soulagement de sa sauveuse. Je le dois
— Alors accrochez-vous à moi, » lui intima Alix en voulant se saisir de son bras gauche. Le droit était déjà occupé à tenir un bien étrange bâton de marche. L’adolescente ne put retenir un petit glapissement de surprise quand ses doigts se refermèrent sur une manche vide. Parce qu’elle est manchote, en plus ?
Les lèvres bleuies de l’inconnue s’étirèrent en un mince et pauvre sourire. Elle secoua doucement son chef, puis tendit son bâton devant elle. Suivant son ordre muet, le Garnaad s’écarta pour leur libérer un passage, ce qui rajouta d’autant à la confusion d’Alix dont la première pensée cohérente fut de regretter qu’elle ne l’eût pas fait plus tôt. Ça m’aurait évité de tremper ma robe.
« Je suis désolée, » lui murmura la femme à l’oreille.
Alix ne répondit rien, mais se referma encore un peu plus. Elle ne savait plus si elle devait être curieuse ou émerveillée ou suspicieuse ou effrayée ; déjà, un nouveau détail attirait son attention. « Vous sentez le sel ! » L’adolescente avait vu une fois la mer, quand son père avait dû se rendre au Port-Royal et l’avait emmenée avec lui. Elle s’était juré de ne jamais oublier ce parfum si particulier, qu’elle retrouvait accrochée aux cheveux et aux vêtements de l’aveugle. « Qui êtes-vous ? » Ou plutôt, qu’êtes-vous ?
« Je suis Son Vaisseau et Son Instrument, » s’entendit-elle répondre en toute simplicité. L’instant d’après, l’inconnue se mettait lentement en marche et Alix passa son bras droit sous le sien pour mieux la supporter. « Je dois aller à Diantra.
— Tout le monde doit aller à Diantra, » répondit doctement Alix avec chauvinisme. Elle poussa un discret soupir de soulagement quand elles eurent atteint la rive et que le Garnaad se refermait derrière elles. Elle éloigna encore un peu l’inconnue du fleuve et la fit ensuite s’asseoir sur un carré d’herbe relativement sèche. « La ville est toute proche, on peut l’apercevoir d’ici… » expliqua-t-elle en joignant le geste à la parole pour lui indiquer la direction adéquate. Elle se rendit compte après avec un temps de retard qu’elle parlait à une aveugle et bafouilla quelques excuses maladroites. « C’est à même pas une demi-lieue, conclut-elle son pauvre laïus. Je… peux vous y emmener si vous voulez. »
La femme, qui gardait son regard mort rivé sur le Garnaad, opina lentement du chef. « Merci, souffla-t-elle avant d’ajouter moins pour l’adolescente que pour elle-même : Je dois rencontrer le roi. »