Les grands jeux de Thaar

Favriüs et Barkios de l’An 14:XI, dans toutes les principautés

Le Maître du Jeu, s’adressant à son audience… Plus personne ne sait qui a eu l’idée en premier. Thaaris ? Eldéens ? Pour être honnête, tout le monde s’en fout, car ce qui a dans un premier temps été pensé comme une démonstration polie de bonnes volontés entre les puysards et les vaanis a pris une toute autre envergure. En quelques mois, sa préparation a échappé aux mains du Conseil de Thaar. C’est là un phénomène fréquent, dans les principautés. Quand un prince commence à organiser quelque chose, ses voisins se sentent menacés ; c’est bien souvent le début d’une malheureuse suite de surenchères qui peuvent mener à des situations aussi burlesques que dramatiques.

Burlesque parce que quelques décennies auparavant, il avait suffit d'un seul tournois de gladiateur voyant s'affronter Dorniens et Vaanis pour que tous les princes se prennent de passion pour ce sport au point que la quasi-totalité des cités se dotent à marche forcée de leurs propres arènes. Dramatique car les grands travaux avaient initiés toujours plus d'inégalités, posant en leur temps les bases de toute une économie à deux vitesse, basée sur l'exploitation de guerriers pour le plaisir de riches spectateurs. Fort heureusement, depuis le début l'an 12:XI, le burlesque fut au moins aussi présent que les drames quotidiens. Dès que les premières rumeurs d'un tournois échappèrent du Joyaux, les bourgeois de tous poils investirent massivement dans la promotion des écuries de gladiateurs locales et la préparation d'une foire gigantesque autour de l'évènement. Le phénomène pris une telle ampleur que le Conseil fut obligé de revoir les dimensions de la plus grande arène de Thaar, recruta des extras pour s'assurer que le Guet ne serait pas dépassé et repoussa la date prévue de plusieurs mois afin de traiter toutes les demandes.

Favrius de l’An 14:XI est finalement là. Pendant deux longs mois, la ville va vivre au rythme des premiers Grands Jeux de Thaar ; profitez en, car c’est une telle débauche de démeusure qu’il n’y en aura sans doute pas d’autres. En tout cas, pas sous cette forme. D’ailleurs, l’ambiance hystérique qui règne déjà dans les rues rappellent à ceux qui l’ont vécu les chants d’Arcam du Voile… C’est dire !

Vous êtes un gladiateur estréventin ? Vous avez peut-être réussi à être sélectionné, grâce à la force de votre poignet et votre talent, pour participer aux Grands Jeux ! Vous êtes un seigneur de guerre péninsulaire ? Un soldat eldéan ? Un mercenaire ? Peut-être que vous avez entendu parler de ces Grands Jeux à venir et y avez vu un bon moyen de prouver votre valeur au combat. Cela fait des ennéades que les princes marchands cherchent des combattants pour inaugurer leurs arènes. Certaines mauvaises langues n’hésitent pas à dire qu’elles sont plus nombreuses que les gladiateurs et les princes ne sont plus très regardants sur le pédigrée de ceux qui s’y battent. Vous avez pu prouver votre valeur dans l’une d’entre elles et avez donc été autorisé à participer aux Jeux.

Vous êtes un riche et ne savez plus quoi faire de votre argent ? Les combats à venir seront une occasion parfaite de parier ! De quoi se constituer une ou deux fortunes de plus… ou tout perdre. C’est à la chance — ou votre flair — de décider. Vous êtes un voleur ? Il y a de quoi faire. Les bourses sont pleines. L’argent circule si vite que personne ne remarquera rien. Ou bien si ?

En vérité, comme souvent à Thaar, « venez comme vous êtes ». C’est d’autant plus vrai aujourd’hui. La fin de l’année aura peut-être un arrière goût de gueule de bois pour les locaux, mais pour le moment, personne n’y pense.

L'homme fit adroitement glisser la pierre à aiguiser le long du fil de son épée, veillant à ce qu'aucune ébréchure n'y demeure visible. Il savait d'expérience à quel point un combat peut se jouer sur un détail pouvant apparaître comme anodin, sur un infime oubli durant la préparation qui vous trahira au pire moment lorsque le sort du combattant branlera sur le fil du rasoir séparant une glorieuse victoire d'une honteuse défaite, voire pire. "Entretien ton arme avec soin, mon gars, ou un autre le fera après l'avoir prise sur ton cadavre" grommelait autrefois le vieux vétéran qui lui avait appris à se battre. Reposant la pierre, l'homme rengaina sa lame avec un sourire satisfait et se leva pour rejoindre d'autres gladiateurs qui préparaient minutieusement eux aussi leur équipement.

Hanegard Kastelord était de nouveau prêt à se battre.

Guerrier wandrais banni de son clan plus d'une vingtaine d'années auparavant, Hanegard était passé par tous les stades et tous les états possibles en Péninsule au gré de ses nombreuses pérégrinations : mercenaire au service du Duc Merwyn Séraphin, général des légions noires de Serramire, régent puis baron d'Alonna par la volonté du roi Trystan, châtelain de Val-Néera et de Renhanda, frère de sang de la tribu des Sicambres près de Fort Norkan, commandant des dernières forces loyalistes du Grand Médian... et finalement exécuteur de l'Archiduc Nimmio de Velteroc. Une carrière bien remplie, tourmentée et dont chaque épisode pouvait se lire dans les fines rides au coin de ses yeux ou dans le gris qui parsemait sa chevelure.

Mais un titre plus que tous les autres avait rendu Hanegard heureux : papa. Tout simplement.

Sa première épouse morte avant sa venue en Péninsule, il n'avait pas cru pouvoir retrouver le bonheur jusqu'à sa rencontre avec Jena avec qui il avait vécu un amour idyllique durant les plus belles années de sa vie. L’élévation de cette dernière au rang de Gardienne de Néera et les contraintes que cela imposait les avait inévitablement quelque peu éloignés sans briser le profond attachement qui les liait pour l'éternité. Désormais Jena passait peu de temps sur leurs terres, quasiment en permanence en vadrouille pour porter la bonne parole ou accomplir quelque tâche au service des mystérieux desseins de la déesse. Mais il s'agissait d'un prix honnête à payer pour le bonheur que les deux époux avaient pu vivre.

Leurs enfants... trois petits diablotins espiègles qui éveillaient la joie dans le cœur de leurs parents.

Élevé dans la logique clanique des Wandres, Hanegard tenait à offrir le meilleur départ dans la vie à ses rejetons. Par acte notarié enregistré à la chancellerie de Diantra, il avait désigné son fils Dastan comme héritier de Val-Néera, et son jeune frère Elyan pour Renhanda. Ces fiefs assureraient aux deux garçons de confortables revenus et constitueraient pour eux le même  refuge lors des temps troublés qu'ils avaient pu l'être pour leur père auparavant. Mais il restait son aînée, la douce et belle Liliana, la prunelle de ses yeux. Pour elle, Hanegard rêvait d'un beau mariage qui la rendrait heureuse, bien conscient que pour réaliser cela il faudrait un dot conséquente car le nom des Kastelord n'était pas d'ancienne noblesse et ne pouvait se targuer de la pureté du sang que défendaient les pairs du Royaume.

L'argent, toujours l'argent, éternel moteur de l'humanité, dévoreur de conscience et sésame permettant d'ouvrir bien des portes.

Afin de constituer cette dot malgré des finances lourdement grevées par la rançon payée à Cosimo après sa capture lors de la guerre du Médian, Hanegard avait trouvé une idée qui pourrait assurer à son adorable Liliana de disposer d'un argument de poids pour trouver le prétendant selon son cœur. Un grand tournoi de gladiateurs devait se tenir à Thaar et les Princes Marchands y rivalisaient de dépenses somptueuses pour attirer des "noms" dans leurs écuries respectives. Or cela ne manquait pas de panache que de pouvoir faire défendre ses couleurs par un ancien baron Péninsulaire et par l'homme qui avait exécuté Nimmio de Velteroc dont le pouvoir fit un temps vaciller les trônes.

Hanegard avait donc "loué" ses services comme autrefois, acceptant de combattre dans l'arène fusse dans des duels à mort, en échange d'une coquette somme d'argent préalablement versée pour constituer la dot de Liliana. L'ancien baron trouvait assez ironique d'en revenir ainsi à ses débuts, de risquer de nouveau sa vie contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Mais la vie n'était-elle pas qu'un éternel recommencement ? A tout le moins, là où autrefois il devait faire le pied de grue pour obtenir péniblement le paiement de sa solde, il pouvait désormais exiger un paiement d'avance lorsqu'il s'engageait.

Son sponsor, pour utiliser le terme nouvellement en vogue à Thaar, se trouvait être Aerianna Hiisi, héritière de l'une des plus riches familles d'Ithri'Vaan et dirigeante de la cité de Geresh. Désireuse d'intégrer les eaux troubles des hautes sphères politiques où nageaient ces féroces prédateurs que sont les Princes Marchands, Aerianna comptait bien profiter des jeux de Thaar pour tracer son sillon et Hanegard devinait faire partie d'un plan d'ensemble visant à lui donner un surcroît de visibilité. Mais au fond les motivations de son sponsor ne lui importaient guère. Il était grassement payé pour assurer le spectacle durant ce tournoi, et foi de Kastelord il comptait bien le faire !