Le choix d'une âme errante [Libre]

Premier jour de l’an treize du onzième cycle.

Plus d’une année entière s’était déroulée entre ce jour dont on ne cessait de me rappeler l’importance et celui où Raemben avait décidé d’aller un peu plus loin que son rôle de gardien ne l’exigeait en m’hébergeant. Sa femme et lui-même m’avaient accueilli chez eux, un lieu austère mais spacieux dans lequel ils n’avaient pas eu de mal à me loger, et m’avaient appris tout ce qu’il fallait pour être au moins fonctionnel dans cette société. En premier lieu, avec des cours de langue journaliers auxquels je participais plein de bonne volonté, puis, une fois que mon niveau s’avéra suffisant, sur les us et coutumes du peuple tout entier et d’Ardamir plus particulièrement. Tout était allé très vite, alors que mon rythme était encore plus adapté à celui des humains qu’à celui des éternels, et si un accent non identifiable se mêlait à mes mots, on pouvait me comprendre aisément. C’est dans un de ces cours que j’appris l’existence de cette cérémonie du choix, concernant un choix que j’aurais dû effectuer il y a plus de cinquante ans si je n’avais pas été séparé des miens.

Le sanctuaire de Kÿria m’était familier, et Raemben m’avait souvent amené là, un endroit paisible même pour Ardamir. Ici, au pied du Palais de Chêne, j’écoutais souvent sa Symphonie paisible qui se mêlait à la musique qui flottait. Seulement, l’endroit n’avait pas sa quiétude habituelle, et comme rarement je ne l’avais vécu, les sons des elfes couvraient ceux de la forêt. Ils étaient nombreux, trop pour moi peut-être, tous ceux qui avaient atteint leur cent-vingt ans dans l’année, et tous semblaient accompagnés. Je n’avais pas refusé la présence de Raemben ni de celle avec qui il partageait sa vie, je n’aurais pas pu, et maintenant j’en étais soulagé. J’avais eu tant de choses à rattraper, tant de lacunes, que mon contact avec cette génération là avait été nul, j’étais presque seul dans une foule d’inconnus qu’on m’avait assuré me vouloir du bien simplement parce que je partageais mon essence avec eux, et j’avais envie de le croire.

Quelques individus essayèrent bien de m’approcher, soit par l’intermédiaire de Raemben ou de son épouse qui avaient été reconnus à plusieurs reprises, soit en venant directement sur moi. Dans les deux cas, l’explication de ma présence ici restait vague, j’étais un elfe que Kÿria pensait avoir perdu mais qui avait été retrouvé et amené là pour consommer cette réunion. Heureusement, tous n’étaient pas très intéressés par cette histoire, et je me joignis facilement à quelques groupes de curieux. Ils parlaient de leur nom, de ce qu’ils avaient prévu de faire dans le futur, de leur place rêvée dans cette société, et j’écoutais, répondant ne pas être fixé lorsqu’on me le demandait directement, que j’avais besoin de plus de temps. Ce qui ne faisait probablement aucun sens pour ceux qu’on avait élevé pour se rendre utiles à la société pendant un si grand nombre de générations humaines et qui étaient enfin prêts. Aucun ne sembla me juger pour ces mots, et aucun ne me repoussa.

J’avais beaucoup plus réfléchi à cette question que je ne le laissais savoir, même à Raemben. Mon savoir-faire se reposait sur deux socles, mon rôle lors de ces longues décennies de meurtre en Péninsule, et l’enseignement d’Eiva. Quelqu’un qui ne comprenait pas ce que j’avais vécu me pousserait probablement à prendre les armes pour défendre l’Anaëh plutôt que de servir les intérêts d’un de nos ennemis, mais ça ne faisait aucun sens. Aucun sens à cause de ce deuxième socle, et de ma promesse de ne pas répéter ce genre d’erreur une fois ma liberté retrouvée. Elle m’avait appris à voir plus profondément en l’âme de chacun, elle avait représenté cet espoir que tous les humains ne soient pas ces bêtes sauvages qui avaient fait d’un être différent le boucher de leurs semblables, et je pouvais peut-être le lui rendre. C’était plus simple aujourd’hui de ballayer les questions des autres, mais il faudrait un jour que je confronte cet état d’esprit à quelqu’un d’autre pour comprendre.

Puis la cérémonie débuta, et ils défilaient les uns après les autres sous l’Arche, étaient accueillis par un prêtre de Kÿria dont j’ignorais le nom mais à l’apparence familière. Entre les bénédictions dédiées à Kÿria chacun prononçait un nom qu’il choisissait et accompagnait l’annonce de quelques mots dédiés à quelque chose ou quelqu’un qui avait participé à ce choix. Il y avait des exceptions bien sûr, des bavards ou des plus timides, mais la structure restait à peu près la même pour tout le monde, dans une ambiance plus festive que celle à laquelle je m’étais attendu, même prévenu. Puis vint mon tour, et la foule se fendit sur mon passage alors que Raemben m’avait donné une petite poussée amicale pour me lancer. Je restai neutre tout du long, le moment était presque trop grave pour que je me joigne à l’esprit de fête. C’était un adieu que je voulais final, alors que l’image que j’avais vu grâce à Hécil était restée gravée dans mon esprit.

J’arrivai devant l’autel, n’entendant qu’à moitié les bénédictions que j’avais déjà entendues des dizaines de fois, et réagit avec une petite latence à la question posée par le prêtre. J’avais le regard plongé dans celui de Raemben plus loin, le seul à qui j’avais tout raconté dans les moindres détails. J’avais son soutien depuis si longtemps qu’il m’était naturel d’aller le chercher chez lui. Ma voix n'hésita pas tout de suite, et je déclarai d'une voix assez forte pour que l'assemblée l'entende le nom que j'avais choisi. « Aen’Tyril, en l’honneur des protégés de Tari qui ont essayé de me donner une vie qu’ils croyaient être la bonne. » Pas d’anecdote supplémentaire, pas de référence à mon gardien, pas de référence à Eiva, pas de référence à Hécil, il était seulement dédié à eux. Les dernières bénédictions furent prononcées et je fus libéré de l’épreuve. Le retour à travers la foule se fit les paupières fermées alors que des larmes se bousculaient pour en sortir, je ne retournais pas vers Raemben, j’étais même prêt à quitter les lieux d’un seul trait.

Une tenue de ce genre aurait certainement été moins surprenante à ton mariage que celle que tu auras arboré durant ta grande journée. Le rouge et l’or, les couleurs d’Arcamenel n’étaient pas de celles que l’on croisait régulièrement sur l’habit des Taledhels, et encore moins dans le fief de sobriété qu’était Ardamir. Si trôner une tête voire deux au-dessus du flot de jeunes elfes ne suffisait pas à ce que tu te fasses remarquer, la longue robe d’or pâle aux reflets d’andrinople, au buste parfaitement cintré à la mesure de ton torse, aux longues manches se refermant sur un pan du tissu rouge qui en faisait le revers, et décorée d’une longue demi-cape dans les mêmes tons, accrochée à ton épaule gauche, assurerait certainement que tu ne passes pas inaperçu. Légèrement dissimulés par les pans de la traîne, tes pantalons bruns-roux et tes hautes chausses de cuir bordeaux rehaussaient les teintes solaires de ton habit, terminant de faire de toi à l’ombre des racines d’Ardamir le second soleil de cette intense journée d’été.  

Sachant le grand événement du jour, l’effervescence d’Ardamir avait quelque chose d’attendrissant. Tu n’avais jamais eu l’occasion de connaître ça à Daranovar. Chez toi dans la Cité des Armes, la Cérémonie du Choix – le Sacre des Lames du moins – était loin de provoquer autant de mouvement. Après tout, chez vous, les siècle-et-vingt n’avaient pas de jour dédié au choix de leur nom. Mais en cela c’étaient vous la singularité, parce qu’aujourd’hui à Alëandir se jouait à coup sûr le même théâtre que celui auquel tu participais dans la Cité aux Milles Voix.

Alors pourquoi t’être présenté ici plutôt que dant ton Protectorat ?

Parce qu’à Alëandir, c’est à Kaëlistravaë que tu avais confié cette tâche. Au départ l’idée était née d’une plaisanterie, et puis au fur et à mesure de vos joutes verbales elle s’était muée en quelque chose de tout à fait sérieux. Kaëlistravaë d’entre vous deux était la sensible. C’était elle la plus à même d’entretenir un rapport affectif avec la population sans non plus se sentir forcée à un investissement émotionnel plus profond qu’approprié. Bref, Kaëlistravaë était plus douée que toi pour tout ce qu’il s’agissait de devoir social, et pour cela, tu lui avais confié la jeunesse Lëandrine.
Ta présence à toi en Ardamir plutôt qu’aux côtés de ta dulcinée était en retour sa demande à elle. Ce serait la première Cérémonie du Choix qu’elle manquerait, et elle ne s’en sentait pas la force, alors quitte à ne pas être présente en esprit, elle t’a envoyé pour pouvoir l’être en esprit. Il t’avait été confié d’observer, de retenir, de te souvenir pour ensuite décrire et raconter. La majorité des jeunes gens que tu as vu passer sous l’arche, et entendu prononcer leur appartenance à la lignée de leur choix, ton aimée en avait soit prédit la décision, soit conté les hésitations, alors chaque fois que tu avais pu constater sa perspicacité, tu avais souri un peu plus largement.

D’entre tous c’est l’un de ceux dont elle ne t’avait pas parlé cependant qui avait le plus attiré ton attention. D’apparence plus âgé que ses camarades, et la prosodie marquée par un accent que tu reconnaissais comme venant de loin au Sud-Ouest de vos territoires. Tu t’en étais trouvé interloqué, et ce n’est que force d’auto-conviction et de dévotion à la tâche confiée par ton épouse que tu n’avais pas simplement quitté les racines à sa suite après qu’il ait quitté les lieux. Il n’en restait plus beaucoup à passer. Avec un peu de chance il ne serait pas parti bien loin. Tu aurais l’occasion de satisfaire à ta curiosité un peu plus tard.

Les cris de joie des Ardamiris et le regain d’ardeur des musiciens marquaient la fin de l’événement principal et le début des festivités. Le début des festivités marquait quant à lui le retour de ta liberté de déplacement… à condition que la foule t’y autorise. Les rapides salutations que tu offrais au fur et à mesure de ta progression étaient autant d’occasion de jouer des coudes et de fendre la marée elfique, jusqu’à ce qu’enfin tu finisses par t’en extirper. Une fois libéré de la barrière de tes congénères, tu t’es élancé à grandes enjambées dans la direction approximative empruntée par le nouvel Aen’Tyril. Ce fut donc avec une satisfaction pleine en entière que tu le retrouvas non loin des lieux, quelque part esseulé dans un creux de l’entrelacs d’énormes arabesques qu’étaient les racines d’Ardamir.

- Tu n’es pas parmi nous depuis bien longtemps je me trompe ? tu souris à l’inconnu Que le nouvel Aen’Tyril soit le bienvenu parmi nous.

Pour une idée +/- de la tenue d'Artiön:

Il était comme un animal traumatisé encore confus face à l’affection que lui portait son nouveau maître. Reconnaissant, mais méfiant. Désireux de s’ouvrir sans y parvenir. Pour autant tu ne t’en fais pas, l’aisance viendrait avec le temps. Quand il aurait repris le rythme naturel de sa race – et donc le sien – et une fois que son élocution ne serait plus contrainte par l’attention que tu le vois porter à chaque mot… ce serait libérateur.

- Crois-moi tu t’autorises un éclat de rire à l’heure qu’il est, ils sont certainement trop occupés à faire la fête pour t’en vouloir ! Une fois qu’ils auront terminé de s’amuser par contre… ton visage s’assombrit un instant, avant de brusquement s’illuminer à nouveau Mais non ! Je plaisante, ne t’en fais pas. Le Choix est un jour décisif dans la vie d’un elfe, tu ne serais pas le premier à te sentir dépassé par les événements. tu te rapproches de lui pour offrir une poigne ferme à son bras Mais au moins ça veut dire que tu prends la chose à cœur, et on ne t’en demande pas plus.

L’histoire t’a bien appris ce que ce pouvait être que de devoir subir les envies et les humeurs du peuple humain lorsqu’ils n’étaient pas en position de force. Que ce soit du temps des vieilles guerres ou de la bien courtement vécue Alliance de Lumière, les Arïn avaient le don d’oublier que le monde n’était pas simplement outil à servir leurs désirs… alors tu ne peux qu’imaginer ce que le pauvre homme qui te fait face aura bien pu subir, en tant qu’immortel parmi les éphémères.

- Artiön. tu confies, ta main libre venant frapper ta poitrine Et toi ? Quel prénom est-ce que les archives de ta lignée ont accueilli aujourd’hui ?

Tu souris plus large que de raison lorsqu’il te répond, bien trop heureux d’entendre que malgré les circonstances, il se soit identifié à un patronyme aux consonances sylvaines plutôt qu’à un nom Péninsulaire. C’est qu’il y avait déjà beaucoup de bagage juste dans un prénom… Il suffit de voir ce que le tien a fait de toi.
Tu fais un pas encore vers le jeune homme, et la main contre son bras glisse dans son dos jusqu’à attraper son autre épaule. Dans l’une de ces fermes invitations dont tu as le secret, tu l’appelles à poser l’œil sur les festivités, sur les musiciens qui s’emportent, sur les jeunes gens tombant dans les bras de leurs familles comme sur ceux qui profitaient simplement d’une occasion de plus de s’amuser un peu. Et s’il est une chose que l’on pouvait dire des Ardamiris, c’est qu’ils savaient les saisir ces occasions. Tout prétexte était bon pour que les instruments sonnent, que les voix chantent, que les pieds dansent et qu’un apparent joyeux chaos prenne possession de larges parts de la Cité… seulement, il suffisait d’observer d’un peu plus près pour en démêler les nœuds.

La facture des costumes que portaient les danseurs était vite devenue reconnaissable.
De même pour celle des instruments des musiciens.
Les finitions du bijou de l’un ressemblaient étrangement à celles de l’autre.
Et non-loin des artistes, ces deux visages observateurs étaient toujours les mêmes.

Un à un se dévoilaient à travers soit leurs gestes, soit les remarques échappées au gré d’une conversation, soit leurs créations, les rôles qu’avaient choisi chacun des Citoyens de la Dame aux Mille Voix. Et ce serait bientôt son tour à lui d’entrer dans la danse. Tu le serres légèrement contre toi, comme pour le rassurer d’avance, mais la question tu la lui présentes malgré tout avec tout le naturel du monde.

- Tu as déjà réfléchi à ta place dans ce joyeux bazar ?

Un militaire ? Je songeai, alors que sa poigne forte et certains de ses gestes me rappelaient les nombreux maîtres d’armes que j’avais vu défiler pour m’apprendre à me battre. Contrairement à eux qui ne me voyaient que comme un objet, lui dégageait une certaine tranquillité, il rassurait et s’intéressait. Que cet intérêt soit complètement innocent ou non ne changeait rien finalement, et je l’appréciai vraiment. Sa tentative d’humour m’arracha même un petit sourire. Un roi qui devait avoir beaucoup à faire m’offrait une discussion légère qui faisait tant de bien. Il représentait en ce moment la bienveillance que Raemben m’avait promis.

« Je m’appelle Eraïos. » Je ne pouvais pas raisonnablement lui dire qu’un humain m’avait donné ce prénom et le tus, alors que la réponse timide semblait le satisfaire. J’osai rajouter un peu de contexte à ma présence ici, alors qu’il parlait. « Je ne sais pas si ma lignée a laissé des traces dans quelque archive que ce soit, ici ou dans une autre cité. » Il y avait autant de regret que d’espoir dans cette réponse, peut-être qu’il pouvait m’aider, ou en tout cas me rediriger vers ceux qui le pouvaient ? Je n’osai par contre pas aller plus loin, et ne demanda rien de lui. Pensais-je encore que je devais me suffire à moi-même ? Peut-être.

Avec cette force qui semblait le caractériser et une certaine douceur il me fit pivoter légèrement vers la foule que j’avais traversé par deux fois sans jamais vraiment l’observer. Elle était un peu moins effrayante, et je l’affirmais avec ce recul qui était nôtre mais aussi avec cette main qui agrippait mon épaule. Il y avait une certaine insouciance sur presque tous les visages, il y avait la fierté de ceux attendaient que leurs protégés prennent finalement leur envol, il y avait la joie inhérente à la fête. Artiön avait raison, aucun d’entre eux ne s’était probablement rendu compte de ma disparition.  Mais c’était vaguement angoissant quand même, je devais m’inclure dans un monde qui avait toutes les raisons de ne même pas se rendre compte de ma présence ou de mon absence. J’avais envie d’essayer, mais je me sentais beaucoup mieux ici, en retrait.

« Je ne sais pas, un univers de possibilité s’offre à moi et je ne suis pas sûr d’assumer ce que j’ai été, il va me falloir du temps. » Je répondis, songeur. Du temps, pour un elfe, ça ne devait pas poser plus de problèmes que ça. Cette liberté nouvellement acquise restait cependant un poids sur mes frêles épaules. Je concevais à peine le concept d’une société qui me demandait ce que je voulais faire pour lui être utile, et cette question était une horrible nouveauté qui me torturait à chaque fois que je me la posais. Que pouvais-je apporter d’autre que mon savoir faire effrayant à ôter la vie de personnes sans défense ?

- Crois-moi, même s’il leur faut remonter jusqu’aux fondations des Cités, si le passé des tiens t’intéresse, il n’y a pas une lignée Taledhelle qui soit inconnue des Archivistes. ta main se lève un instant, hésitant à venir se poser sur sa tête… puis abandonne l’idée pour retrouver son épaule Qui sait, avec un peu de chances peut-être leur histoire fera naître une vocation chez toi.

Pour autant que votre culture vous veulent entièrement libres de vos Choix, en pratique, ils restaient extrêmement conditionnés par votre environnement de naissance, et le nom que portaient vos parents, ou certains de vos proches, était une grande part de ce conditionnement. Chez les descendants de vieilles lignées, en faire perdurer l’héritage était un honneur tel qu’ils étaient rares ceux qui s’en détachaient. Même chez les familles plus jeunes, les enfants baignaient durant leurs premières années tellement dans les passions de leurs parents qu’ils finissaient souvent par les adopter, et par les perpétuer. Restait maintenant à savoir si le nouveau-venu serait de ceux-là, ou au contraire de ceux qui donnaient tout son sens au Choix.

- Si je peux me permettre de te donner un conseil, tu souris en sa direction réfléchis à ce que tu aimes plutôt qu’à ce que tu sais déjà faire. Tu auras tout le temps d’apprendre après tout.

Ton sourire se teinte rapidement de mélancolie cependant, alors que l’écho de ses derniers mots se rappelle à tes pensées. Qu’il finisse par se réconcilier avec lui-même, tu ne peux que l’espérer. Comment pourrais-tu véritablement l’aider après tout ? Tu ne sais rien de ce qu’il a vécu chez les Arïn. Tu ne sais rien de ce qui lui a été infligé, sinon qu’il a dû côtoyer la mort dans des conditions bien plus tragiques que toi… du moins, ç’aurait été à condition qu’il ait eu l’occasion de forger de quelconques liens d’affection.

- Vois la date d’aujourd’hui comme un nouveau départ. Tu viens de choisir un nom ! C’est qui tu veux être l’important, pas qui tu as été. tes yeux se perdent un instant dans le vide Crois-moi, tu n’as pas la moindre idée d’où reviennent certains d’entre nous. tu ris presque jaune Tu es encore jeune, et tu me parais être un bon gars. Alors si ça peut t’aider à l’assumer, qui que tu aies pu être, saches qu’au moment où il t’a accueilli, ton peuple te l’a pardonné.

Après avoir pardonné l’Archimage Eldéen à l’origine de tant de destruction, de morts et de peines, à qui pouviez-vous le refuser après tout, votre pardon ?

La lueur d’espoir l’avait emporté sur le regret. Le roi des Taledhels me confirmait avec tant d’assurance que tous ceux qui avaient vécu sous ces arbres avaient laissé une trace quelque part, et que je pouvais sûrement vérifier. « Bien sûr qu’il m’intéresse ! » Je lui dis, emporté par cet espoir soudain. Il y avait toujours une part de doute sur cette réponse, mais mon peu d’expérience me rapportait qu’il valait mieux savoir que de rester dans l’ignorance. Et même si le savoir faisait mal et que l’ignorance protégeait, on ne pouvait pas réajuster le cap dans l’un des deux cas. Je ne savais juste pas pourquoi je voulais savoir, et je ne pensais pas que ça ait à voir avec une quelconque vocation.

Et le conseil qui suivit collait probablement plus, je ne me laisserais pas guider par une vocation imposée par mon passé ou autre chose, cela ressemblait beaucoup trop à ma condition d’esclave. Je pensai avec une sorte de soulagement qu’Eiva avait eu une partie de ce temps. Sa blessure lui avait valu que plus personne n’ait d’attentes d’elle, une bénédiction. Et je me retrouvais confronté à la même, j’avais le choix. « Vous avez raison… le temps… j’en ai une perception un peu différente. » Il ne savait probablement rien de mon histoire, mais je n’avais pas envie de m’éterniser dessus mais je ne pouvais pas non plus le laisser sans contexte, comme si quelque chose en moi voulait en parler à quelqu’un qui n’était pas Raemben. « Là d’où je vie… non, là où j’étais, ils se précipitaient tous sur un seul art qu’ils ne lâchaient plus, ils n’avaient pas ce temps. »

J’avais envie d’entendre ces histoires, de connaître ces elfes dont il parlait, pour comprendre comment ils avaient pu changer à ce point d’univers. Comprendre s’ils avaient été capable d’oublier leur monde. Et le plus fou, c’était que dans cette courte présence en Anaëh, j’avais déjà croisé peut-être le plus exceptionnel d’entre eux, et je n’en avais pas le moindre soupçon. Cette promesse de pardon, elle, je ne l’ignorais plus, et elle venait de la personne qui pouvait y mettre le plus de poids. Plus encore que ces jeunes elfes qui avaient essayé de me parler, que ces festivités, que le deuil de mes parents enfin consommé… Plus que cette main sur mon épaule dont je ne compris la portée que maintenant, alors qu’un large sourire vint naître sur mon visage. « Merci, c’est vraiment important pour moi, j’ai encore un peu l’impression d’être dans un rêve, j’ai besoin… peut-être trop… d’être rassuré, probablement. »

Une perception différente du temps… complètement distordue par les contrées dans lesquelles il avait passé la majeure partie de sa vie. Il était jeune, à peine plus âgé en réalité que ceux faisant leur Choix selon la tradition, et pourtant, son Souffle paraissait tellement plus ancien que le leur. Tellement plus fatigué. Son Souffle paraissait beaucoup plus ancien que le leur, et pourtant par quelque paradoxe, Eraïos te semblait en même temps beaucoup moins adulte qu’eux. Il avait reçu trop peu l’occasion de penser probablement, trop peu l’occasion d’apprendre, de s’épanouir, et donc de grandir. Certains Souffles sont marqués par le temps qui passent sans pourtant trouver l’occasion d’y trouver leur compte. Le sien devait être de ceux-là.

- Tu sais, même avec autant de temps chez nous non plus les gens ne lâchent pas facilement l’art qu’ils se sont choisis. tu ris En vérité, il y a tellement de subtilités dans même les plus triviales des activités qu’une fois lancés, il est rare que nos jeunes aient le temps de se désintéresser. Et puis à force d’explorer leur occupation première ils finiront parfois par glisser vers quelque chose de plus large, et la boucle recommence.

Tu te le permets cette fois. Ta grande paluche quitte son épaule pour se poser sur le haut de son crâne et gentiment l’écheveler. Le geste attire son attention, et en retour tu lui souris, le plus naturellement du monde, remettant au même moment un peu d’ordre dans sa tignasse avant de poser tes deux mains contre tes hanches. Il n’y finalement plus maintenant de contact entre vous que ta présence proche dans son dos, et vos yeux se cherchant encore alors que ton langage corporel laisse à penser que tu n’as pas terminé de parler.

- Et s’il te plaît, tu penches la tête d’un air entendu ne te reproche jamais un besoin de réconfort. Être capable de reconnaître avoir besoin d’aide est une qualité… tu lèves un sourcil pour peu que l’on accepte l’aide qui nous est apporté.

Tes yeux se relèvent vers des festivités dont le chaos organisé commence à prendre une forme un peu plus distincte. Les familles des Nouveaux-Nommés se sont pour la majorité rassemblées, les intervenants extérieurs se sont plus ou moins rassemblés selon leurs corps d’activité, les ponts entre les différents groupuscules s’en étant presque matérialisé.
Ta paume se pose dans le dos de ton jeune camarade, l’invitant délicatement à retourner au bain de foule.

- Tu es sûr qu’il n’y a personne là-bas à qui tu aimerais parler ? Je connais pas mal de monde, je pourrais t’accompagner pour faire les présentations si tu veux.

Je n’étais toujours pas certain qu’il ait véritablement conscience de toutes ces différences qu’il y avait entre les deux sociétés, mais ça n’avait pas d’importance. Et en l’occurrence, j’étais celui habitué à des vies si courtes qui demandait aujourd’hui toujours plus de temps pour prendre mes décisions. Et comme pour confirmer que je n’étais probablement qu’un enfant à ses yeux, sa grande main se posa sur ma tête. Je ne me vexai pas, alors que ses mots rassurants résonnaient de façon très particulière en moi. Je n’avais pas toujours cherché aussi clairement du soutien, mais ça avait toujours fait partie de moi, alors que j’avais même réussi à trouver un visage d’espoir dans un monde qui semblait ne pas comprendre ce mot. L’entendre le reconnaître comme une force

Je résistai légèrement à cette main qui s’était posée dans mon dos comme pour me lancer. Je ne voulais pas donner de faux espoir à Artiön. « Ce n’est que le premier pas que je fais aujourd’hui, je n’ai pas envie d’aller trop vite. » Je lui dis en guise d’excuse. « J’ai passé tellement de temps à me préparer au Choix que j’en ai délaissé tout le reste. Je ne veux pas qu’une rencontre précipitée aujourd’hui influence tout le reste. Je veux que ça vienne de moi. » Je ne veux pas me séparer de tout ce que j’ai subi pour faire ce choix, je faillis rajouter, avant de me raviser. Soit à cause du message envoyé, soit parce que je ne l’assumais pas vraiment. Ce n’étaient certainement pas des visages souriants et des paroles positives seules qui allaient me faire oublier le reste de ma vie.

« Je ne veux pas vous décevoir, même si je l’ai peut-être déjà fait, je suis déjà là à m’opposer à votre conseil d’accepter les mains qu’on me tend. Mais c’est trop, trop vite. » Et on attend trop de moi. Je parvins à ne pas m’enfuir, mais par mon attitude, je rendais probablement clair à mon roi que j’étais trop têtu pour changer d’avis. Et comme en réaction à cette privation de liberté, plus on me poussait moins le résultat attendu était proche, Raemben l’avait déjà appris. Je restai peut-être un peu trop silencieux à mon goût mais je craignais légèrement sa réaction, plus par réflexe que par conviction qu’il m’en voudrait.

Sa réaction était prévisible, mais pour autant tu n’en fus pas moins surpris. Tu imaginais rencontrer une certaine résistance, après tout, la vie en Anaëh lui était encore toute nouvelle, les personnages clef d’Ardamir lui étaient encore inconnus, la société dans laquelle il continuerait sa vie, il n’en avait pour l’instant probablement qu’intellectualisé les codes. Avoir fait son Choix était déjà un grand pas. C’était un pas tout à fait naturel pour les jeunes adultes natifs de la forêt, alors à ceux-là on pouvait leur demander de voir plus loin, ceux-là souvent ils avaient déjà vu plus loin, la Cérémonie n’étant jamais qu’une étape vers ce qui venait après.

Pour lui la Cérémonie était le but.

Et le reste était un pas qu’il ne se sentait pas encore prêt à franchir. Mais tu ne lui demandais pas de le franchir. Pas encore. Ta main retrouve ta hanche, et tu poses un regard complice sur le jeune homme. C’est vrai que ton insistance avait pu faire passer ces présentations pour une contrainte, et tout le discours qui les précédait n’aidait pas à y voir autre chose qu’une corvée… mais c’était aussi l’occasion simplement d’apprendre à connaître les gens qu’il côtoierait.

- Tes rencontres n’ont pas à précipiter quoi que ce soit, tu désignes de ta paume les festivités ayant lieu plus loin c’est juste qu’aujourd’hui est le jour idéal pour apprendre à connaître et être connu des gens avec qui tu partageras ton quotidien. tu soulèves un sourcil, le coin gauche des lèvres relevé Tu ne comptes pas vivre en ermite en plein milieu de la ville tout de même !

Ce serait dommage, après toutes ces longues années de solitude chez un peuple étranger, qu’il finisse par s’ostraciser alors qu’aujourd’hui les siens sont à portée de main. Vous les elfes, vous n’êtes pas faits pour la solitude. Pas même les plus taciturnes d’entre vous. Seulement le plus taciturnes d’entre vous s’introduisaient plus timidement à leur entourage, et si certains d’entre eux prenaient plaisir à être poussés et accompagnés au-devant de leurs pairs, il semblerait qu’Eraïos ne soit pas de ceux-là.

- Et puis, là il n’est pas question de moi. Je veux juste être sûr que tu ne sois pas déçu de cette journée. ton regard quitte la foule pour revenir entièrement au jeune elfe Si tu changes d’avis, ou si tu veux juste quelqu’un pour discuter je suis là. tu penches légèrement la tête sur le côté Et si tu veux un moment pour respirer tu n’as qu’à me le dire. De toute façon tu lèves une main à hauteur du dessus de ton crâne si jamais tu me cherches, je ne devrais pas être bien difficile à trouver.

Tu ris doucement, attendant de savoir quelle serait sa réponse cette fois. Et pour tout dire, tu espérais qu’il choisisse simplement de continuer de converser. On s’en est plaint aussi souvent que l’on en a été comblé : tu n’es jamais contre une discussion.

« Je ne peux déjà plus être déçu de cette journée. » Je le pensais sincèrement, j’avais déjà réussi à ne pas fuir mes responsabilités, et sans même qu’on ne me force, j’avais finalement effectué ce choix que j’avais redouté si longtemps. Si je n’avais pas envie d’aller voir ces elfes qui risquaient de m’influencer, je ne pouvais pas non plus dire que je voulais m’enfuir comme ça, à la fois pour l’image que je pouvais renvoyer à mon roi, et à la fois pour celle que je me renvoyais à moi-même. Ce qui rendait ma réponse assez simple à formuler, finalement. « Si je n’empiète sur aucun de vos devoirs, j’accepte bien volontiers votre offre. Est-ce qu’on peut vraiment me considérer comme un ermite si je discute avec mon roi que je ne connais que depuis quelques minutes ? » Je levai un regard vers le sien.

« Aujourd’hui, j’ai fait la paix avec tout ce qu’il m’est arrivé. J’ai aussi mentionné beaucoup de choses à moitié, je peux satisfaire votre curiosité sur les raisons de mon éloignement de mon peuple, sur ma vie parmi les humains ou mon retour et mes quelques mois passés ici. » Je me rendais compte petit à petit que beaucoup de ces choses ne m’étaient connues que grâce à Hecil, et vu la réaction de Raemben lorsque je lui avais tout expliqué, je ne devais probablement pas parler de lui à notre roi. Sans précipitation j’ouvrais un peu le champ des possibles avec quelques autres mots bien choisis. « Je sais que cette soirée est plutôt celle de ceux qui font leur choix, mais je suis ici depuis assez peu longtemps qu’une grande majorité de sujets concernant les miens et ces arbres me soit inconnue, je pense que ça m’intéresserait d’en savoir plus. »

Je levai la tête vers le gigantesque palais qui nous surplombait, me rappelant de cette discussion que je n’avais pas cherché à reproduire. « En parlant de ces arbres, j’ai eu un premier contact très brusque avec l’Anaëh, et avec le Palais de Chêne. C’est quelque chose dont je suis particulièrement heureux, que mon absence ne m’ait pas ôté ce lien ténu. » C’était acté, il y avait trop de choses dont je voulais parler, et je n’irais certainement pas voir les autres elfes qui s’étaient rassemblés ce soir. En jetant un regard vers la foule je remarquai seulement un Raemben radieux.

- Si je n’empiète sur aucun de vos devoirs, j’accepte bien volontiers votre offre. Est-ce qu’on peut vraiment me considérer comme un ermite si je discute avec mon roi que je ne connais que depuis quelques minutes ?

- Touché !

Tu souris, cherchant du coin de l’œil un creux parmi les racines au sein duquel vous pourriez prendre place assise, que cette entrevue soit plus confortable pour vous deux. Tes pupilles ne quitte pour autant jamais totalement le jeune elfe, même quand lentement, tu commences à te diriger vers une alcôve naturelle, l’invitant par la même occasion à te suivre.
Certainement n’attendait-il que de voir poindre la perspective d’une place assise, parce qu’à peine en route vers la banquette végétale, la langue lui sembla soudainement déliée. Moins timide, moins forcée, force de proposition plutôt que de réaction. À vrai dire, tu ne te serais pas attendu le moins du monde à ce qu’il soit prêt à si vite s’épancher sur sa vie d’antan. D’ailleurs, s’il avait fallu parier, tu l’aurais certainement vu se trouver un ersatz de place au sein de la société Ardamirie avant d’accepter de partager l’histoire de celle qu’il avait occupée chez les hommes.

Tu t’assieds, l’air affable, couvant du regard celui qui semblait s’être soudainement transformé en l’enfant qu’il n’avait jamais pu être. Tu suivais ses yeux, t’amusant à essayer d’en comprendre la vision. D’abord vers le Palais, avec lequel il disait être heureux d’être toujours lié. Ensuite vers la foule. Vers un elfe en particulier dans la foule. Un Guide de Kÿria. Probablement son tuteur. Au moins pouvait-on confirmer à l’expression de l’élève face à son précepteur en joie, qu’en plus de partager cette précieuse relation d’instruction, ils avaient développé l’un pour l’autre une certaine affection. S’ils savait la nostalgie qu’un geste si banal pouvait éveiller chez toi… après tout, ton premier maître en magie n’avait été autre qu’un prêtre de Kÿria.

- Je serais ravi de te parler un peu de notre chez nous tu lèves pompeusement les sourcils J’en serais même honoré, si je ne m’abuse. tu glousses doucement, retrouvant une expression plus naturelle Mais j’avoue que tu as piqué ma curiosité. tu te saisis de ton menton À quoi ressemblait ta vie chez les humains ? C’était vraiment si terrible que ça ? tu rajoutes, perplexe Enfin, je sais qu’ils sont capables de choses terribles, mais j’aurais cru qu’en ayant vécu la plus grande part de ta vie chez eux leurs… leurs lubies disons, te paraissent plus triviales.

Les Péninsulaires étaient-ils à ce point pourrie que la vie chez eux paraisse inacceptable même selon leurs standards ?

La mort. La vie chez les humains ressemblait à la mort. Celles que je provoquais, celles que le temps provoquait, celles que les maladies provoquaient. Et je ne me rendais compte que maintenant que si je ne tenais plus aucune arme dans mes mains, aucune de ces morts n’était possible dans ce monde que je venais d’intégrer. Mais je ne pouvais pas lui lancer tout ça à la figure… Ou peut-être que si ? « Comparez la longévité des elfes à celle des humains et vous aurez une partie de la réponse. » Un sourire triste ponctua cette déclaration. « C’était ça le pire, pas d’être leur trophée, pas ce qu’ils demandaient de moi… c’était la mort. J’ai dû cohabiter plus de cent cinquante ans avec une seule famille, à les voir naître, grandir puis disparaître les uns après les autres, alors que je restais figé dans le temps. » Et je ne pouvais pas penser à quelqu’un d’autre qu’Eiva quand je prononçais ces mots.

« Ils n’étaient pas tous mauvais. Le plus mauvais a acheté un petit elfe aux marchés d’esclaves de Thaar pour faire beau, les autres n’ont qu’essayé de respecter sa mémoire, de voir un investissement aller à son terme, et ils étaient trop pressés pour considérer le mal qu’ils faisaient à l’objet que j’étais à leurs yeux. » C’était étrange, je ressentais le besoin de nuancer ces mots, comme si j’avais encore un peu de… loyauté ? « Mais si je suis là aujourd’hui, ce n’est pas par moi-même. Deux d’entre eux ont préféré aller contre les intérêts de leur famille pour moi, ou pour leur conscience, mais ça n’a pas d’importance. C’est peut-être étonnant de l’extérieur, mais je ne leur en veux pas. » Eiva était certainement le cœur de mon esprit et son souvenir guidait certainement mes mots, alors il fut naturel de la mentionner vraiment, même si je ne la nommai pas. « Je n’ai pas eu le temps d’avoir une sœur de mon sang et de ma race, mais j’en ai eu une véritable, et elle a terminé sa vie quelque part là-bas. » C’était étrange comment avoir fait le deuil de mes parents me ramenait à elle, comme si c’était la dernière personne importante dont je n’avais pas fait le deuil.

« Sinon, j’ai été élevé comme ils élèveraient un enfant un peu idiot à l’art du combat. Je pourrais aller plus dans les détails mais je pense que vous ne m’en voudrez pas de ne pas le faire. » Je restai trop pensif pour pouvoir enchaîner sur une autre question et je me mis à regarder dans le vide, devant moi. La discussion était voulue dans les deux sens, mais encore une fois, elle finissait dirigée sur moi. C’était de ma faute, mais c’était frustrant.

- Je vois.

Tu seras le premier à le reconnaître, l’allocution est un gage de ton attention plus que d’une profonde et réelle empathie. De son expérience, la culpabilité du survivant était ce que tu connaissais de plus proche. Tu te retrouvais face au Magistère du Firmament à nouveau, à un être ayant traversé des générations de ceux qui lui servaient de semblables. Au moins, contrairement à celui de Nakor, le corps et le Souffle d’Eraïos étaient bâtis pour l’éternité… et des morts et des naissances, il en avaient connu beaucoup moins. Un elfe adulte quatre fois le cadet d’un humain, si tu ne devais pas un peu de sérieux à Eraïos, la situation en serait presque risible.

- Et bien ! tu t’autorises un rire contenu S’il on m’avait dit qu’un jours l’univers s’acharnerait autant à me rappeler que les humains peuvent être des individus décents.

Y croyais-tu pour autant ? Bien sûr. Aucune race, pas même les Drows et leur héritage de sanglante rage, n’était faite que de monstres, de menteurs et d’escrocs. Aucun individu d’ailleurs, ou du moins presque, n’était pourri jusqu’à la moelle. Sans cela, trop de civilisations se seraient effondrées, faute de capacité d’agir pour un « bien » commun. Seulement pour autant, tu as du mal à ne pas hausser les sourcils à la mention des quelques bonnes âmes résident parmi les Arïn, parce qu’elles ne sont à tes yeux que des lumières éphémères et faibles, perdues dans l’océan de ténèbres qu’est leur propre peuple. Ainsi sont-ils faits, individuellement trop fragiles dans le temps pour que le collectif ne le soit pas lui aussi. Trop fragiles dans le temps pour comprendre l’importance de l’avant, et plus fondamental encore, la fragilité de l’après.
Difficile pour toi, en tant que Roi et ancien Mainyth, de voir les Arïn en tant que collection d’individus plutôt qu’en tant que peuple, parce que ce n’est jamais qu’ainsi que tu avais eu affaire à eux. Ce n’est jamais qu’ainsi qu’ils s’étaient présentés dans l’histoire de ton lieu de naissance. Une masse grouillante de vie, et d’une rage de vie nourrie au détriment de tout ce qui les entourait.

- Je n’en veux pas au peuple humain non plus, mais je t’avouerai que j’ai de mon côté beaucoup de mal à me défaire de mes réticences à leur égard. tu hausses les épaules J’en ai récemment rencontré un d’ailleurs qui malgré son côté… irrévérencieux ? pénible ? mielleux à en rendre diabétique un elfe excentrique, est tout ce qu’il y a de mieux intentionné. Seulement tu comprendras qu’en tant que Roi responsable de mon peuple et de nos rapports avec les autres peuples je me vois parfois forcé de me résoudre à considérer de tristes généralités.
D’ailleurs en t’ayant élevé comme un idiot ils n’arrangent pas leur cas ! tu ris Parce que pour quelqu’un n’ayant vécu que quelques années chez nous, et ayant avant ça traité comme un trophée, je te trouve plutôt articulé.

Tu frappes amicalement une large paume dans son dos, avant de lui chiffonner à nouveau la crinière, et une moue taquine au visage, lui offrir un lent massage du crâne.

- J’imagine qu’ils aurait eu bien du mal à t’enseigner correctement quoi que ce soit de fondamentalement intellectuel même s’ils avaient essayé tu soupires Tu as dû le remarquer en arrivant, nos méthodes d’instruction ont un rythme tout particulier. C’est qu’en comparaison aux autres races, nous nous construisons lentement. Ce qui finalement se ressent sur la manière d’apprendre de nos enfants, et par voie de conséquence, de nous en tant qu’adultes. C’est d’ailleurs l’une des choses qui rend parfois notre communication – quand il y en a – avec les autres races difficiles. La majorité d’entre nous ont plus de mal qu’eux à acquérir cette intelligence « de l’instant » et en retour, les autres peuples ont beaucoup de mal à minutieusement dérouler les implications d’un savoir et à bâtir des ponts d’un domaine à un autre comme nous le faisons. ton regard se pose de manière presque intrusivement paternelle sur le jeune elfe Tu n’as jamais, durant ta jeunesse au sein des Terres Mortelles, été comme frustré de ne pas être amené plus loin après que l’on t’ait apporté un savoir ?

Eraïos ne représentait qu’une personne, loin de pouvoir à lui seul servir d’échantillon représentatif, mais à l’instant, tu te poses sérieusement la question de savoir si cette forme de curiosité, si ce fonctionnement de votre psyché était inhérent à votre race, ou simplement le produit des attentes et des apports du cadre « optimal » d’enseignement que vous aviez construit au fil des Cycles.

Ses mots m’attristèrent un peu. La différence entre nous deux était évidente, et une telle rencontre n’aurait peut-être jamais pu avoir lieu sans ces circonstances assez uniques, mais il s’ouvrait un petit peu sur les véritables conséquences de son rôle. Je pouvais me permettre de prendre mon temps, et la discussion avait énormément porté sur ce sujet, mais lui non. Lui devait juger plus vite que je n’aurais probablement jamais à le faire, et, peut-être le plus terrible, il devait même agir sur ces jugements. Je m’en voulais forcément un peu d’avoir ajouté du sel sur la plaie laissée par les hommes, mais au moins, je me sentais libéré d’un certain poids que j’avais gardé avec moi tout ce temps, et le roi des Taledhels semblait avoir des épaules assez larges pour que je me repose dessus, plus larges en tout cas que celles de Raemben ou d’Hecil. Il n’en restait qu’un seul finalement, et je m’attendais à le garder toute ma vie.

Je ne réagis pas avec autre chose qu’un sourire à ses prochains gestes qui auraient pu être considérés comme infantilisants par beaucoup. En plus du côté rassurant qu’ils avaient, ils ne venaient pas de nulle part et n’étaient pas une façon de me rabaisser, plutôt le contraire. Je buvais ses paroles sans forcément être convaincu par toutes mais je ne pouvais faire autre chose que l’écouter, au moins pour le comprendre encore un peu plus. Ou en tout cas jusqu’à sa dernière question qui me laissa perplexe quelques instants. Je n’avais nulle part où me tourner pour aller plus loin à cette époque là. A aucun moment je n’avais voulu me heurter à un quelconque mur, et à la fois l’existence et l’évidence de ce mur avaient tué dans l’œuf toute tentative avant qu’aucune frustration n’apparaisse. « On ne m’a appris que le savoir dont j’avais besoin pour fonctionner dans le rôle qu’ils m’avaient attribué, je n’ai pas eu conscience que plus loin existait, et les rares fois où j’aurais pu essayer d’aller plus loin, ça ne m’était pas utile. »

De là, je savais que je ne voulais pas aller plus loin dans la discussion sur mon passé, il ne comprendrait sûrement pas la moitié, on parlait tout de même de plus d’une centaine d’années dans un monde vastement différent de celui là. Je lui signifiai en lui posant une question sur le monde que j’avais rejoint, puis une autre, assouvissant une grande curiosité le plus que je le pouvais. Ses réponses étaient très loin de celles de Raemben, mais pas forcément meilleures, juste différentes. La discussion dura longtemps alors que je ne fis aucun effort pour revenir vers les festivités et elle ne se termina qu’après une abdication de ma part. Il y avait tellement de choses qu’à un moment je préférai simplement prendre congé chaleureusement et organiser une retraite vers Raemben qui n’avait pas bougé et qui jetait régulièrement des regards dans ma direction.

Il n’était venu que pour moi et lorsque je lui signifiai que j’avais fait le tour de ce que je voulais faire ici il ne posa pas de questions.