Tant qu'y a à boire, y a d'l'espoir ! Libre

4ème ennéade de Favrius de l'an 16:XI
Dans l'auberge du Cheval Manchot

"Halte la, grand seigneur
Y a qu'd'la douleur
Dans vos valeurs
Viens donc oublier
C'plus bien plus simple
Et d's'enjailler
Pis des marrons
T'en fait donc po'
Y'en aura plein
Pour toi et mo' !"

C'est ainsi que s'improvisent des vers, personne ne sait trop comment, tandis que cela trinquent et que cela s'égosillent, en bonne soirée au "Cheval Manchot". Les rues alentours sont aussi vivace, il n'y en aura pas pour se plaindre, ni parmi les gueux qui trainaillent ou les lords qui se pressent, l'oeil tantôt nerveux tantôt vit d'intérêt. Nul questionnement de la sorte parmi les joyeux lurons buvant au chaud, dans la douce lueur des lampes. Des voix retentissent, des histoires s'entament, et parfois les bouches se ferment et les oreilles s'ouvrent. L'ordre pour le faire n'est plus bien clair, alors il faut s'y reprendre à plusieurs fois, vociférer pour obtenir l'attention de l'assistance, puis la couvrir de mots doux pour trouver oreilles à ses plaintes de simples des rues.

Et donc... Roh le bossu ! Comment qu'il dit ? Parfois j'me d'mande... Tiens, m'en reste un fond. C'pas mal bonne dis-donc... Où qu'il en est ? Ah, le navet... Quel navet ? Ah, la boniche à sa Gertrude ! Depuis quand il en a une ? Bien sûr, au détour de la rue Martel, bien sûr, quel benêt je fais... Et il l'a troussée ? Ah, non ! Elle l'a détroussé. Le pauv' vieux, et le v'la l'gossier sec !

Dans la belle bande de ripailleurs, pêcheurs, paysans, artisans et truands de bonne humeur, il y a cette p'tite géante qui distrait le regard. Toute grise, la crinière noire, l’œil tout autant mais rieur, la chemise baillant sur une poitrine d'enclume, et le poing, le poing ! Brandit d'enthousiasme, alors qu'elle étreint son voisin - Bastien ? Baston ? Barbon ? Barbe ! Ha voilà, Barbe ! Et il en a une belle ! - d'un bras et lève haut sa choppe de l'autre, saluant le récit d'une larme bien versée et d'un éclat encourageant.

"Elle est bien belle ton histoire, m'tit vieux ! Dis-donc, t'en aurais pas d'aut' des fois ?
- Et donc l'respect, Mleshka, tu t'en rappelles ?
- Pour sûr, j'me suis torchée avec avant d'le tendre à ta mère qui t'sortait d'ses cuisses !
- Ah, c'tait toi c'te putain d'odeur ?
- Hey, on avait dit pas les m'mans !
- Mais t'prend pas l'chou Rognar, r'prend en une, c'est pour moi !
- A Mleshka !
- Ah Mleshka !
- Ha la salope !
- Bois au lieu d'causer Cognu, ça t'réussit mieux !
- Moi c'est Richemond...
- Naaaaah, j'te trouve une bonne tête de Cognu."

Et le tenancier d'questionner, l'air de rien, en servant, s'marmonant les chicots.

"T'm'as bien dis qu't'avais d'quoi payer ?
- D'où qu'te mentirais ! J'ai, j'te dis ! V'là l'bout d'une piécette !"

Mais l'gentil mensonge n'fit point long feu, et v'la que les copains de beuverie firent la gueule quand vint le moment de payer. La situation dégénéra quand un pécore, qui n'avait rien à y voir, trouva un fessier fort intéressant, tandis que la Grise invectivait avec une belle ténacité, tout en mâchant un mot sur deux, ceux qui se détournaient sans ouvrir leur bourse. Au touche-fesses, elle répondit d'un tabouret dans la poire, et aux autres, d'une levée de table. Ce qui aurait pu se transformer en rixe générale s'interrompit aussi sec quand le tavernier mit littéralement la main sur la Grise. Elle le dominait d'une demi-tête, mais son bras à lui faisait la largeur de sa cuisse à elle. Pour une cavalière/randonneuse - elle fait avec ce qu'elle a -, c'était problématique.

4ème ennéade de Favrius de l'an 16:XI
Dans la boue, devant l'auberge du Cheval Manchot

Hmmmm j'suis sûre qu'il exagère... J'lui dois pas tant... Pis j'suis une bonne buveuse, d'vrait être content que j'ai une armoise... Artoise... Machin où y note... Qu'est-ce donc qu'j'ai fait des pièces ? A oui, couler dans la rivière. C'couillon d'Casse-Crâne qui glisse pis qu'on tombe... Et la lanière d'ce fichue bourse qu's'est défaite...

Tandis que la Grise baragouinait quelque chose dans le gris du soir, le tavernier marmonna une dernière fois, puis lui jeta son épée et l'étoffe usée lui servant de cape. Ou de lit, quand y avait besoin. Là, il lui couvrit surtout un derrière qui n'avait pas fait son rôle, car c'était son visage qui avait amortie la chute. Et la boue aussi. Très aimable. Et collante. Avec un *splach* humide, son arme lui atterrit sous le nez, et la demi-sang se redressa brusquement en crachotant. La boue, cela n'avait pas bon goût.

"Et qu'te r'vois pas tant qu't'auras pas d'quoi payer !
- Bienfô', t'en fé don' pas...! fit-elle tout en s'essuyant la langue, ce qui empira la chose, ses mains lui ayant servit d'appui. Teuh, teuh ! S'trouf'rai ! Comme toufours !"

Trop occupée pour voir l'homme taillé comme une barrique rouler des yeux, la demi-drow se rabattit finalement sur un pan de tunique, encrassant davantage son vêtement. Mettant la main sur son arme - de la boue, de la boue... ! Il lui faudra nettoyer ça -, elle se redressa, entreprit la complexe entreprise que de se relever avec un sens de l'équilibre doutant de ses capacités, puis se retrouva à nouveau sur ses pieds. Sans table ni choppe. En regardant Monsieur tout le monde s'en retourner auprès de sa Gertrude.

Ah, la dernière piécette... Non, l'avant dernière. C'est l'garçon qui l'a eut, pour garder Casse-Crâne. Est-ce que j'vais trouver... Ici... ? Ou ailleurs ?... La ville... ? Ou les routes... ? Boh, j'vais commencer par une p'tite, verra bien.

Raccrochant maladroitement son fourreau à sa hanche, la demi-drow réapprit en un temps record l'art de marcher, et se mêla au flux de populace qui circulait dans les quartiers populaires de Thaar. Elle... Son regard hagard... Ses vêtements boueux par endroit... Et la choppe qu'elle n'avait toujours pas lâché.

Le soir venu, les ruelles s'animaient les unes après les autres. L'on eut dit à chaque fois qu'une véritable fièvre s'emparait de Thaar pour la rendre vivante...et mortelle. La cité marchande mangeait les âmes esseulées qui se risquaient à l'arpenter sans prendre de précaution. Chaque matin était découvert, non loin des docks ou de la place de la Lanterne, des corps sans vie et mutilés. Les causes étaient multiples et allaient de basiques rixes de taverne qui tournaient au vinaigre, au règlement de compte entre bandes rivales, ou même des assassinats pour un simple bijou un peu trop apparent. Haesys, autant que n'importe quel thaari, connaissait tous ces dangers. Mais pour lui, une toute autre catégorie l'intéressait. Il les nommait les rôdeurs, et ces salauds malveillants avaient fini par devenir ses principales proies.
– Montre toi...
Sous les traits d'une putain, Haesys patientait tranquillement dans l'une des ruelles les plus animées. Les déambulations d'ivrognes, en cette heure tardive, étaient les plus fréquentes. Il n'était pas rare d'y croiser autant de notables réputés, que de mendiants habitués. Les plus avinés étaient sans nul doute, les cibles préférées des voleurs et autres criminels de bas étage. Lui-même se serait volontiers jeter dans une aussi facile cueillette de bourse. Mais au lieu de ça, Haesys guettait un homme en particulier.
– Tu viens par là, chérie ? Lui demanda un homme au souffle fétide.
– Vas voir ailleurs sale porc.
L'homme s'offusqua de s'être fait repousser de la sorte, et n'hésita pas à le gifler violemment. Le coup porté fut rude, mais Haesys encaissa sans bouger, avant de le regarder de nouveau droit dans les yeux. Le rustre finit par céder le premier, avant de prendre la direction d'une autre putain à quelques pas seulement.
– La prochaine fois, j'te f'rais passer l'envie d'être aussi conne ! gueula-t-il en guise d'adieu.
Il eut bien envie de lui cracher sur la gueule, mais se retint au dernier moment lorsqu'il vit l'homme qu'il attendait depuis plusieurs heures déjà. Alvus était un criminel à l'instinct animal. S'il y avait bien un être dans cette cité à qui l'on aurait du couper les couilles, c'était bien lui. Et là, Alvus suivait une nouvelle cible. La femme, plutôt étonnante, marchait d'un pas tantôt claudicant, tantôt normal. Elle était incontestablement ivre...
– Une de plus... souffla-t-il en crachant un peu sang qui lui restait dans la bouche. Sois une ombre maintenant.
L'instant d'après, Haesys suivait sa proie, qui suivait lui aussi la sienne. A chaque fois, l'histoire se répétait et paraissait sans fin.

Penchant tantôt de gauche, tantôt de droite, la Grise avançait sans trop se préoccuper d'où elle allait, réfléchissant plutôt aux différentes possibilités s'ouvrant à elle. Me trouver un p'tit boulot... Quoi c'coup-ci... Caravane ? Mais j'viens d'rentrer... Nan, j'irai pas quémander à M'man... Ma bière, j'l'ai bu ou j'l'ai vidée, déjà... ? Heurtant des badauds qui la repoussaient avec agacement, la demi-sang était portée, poussée par la foule, tel un bateau ivre subissant la houle. Et puis, un copain eut la gentillesse de lui prendre le bras pour se poser et respirer un bon coup. Quoique... Fronçant les sourcils, la Grise réalisa qu'elle ne reconnaissait pas la sale gueule qui lui baragouinait des trucs... Pas franchement agréable. En deux clignements de paupières et un haut-le-cœur, elle se retrouva plaquée contre le mur d'une ruelle obscure, avec un groin de cochon à l'haleine saumâtre pas loin de son pif.

"Mais qui qu't'es-donc toi ? maugréa-t-elle en grimaçant.
- Un ami, grognasse, t'laisse-donc faire, va prendre du bon temps, toi et moi..." fut-il marmonné en réponse.

Pataude, la demi-sang mit quelques secondes à additionner deux et deux, juste le temps de sentir des paluches se glisser dans l’entrebâillement de sa chemise et tâter sans son autorisation , et le gaillard s'agiter plus que de raison sur sa ceinture. Ah mais c'est un salaud de couillon... réalisa-t-elle soudain. Tentant mollement de le repousser, elle sentit bien qu'il avait comme qui dirait l'intention de rester.

"T'pas mon genre... C... Crognard...
- Tu vas voir si j'suis ton genre... s'amusa le gus.
- Comment qu'on dit... Déjà ? baragouina la Grise en rassemblant vaillamment ses esprits. Ah oui... Va t'faire foutre."

Dégainer une épée, c'est compliqué parfois, par contre, lever brusquement le bras et heurter la mâchoire de l'enfoiré à la gueule renfrogné de sa choppe en bois, ça, elle sut faire ! Avec un claquement de mâchoire désagréable, le gaillard fit un pas en arrière en grognant. Bien... 'Vant l'fric, lui apprendre qu'ça s'fait pas... P'tète qu'il a une bourse, tient...? Profitant de sa surprise, se fut à son tour de le plaquer contre le mur d'en face, avec une efficacité telle qu'ils finirent tous deux par terre, lui tout à fait capable - et volontaire - pour lu décerner une droite, et elle ayant oublié un bref instant comment qu'on se redresse déjà ? Grognant de douleur, voyant brièvement trente-six chandelles, elle se fit pousser sans ménagement sur le sol, aussi propre que son assaillant avait avait l'air contrarié. Ce qui s'accentua quand elle lui cueillit les joyeuses d'un coup de genoux bien placé. Même bourrée, une fille de putain sait se défendre contre les salauds de ce genre !... Enfin, la Grise, du moins. Même si c'était présentement compliqué.

Sa traque ne dura pas longtemps. Car à force de tanguer comme si elle avait été sur une barque subissant une forte houle, la drôle d’ivrogne pourchassée ne fit que quelques encablures avant que les bas instincts de son prédateur ne la forcent à prendre la direction d’une ruelle plus calme.  Bien à l’arrière, et toujours dans l’ombre, Haesys avait vu les premiers coups partir sans avoir le temps d’intervenir. Là, son pas silencieux s’était bien vite transformé en pas de course. L’excitation de pouvoir enfin planter son couteau dans le cœur de cet enfoiré d’Alvus avait même failli lui faire pousser des ailes. A quelques pas seulement, Haesys sortit la lame cachée sous sa robe et s’élança pour bondir sur sa proie lorsque….

– Hein !? souffla-t-il en voyant passer devant lui un… projectile enflammé en direction du cul d’Alvus.

Il fut stoppé dans son élan au point qu’il en perdit l’équilibre et trébucha sur une pierre. La gamelle fut mémorable et probablement ridicule. Surtout lorsque l’on devinait qu’il s’apprêtait à faire le saut de l’aigle pour piquer son gibier en plein dedans. La chute, très douloureuse, lui fit même perdre conscience plusieurs secondes. Ce fut durant ce laps de temps que sa proie en profita pour prendre ses jambes à son cou. En reprenant ses esprits, Haesys grimaça longuement. Sa jambe droite avait salement morflé et était écorchée à de multiples endroits… Tout ça à cause de ? Qui déjà ? Il pivota furtivement sa tête endolorie et découvrit une gamine non loin de l’ivrogne encore allongée, demandant tout sourire si elle avait apprécié son petit tour de magie. Haesys vit rouge.

– Toi là-bas ! Qu’est-ce que t’as fait bon sang !?

Il voulut se faire menaçant, mais l’absence de toute tonalité grave dans sa voix le fit passer – au mieux –   pour une gamine un peu trop braillarde. Et puis, quand il découvrit sa jambe ensanglantée, l’Haesys médisant devint d’un seul coup bien plus docile. C’est que d’habitude, il ne finissait pas la tête dans la terre lorsqu’il s’apprêtait à envoyer un salopard dans l’antre de la voilée.
 
– Çaaaaa piiiiiique bordel !

Se marrant de la déconvenue de son agresseur tout en se relevant maladroitement, la Grise découvrit une p'tite drôlesse penchée sur elle, avec un air on ne peut plus chafouin... Et des petits points se dissipant gaiement autour d'elle. Oh, une mage... Puis, v'la que quelqu'un d'autre leur beugla dessus. Mais, pourquoi qu'y a tant d'gens qui s'énervent...

"C'pas bien sympa d'brailler comme ça... maugréa la joyeuse buveuse, la chope vide toujours en main, s'appuyant un instant sur l'épaule de la première donzelle, pour s'avancer vers la chouineuse. Dans e même temps, elle prit une grande inspiration. D'abord, il était très bien son p'tit feu. Même qu'il sentirait presque bon l'autre couillon... Qu'les porcs l'bouffent, ça lui f'ra les pieds. Mais - mais ! -, en plus d'être bien, il tombait à pique ! Parce qu'l'autre-la, y m'collait trop. Pas l'genre galant, tu vois ? J'en ai vu d'autre, farpaitement ! Mais quand même, un p'tit feu d'aide, ça fait bien plaisir, moi j'dis."

Arrivée en quelques pas maladroits auprès de l'inconnue - V'la une tapineuse que j'connais pas ? Ha ? -, la demi-sang se stabilisa près d'elle, les mains sur les hanches, tanguant d'avant en arrière un instant. Faisant la moue, une joue prenant des couleurs suite au coup reçu, la Grise baissa la tête vers l'inconnue piaillant et la dévisagea avec une curiosité un brin abrutie.

"Qu'est-ce tu t'es donc fait ? Roh, mais c'est rien ça... souffla-t-elle, agacée, tout en se disant qu'elle avait l'impression d'entendre sa mère. Tu t'le nettoies dans l'eau, un peu d'alcool d'sus, et on en parle plus. Louchant un instant, elle se pencha un peu plus près, manquant y perdre l'équilibre, avant de souffler avec connivence. T'f'rais bien d'le ranger ton couteau, ça peut en rendre certains nerveux."

Les filles gardant une lame pour se défendre n'étaient pas rares, sans proliférer car pareil attirail ne rassurait guère les clients - enfin, tout dépendait des goûts des clients -. Cependant, la demi-sang ne voyait pas bien contre qui elle avait voulu batailler, si ce n'est les pavés qui lui avaient ripé genoux et cheville, et la boue qui la couvrait. L'meilleur plan, c'est d'pas tomber ! La demi-sang pouffa toute seule, ayant vaguement assez de lucidité pour se dire qu'elle en tenait une bonne, quand elle en venait à penser ce genre de connerie.

Voilà qu’il était maintenant entouré de deux pimbêches qui le tournaient soit en ridicule à cause de sa blessure apparemment pas si grave que ça, ou soit comme un rabat-joie venant gâcher le petit plaisir malin de la jeune ensorceleuse. Haesys eut l’éphémère envie de leur en coller une à chacune et de partir en boitant tout en espérant ne plus jamais les recroiser. Mais là… c’était pas possible. Sa jambe continuait de lui faire un mal de chien, et il savait qu’il ne pourrait repartir sans au moins stopper les saignements. Il les regarda l’une après l’autre, puis pointa des yeux furieux en direction de la gamine qui avait, semble-t-il, apprécié de « s’amuser » autant. Sauf que lui n’était pas venu pour s’amuser. Il était venu dans l’unique espoir d’exterminer un homme qui avait tué, auparavant, des dizaines de femmes. Lui rôtir le cul n’avait pas été suffisant, car cet enfoiré s’en était allé et recommencerait ses crimes le lendemain même… Petite sotte, réalisa-t-il en l’écoutant fanfaronner.

-Dans quel monde vis-tu, gamine ? s’enquit-il en ayant déjà une petite idée la concernant. Ici, c’est la loi de la rue. Il y a pas de galants, que des pourris. Et celui qui s’est enfui après ton petit cirque, c’est sûrement la plus grosse ordure de ce foutu quartier…

Haesys zyeuta l’ivrogne qui continuait de tanguer au dessus de lui. Elle semblait être complètement hagard et à mille lieux de comprendre qu’elle avait sans-doute frôlé la mort. Quelque chose, pourtant, le rendit curieux en la scrutant d’un peu plus près. Sa peau, son allure, il eut l’étrange impression qu’ils avaient peut-être quelque chose en commun elle et lui.

-Ca faisait plus d’une ennéade que je le guettais celui-là… et j’étais enfin prêt à venger toutes celles qu’il a tué avant… que tu n’interviennes, souffla-t-il l’air bougon. Bon… n’en parlons plus. Elle est encore en vie, c’est le principale. Vous pourriez m’aider à me relever maintenant ? Faut que je nettoie ça avant qu'elle pourrisse…

Avec un air dubitatif, la Grise dévisagea la jeune pyromane qui s'était approchée. Alors, c'p't'ète plaisant d'aider les gens, mais si elle dit qu'ça fait rire d'cramer l'cul des couillons... Hmmm... L'esprit un peu embrumé et emmêlé avec les deux points de vue diamétralement opposés des deux donzelles, la Grise regarda s'il lui restait un brin d'alcool au fond de sa pinte. Malheureusement, quelqu'un semblait l'avoir vidée, depuis son envolée du 'Cheval Manchot'. Et le coup asséné à la gueule du bonhomme cul-cramé. Bon, d'v'ra trouver d'quoi nettoyer ailleurs.

"La galant'rie... Ah, la galant'rie... C'pas l'apanage des gens du bas, c'pour sûr. Mais ça veut pas d'ire qu'y'a qu'des méchants gars. dit-elle tout haut, en se disant avec un temps de retard qu'elle ferait aussi bien de la fermer. Oh, tant pis... ! L'aut' c'était l'mauvais exemple. Après, y en a des biens... Elle regarda les badauds, qui avaient préféré éviter le grabuge. Faut juste les trouver... Mais qu'est-ce que j'raconte moi ?"

Se marrant toute seule, la Grise se pencha non sans risques, parvint à garder l'équilibre tout en arrachant un morceau des froufrous de la jeune assassin-racoleuse - Particulier comme métier, tiens... - tout en continuant de laisser libre court à sa langue, qui trouvait sa poche trop serrée visiblement.

"Les salauds y en aura toujours, des victimes aussi, et des couillons pour venger la veuve et l'orphelin, avant d'se barrer tout fier en laissant ces derniers c'démerder. 'Ttension je sers. Et elle serra un bon coup pour fixer le bandage improvisé sur le plus gros des plaies, avant de parvenir à se relever par la grâce de quelque dieu trouvant très drôle de la maintenir à la frontière de la perte d'équilibre systématique. En tout cas, c'bon à savoir. Si j'le r'vois j'lui trouerais la couenne moi-même ! Pis j'vais prév'nir les filles... Elles s'ront bien contentes d'pouvoir reconnaître c'salaud. Elle eut soudainement un air ravi, saisissant la jeune racoleuse par le bras pour la relever sans élégance ni douceur, avant de s'appuyer sur elle comme son muret favori. J'sais ! On va aller voir M'man, comme ça on pourra t'soigner ça, pis tu pourras l'décrire. Et moi surtout, j'l'ai vu d'près, j'pourrais décrire sa gueule. Même son haleine. L'air très contente de son idée, la Grise lorgna sur la jeune mage. Et toi tu décriras son cul, comme ça elles auront bien l'descriptif pour l'repérer."

Et elle gloussa de plus belle, une partie très éloignée de son esprit s'inquiétant un tout petit peu de son état.

Haesys parut tout bonnement médusé en écoutant la fillette jacter à côté de lui. Il la regarda de manière étrange, à la fois curieux et exaspéré. Pour qui se prenait-elle pour s’adresser à lui de cette manière ? Il eut la très grosse envie de lui en coller une et même d’y ajouter « celle-là tu l’as pas volé », mais se retint finalement de le faire. Car au fond, la gamine, malgré le gros souci qu’elle avait pour parler aux autres, semblait être empreinte de bons sentiments. Du moins, c’est qu’il avait pensé avant que la petite princesse en rajoute une couche en faisant passer sa blessure à la jambe pour un simple « bobo » alors que l'entaille était profonde.

-Non mais… souffla-t-il en continuant de boiter. Non mais garde tes conseils pour un autre. Je n’ai pas attendu que Mad’moiselle étincelle sorte de sa tour d’ivoire pour venir me jacter des paroles tout juste sorties du trou du cul d’une vieille sermonneuse… J'ai jamais eu de protectrice, et je fugue pas de chez moi pour observer la misère du monde ! Sérieux, pour qui tu te prends ?

Elle lui faisait penser à une jeune princesse, tellement ennuyée par sa vie monotone, qu'elle venait côtoyer les miséreux pour se donner un peu de piment. Si c'était réellement la raison qui la poussait à fuguer de chez elle, ça lui donnerait la gerbe et un dégoût renforcé à l'encontre des riches. Toujours aussi exaspéré, il pointa le nez vers l’ivrogne qui continuait de claudiquer à chaque fois qu’ils traversaient une venelle. Que pensait-elle de tout ça ? Arrivait-elle encore à penser au moins ?  

-C’est encore loin chez votre mère, m’dame ? Je vous dirais tout ce que je sais à propos de l’affreux et je reprendrai la route. C’est que mes sœurs finiront par s’inquiéter si je rentre pas avant la levée du jour. Et… vaut mieux pas les contrarier mes sœurs.

En plus de ça, il y avait de fortes chances pour que l’ivrogne ait été une putain appartenant à un bordel rival du sien. Si ses sœurs venaient à l’apprendre, la profonde entaille qu’il avait à sa jambe ne serait plus qu’une simple égratignure comparé à ce qu’on lui réserverait une fois rentré. Haesys se demanda même s’il n’aurait pas mieux fait de déguerpir au plus vite pour s’éviter autant d’ennuis.

Comme c'était étrange... Avançant presque droit, la Grise guidait les deux garnements - voilà qu'elle se sentait vieille, ha ! - dans les ruelles tortueuses qu'elle connaissait bien, trop bien, pour les avoir parcouru aussi bien tranquillement que coursée par les gardes à une époque. Ah, cela remontait... Et son esprit de faire des aller-retours, se concentrant tantôt sur la direction à prendre pour son pied comme les souvenirs que lui ramenaient les pierres ou les silhouettes tordues habitant les coins. Son air béat s'était cependant renfrogné en écoutant les deux donzelles et, à la question de la tapineuse, la demi-drow ne répondit qu'en s'arrêtant, contrariée, cherchant une réponse au fond de sa choppe, qui demeurait toujours tristement vide. Attend, minute... L'aut' zozio' a causé d'faire pendre l'enfoiré ? Juste... Comme ça ? Faisant volt face avec une amplitude pas tout à fait contrôlé, la Grise se pencha sur la jeune pyromane... Et lui administra une gifle magistrale.

"Dégage. grinça-t-elle, avec des échos de mollesse alcoolisée que contrebalançait une brusque colère. Putain, d'jà qu'tes manières d'te marrer en cramant les gens m'titillaient un peu, mais là... Tu t'entends gamine ? Tu t'plais à t'vanter d'faire pendre un gus. Tu t'ventes d'traîner 'vec la piétaille, tu t'vantes de... Tu t'vantes et tu fais des bêtises pour t'amuser ! Bordel, retourne dans tes draps de soie et arrête d'cracher sur l'ptit monde ! la demi-drow tangua dangereusement d'avant en arrière. Les gens comme toi m'dégoutent. Ca s'marre d'ceux qui galèrent, ça prend l'air dans les bas-fonds, ça condamne en claquant des doigts... Par les burnes des Princes Marchands..."

Voilà qui n'était pas la conduite la plus sympathique à l'égard de quelqu'un capable de cuir des culs et d'aller se plaindre à sa chère protectrice pour envoyer des gus peu sympathiques après d'autres ne l'étant pas davantage, mais l'alcool avait cela d'amusant qu'il faisait parfois oublier certaines notions de bon sens. De prudence. De beaucoup de chose en fait. Ce qui fit que, sans attendre la réponse de la fille qu'elle venait de frapper sans grande douceur - est-ce que ça mère lui reprocherait ses manières ? Ou serait d'accord ? -, la demi-drow prit soudainement la tangente en grommelant des imprécations, changeant de direction sans vraiment y prêter attention.

"Les riches j'les emmerde et les violeurs, j'les encule !" beugla-t-elle à la volée pour faire bonne mesure, tout en agitant sa pinte vide avec une violence confuse.

Bon, elle n'avait pas vraiment prêté attention à la tapineuse qu'avait rien demandé, mais la demi-drow était énervée. Pour combien de temps, pour quelles conséquences ? Son esprit était encore trop confus pour le dire ou se pencher sur la question. Déjà qu'elle tendait à pencher tout court...

"Mais qu'esssst-ce qu'elle dit celle-la..."

Le changement de discours ne plut pas à la Grise, pas du tout. Se faire mettre une main sur la bouche par une enquiquineuse non plus. Sitôt libérée de ce contact désagréable, la demi-drow cracha par terre, excédée. D'abord, c'la s'amuse puis, quand ses p'tits camarades n'jouent pas comme elle veut, mademoiselle fait des ronds de jambe ? Tout comme vous gnagnagna, mon cul, le perroquet ! Tout en lui rendant la démarche molle, l'alcool lui rendait l'énervement vif. Et cette fillette l'énervait tout particulièrement. J'aime pas les riches, j'aime pas les pauvres... Mais qu'est-ce qu'elle raconte cette pauvre fille ? La chope vide à sa pogne faisait une arme des plus bienvenues pour lui sonner les cloches... La Grise y songea, contemplant le dos de la fille qui faisait sa sainte auprès de l'éclopée : assommer la gueuse et la laisser se débrouiller, pour lui apprendre un peu à moins l'ouvrir avec ses bétises ? Un p'tit peu... Beaucoup. Mais ça lui f'rait pas d'mal.

Le regard mauvais, la demi-drow balança son bras... Et pivota avec une certaine amplitude, préférant laisser en plan l'agaçant duo. L'autre couillon, elle l'avait vu de près, le décrire aux filles du bordel ne serait pas un problème. Pour le reste... La tapineuse avait une sauveuse, et la demi-sang préférait laisser cette dernière faire plutôt que l'étaler d'un coup à la tête. Ce serait sans doute on ne peut plus plaisant, sur le moment, mais la Grise ne cherchait pas les ennuis. Une artiste... J't'en foutrais des oeuvres d'art, à faire chier l'monde en cramant des culs et en pendant des connards en claquant des doigts ! L'esprit embourbé et plutôt noirâtre dans ses idées, la demi-drow disparut rapidement dans les ruelles, ruminant allègrement. Bon, ce n'était pas le chemin le plus direct pour le Tourne-Gambette mais... Elle se débrouillerait. Elle se débrouillait toujours.