A la croisée des chemins [Sorsha]

Au loin, quelques daims s’arrêtèrent en les voyant, puis disparurent aussitôt. Mais les Wandres n'y prêtèrent guère attention. Ils cherchaient un gué.
L'homme plisse les yeux, se fige et la toise avec méfiance.

- Quel est ton nom, femme et qui es-tu ? Parles !

La voix est nette et précise, empreinte peut-être d'une pointe d'ironie.

Sorsha sentit leur présence avant même de les entendre, manifestation d’un vieil instinct qui a permis à des générations d’hommes, de femmes et d’enfants de rester en vie. Elle eut l’impression très nette d’être observée. Ce n’était peut-être qu’un jeu de son esprit fatigué ou peut-être qu’un membre de son clan l’avait vraiment suivi afin de la surveiller. On allait la tenir responsable longtemps de cette mort alors qu’elle n’y était pour rien. Les esprits ont accordé à cette femme le souhait d’un enfant viable, mais pour ce faire, elle devait payer de sa vie. Les raisons lui échappaient totalement, mais qui était-elle pour oser questionner leurs décisions ? Les lois de ce monde reposaient sur un fragile équilibre. Un être vivait alors qu’un autre mourait, l’équilibre était respecté.

Ses mains enfin débarrassées du sang séché, Sorsha se redressa péniblement. Il était temps pour elle d’aller se reposer, mais alors qu’elle faisait un pas en direction du village, un bruit sur sa droite lui fit soudainement tourner la tête. Sortant des bois, deux hommes qu’elle ne connaissait pas s’avançaient vers elle. Sorsha aurait dû se méfier. Les raids sont fréquents et s’éloigner du village comportait toujours des risques. Plutôt que de fuir, elle leur fit face. Elle savait se défendre et ils n’étaient que deux. Devant son choix de les affronter, l’incertitude se peignit sur leur visage. Comme tout le monde, ils étaient rebutés par son apparence particulière. Ils n’étaient pas les premiers à la traiter de sorcière, à voir en elle quelque chose de surnaturel. Un bref sourire apparu sur ses lèvres. Parfois, ça tournait à son avantage. Elle leur laissa à peine le temps de rassembler leur courage. Sorsha frappa le premier au niveau des bourses avant de se jeter sur le second comme une furie. La mêlée fut brutale, chaotique. Elle cassa le nez de l’un, en mordit un autre, mais l’adrénaline du combat ne suffit pas à lui donner toute la force nécessaire pour venir à bout de ces deux idiots. Épuisée, l’un d’eux finit par avoir le dessus sur elle en lui tordant le bras si fort qu’elle en tomba à genoux, le souffle court et la lèvre en sang. Depuis le début, Sorsha n’avait pas soufflé un mot, mais l’animosité dans son regard parlait de lui-même. Elle tuerait ces hommes de ses mains dès que l’occasion se présenterait, mais ni l’un ni l’autre n’était chaud à l’idée de l’amener jusqu’à leur clan par crainte d’une malédiction. Lorsque le plus jeune dégaina son arme, Sorsha croyait vraiment son heure venue. Ils n’avaient qu’à la trainer jusqu’à la mer et à lui ouvrir la gorge. Son sang mélangé à l’eau ferait office de sacrifice, mais un troisième homme sortit des bois et les arrêta dans leur geste.

L’homme de haute taille était coiffé d’une longue chevelure aussi sombre que le plumage d’un corbeau. Blessé à la jambe, il trainait du pied. Il souffrait, car dès qu’il eut rejoint ses hommes, il s’appuya sur l’un d’eux afin de soulager la douleur. Sans douceur, il lui saisit le menton, forçant Sorsha à le regarder dans les yeux. Elle vit dans son regard le même malaise qu’elle avait inspiré à ses hommes quelques minutes plus tôt. Elle ne tenait pas spécialement à parler, mais elle tenait peut-être là une chance de rester en vie, si les Esprits étaient de son côté.

« Sorsha, je suis une guérisseuse. » La fatigue rendait sa voix rauque et caressante. Elle baissa brièvement les yeux vers le membre blessé. Sans crainte, elle s’exprima. « Tu vas la perdre et tu le sais, mais je peux te soigner. »