Les jours de Tyra

C’était la troisième fois que la gardienne avait quitté le sanctuaire de Tyra dans lequel elle avait élu domicile et la seconde qu’elle visitait ce qui, pour beaucoup, demeurait le cœur économique de toute une région : le port de Thaar. Elle ne s’y rendait pas par hasard, bien entendu : c’était des mers et des océans sur lesquels régnait la Voilée qu’elle tirait son pouvoir. Quand elle s’enfonçait un peu trop dans le continent, elle le sentait l’abandonner et ne lui restait alors que ses fardeaux. Au contraire, si proche de l’Olienne, l’impuissance n’avait plus sa place.

« L’Éris me manque… murmura-t-elle si faiblement qu’Illio, à côté d’elle, comprit tout de suite qu’elle s’adressait à un autre que lui.

— Je n’ai jamais vu l’Éris, moi, » répondit-il cependant comme si de rien était.

La gardienne eut un mouvement d’arrêt et de confusion, comme à chaque fois que quelqu’un la tirait de ses réflexions — et Illio en était venu à exceller en la matière. Elle inspira ensuite profondément, avant de baisser son regard aveugle sur l’impudent novice.

« Un jour, tu partiras en pèlerinage, lui dit-elle avec sérieux. De Thaar, tu rallieras la baronnie d’Ancenis en bateau, puis tu porteras tes pas vers l’ouest et trouveras les falaises qui bordent les domaines du duc d’Erac. Tu te tourneras vers le sud et tu marcheras jusqu’au port d’Ydril, où tu prendras un navire qui t’emmènera sur la mystérieuse île de Méca.

— Pourquoi je ferais tout ça ? demanda Illio sans rien cacher de sa confusion.

— Parce que qui n’a jamais foulé Meca n’a jamais vu l’Éris, répondit doctement la gardienne.

— Je n’ai pas dit que je voulais. D’ailleurs, toi tu es aveugle, fit-il impertinemment remarquer, alors tu ne peux pas l’avoir vu non plus. Ni l’océan ni l’île.

— Pourtant, je me souviens d’avoir navigué sur l’Éris et même au-delà et d’avoir exploré Méca dans ses moindres recoins, » lui apprit-elle sans se laisser désarçonner par l’impudent. Elle porta sa dextre à sa poitrine, la paume contre le tissu qui recouvrait sa cicatrice. Elle savait qu’elle s’était rendue à Méca à plusieurs reprises, mais échouait par trop souvent à distinguer ses souvenances propres du reste du magma tourbillonnant des réminiscences qui l’assaillaient sans cesse. Elle poussa un nouveau soupir et les libéra toutes. Je ne suis plus cette femme, se répéta-t-elle une énième fois en reposant sa main sur l’épaule d’Illio, lui signifiant ainsi de reprendre sa marche. Il la guida en silence pendant quelques minutes, puis finit par s’arrêter à nouveau.

« Désolé, lâcha-t-il penaud. C’était mesquin de ma part de… Enfin, tu comprends. »

La gardienne ne répondit pas tout de suite ; l’aveu de son petit protégé faisait échos à des myriades d’autres qu’elle se souvenait avec entendu et il lui fallut puiser dans des trésors de volonté pour s’arracher à ce marasme-ci. Alors seulement elle put reporter son attention sur l’insolent repenti.

« Othar t’a donné la colère pour te défendre et Néera un Souffle pour la tempérer, lui rappela-t-elle. Tu es jeune encore ; cela deviendra plus facile avec les années.

— Est-ce que tu veux que… je te décrive ce que je vois ? » demanda-t-il ensuite.

Il semblait peu satisfait de s’en tirer à si bon compte, ce qui reflétait bien l’esprit de contradiction propre aux têtes blondes de son âge ; cette proposition prit en tout cas l’aveugle de court et, presque instantanément, ses pensées furent happées par des souvenances qui lui serrèrent le cœur. Je ne suis plus cette femme, essaya-t-elle une nouvelle fois, mais cette fois-ci elle n’avait aucun doute sur le fait que cette réminiscence-ci fut la sienne.

« Je me souviens d’une enfant qui faisait cela, avoua-t-elle et sa voix naturellement éraillée donnait l’impression de se briser encore un peu plus.

— Tu aimais ça ? »

Je l’aimais, garda-t-elle par-devers elle.

Elle se sentit vacillé, mais elle ne chavira pas et ses joues demeurèrent sèches. De son silence, Illio tira les conclusions qui l’arrangeaient, ainsi qu’il en avait pris l’habitude. Il se fit donc un devoir de décrire minutieusement tout ce qui les entourait. La gardienne ne l’en empêcha pas, mais force était de constater qu’il s’en sortait beaucoup moins bien qu’Aislinn. Il se dispersait sans arrêt, s’attardait sur des détails sans importance et négligeait ce qui aurait pu être véritablement utile, à commencer par la position des ornières qui attendaient l’aveugle sur sa route dont il tut l’existence.

Avant longtemps, son aînée ne l’écoutait déjà plus.