Le souvenir des flammes | Krish Al'Serat

Le 3ème jour de la troisième ennéade de Barkios de l’An 14:XI
Profondeurs de l'arène de Thaar

Le sombre était seul. Par respect pour leurs invités eldéens, ou peut-être pour éviter que leurs autres blessés ne deviennent fou à force d'entendre le drow psalmodier sitôt qu'il s'était réveillé, les thaaris l'avaient déplacé dans une pièce à part, aux murs aveugles et sourds. Vêtu d'un simple pantalon de toile clair, il restait le plus souvent assis sur sa couche. Les soigneurs s'étaient relayés, y allant de leur magie et de leur cataplasme pour apaiser les chairs de son dos, et refermer les trous dans son torse, que le stylet de la Comète avait traversé de part en part. La respiration douloureuse, son dos se rappelant à son bon souvenir sans réelle interruption, quoiqu'avec légèrement moins d'emphase avec le temps.

Urgoll'Ven attendait, récitant d'innombrables prières à la faveur des dieux sombres, et du Prime Dragon tout particulièrement. Tenter des exercices musculaires eut été une très mauvaise idée. Ne lui restait, pour se focaliser, que ses prières... Et des sorts mineurs, qu'un simple geste du poignet pouvait nourrir de magie. Rendant dans la foulée certains soigneurs nerveux. En avait-il conscience ? Y prêtait-il seulement attention ? Qui sait. Il n'en donnait pas l'impression. Il abordait les visiteurs avec un détachement las. Des prêtres et prêtresses de Zhak'Bar s'étaient présentés pour se gargariser de la puissance déployée... Sans que ne lui échappe le ressenti de certains, face à sa défaite. Les fixant avec son sourire si caractéristique, fait de crocs, il en avait vu certains se détourner, sans qu'il n'y réagisse davantage. A leur départ, il était retombé dans sa routine monotone.

L'eldéen demeurait alité, se focalisant sur ses rituels cycliques, oubliant le temps, que rythmaient sinon les visites des soigneurs. Deux esclaves attendaient dans la pièce, la pour répondre au moindre de ses besoins. Faute d'être sollicité, l'un s'était endormi, l'autre observant avec nervosité le grand sombre, au dos entièrement couvert de cataplasmes odorant, faire naître et mourir des éléments dans sa grande pogne ouverte, l'autre se mouvant avec la fluidité de l'habitude. Flammes, entrelacs aqueux, petite masse sableuse glissant de sa paume pour disparaître aussitôt... L'esclave réveillé ne savait s'il devait être fasciné ou effrayé par ce jeu constant, dans la main du grand blessé, quand ce dernier ne semblait pas dormir, les mains immobiles, toujours le dos courbé, mais les paupières closes. Puis, ses prières et ses gestes reprenaient, au rythme des mots mille fois scandés... Qu'un frémissement, parfois, faisait vaciller.

Plusieurs jours s'étaient écoulés. Des jours pendant lesquelles Krish avait fait valoir tous ses contactes et toutes ses accointances Thaaries pour être bien certaine que le résultat final, tout en donnait les honneurs au Puy, n'était pas source de trop de ressentiment parmi les plus cabotines des grandes fortunes de la cité. Elle s'était fendue à part égale pour la protection des trois finalistes, histoire d'être certaine qu'aucun meurtre de dernière minute ne vienne entamer la seule et véritable victoire qui lui importait dans ces jeux : la paix et les échanges entre Elda et les cités Thaaries.

De tous les champions, il n'y en avait qu'un qu'elle n'était pas encore aller voir et c'était son cher collègue Urgoll'Ven. Si elle n'était pas pressé, ce n'était pas sans raison et leurs dernières discussion privées remontaient à un entretient très particulier. Même alors qu'il logeait chez elle pendant le tournois, ils ne s'était pas entretenus plus que ça et Viconia avait largement eu l'occasion de voir que leur relation était pour le moins distendue... Mais un détail improbable l'avait décidé à enfin faire cette visite...

Quatre coups retentirent à la porte du grand blessé, mettant au garde à vous les esclaves de la petite salle. La politesse s'arrêta là cependant, puisque la visiteuse n'attendit en aucune façon qu'on vienne lui ouvrir. La porte sauta littéralement d'un coup de pied, tournant sur ses gonds avec violence, libérant le passage d'une silhouette portant un ample pantalon de soie rouge et une brassière d'un cuir aussi noir que sa peau. Les yeux rouges aux reflets d'or ne cherchèrent pas un instant à se poser sur ceux du blessé et elle couvrit plutôt la distance qui les séparaient pour poser immédiatement sur le sol un panier d'osier totalement disproportionné d'où débordaient de la viande fumée, des fruits, des fleurs, de l'or et des couteaux aux manches couverts de pierres précieuses organisés autour d'un caillou blanc parfaitement sphérique enchâssé dans un socle de paille pour lui éviter de rouler.

- Là. " gronda-t-elle en remuant ses bras engourdis d'avoir supporter un tel poids jusqu'ici.  " Cadeaux ! J'ai pris un peu de tout, parce que ça commence à s'accumuler et je me suis dit que ça pourrait te motiver à te remettre plus vite. "

Enfin elle se tourna véritablement vers lui, croisant son regard morne. On lui avait décrit l'état de fanatisme renfermé dans lequel il s'était plongé depuis la finale, mais la commisération c'était pas son truc.

- Comment tu vas ? "

Le poing du blessé s'était refermé, la matière créé par sa dernière impulsion magique disparaissant comme un mirage. Secoués par le tapage, les deux esclaves s'étaient relevés, sans savoir quoi faire. Le grand sombre ne dit mot fasse à cette intrusion, ses mâchoires coupant dans un souffle l'énième prière qui s'en extirpait. En place de son sourire habituel, ne restait qu'une coupure close, dominée par un nez anguleux et un regard écarlate, dont l'écarquillement se dissipa vite, laissant revenir la lassitude, à peine agitée par cette soudaine présence. Inclinant la tête, Urgoll'Ven salua l'eldéenne, ses premiers mots se révélant comme raides de sortir du registre auquel il s'était restreint depuis son réveil.

"Feu d'Uriz... Je te remercie." dit-il d'un ton à peine ravivé, balayant des yeux le contenu du panier, avant d'observer à nouveau son invitée.

Pendant ce simple mouvement oculaire, les mains immobiles et le torse courbé, la respiration pas aussi profonde qu'elle le devrait, les paupières du sombre s'étaient peu à peu étrécis, le coin de ses lèvres se faisant légèrement plus anguleux, plus rude.

"Je me remets. Soigneurs comme mage de vie se relaient pour cela. ajouta-t-il, la platitude de son ton se nuançant légèrement.

Sans même qu'il les regarde, l'une de ses mains s'agita à nouveau, et les esclaves frémirent dans leur coin. L'un avait commencé à s'approcher, proposant de les servir... Avant de s'immobiliser, dans l'expectative face au retour, déjà, de cette activité bien trop observée. Cette fois, se fut du sable qui se forma dans la paume, de nouveau ouverte, du sombre, s'écoulant en cascade fine entre ses doigts, tombant dans le néant. En quelques instants, le visage buriné se fit de nouveau 'plat', sans heurt ni crispation.

"Les Thaaries ont-ils apprécié le spectacle ?" fit-il, d'une voix à nouveau posée... Vide.

Des platitudes vides de sens. Krish secoua la tête et soupira.

- Oui, les Thaaris ont appréciés. Tu nous a fait gagné beaucoup d'adeptes et de respect tout au long de ce tournois et pourtant, ce qui t'ont vu avant savent à quel point tu t'es contraint. " Ou à quel point il était diminué... Elle passa une main dans sa crinière blanche et se tourna un bref instant vers les deux esclaves. " Dehors. " déclara-t-elle simplement comme s'ils étaient sensés lui obéir à elle. Elle ne s'en occupa pas plus et s'assit sur le bord du matelas au niveau des pieds du colosses, pour lui faire face sans qu'il ait à tirer sur son dos ou sa nuque.

- J'irai pas par quatre chemins. Si tu veux que je parte, tu n'as qu'un mot à dire, mais les soigneurs m'ont dit que tu priais sans cesse et que tu leur foutais la trouille... " elle regardait pensivement le sable tomber de sa main. " Je suppose que ce n'est pas par simple soucis esthétique que tu t'obstines à faire de la magie en continue alors que cela puise dans tes réserves ? " Elle cherchait son regard, son habituel air nonchalant patiné d'un vague sérieux. Elle ne l'avait pas détaillé en entrant et elle ne le faisait pas plus à présent. Sa grande carcasse semblait avoir bien peu d'importance pour le moment.

"Cela aura servi." commenta-t-il seulement, tandis que les esclaves détallaient, bien trop heureux de quitter la surveillance du fanatique.

Aux remarques de la sombre, le grand drow eut l'ombre d'un sourire moqueur... Qui ne monta pas jusqu'à ses yeux, qui ne suivirent pas l'eldéenne, se perdant plutôt dans la contemplation de... Quelque chose d'indéfini. Les véritables grains de sable, répandus ici et la sur le sol peut-être. Ou rien du tout. A la place, la tête du grand sombre se tourna légèrement, comme s'il ne la suivait plus que par l'ouïe.

"Le Feu d'Uriz va où il lui plait. Part ou demeure selon sa seule volonté."

Était-ce l'ombre d'une ironie, d'une moquerie, qui se profilait dans le son creux qu'était la voix du triumvir ? Ou seulement les ombres de ce qui aurait dû s'y trouver, en lieux et place de ce timbre vide ? En tout cas, l'eldéenne obtint davantage de réaction par sa dernière question car... Oui ! Ce fut bien un rictus satisfait qui se profila, léger, là, mais ayant le mérite d'exister. A l'écoute de la sombre, le regard ailleurs que dans cette pièce sans attrait, Urgoll'Ven eut un ricanement, sans cesser ni d'attirer la magie, ni d'en faire ce qui lui plaisait. Le sable disparut... Et ce fut au tour de flammèches de naître dans sa main, éparses, chaotiques, amenant un peu de chaleur et de couleur.

"Je le peux encore. lâcha-t-il après un temps. Cela me permet d'oublier. Un peu. Ce mauvais souvenir... Ravivé."

Comme sous une émotion indéfinie, le grand torse prit une inspiration plus ample, et le visage gris se fit plus tendu, son geste perdant un bref instant sa fluidité, les flammèches prenant brusquement en taille et en intensité... Avant d'être étouffées tout aussi vite. Et ramenées à leur taille normale.

"Que veux-tu, Feu d'Uriz ?" dit-il, sans que le sang de ses yeux n'ait cessé de se perdre dans le vide des grains éparses.

- Je veux te prévenir que le dernier cadeau que tu as reçu après la finale, j'ai été obligé de l'envoyer à ton temple. J'ai déjà 2 Phish'Oura, 1 sanglier du Brissalion, 4 étalons, dix œufs de Morgal, un drake empaillé et un Kerkand qui cohabitent dans mon jardin alors la meute de chien ours, j'ai dit non. " ricana-t-elle à sa question en notant cependant l'intensité du vide qui restait à l'intérieur de cette coquille fendue. C'est à cause de ce vide palpable qu'elle ajouta la suite sans attendre de réaction. " Et ça m'a donné une raison de venir voir si le feu t'avais permis de rassembler une nouvelle fois les morceaux pour créer quelque chose de neuf... Et j'ai ma réponse il me semble. " soupira-t-elle.

Ca la faisait chier. Y avait pas d'autre mot. Le fait que ce grand couillon se laisse abattre ainsi et ne rechercher plus rien d'autre que l'obéissance absolu d'une machine sans Flamme la décevait... et l'inquiétait quand à son propre état d'ici quelques années sous Son emprise. Elle ne finirait pas comme lui, plutôt crever. Et elle avait déjà prouvé à maintes reprises que ce n'étaient pas des paroles en l'air... mais tout de même. Le jugement de leur Père lui paraissait plus cruel et absolu à chaque fois qu'elle se rappelait le rire dément et le brasier en l'honneur du Dragon le jour de leur rencontre après la tentative de révolte de l'étude noire.

Ce qui l'avait décidé à venir en réalité, c'était un parallèle entre deux pièces de son palais. Une porte close dont la poignée avait été retirée. La chambre de Néo... Rien n'y avait été changé. La cendre et la suie maculaient toujours les morceaux épars de meubles carbonisés et du tapis brûlé. Sa propre mise à l'épreuve... Et le dernier étage. Entièrement rénové, restauré. Entièrement vidé... Si ce n'était se foyer froid, ces feuilles innombrables et ce putain de faucon aux plumage argenté qui revenait toujours se poser sur son perchoir comme si son maître allait revenir. Halandarin... Sa faiblesse. Et cet instant de faiblesse, elle n'avait pas fini de le payer. La seule différence entre urgoll et elle, c'est qu'elle avait refusé de mourir au pire moment alors qu'on avait refusé la mort au Haut prêtre lorsque le pire moment était venu. Mais la véritable épreuve n'était pas si différente... Et le fait qu'il ne le comprenne pas lui donnait un goût de cendre dans la bouche... Un goût de solitude d'autant plus prononcé qu'elle n'avait pas le droit de le priver de ces difficultés et de cette douleur.

Elle soupira derechef, finalement déçue d'être venue jusque là, et se remis sur pieds. Elle plia le genou pour attraper la sphère blanche qui trônait au milieu du panier.

- Tiens, si t'as envie de te sortir les doigts. Un messager a apporté ce truc de Sol'Dorn. Un caillou totalement indestructible qui représente le Prime Dragon... ou en l'honneur du Prime Dragon, je sais pas trop. " Un peu plus gros que son poing, elle lança l'objet de toute ses forces mer le mur le plus proche. L'impact fit un bruit terrible... Et la sphère rebondit à moitié pour rouler au sol un peu plus loin. Krish fit quelques pas pour la récupérer et la brandit avec un sourire narquois, dévoilant qu'elle n'avait pas la plus petite égratignure. " Un défi à la hauteur du Haut-Prêtre de la Destruction il me semble. "

"Envois-les au Temple, ils en feront bon usage." répondit-il seulement.

Au commentaire, il le répondit rien, s'abimant dans le mouvement sans fin de son poignet, dans la concentration que requérait son sort. Il n'avait plus goût à la discussion. Pas avec elle. Pas en Sa présence. Feu d'Uriz. Malgré les 'attentions', le sombre voyait cela avant le reste. Ce qu'il eut pu dire, il le tût. A quoi bon creuser davantage la tombe dont on l'avait relevé par la force ?

Le bruit eut le mérite d'attirer son attention. Relevant la tête, il constata l'impact sur le mur, et l'état de la roche. L'ombre d'un sarcasme se profila sur ses lippes, avant qu'elle ne s'estompe, et qu'il tende la main, mettant un terme à son sort, en un geste retenu, ne tirant pas plus que nécessaires sur les muscles remontant dans son dos. Quand Krish la lui remit, le sombre l'observa distraitement, l'inspectant du pouce... Avant de la porter à son visage. Pensif, il la déposa sur le coin du lit.

"Si elle est si résistante... Elle fera une bonne cible pour les novices. dit-il, avant de relever les yeux vers Krish, ses paumes se déposant sur ses jambes, sous le tissu, s'y crispant peu à peu. Je te sers, Feu d'Uriz. Toi, le Puy, les Dieux Sombres... Qu'y a-t-il d'autre à dire ? A exiger ?"

Lentement, ses mires s'étrécissaient, son souffle se crispant.

Non... Décidément elle n'aurait pas du venir. Qu'il soit un membre de son triumvirat n'arrangeait rien à la situation. Mais puisqu'il le prenait comme ça, tant pis ! Krish le regarda poser la pierre sur le matelas, attendant sûrement d'en avoir fini avec elle pour la balancer dans le panier et ne plus jamais y penser. Elle gronda un éclat de rire moqueur et se drapa dans un amusement félin.

"A ta guide, Foudre. Continue à ruminer comme une vieille taupe. Les mains sur les hanches, elle ricana, ramassa une grenade bien mure dans le panier à ses pieds, et tourna les talons vers la porte d'entrée. Au plaisir, cher Champion. Tu sais ou me trouver si tu veux un peu de compagnie."

Sans un mot, il la regarda partir... Puis, sans qu'il y pense, sa main se mit à bouger. Bien volontiers, il se remit à incanter, la douleur refluant sous l'effet de cette concentration familière.