Bas les masques | Nehril & Sirène

18ème jour de Karfias
An 17:XI

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis que Sirène avait retenu les candidatures de Drystan et Nehril. Les entraînements avaient pris peu à peu des tournures différentes. Il ne s’agissait plus désormais d’apprendre à se connaître et à se jauger mais plutôt de savoir combiner leurs différentes compétences et à se coordonner afin de se montrer plus efficaces.
Si le mercenaire n’avait plus l’habitude d’utiliser aussi souvent la magie, la femme au masque l’avait enjoint à s’y remettre pour leur permettre de faire équipe. Elle lui avait proposé son concours à cet égard. Si elle n’était pas élémentaliste, elle maîtrisait parfaitement la magie et avait des connaissances poussées dans tous les domaines car cela lui était nécessaire pour manipuler son Art. Aussi pouvait-elle s’avérer être une excellente instructrice en la matière. Il était évidemment libre de refuser.
La mystique n’hésita cependant pas à s’associer aux entraînements des deux hommes, se retrouvant nécessairement au milieu de leurs affrontements. L’un devait la protéger de l’autre, car après tout, ils étaient là pour assurer sa sécurité. Il y avait cependant quelques règles concernant l’usage de la magie sur eux. Sirène les protégeait des plus gros sorts et, au contact, une simple chaleur devait suffir pour simuler une brûlure et faire lâcher prise. Les deux mages formaient un assez bon duo d’ailleurs. La dague de Drystan sous la gorge, elle avait désigné à Nehril la main qu’elle avait posé sur le bras de son “agresseur” d’un simple regard. Il avait alors échauffé sa propre main pour permettre à la jeune femme de récupérer son sort. En situation réelle, elle aurait pu brûler le bras du dragonnier mais ici, la simple sensation de chauffe lui commanda de la lâcher et elle put se défaire de son étreinte.

Lorsqu’ils ne s’entraînaient pas, Sirène continuait de travailler pour leur affaire. Elle ne pouvait que garder la discrétion sur son avancée, ne transmettant que le minimum d’informations pour ne pas trahir son identité. Elle en usait effectivement pour activer ses réseaux publics et obtenir des renseignements sur les Delzeenil. Ainsi, elle avait découvert qu’ils avaient eu une dernière victime et l’homme était aux abonnés absents. Ils avaient plusieurs propriétés en ville et la femme au masque s’évertuait à en faire le tour pour voir s’il n’avait pas pris l’une d’elles pour cachette. A présent qu’elle en savait plus, elle avait transmis deux messages. Le premier donnait rendez-vous à Drystan le lendemain à la maison dont elle avait donné l’adresse en cas d’urgence. Le second indiquait une toute autre date et un tout autre lieu à Nehril. Celui-ci devait se rendre dans les Soieries, dans une maison de taille modeste pour un tel quartier.

La bâtisse n’avait cependant rien à envier à ces voisines. Depuis l’extérieur, on voyait qu’elle était fort bien entretenue et devait être plus que confortable. Un serviteur vint ouvrir au mercenaire et il ne parut en rien surpris de l’accueillir. Il lui sourit et ne lui demanda même pas son nom avant de le laisser entrer. Il le guida ensuite à travers la demeure qui était décorée avec finesse. Ici, rien de trop dispendieux, la richesse était présente mais s’affichait avec discrétion et mesure. Des voilages ornaient presque chaque arcade, intérieures comme extérieures. Quelques tableaux et tapisseries habillaient les murs. Les symboles de quelques dieux pentiens étaient savamment insérés dans le decorum, le plus présent étant celui de la Voilée.
Après un petit moment, et une fois monté à l’étage, le serviteur s’arrêta devant une porte et la désigna au mercenaire avant de s’en aller. En la poussant, Nehril découvrirait une grande chambre découpée en deux parties. La première, celle dans laquelle il se trouvait, ressemblait à un large salon pourvu de canapés et divans entourant une large table basse. A sa droite, trois arches typiques de la région donnaient sur une terrasse elle aussi aménagée en salon d’extérieur. A sa gauche s’étiraient de grands voiles derrière lesquels se trouvait l’espace nuit. Un large lit à baldaquin trônait en son centre, soigneusement décoré parce une multitude de coussins. Le sol de la pièce était recouvert d’épais tapis dans les tons bleus foncés, se mariant à merveille avec les murs beiges clairs.

-Bonjour Nehril.

La voix provenait de l’espace nuit. Là, derrière les voilages soulevés par la brise légère, un mouvement se distinguait. Une silhouette masculine se tenait debout, ses mains effectuant de lents allers et retours sur une forme allongée. Une femme se trouvait là, étendue sur le ventre. Les rayons du jour passant par la fenêtre près d’elle laissait apercevoir sa peau nue que seul un drap recouvrait au niveau du bassin, protégeant quelques parties intimes de son corps des regards indiscrets.

-Installe-toi, j’arrive dans une minute.

Sa voix trahissait une décontraction intense. Son masseur était l’un des meilleurs de la cité, il n’était donc pas surprenant qu’il parvienne à délasser chacun de ses muscles. Il avait terminé le dos et les bras et s’évertuait à achever ses jambes. Avec tous les kilomètres qu’elle avait parcouru ces derniers jours, cela avait pris plus de temps que prévu, ce qui expliquait qu’elle ne soit pas encore prête tandis que le mercenaire avait passé sa porte.
Après quelques minutes, la femme eut une respiration plus profonde que les autres alors que le masseur relevait le drap pour recouvrir sa cliente et lui permettre ainsi de se redresser en toute intimité.

-Merci Elsio. C’était parfait, comme d’habitude.
-Avec plaisir, Votre Sainteté.

L’homme s’inclina avant de se détourner pour quitter la pièce. Il n’avait pas de matériel à récupérer, elle était si friande de massages qu’elle avait tout ce dont il avait besoin sur place. Le laissant s’en aller, elle alla se dissimuler derrière un paravent, simplement vêtu du drap. Elle en ressortit quelques instants plus tard et vint se présenter entre les voilages ouverts devant le lit, bien plus présentable que la minute d’avant. Avec la saison chaude, elle avait opté pour une robe légère de couleur bleu presque nuit. Un fin voile recouvrait ses épaules par pur esthétisme. Ses cheveux étaient attachés de manière à dégager sa nuque et formaient un élégant chignon encore légèrement humide du fait du bain qu’elle avait pris juste avant l’arrivée d’Elsio. Ses oreilles pointues étaient visibles et elle ne portait pas de masque. Cela aurait été inutile maintenant qu’elle lui avait montré où elle vivait.

-Sois le bienvenu. Pardonne-moi pour l’attente, toute cette marche m’avait épuisée.

Elle adressa au mercenaire ce sourire doux et sincère qu’il devait lui connaître depuis le temps. A présent, elle se tenait juste là, devant lui, aussi naturelle qu’elle pouvait l’être. S’il avait connu la Princesse Marchande Maralina, il pouvait aisément remarquer qu’elle n’avait rien à voir avec elle ou les autres puissants de ce monde. C’était une personne certes riche et raffinée mais aussi d’une simplicité et d’une douceur rafraîchissante. Il n’y avait aucun “paraître” dans sa manière d’être et elle l’observait d’un regard nouveau, cherchant une réaction de sa part alors qu’elle avait décidé de se dévoiler à lui, et à lui seul.

”Robe”:

-Tu es à l'heure. Mais Elsio a eu plus de travail que prévu. Confia-t-elle en souriant.

Nehril complimenta sa robe et elle sembla interloquée l'espace d'un instant avant de lui répondre d'un sourire. Les louanges étaient étrangement formulées mais elle voulait croire qu'il n'avait pas l'habitude d'en faire et encore moins à une femme. Elle ne lui tiendrait donc pas rigueur de la tournure qu'il avait choisi et prendrait ses paroles pour ce qu'elles étaient : Il la trouvait jolie dans cette tenue.
A l'interrogation du mercenaire, elle tourna la tête pour lui adresser un regard en coin accompagné d'un sourire espiègle.

-Telle est la question, n'est-ce pas ?

D'un geste, elle l'invita à se rasseoir. Sur la table devant eux se trouvait un plateau agrémenté d'un pichet de citronnade et de quelques fruits frais. La sang-mêlée s'approcha et s'agenouilla pour servir les verres. C'était sa façon de ne pas rendre son décolleté plus plongeant qu'il ne l'était déjà, offrant une vision -qu'elle trouvait très indécente- à la vue de ses visiteurs. Tendant un verre à Nehril, elle entreprit de répondre à sa question un peu plus sérieusement.

-Mon nom est Neassa-Laella. J'appartiens à la famille Siryn connue pour avoir fait fortune dans la culture du sel et des huîtres perlières, près d'Ashraï. Elle se leva, son propre verre à la main, pour prendre place sur une autre assise que celle du mercenaire. Elle ne voulait pas l'incommoder par sa présence. Cependant, je n'ai pas suivi la voie de mon père, je vis d'une rente qu'il a prévue pour moi. Officiellement, ce qui occupe mon temps, c'est la religion. Son visage s'illumina d'un discret sourire tandis qu'elle lui annonçait quel était son véritable rôle dans la société. Je suis une servante de Tyra.

Elle marqua une pause, laissant le temps à Nehril d'assimiler l'information. Elle n'avait jamais caché ses origines, aussi la première partie de son discours ne devait-elle pas le surprendre. En revanche, le fait qu'elle soit Prêtresse de la Voilée répondait probablement à certaines de ses questions, et notamment à l'intérêt qu'elle lui portait depuis qu'elle le savait tourmenté et las de la vie qu'il menait. Car après tout, cela faisait partie de son rôle et, même si elle n'officiait pas beaucoup, elle prenait sa fonction très à cœur. Elle accompagnait les mourants dans leurs derniers instants, elle favorisait le passage de leur Souffle dans le royaume de Tyra et elle aidait les survivants à trouver le moyen de continuer à vivre. Ce dernier point ne s'appliquait d'ailleurs pas seulement dans le cadre de la perte d'un proche...
Etudiant la réaction de Nehril, elle pencha légèrement la tête sur le côté. Il n'avait pas l'air interloqué par cette révélation et ne se posait pas de questions, comme s'il en comprenait les implications. La religion pentienne était courante dans la région mais tous ne la comprenait pas pour autant.

-Cela semble te parler.

Des étincelles illuminèrent les yeux de Neassa-Laella tendit qu'elle découvrait les origines anedhelles de son invité. Cependant, malgré la curiosité qu'il venait de faire naître en elle, elle ne posa aucune question. A son attitude, elle avait aussitôt compris qu'il y rattachait des souvenirs, sinon douloureux, au moins désagréables. Elle espérait bien qu'ils auraient l'occasion d'en discuter une prochaine fois car elle n'avait nullement l'intention de couper les ponts avec lui une fois leur contrat terminé. Mais ce n'était pas l'objet de son invitation du jour et elle préférait autant ne pas risquer d'aborder un sujet qui pourrait le mettre dans de mauvaises dispositions pour la suite.
Nehril semblait avoir une assez bonne connaissance de ce qu'était le culte de Tyra et, il avait raison, celui de Tari était très proche. Il abordait nécessairement des points différents sur certains sujets du fait de l'espérance de vie très différente entre les éternels et les éphémères. Cependant, il se trompait sur un point.

-Nous n'imposons aucun précepte de vie et, hormis quelques cas très particulier, Tyra accueille tous les Souffles en son royaume, de l'être le plus pur au plus sombre des drows. Ce ne que choisis de faire de ta vie ne te fermera pas ses portes. Et, le moment venu, j'aiderai ton Souffle à trouver le chemin quoi qu'il en soit.

Elle posa sur Nehril un regard chaleureux pour appuyer ses dires. Elle avait déjà contribuer à empêcher que certaines âmes parviennent jusqu'au Senarda de sa déesse mais cette dernière l'avait alors ordonné par le biais de l'une de ses Voix. En dehors de ces rares exceptions, elle appliquait toujours les mêmes méthodes, se moquant de la condition de son ouaille, à l'image de Tyra... Le mercenaire s'interrogea cependant sur la compatibilité de sa fonction avec son second métier. Elle ne s'en offusqua pas et entreprit de lui répondre malgré tout.

-Souviens-toi : on ne tue pas si on peut l'éviter. Je ne pourchasse que les mages qui s'en prennent aux Souffles que je m'évertue à protéger au nom de la Voilée. Cependant, il est vrai que j'ai déjà ôté des vies ou que j'y ai contribué d'une manière ou d'une autre. Mais je l'ai toujours fait pour sauver la vie de quelqu'un ou la mienne... Jamais par colère, dépit, vengeance ou facilité. Cela ne va pas à l'encontre de ce que Tyra tolère.

Elle sourit à Nehril, rendant à son visage ses traits un peu plus chaleureux. En répondant à ses questions, elle s'était fait un peu plus sérieux, provoquant par la même occasion qu'elle prenait ses paroles très à cœurs.

-As-tu d'autres questions ? Elle marqua une pause avant d'ajouter. Et tu peux me tutoyer si tu le souhaites, ou quand tu le souhaiteras. J'ai tendance à me montrer moins formelle quand je veux aider quelqu'un et je ne lui interdirais jamais à en faire de même.

Neassa-Laella savait que Drystan et Nehril la voyaient avant tout comme leur employeur. Elle avait du mal à leur faire comprendre que ce n’était pas ainsi qu’elle envisageait les choses. Elle ne s’était pas montrée explicite et tentait de le leur montrer, demandant leurs points de vue et les prenant en compte, les traitant comme ses égaux et non en subalternes. Le message n’avait pas encore fait son chemin mais elle espérait que cela viendrait.
Face à la retenue dont le mercenaire faisait preuve, elle étira un sourire amical.

-Je n’ai rien à cacher Nehril. Et moins encore à toi.

En tant que chasseuse de prime, elle cachait son identité afin de protéger ses proches et ses employés. Elle s’était fait des ennemis avec le temps et représentait une menace pour tous les mages qui ne respectaient pas la loi. Même si elle ne s’en prenait pas à tous mais, cela, ils ne l’avaient peut-être pas compris…
Cependant, pour pouvoir acquérir la confiance de ses ouailles, elle devait se montrer honnête et tâcher de leur apparaître aussi humaine qu’eux. Voilà pourquoi elle avait choisi de faire tomber le masque pour Nehril, pourquoi elle l’avait invité dans sa véritable demeure et lui avait révélé son nom et son pédigré. A présent, elle ne lui cacherait plus rien si cela pouvait permettre au mercenaire de se livrer plus aisément.

-Armahn Siryn n’était pas mon père mais il m’a accueillie comme sa fille après une petite incartade de ma mère. Elle et moi lui avons survécu, ainsi qu’à tous mes frères et soeurs. Quand elle s’est éteinte à son tour, j’ai eu besoin du soutien d’un prêtre de Tyra. J’avais cessé de vieillir depuis longtemps et je ne savais pas comment faire pour continuer à vivre en tant que quasiment éternelle au milieu des éphémères.

Neassa-Laella n’entra pas dans les détails des émotions qu’elle avait traversé à l’époque. Cela n’apporterait rien à la conversation qu’elle comptait mener par la suite. De plus, Nehril ne devait pas la voir comme une victime de plus, une âme à protéger, mais bien comme quelqu’un qui lui tendait la main, certes avec son propre vécu. Néanmoins, révéler qu’elle avait côtoyé le fond de l’abîme desservirait la démarche avant toute chose. Et cela ne se voyait pas sur elle donc il lui était aisé de le cacher.

-J’ai embrassé la voie de Tyra, non pas par foi -même si je suis assez pieuse- mais pour venir en aide à mon prochain de la même manière.

La dernière question de Nehril la fit sourire avec douceur. Il restait visiblement sceptique quant à ses intentions. Non pas comme si elle pouvait lui vouloir du mal mais elle savait que, dans son milieu, les gens ne se montraient guère très altruistes. Il était normal qu’il se soit imprégné de cet univers, même s’il était né parmi un peuple aussi communautaire que l’était celui d’Anaëh.

-Je ne veille pas que les Souffles des morts. Je veille sur ceux qui sont en souffrance pour les aider à trouver comment continuer à avancer. Et tu es en souffrance… Tu m’as confié -plus ou moins volontairement- que tu étais las de la vie que tu mènes et que ton sommeil n’était pas réparateur. J’ai pu voir de mes propres yeux que tu étais un excellent combattant, vif, intelligent, capable de prouesses… Tu pourrais travailler pour n’importe qui et t’assurer une rentrée d’argent confortable, pourtant tu vis chichement et semble sans ressources. Tu portes un fardeau qui assombri ton regard et qui t’empêche d’aller de l’avant. J’aimerais t’aider à trouver comment parvenir à le poser.

Neassa-Laella observait le mercenaire tandis qu'elle évoquait ses capacités et il ne sembla pas très réceptifs à ses compliments, les dédaignant presque. Soit il n'avait plus conscience de ses aptitudes soit il était si las de la vie qu'il menait qu'il n'avait apparemment plus conscience de ce qu'il valait vraiment. Si c'était son curriculum vitae qui avait poussé la chasseuse à retenir sa candidature, elle avait depuis pu constater par elle-même qu'elle avait fait le bon choix et ne le regrettait pas une seconde. Elle était même rassurée de le savoir à ses côtés pour le combat à venir.
Lorsqu'il évoqua la personne qui l'accompagnait, elle comprit aussitôt que quelqu'un était dépendant de lui. Détail qu'il n'avait encore jamais évoqué jusqu'alors. Le prêtresse ne cacha pas sa surprise, quoi que teintée d'un brin d'espièglerie. Après tout, il n'avait pas précisé la nature de sa relation avec cette personne.

-Une femme ? Elle tourna à demi la tête sur le côté et plissa les yeux comme pour mieux l'étudier. Non, son attitude ne laissait pas penser qu'il avait une compagne... Un enfant ? Cela la surprendrait aussi mais bien moins. Il suffisait d'une fois après tout...

Nehril avait exprimé son souhait de changer de vie et s'y était même essayé. Elle comprit la conclusion de son discours même s'il ne l'acheva pas totalement et cette pensée l'attrista. Il était vrai que les mercenaires ne vivaient que rarement vieux. Surtout ceux qui travaillaient seuls comme lui. Des idées lui venaient à l'esprit sur l'issue de cette conversation mais elle devait en savoir un peu plus sur le mercenaire, ses souhaits et ses ambitions.

-Pourquoi cela n'a-t-il pas marché ?

Lui dire que le quotidien l'avait rattrapé ne lui permettait pas de comprendre ce qu'il s'était produit exactement. Après tout, il y avait tant de raisons pour lesquelles il aurait pu se retrouver contraint de renoncer à ces vies paisibles qu'il avait voulu s'offrir. Il s'était apparemment donné les moyens de changer, cela n'était donc pas une question de volonté ou une incapacité à trouver des solutions pour s'échapper du mercenariat. Alors quoi ?

C'était dans ces moments-là que l'éducation de Neassa-Laella lui était le plus utile. Si elle se tenait droite et effectuait des gestes gracieux, c'était par habitude désormais. Si elle affichait en tout temps un doux sourire, c'était parce que cela lui correspondait. Elle était une personne douce... Dans son rôle de prêtresse, elle avait entendu toutes sortes d'histoires plus ou moins tristes. Elle avait vu la peur et la douleur dans les regards des mourants comme dans ceux des survivants. Au fil des siècles, elle avait largement côtoyé la mort et le sang sans jamais les connaître elle-même. Sa longévité la préservait de la première, tout autant que sa magie et les partenaires qu'elle se choisissait. Son masque la protégeait du second... Elle et aussi ses proches. Alors, en écoutant le récit de Nehril, en percevant toute la souffrance qu'il avait enduré, tout le sang qui avait coulé et pour lequel il se sentait plus ou moins responsable, elle était heureuse qu'on lui ait enseigné la pleine maîtrise de ses émotions. Elle ne souriait certes plus mais elle cachait en elle tout ce qu'elle ressentait en l'écoutant, les images d'horreur qui passaient devant ses yeux ouverts tout en sachant que ce devait être très loin de la réalité. Elle ne voulait pas que Nehril regrette de s'être ainsi ouvert à elle. C'était la seule situation où elle ne se montrait pas totalement honnête... Pour le bien des personnes qu'elle voulait aider...

Et elle ne renoncerait pas à l'aider, lui. Même en sachant qu'il considérait que rester dans son entourage était dangereux.
Et surtout pas après qu'elle ait fait autant de progrès avec lui en si peu de temps.

Neassa-Laella se leva, non pas pour s'en aller mais pour venir s'asseoir plus près du demi-elfe. Elle posa une main délicate sur la sienne, soutenant son regard dans ciller. Son expression se voulait douce alors qu'il venait de lui raconter les pires moments de sa vie. Elle n'était pas horrifiée, ou pas par lui en tout cas. Il croyait que tout ceci était sa faute mais elle n'avait pas cette conviction. Elle n'avait rien vu en lui qui lui permette d'avoir de telles pensées.

-Tu n'as pas à te punir pour ce qu'il s'est passé. Ce n'était pas ta faute. Chacun fait ses choix autant que tu fais les tiens. On dit que le sang appelle le sang. Je ne le fais pas couler et pourtant je porte un masque.

Elle était en danger, elle aussi. Du fait de son activité parallèle, nombreux étaient ceux qui voudraient la savoir hors d'état de nuire. Pourtant, elle ne causait pas la mort, ou si peu... Pas assez pour qu'elle risque vraiment que quelqu'un vienne réclamer vengeance. Mais cela l'exposait-elle moins au danger ? Non, évidemment. Mais elle assumait et faisait ce qu'il fallait pour se protéger et protéger les siens. Elle avait trouvé sa voie. Il avait peut-être tué et une malencontreuse rencontre lui en avait fait payer le prix. Elle ne l'imaginait pas avoir commis cet acte de sang froid, il devait avoir eu une bonne raison de le faire... Et ces hommes avaient choisi de se venger. Certes, cela avait entraîné des morts alors que lui était toujours en vie. Devait-il s'en punir jusqu'à la fin de ses jours pour autant ? Était-ce une bonne façon de leur rendre hommage ?

-J'ai survécu à plusieurs générations de ma famille, je suis bien placée pour savoir quelle est la douleur d'une perte. Certes, rarement dans des conditions tragiques. Je continue à vivre parce que je chéris leur mémoire. Il y a au moins encore une personne sur cette terre pour se souvenir d'Armahn et Maryam Siryn, même si plus personne aujourd'hui ne connaît leurs noms. Je vis pour eux. Tout comme moi, tu te souviens de ces gens que tu as connu et aimé. Peu importe pourquoi c'est arrivé, ce n'est pas de ton fait direct et tu es encore là pour pouvoir parler d'eux et faire survivre leur mémoire.

Elle n'essayait pas de le convaincre. Pour l'instant, il ne s'agissait peut-être que de sa propre conviction. C'était ainsi qu'elle avait appris à survivre, ainsi qu'elle apprenait aux autres à en faire autant. Elle pensait que Nehril avait simplement besoin de trouver une nouvelle voie ou qu'on lui insuffle un nouveau souffle pour mieux se tenir debout mais elle découvrait à présent la nature même de ses souffrances et à quel point elle s'était trompée... Le rôle des prêtres de Tyra était de se souvenir, du mauvais comme du bon. Lui ne se rappelait que le mauvais.
Elle lui adressa un nouveau sourire aussi doux que le précédent alors que sa main tenait toujours celle du mercenaire.

-Si tu le veux bien, j'aimerais beaucoup que tu me parles d'eux. Que tu me parles de ta sœur. Comment était-elle ?

L'intérêt de Neassa-Laella était plus que sincère. Elle voulait réellement en apprendre plus sur ces personnes qui avaient marqué la vie de Nehril au point de le toucher et d'obtenir son affection alors qu'il semblait si distant à présent, arpentant cette vie sans la vouloir vraiment. Elle souhaitait évoquer ses souvenirs avec lui pour le ramener dans les bons moments qu'il avait partagé avec eux afin qu'il concentre son esprit là-dessus et pas sur les tragédies qui avaient suivi. Elle pouvait cependant comprendre qu'il ne s'en sente pas la force pour le moment et ne serait pas contrariée par un refus.

-Et, s'il te plaît, appelle-moi Neassa-Laella quand je ne porte pas mon masque. Ou Lessie, si tu le trouves trop long.

Alors que Nehril émettait des objections à son idée, elle resta sans rien dire, se contentant de conserver sa main sur la sienne. Il lui avait semblé réceptif à son point de vue. Il n'était certes pas obligé de l'accepter mais il devait encore faire un bout de chemin dans son esprit pour qu'il prenne tout son sens. Finalement, par sa seule présence rendue plus tangible à travers le contact de leurs doigts, il lâcha un soupir de résignation. Elle écouta la description de ses bribes de souvenirs sans un mot. Un léger sourire étirait ses lèvres, à la fois satisfaite de le voir tenter l'expérience malgré ses réticences, émue par son récit et attendrit par l'attachement qu'il témoignait encore à la jeune femme. Neassa-Laella n'insista pas lorsqu'il lui dit ne plus vouloir creuser davantage dans sa mémoire pour le moment. Elle avait conscience de l'effort qu'il venait de fournir par ses quelques mots au sujet de sa sœur et ne chercherait pas à aller au-delà de ce dont il se sentait capable pour le moment.

-Je comprends. Si tu veux en parler encore, je serais toujours prête à t'écouter. Lui assura-t-elle.

La suite du discours de Nehril étira davantage ses lèvres, traduisant sa joie sincère devant tout ce qu'il avait compris à travers cette démarche si simple qu'avait été d'évoquer ses bons souvenirs. La vie était belle et quelques tragédies pouvaient parfois le faire oublier. Elle était parvenu à le ramener à une époque joyeuse de sa vie qu'il avait caché derrière la mort violente de ces gens qu'il aimait. C'était ce qu'elle voulait. Imitant le mercenaire, elle serra ses doigts lorsqu'il étreignait sa main, satisfaite et heureuse pour lui.

La requête du demi-elfe la surprit un peu et elle resta un moment interdite. Réfléchissant un instant, elle se remémora qu'il n'était pas du genre à se confier aisément. Même si son rôle était de protéger ses ouailles de ses souffrances à elle afin de ne pas minimiser les leurs ou de leur donner envie de la préserver, elle devait peut-être penser différemment avec lui. Elle l'avait déjà en partie fait en lui avouant son identité après tout... Car elle aurait très bien pu essayer de l'aider sans lui dire qui elle était, il semblait ouvert à l'idée de lui parler avant même qu'elle ne l'invite ici. Normalement, elle se confiait plutôt à ses pairs, les membres de son culte s'apportant un soutien mutuel, tant pour leurs propres difficultés que pour parvenir à endurer certaines confessions qui leur étaient faites. Mais... Pourquoi pas ?

-Je n'ai pas autant souffert que toi, j'ai bien peur que mes mésaventures soient dérisoires en comparaison. Commença-t-elle avant que son sourire ne s'efface. Si... Il y avait une chose qu'elle pouvait lui confier et qui serait à la hauteur de ses tourments, ramenant une réciprocité certaine dans le partage de leurs histoires les plus sombres. Néanmoins... Je peux t'avouer... que l'intervention du prêtre de Tyra à la mort de ma mère m'a sauvée la vie.

Son regard suffit à rendre sa pensée plus explicite. Elle ne l'avait pas confié à grand monde, ses proches et ses employés ne savaient pas. Plus personne de vivant ne le savait aujourd'hui, hormis de très rares exceptions. Accablée de chagrin, elle avait songé à rejoindre sa famille dans le royaume de la Voilée. Elle était pratiquement passée à l'acte lorsque l'homme était intervenu... Elle ne lui devait pas seulement d'avoir trouvé un moyen de survivre, elle lui devait la vie elle-même.

Nehril ne savait pas comment réagir et c'était bien normal. En la voyant aujourd'hui, personne ne serait capable de dire qu'elle avait pu en arriver un jour à une telle pensée. Si elle se montrait toujours mesurée dans ses réactions, elle respirait la paix, la joie de vivre et la passion dans tout ce qu'elle entreprenait. Cependant, ce n'était pas inné chez elle. Elle avait appris à penser d'une certaine manière afin de parvenir à continuer à vivre avec toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Cette douleur qui pouvait s'abattre à tout moment alors qu'elle perdait un être cher. Lorsque cela se produisait, cela ne lui faisait pas moins mal qu'autrefois, elle avait simplement appris à surmonter cette épreuve sans cesse renouvelée.
Le semi-elfe se trouva heureux de l'aide que le prêtre de Tyra lui avait apportée à l'époque et elle lui répondit d'un sourire. Il avait toujours compris.

-C'est exactement cela. Parvenir à rester en vie pour pouvoir faire de nouvelles rencontres. Les gens sont passionnants parce qu'aucun ne se ressemble. Même si cela doit éphémère pour mille et une raisons, cela vaut la peine de les avoir connu et d'être là pour continuer à se souvenir d'eux et attester qu'ils ont existé.

Lessie pensait sincèrement ce qu'elle disait. C'était la leçon qu'elle avait tiré de ses longues discussions avec cet homme. Et c'était une partie de ce qu'elle avait voulu transmettre à Nehril, même si leurs situations étaient très différentes.
Aux questions du mercenaire, elle baissa sensiblement les yeux l'espace d'un instant. A quelle réponse s'attendait-il exactement ? Elle lui avait survécu, comme à tous les autres...

-Il a rejoint le Senarda, il y a longtemps. C'est lui qui m'a formée en tant que Prêtresse mais je ne l'ai pas fait pour lui. Je l'ai fait pour moi. Pour donner un sens à ma vie, me donner l'occasion de rencontrer ces personnes si différentes les unes des autres et leur apporter mon aide à travers ma propre expérience... Même si tu es le premier avec qui je suis allé aussi loin dans la confidence.

La sang mêlée ne semblait pas affligée par l'aveu qu'elle venait de lui faire ni par le décès de celui qui était devenu un mentor puis un ami au fil des ans. Une légère vague de nostalgie était passé dans son regard en évoquant ce dernier mais elle avait conservé son sourire en repensant à lui. Finalement, elle rebondit sur une chose que Nehril avait dite et à laquelle elle n'avait pas eu le temps de réagir.

-Si tu as besoin d'aide pour trouver ce lendemain plus radieux, je suis prête à te la donner quand tu seras prêt et si tu le souhaites. Je ne manque ni de ressources ni de contacts et ils sont fait pour être utilisés.

Nehril se leva et la prêtresse ne fit rien pour le retenir et se soustraire à l'étreindre de sa main sur la sienne. Elle avait senti sa réticence à accepter son offre et elle pouvait aisément en comprendre l'origine. Ce n'était pas sans raison que le mercenaire travaillait seul... Il se méfiait de tout le monde et elle s'estimait chanceuse qu'il se soit ainsi ouvert à elle. Son identité y avait peut-être contribué, qui sait ? Il lui avoua préféré attendre la fin du contrat pour réellement se penché sur la question et elle n'insisterait pas sur ce point. Elle voulait le sortir de son taudis mais il lui fallait sans doute du temps pour réfléchir à d'éventuelles solutions ou simplement pour accepter de saisir pleinement cette main tendue.

-Quand tu voudras, Nehril.

A la question sur le fait de mettre Drystan au courant, elle se leva. En réalité, elle avait déjà offert au dragonnier de lui en dire plus sur elle, sans pour autant dévoiler son identité. Cependant, il avait refusé. Sa vision des choses lui convenait et il estimait ne pas avoir besoin de connaître son véritable nom pour accepter de travailler en bonne intelligence avec elle.

-Pas pour le moment. Lui-même n'estime pas cela utile. Un jour viendra, peut-être, où je me révèlerai à lui aussi. En attendant, la chasseuse s'appelle Sirène et la Prêtresse se nomme Lessie. Et ceci est la maison de la Prêtresse.

Elle écarta légèrement les bras et ouvrit les mains pour désigner sa demeure et appuya son regard sur le mercenaire. Personne dans cette maison n'avait connaissance de son activité parallèle et personne ne devrait le savoir. C'était pour la sécurité de ses employés qui vivaient ici en permanence afin de s'occuper de son domaine en son absence.
Finalement, le demi-elfe décida de prendre congé et elle lui adressa ce doux sourire qu'il devait si bien lui connaître désormais.

-Ma porte te sera toujours ouverte. A demain, Nehril.