Malgré tout le temps qu'ils avaient passé ici, le camp sud avait peu de bâtiments de pierre. C'était peu surprenant, car personne ne s'attendait à ce que ce siège dure éternellement. Néanmoins, il y avait quelques exceptions.
Parmi elles, on avait rapidement offert des demeures plus durables aux dieux. Il fallait occuper les hommes. Alors la magie élémentaire avait creusé dans la roche, puis avait élevé leurs murs. Les prêtres elementalistes tout comme les mages du C'nros y avaient veillé. Les soldats drows avaient alors sculpté et gravé ces murs bruts au fil des énnéades. En ce jour, il ne restait plus aucun espace sur le sol, le plafond ou les parois qui ne portent pas les magnifiques prières et espoir des assiégeants.
La mage s'était isolée avant son combat. Elle priait, et elle dansait. Elle avait hâte, mais était aussi pressée par le temps.
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Debout sur le sable maculé par endroit , fermement campée sur ses deux jambes graciles, Shyn'tae écoute le prêtre. Son regard est pourtant posé sur son père. L'épée à sa main reflète les couleurs de l'arènes. Le beige du sable, le bleu du ciel, le gris des murs. Elle est prête, elle sourit. La fille apprécie le regard de son père. Peut-être faudrait-il qu'ils se battent plus souvent par les armes que par les mots. Non pas le mépris, mais l'expression du combattant. Ses yeux rubis le scrutent en retour. Quelles seraient ses décisions? Elle a un plan audacieux, et elle a hâte qu'il la surprenne, qu'il lui montre le meilleur de lui-même. Qu'il la mette en échec.
C'est un combat impossible. Il a combattu des siècles, elle n'est qu'une débutante.
Il va juste t'ouvrir en deux au premier échange. S'il se contentait, par mépris ou excès de confiance, de lui offrir le strict minimum, il commettrait une grave erreur et le regretterait. Elle a prié pour que ce ne soit pas le cas.
Le prêtre annonce le début du combat.
La drow se prépare à s'élancer.
Le casque de son adversaire vole soudainement vers son visage. Elle ne se souvient pas d'un seul adversaire sérieux qui n'ait pas fait appel à cette stratégie, ou à une de ses variantes. X'andarin, ou plutôt Dante, Sauveur, Hanegard… Couteau, pierre, casque, un jour elle pense qu'on lui enverra une assiette pleine d'un bon repas. Nul doute qu'elle n'y resisterait pas.
L'adrénaline monte en elle. Gauche? Droite? La mage fait un pas de coté, le sort qu'elle a préparé menace de lui échapper. Elle le rattrape comme une patate chaude. Heureusement.
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La magicienne dansait. Elle avait prié Meingal par respect, parce que c'était sous son patronage que cette ordalie serait menée. Mais ce n'était pas à lui qu'elle avait dédié la plus grande partie de sa danse.
Isten avait depuis toujours sa préférence.
Uriz lui faisait peur autrefois. Cela n'était que depuis les jeux qu'elle avait vraiment compris la place de choix qu'il occupait en son cœur. Tant de temps perdu.
Les autres ne comprenaient rien. Son père méritait le meilleur, malgré ses insultes, malgré son mépris. Elle entendait bien le lui donner. Et elle comptait bien gagner. Ce n'était pas en faisant dans la demi mesure qu'elle y parviendrait. Elle espérait que cela plairait au dieux. Elle pria aussi Zhak'bar. Cela lui plairait à coup sûr.
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L'Obok la charge, rapide, si rapide compte tenu de son poids, désireux de pousser son avantage et de ne pas lui laisser une chance de lancer une nouvelle incantation.
S'il savait. Elle ne l'avait jamais vu combattre, note-t-elle. Lui si, mais tellement peu. Elle ne pense pas qu'il ait regardé un seul de ses duels.
Tu l'as cherché dans les gradins sans le trouver et tu as été déçue, souffle son cynisme. Voilà quelque chose qu'elle aurait du mal à avouer à quiconque.
L'épée coupe quelques mèches de cheveux couleur neige, elle est passée si prés, même si la demoiselle bouge comme un chat. C'était déjà le cas trois ans auparavant. Depuis, elle passe son temps à se prendre des coups de combattants bien plus talentueux. Un entrainement rigoureux, dira-t-on. A défaut de tirer quelque chose d'elle, au moins auront-ils réussi à la faire bouger plus vite. Ses pieds nus soulèvent la poussière, et elle se glisse sous la garde de l'arme. Elle est
à peine plus rapide malgré son poids. Il est beaucoup plus fort, plus endurant.
Si elle ne porte pas un coup décisif tôt, il l'userait sans pitié, et l'emporterait à coup sûr. Le terme user n'est d'ailleurs pas juste: il suffirait probablement d'un coup, d'une erreur pour qu'il la mette au tapis. Mais elle veut
gagner Dans sa main, Eveil vibre d'une magie puissante, prête à s'échapper comme
une bête sauvage.Elle frappe d'estoc, se découvrant pour la riposte du bretteur. Shyn'tae le croit capable d'éviter la plupart de ses coup s'il le désire vraiment. Mais elle lui offre une occasion de la frapper s'il ne le fait pas. Elle ne connait presque rien de son père… Mais elle pense qu'il ne ratera pas l'occasion. C'est une erreur stupide, digne d'elle.
Son dernier pas et la torsion de son poignet achève le sort. Eveil vibre, le sort qu'elle a tissé s'en empare. Les yeux de Shyn'tae s'écarquillent devant la danse insensée qui s'empare de ses motifs. Pendant ce bref instant, rien n'a d'importance que le processus incontrôlable qu'elle venait de déclencher. Puis, alors que la lame pénètre l'armure comme si elle était faite de soie, elle se dit qu'elle va en subir les conséquences.
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Elle dansait sur la pierre du temple, elle percevait le moindre défaut d'Eveil, la moindre fragment de sa structure. Elle la connaissait par cœur, combien de fois avait-elle réarrangé les multiples couches d'aciers entremêlées pour rendre le tout meilleur que ses parties? Elle dédia à Isten le projet qu'elle tissait, et offrait à Uriz un beau sacrifice. Puis elle s'arrêta, soudainement, le cœur battant. Il ne restait presque rien à danser. Elle devait restée concentrée, sinon la bête s'échapperait. Ce serait dommage.
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La pointe touche l'épaule, traverse le cuir, puis creuse les chairs. Le sort est laché. L'acier résiste. L'acier ploie. Kerath riposte comme prévu, sent-il ce qui est en train de se produire? Son coude frappe le visage de Shyn'tae de plein fouet, étourdissant.Un craquement retentit. Elle lache l'épée.
L'acier succombe.Comme prévu depuis le début, un coup de tonnerre suit. La lame explose sur sa moitié, comme si elle était faite de cristal. Les échardes lacèrent les chairs. Des éclairs de douleur frappent Shyn'tae sur son bras, son torse lorsque quelques fragments viennent s'y loger. Le coup du guerrier la jette au sol, elle roule dans le sable maculé de sang séché.