Les rejetons de Sol'Dorn

Favriüs, septième jour de la première ennéade
An dix-sept du onzième cycle
11h30

Ssol’riss Ulnen aurait sûrement délégué cette tâche là, il aurait sûrement demandé à son prêtre dont l’intégrité a déjà été compromise par son contact avec les enfants qu’il a trouvé de conduire l’interrogatoire à sa place. Il n’aurait pas pris un seul risque, il aurait simplement fait ce qu’il sait faire le mieux, conduire son orchestre. Tu veux que je sois comme Ssol’riss Ulnen, tu veux que je sois distant, tu veux que je ne perde pas de temps avec quelque chose de ce genre, mais cette fois je ne t’obéis pas. Peut-être l’aurais-je voulu, peut-être aurais-je voulu éviter ce manège, peut-être aurais-je voulu éviter de porter cette tenue que m’ont imposé les prêtre de Kiran, peut-être aurais-je voulu ne pas porter cet autre masque qui dissimulait finalement la deuxième moitié de mon visage… Mais quelque chose m’en empêche, et je ne peux que la voir elle à leur place. Ce que je ressens, il n’est peut-être pas un eldéen qui le ressent dans ce camp, à part celle que j’espère être l’exception, car la société que je côtoie depuis plus d’un cycle ne comprend pas.

Et ce ne sont pas Kerath et Shyn’tae qui peuvent me convaincre du contraire.

Les prêtres de Kiran s’effacent à mon ordre qui porte le poids d’une Triumvir, et il n’y a bientôt plus personne d’autre dans cette tente qu’une paire d’enfants et ton plus haut serviteur. Il n’y a pas de bâton, il n’y a rien, il y a juste un eldéen qui s’avance, et qui retire le masque qui lui dissimule le visage depuis si longtemps. Celui sous le masque n’est pas un artifice, celui sous le masque est la véritable forme de Vaerian, et c’est cette forme que je souhaite présenter à eux, car elle est moins impressionnante, et que son regard mauve pourrait presque être considéré comme doux. Je reste sûrement trop intimidant pour qu’ils ne s’approchent, avec cette moitié inférieure de visage qui leur est invisible, et une fois que j’ai l’impression qu’un pas de plus les fera reculer je m’arrête. Au centre de la tente, je me mets à genoux, pour arriver à une hauteur placée quelque part entre celle des deux enfants.

« Bonjour. » Un sourire invisible illumine mon regard. « Je m’appelle Lok’nath. » Je regarde le plus petit, aux cheveux qui n’ont encore blanchi. « J’ai une fille aussi grande que toi, elle s’appelle K’olah. » Ma voix au travers du masque est vite contrôlée, et je la veux aussi douce que mon regard, qui se pose alors sur le plus âgé, dont la chevelure a commencé sa transformation. Je saisis entre deux doigts une mèche blanche de ma propre chevelure, la plaçant entre eux et moi. « Bientôt vous aurez tous les trois les cheveux comme ça. » Je ris doucement, un rire qui ne peut effrayer. « Comment tu t’appelles ? » J’ose une question innocente, pour jauger à quel point ils sont réceptifs, même si la suite, quand le sujet sera plus sérieux, ne pourra pas être aussi directe. Si je suis le seul à décider, à cet instant, les conseils des prêtres de Kiran sont encore dans mon esprit. J’observe alors leurs réactions d’un regard qui essaie de ne se faire trop insistant, et qui y réussit plutôt bien.

Parce que tous les souvenirs appartiennent à une vie qui n’existe plus, à une vie sacrifiée, je ne triche pas et je reste si près de la réalité que je n’ai rien à inventer, juste à l’invoquer à nouveau.

Lok’nath avait bel et bien été le père d’une K’olah, et K’olah avait bel et bien eu une dizaine d’années, dans une autre vie, une vie qui manquait.

Depuis leur arrivé, les deux enfants n'ont pas ouvert la bouche. Passés entre les mains des prêtres de Kiran, les soigneurs ont déjà put se rendre compte qu'ils étaient sacrément débrouillards. Leurs mains étaient déjà fortes. Leurs dos criblés de coups ne prouvait cependant pas leur origine. Qu'ils soient pauvres ou riches, les enfants récalcitrants étaient corrigés de la même façons par les prêtres responsables de leur éducation.

Avec leurs cheveux courts, ce que le prêtre avait pris pour deux garçons rescapés du chaos qui devait avoir lieu en ville étaient en réalité une fille atteignant la fin de l'enfance et un garçon particulièrement frêle. Un humain aurait pris la plus âgé pour un gamin de dix ans et le plus jeune pour son frère de quatre ou cinq ans... Mais à bien les regarder, leurs visages ne se ressemblaient pas vraiment. Quoi que leur teinte sombre soit assez similaire, la pus grande était déjà bien taillée et assez grande, les traits forts, de rares mèches de cheveux blanc dans une chevelure noire et le regard suspicieux. Le plus petit, particulièrement maigre et croulant sous des boucles châtaines, s'accrochait de toute ses forces à son ainée, ce qu'elle semblait prendre de façon mitigée. Un instinct la poussait à garder une main fermement encrer sur le dos du petit, mais à part ça, elle ne lui montrait aucune attention particulière.

Lorsqu'un homme masqué était entré dans la tente ou on les avait laissé, la gamine avait reculé jusqu'au mur de toile opposé à à la porte. Elle ne le perdait pas des yeux. La comédie avec les cheveux et la soit-disant fille n'a pas l'air de la mettre particulièrement à l'aise... Mais ses oreilles frémissent en entendant l'homme leur dire qu'ils auraient bientôt les cheveux blancs.

- Vous ne comptez pas nous tuer ? " demanda-t-elle avec la plus grande franchise, son eldéen grammaticalement impeccable ne souffrant que d'un léger accent local. Le petit, intrigué par l'homme qui l'avait saluer battit immédiatement en retraite derrière la plus âgée qui, pour faire bonne mesure, regardait par petits coups méfiant l'adulte solitaire. " On voulait pas briser le siège. On pouvait pas rester là-bas. C'est tout. Je le jure devant les dieux ! "

Quand elle me pose la question, je lui réponds non.

Quand je te pose question, tu me réponds si.

Quand je les regarde tous les deux, je pense peut-être.

Les mots des prêtres de Kiran me reviennent alors que ma question n’a droit à aucune réponse, et pendant un instant je me demande si je n’aurais pas dû leur demander des les interroger à ma place. Je n’ai que les mots, et tous les artifices qu’on m’a proposé me semblaient moins utiles qu’ils ne me le semblent à cet instant. Mais j’ai fait un pari, un pari qui repose intégralement sur la solidité de la plus âgée, un pari qui repose intégralement sur une potentielle ressemblance à Driz’na, dont je n’ai d’ailleurs jamais vu les cheveux blanchir. Non, je suis peut-être maladroit alors que tant d’émotions reviennent me hanter, mais je suis celui qui doit être là, celui qui ironiquement sera franc, et des moins dangereux pour eux deux. En cet instant, le siège ne fait aucun sens, il n’est qu’eux deux pour compter, et ce n’est pas que leur fuite de Sol’Dorn qui leur donne cette importance.

Un nouveau regard vers la plus âgée et je pense non.

« Celui qui vous a fait sortir a fait une bonne chose. » J’essaie de rassurer. « Je ne vais pas vous punir, je veux savoir comment vous allez, n’aie pas peur. » N’aie plus peur, j’aurais pu dire, mais je ne me corrige pas. J’ai encore envie de leur prouver qu’ils sont au centre de mes inquiétudes, j’ai encore envie de ne pas trop m’approcher du sujet, de ne pas demander pourquoi ils ne pouvaient pas rester. « C’est ton petit frère ? » Je demande alors que mon regard communique à nouveau un sourire curieux sans pouvoir regarder le garçon. « Elle te protège ? » Il ne fait aucun doute mais je pose tout de même la question. Il y a tant de choses qui diffèrent, mais ça me rappelle autre chose, pas ma fille, une autre relation, plus ancienne, comme si cette rencontre a pour but de me replonger dans ce monde si différent. Dans cette autre relation, j’étais celui qui attendait que le danger passe, protégé par celle qui était comme une grande sœur.

- J'ai pas peur. " répond la plus grande en serrant les poings. Il n'y a que les lâches qui ont peur et les lâches mourraient seuls, détestés et servaient les autres dans l'Elghinyr. S'ils n'allaient pas directement dans les Geôles de Glace. Alors non. Elle n'a pas peur. Jamais. Même maintenant alors que son corps tremble légèrement et que le petit garçon s'accroche à ses flanc, la tête baissée.

- C'est personne. Il sert à rien. Il m'a fait tombé pendant que je courais me cacher " crache-t-elle en le fusillant dur regard. Le gamin la lâcha immédiatement et tomba sur ses genoux derrière elle, mais lorsque l'adulte l'interrogea, il hocha la tête a plusieurs reprises.

L'expression de la fillette devint flou durant un moment, comme si elle regrettait quelque chose. Puis elle fronça de nouveau les sourcils... Mais sa voix se dégonfla au fur et à mesure de sa phrase.

- Dites, monsieur Lok'nath, est-ce que... Est-ce que c'étaient vous les monstres ? "

Ils sont des milliers comme ça, au Puy ou dans Sol’Dorn, à avoir peur mais à ne pas pouvoir l’avouer, à avoir la main forcée par tant de ceux qui les entouraient, et parfois ceux qui pensent les aimer, même si c’est plus rare. Ses mots laissent entendre qu’elle déteste le garçon, qu’elle l’aurait abandonné à une multitude de reprises si elle l’avait pu, mais il est là, encore, et à choisir entre ce qui doit être le premier visage positif qu’il rencontre depuis ce qui doit lui paraître être une éternité et la protection de celle qui parle si durement de lui, il n’hésite pas. J’aurais voulu pouvoir glisser des mots qui améliorent quoi que ce soit, alors que j’avais l’expérience d’une fille que j’avais forcée à être forte pour combler mes manquements, mais c’est un chemin qu’ils doivent parcourir seuls, maintenant que leur monde a changé.

Et seuls ils le parcourront.

J’ignore autant que je le peux l’accès de colère, remarquant quelque chose qui m’emplit d’espoir pour eux, avant d’être confronté à ce qu’ils craignent tous deux. Des monstres. Les théories fusent et j’imagine déjà des daedhels faits de pierre et de chair submerger une ville qui ne peut s’en défendre, ou des pauvres fous comme le messager errer dans ses rues, difformes. Mais ce n’est pas pour théoriser que je suis là et les mots ne doivent pas venir de moi ou ils n’auront aucune valeur. Un regard encore adouci se pose dans les prunelles des yeux de la plus grande. « Des monstres ? Quand tu courrais te cacher, c’était pour que les monstres ne te voient pas ? » Une pause, un regard légèrement peiné et quelques mots pour rassurer. « Non, ce n’est pas nous. Je n’ai pas vu les monstres, tu veux me dire comment ils sont ? »

***

Est-ce de la colère ou de l'empathie qui monte sous ce masque pour atteindre les yeux de ce drôle d'homme ? La jeune fille le regarde et l'écoute. Elle réfléchit. Elle soupèse. Elle repense à ce qu'on lui a apprit. A ce que les prêtres de Tesso qui lui ont appris à lire et à écrire disaient du mensonge. A ce que ceux d'Uriz disaient à propos du fait d'affronter sa peur. Un frisson glacé lui remonte le long du dos. Elle sursaute, ses yeux s'agrandissant un peu, vendant une peur qu'elle ne peut cacher cette fois, aussi vite qu'elle se reprenne. Aussi vite qu'elle puisse se rendre compte que ce qui la fait trembler n'est rien de plus qu'un souvenir et pas une reprise de tout ce danger.

- Je suis presque sûre qu'ils m'ont vu mais les gardes ont du les empêcher de me suivre." Elle attrapa son propre bras dans une tentative maladroite pour se rassurer. "Quand je vous aurais tout dis, qu'est-ce qui va nous arriver ?"

« S’il reste quelqu’un d’important pour toi et pour lui, dans Sol’Dorn, je vous amène à lui après. Sinon je vous aiderais à vous protéger des monstres. Je vous apprendrais à encore mieux servir les dieux. Je vous apprendrais à vivre de ce côté du siège. »

La jeune fille le regarda avec suspicion, mais que dire ? Que faire d'autre ? Elle eut une pensée pour ses parents à l'intérieur des murs. Pour ses camarades. Pas à quoi bon ? Avec ce qu'elle avait vu...

- Je préfère rester... " souffla-t-elle. Elle aurait préféré partir en réalité, mais encore une fois, de quoi pouvait bien se soucier un adulte comme celui qu'elle avait face à elle ? " Je n'ai pas vu les monstres. Mais ils étaient là. Je me suis relevé la nuit dernière, pour aller écouter à la porte du grand salon. Mon père, mes sœur et plusieurs membres du voisinage s'étaient réunit. Ils pensent tous que je suis trop petite et que je ne les remarque pas, mais c'était trop facile. Ils parlent tout le temps d'Elda et du Conseil des prêtres de la Cité. Mais hier soir, j'étais à peine arriver à la porte quand il a commencer à faire froid. Il y a eu entendu un cri. Les gardes ont appelé depuis le quartier des esclaves. J'ai vu quelque chose d'énorme bouger dans le couloir. Alors j'ai courut dans la direction opposée. J'ai traversé le salon mais mes sœurs m'ont dit d'aller me cacher et elle sont sortie. Dans le couloir... ça criait. ça criait de plus en plus fort. Et il faisait de plus en plus froid. Alors j'ai couru dans la chambre de mère. Elle était allongée sous les couvertures. Je... je n'avais jamais... Elle était... froide... " La respiration de moins en moins mesurée, la gamine se repris vaillamment. " Alors j'ai continué à courir. Je suis sortie par la porte de derrière, par le cellier. Et lui il y était caché. J'ai du le prendre pour qu'il se taise. Au départ j'ai cru que c'était que chez moi, mais en sortant, il y avait encore le froid. Il y avait des gens dans la ruelle. Ils bougeaient pas. Dans les rues, les gens se battaient et courraient. Certains tombaient les uns sur les autres ou t-tombaient en morceau. Je sais pas... J'ai juste... J'ai juste couru. Et je me suis caché dans un coin. Et l'homme est arrivé par le passage secret. "

Le récit est le récit d’un chaos plus grand que ce que j’ai imaginé. Outre le messager, dont la vie a été bien raccourcie quelques heures plus tôt, ces deux là sont les seuls à être sortis vivants de la cité. Et celle là attire bien ton attention, car là où presque tous tes serviteurs ont échoué elle a réussi. Elle nous permet de savoir un peu plus, elle nous permet de peut-être nous préparer, au froid, aux monstres, aux locaux… aux dieux ? Le récit de Viconia me revient, des brides, juste ce qui est important, et il n’est aucun doute que c’est l’œuvre de Teiweon, ou quelque chose qui y ressemble de beaucoup trop près pour être une coïncidence. Mais malheureusement ça ne suffit pas, et ma tâche ne va pas encore sur sa fin, pas tant que j’ai l’impression de pouvoir en savoir plus. Elle a été forte, elle a confirmé mon pari, son récit ressemble même à ceux de Driz’na, quand elle me dévoilait ce qu’elle avait vu quand je rentrais à la maison, dans les quartiers Doeb…

Un sourit étend mes lèvres et illumine de ce fait mon regard. Elle a perdu beaucoup, car j’imagine aisément comment l’histoire a dû finir pour ses parents et ses sœurs, et qu’aucun des tiens ou de la Doth’ka n’est revenu. Mais je ne peux pas adresser un mot de condoléances, car nous sommes ainsi faits, et je décide de ne commenter que sa force, pour m’en servir. « On dirait que je n’ai pas besoin de t’apprendre quoi que ce soit de nos dieux, tu es courageuse, très courageuse. » Puis j’essaie de regarder le garçon, derrière. « Prends exemple sur elle, et tu deviendras fort comme elle. » Je m’en veux un peu, et je suis d’autant plus maladroit. Mais il reste une paire d’yeux, et je ne peux que l’interroger. « Tu les as vu, toi ? » Je ne sais à quoi je m’attends, mais mon sourire qui félicitait la jeune fille n’est plus, et un air soucieux est revenu.

Il secoue négativement la tête. Bien trop vite. Bien trop vigoureusement. Les yeux fermés, serrés. La mâchoire crispée. Il ne les a pas vu. Il ne les a pas vu. Il ne peut les avoir vu.

C’est le moment que je choisis pour mettre un terme à cette première entrevue. Je les regarde avec un regard adouci, me rendant compte que revivre trop d’événements trop vite ne mène à rien, je me rends compte avoir poussé un peu trop, mais si je veux m’excuser je n’en fais rien. Je commence à me lever, doucement, sans porter le masque à mon visage, pas encore, et je recule de quelques pas de manière nonchalante, enlevant le masque dans le mouvement, dévoilant un sourire paisible. « Les prêtres de Kiran vont revenir, vérifier que vous allez bien, s’occuper de vous. Si vous voulez me revoir, si vous voulez revoir l’homme du passage secret, vous pouvez leur demander. Moi j’aimerais bien vous revoir, en tout cas. » Et sur ces mots je tourne les talons, je porte le masque à mon visage, et je traîne légèrement mon allure, leur laissant une occasion de me retenir, ce que je n’imagine pas le moins du monde arriver.