Le Silence du Menteur (PV Ssol)

Sol'dorn, 8° jour de Favrius, an 17:XI
7 heures du matin, après la montée de camp

Le camp est fini d'être monté, ou presque. Quoi qu'il en soit, le kyorl Ranaun Baenlyl me parle, toujours avec les mêmes mimiques de ses mains. Il me demande si je suis prête pour ma mission, si j'ai besoin de quelque chose avant qu'il ne reparte et que nous ne nous voyions plus jusqu'à la fin de cette bataille. Il semble s'être beaucoup attaché à son rôle de tuteur mais je le soupçonne une nouvelle fois de me tester à travers cette simple question. Je lui réponds donc que je suis prête à faire mon devoir mais qu'il faudra que je prenne le temps de finir de m’arnacher et de prier les dieux avant de rejoindre l'équipe dans laquelle j'ai été affectée. Il hoche simplement de la tête, d'un geste me fait faire le tour de moi-même puis me donne quelques conseils avant de souhaiter que les dieux soient avec moi puis de partir.

Premier conseil : aller dans la petite tente à l'intérieur rouge pour remettre mes affaires en ordres, avant qu'elle ne soit vraiment utilisée par les officiers. A terminer de me préparer, j'en ai tout juste pour cinq minutes. Aussi je jette quelques coups d'oeil autour de moi puis entre dans cette tente minuscule, tous sens aux abois. Personne. Juste cinq caissons empilés les uns sur les autres, deux sacs de nourriture et environ huit couvertures. A l'extérieur, c'est à la fois trop bruyant et pas assez. Ici, le silence est d'argent... un bon endroit pour terminer de me préparer dans le silence le plus complet avant de rejoindre les autres.

Deuxième conseil : n'oublie pas d'envisager toutes les possibilités, y compris que ma dague me soit inaccessible. C'est la raison pour laquelle j'ai pris de petites dagues en plus. Une dague en plus de l'habituelle, deux dagues de lancer et une miséricorde, comme certains l'appellent. Une dague à la longue lame très effilée pour achever un blessé. Elle ne me serait certainement pas utile mais les dieux seuls savaient ce qui arriverait dans les souterrains. Je place une arme à chacun de mes membres, de sorte à être le moins gênée par elles, faisant attention à les cacher par des vêtements ou bandages tout aussi sombres que les premiers. Mon arme favorite reste à ma ceinture.

Troisième conseil : n'être entravée de rien. A peine une tunique de cuir souple pour protéger mes organes vitaux : si quelqu'un devait passer à travers des gravats ou des pièges, ce serait certainement moi, et donc je dois garder le plus de mobilité possible. Pour que mes longs cheveux ne soient pas un désagrément, j'ai prévu un triangle de tissu épais pour les plaquer contre mon crâne. Mais avant d'envisager de le mettre...

Quatrième conseil : ma petitesse est aux yeux de tous le signe que je ne suis qu'une enfant, y compris pour l'ennemi ; il vaut mieux tromper le regard pour embrumer l'esprit de l'adversaire. J'étale le tissu qui me servira de couvre-chef par terre, me mets à genoux sur le sol de sorte à ce que ma tête soit penchée au-dessus de ce tissu et prends dans une sacoche de la cendre. Je colore l'entièreté de ma chevelure de cette douceur grise, puis je fais quelques marques sur ma peau pour paraître plus vieille ou, à défaut, plus sale. Je suis sale, d'ailleurs, ce qui n'est pas la sensation la plus agréable qui soit. Au moins je ne serai pas gênée par la sensation de me salir une fois que je serai dans les souterrains. J'ébroue mes cheveux pour que l'excédent de cendres tombe sur le voile noir puis les noue rapidement en tresse. Je sors un éclat de miroir d'une poche, fais une rapide inspection pour vérifier que le maquillage est correct puis le range à sa place. Pas le mieux mais un minimum convainquant... et au moins je n'ai pas de cendre sur les épaules.

Je reprends le tissu avec la cendre étant tombée dessus, la remets dans la bourse, puis époussette le tissu tout en dispersant ce qui n'aurait pas dû être là parmi toute la terre servant de sol à cette tente. Bien. Je suis prête. Xune est prête, comme je me fais appeler par mon équipe. Enfin, je... Disons que je donnerai l'image qu'on attend d'une fille prête à se tordre dans n'importe quel boyau : discrétion, agilité, rapidité, attention, audace, obéissance. Une sorte de facette, de personnalité qui n'est pas moi mais qui s'en approche. Comme mon père pouvait faire, en fait : un masque portant la couleur désirée par les autres.

Un dernier regard sur moi-même ainsi que sur la pièce. Pas de traces visibles de mon passage de Driz'na à Xune. Plus qu'à prier les dieux pour cette journée, maintenant. Ou pas. Peut-être ailleurs... d'autres personnes vont finir par avoir l'idée d'utiliser cette tente.  D'un autre côté, tirer un certain dé n'est pas dans la mentalité de Xune... Pour une minute, autant prier ici, au calme. Je m'assois donc en tailleur, face à l'ouverture de la tente, et ferme un instant les yeux. J'attrape le dé que m'a confectionné Lok'nath et le fais rouler devant moi. Le pan de l'entrée s'écarte alors sur un adulte, je sens immédiatement mon coeur faire un bond. J'attrape de suite le dé ayant fini de rouler, sans pouvoir prendre le temps de regarder sur quelle face il était tombé, et le cache discrètement dans le revers de ma manche alors que mes yeux croisent ceux de l'inconnue à la longue robe.

Quelque part, enseveli sous ces manteaux, caché sous cette peau, caché sous ces os, caché on ne sait trop dans ce corps, Il avait changé d’avis. Il avait fallu qu’elle le reconnaisse, il avait fallu un coup, et il n’y avait plus aucune raison de la dissimuler à ses yeux. Et dans les chuchotis de la nuit, quelqu’un avait parlé d’une fille, d’une adolescente, et il avait entendu, il s’était montré curieux. Celui à la bouche qui s’était adressée au plus haut serviteur du Silencieux était étonné, car à chaque fois on avait ignoré cette exacte nouvelle, et on ne lui avait rien répondu. Le Haut-Prêtre avait alors demandé un nom, et quand il l’avait entendu il s’était tu. Le prêtre s’était demandé, alors, s’il n’avait pas rêvé ça, mais dans le doute il l’avait gardé en lui. Le Haut-Prêtre, Ssol’riss Ulnen, n’était pas sorti de sa tente cette nuit-là, et quand il en était sorti alors que le camp s’agitait, il était resté silencieux.

***

Quand j’entre dans la tente je la vois, et je le sens, à l’intérieur, douter. Il ne l’a pas vue depuis longtemps, depuis qu’il est mort, il ne la reconnaît pas. Je te parle, mais je me rends compte que tu n’es plus celui à qui je veux m’adresser, c’est lui que j’observe intérieurement maintenant, c’est celui après qui j’ai été modelée, Vaerian, c’est celui qui m’entend désormais, celui à qui je dis que je suis une alliée, si celle-ci est bien celle qu’il cherche. Il ne me croit certainement pas, tu ne me crois certainement pas, car le Menteur est ta vie depuis trop longtemps, mais comme quand un partenaire de chasse dépose sa confiance sur mes épaules, je ne fléchis pas. Mon regard descend sur l’adolescente alors que le sien remonte vers le mien, et je souris. Elle est là, elle est dans ce camp, elle se prépare, elle va participer à ce qui se passe, là, dehors, mais avant, elle s’est isolée dans l’ombre.

La main droite – la plus forte, celle qui porte la lance d’habitude – s’avance dans l’air pour se tendre devant la jeune femme, l’invitant à la prendre, sans pour autant que l’attente ne se reflète dans le regard mauve. Je ne sais qui est la gamine, je sais juste qu’elle est peut-être importante pour toi, tu ne m’en as rien dit d’autre, et je ne te donne pas l’autorisation de me parler pour rectifier le tir. Je suis une alliée, mais je joue selon mes règles. « C’est ta première fois ? » La question semble vague, mais si mon intuition est bonne elle saura y répondre. Je me rappelle une première chasse, je me rappelle qu’avant de rencontrer le monstre j’avais l’impression que ma vie arrivait là où elle devait arriver. Peut-être que Sol’Dorn est un tel monstre, pour elle ? Peut-être pas, mais je fais ce que je peux. Et ce que je peux est ce que tu n’as pas osé faire cette nuit, d’ailleurs, vaincu par cette envie de contrôle.

Peut-être que tu ne devrais avoir d’allié.

Ces yeux. Cette intensité. La voix est différente, le regard est différent. Mais ce sont deux choses qui se modulent. Les yeux, à moins d'user de magie, ne se changent pas. Et des yeux d'un violet pareil, si magnifique, si contraire au rouge feu de la majorité des personnes de mon peuple, laissent une trace dans l'esprit. Mais non. Il est mort, sinon jamais l'autre vieillard n'aurait été me chercher au temple du Père. Et papa ne m'aurait pas abandonnée, il serait revenu comme il est toujours revenu. Ce ne peut être lui, c'est impossible. C'est juste une femme avec les mêmes yeux. Un regard différent mais les mêmes yeux.

J'évite de trop regarder ces prunelles surgies du passé. Je n'ai pas à les regarder de toute façon ; Xune n'a pas à les regarder. Ces yeux, elle ne les connait pas. Elle se concentre donc sur la main tendue mais la refuse. Elle se lève juste tout en s'inclinant légèrement comme elle doit le faire envers un adulte, tout simplement. Son visage est des plus sérieux au vu de la situation. En plus, c'est qui cette femme, pour lui parler ainsi ? Ce n'est pas très avenant...

"Il n'est de première fois que celle que l'on croit l'être, Madame..."

Le genre de phrase qui répond sans répondre. Ou, autrement dit, ce n'est pas tout à fait une première fois pour elle. La première grande bataille mais pas le premier sang, pas la première mission non plus, et ce loin de là. Après une courte réflexion comme quoi qu'elle retient visiblement bien des prêtres de Tesso, Xune pose à nouveau ses yeux sur le visage de la femme cornue dont elle n'associe avec rien ces cornes. Avec un ton respectueux mais pour autant assuré, elle reprend la parole.

"Peut-être souhaitez-vous que je quitte cette tente ?"

« Tu peux rester… » Je lui dis, à voix basse. Tu m’as envoyé ici et tu ne supporterais pas que je la laisse s’en aller, surtout que si elle est bien Driz’na, elle semble avoir de toi cette facilité à changer de forme. Combien d’années, je te demande, et tu ne sais pas exactement. Cinq, six, sept ? Trop longtemps, et l’expérience de la veille te l’a rappelé aussi efficacement que si quelqu’un l’avait gravé dans ta chair. Tu n’as pas été humilié, tu ne considères pas ça comme une humiliation, mais on t’avait rappelé que tu n’étais pas seul, même si ce qui a été, avant, tu ne le récupèreras pas. Peut-être que Driz’na réagira comme sa mère, si ce n’est avec moins de violence, ou du moins, une violence qui ne prendrait pas la même cible, mais à elle tu as déjà fait ton don il y a bien longtemps. Tu n’es pas d’accord avec ce point, tu penses que ce n’est pas un don, mais pour quelqu’un qui n’a aucun repère autre que ton existence, ce don est le plus merveilleux des dons.

« Je n’ai pas grand-chose à faire dans cette tente, je pourrais même te répondre que je suis là pour toi, alors si tu t’en vas, où est l’intérêt ? » Je laisse planer le silence et fais quelques pas dans la tente avant de m’adosser à un pan de tissu sans réellement m’appuyer dessus. « C’est ma première fois. » Les mots tombent, secs, avant que mon ton ne s’adoucisse un peu. « En général au bout de ma lance il y a une créature qui ne tolère pas ma présence ou celle de mes alliés, mais je n’en ai jamais vue avec des murs de pierre, je n’en ai jamais vue défendue par des monstres d’ombre, mais peut-être que ça fonctionnera de la même façon. » Je reste pensive, personne à l’intérieur ne s’est jamais attaqué à ce genre de cité, et Toi, tu restes interdit. Peut-être que dans ton cycle tu as participé à ça, mais je suis trop ignorante pour le savoir, je connais les bêtes, je connais mal les bêtes pensantes, et je connais encore plus mal l’histoire des bêtes pensantes. Tu m’as offert le droit de me n’en avoir rien à faire en me créant de toute pièce et en ne me forçant pas à passer de classe.

« Tu es qui, quand tu n’es pas là à te préparer pour ton premier assaut sur une cité de cette ampleur ? Tu étais qui ce matin ? Tu étais qui hier ? Tu étais qui il y a un an ? » Je suis tranquille, mon ton l’est tout autant, en contraste avec la curiosité dans mes mots. « Tu n’as pas besoin de répondre à tout… mais tu peux. »

Mais qui est-elle pour tenir ces propos ? Etre assurée que Xune participe à sa première bataille de cette ampleur n'est pas compliqué : ce n'est qu'une adolescente. Seuls les adultes, et encore, ont déjà aidé à la conquête d'une cité. L'adolescente est sur la défensive face aux mots calmes que prononce la femme, elle n'a pas envie de lui répondre. Qui était-elle hier avant de se préparer ? Xune, tout simplement. Elle a juste fait l'effort de cendrer ses cheveux pour que l'ennemi la croit plus vieille que ce qu'elle n'est réellement. Ces questions sont tout aussi bien insensées que dérangeante. Et elle n'aime pas être ainsi dérangée par une adulte qu'elle n'a jamais vue et qui en plus reste non loin de la sortie. Et elle affirme venir pour elle, n'avoir rien à faire de particulier dans cette tente... que pouvait-il bien lui passer par la tête ?!

A chaque fois que mes yeux se ferment, même si c'est un très bref instant, je ne peux m'empêcher de revoir les yeux de mon père, son regard parfois inquiet, parfois amusé, parfois sérieux, parfois aimant. La ressemblance me trouble malgré l'assurance de sa mort. Les questions de la femme me perturbent et j'ai l'impression de le retrouver dans le choix de ses mots, dans l'explication qu'il m'avait faite sur comment créer un personnage fiable. Je n'étais pas prête pour cet exercice à l'époque mais je me souviens encore de la leçon. J'ai envie de rester comme de partir, intriguée par ces deux détails trop importants à mes yeux pour n'être que des hasards et désirant fuir ce qui ne peut être vrai. Vrai. Qu'est-ce qui est vrai, en fait ? Xune est fausse. La dame aux cornes est possiblement fausse. Alors que mon autre moi regarde toujours la dame, je ne peux que repenser à ce rêve trop réel où je revoyais mon père tel un cadavre capable de penser et de se mouvoir, entourés par des voiles volant autour de nous. A nouveau je ne suis pas sûre de comprendre le message de Teiweon... et je me demande si le Menteur ou le Silencieux, quel que soit son visage, ne prête pas une attention particulière à cette scène me semblant surréaliste.

Comme la dame cornue assure être venue pour elle, Xune se rassoit, cette fois-ci sur une caisse. Les bras comme les jambes croisés, elle n'en reste pas moins prête à déguerpir si cette rencontre se termine termine mal. Aux quatre questions, elle a juste envie de répondre son prénom ou bien "moi-même". Elle n'a pas forcément envie de donner son prénom, en fait. D'autant plus que l'autre ne s'est pas présentée. Mais les mots ont un pouvoir bien plus grand que nombre de soldats ne le pensent, aussi c'est moi qui finis par répondre à ces fameuses questions.

"Lorsque je ne suis pas là à me préparer, je suis la fille qui aide à la vie du camp. Ce matin, j'étais une cadette aidant à monter une tente. Hier, j'étais une adolescente quittant la Terre Promise pour le Feu de l'Eda Vengeur. Et il y a un an... un pur petit oiseau, diraient certains.
Un sourire en coin, amusé ou un brin provocateur, s'inscrit sur le visage de Xune.
- Et vous, qui êtes vous ? Qui étiez-vous ce matin, hier ou encore il y a un an ?"

Pas peur. Elle vient voir Xune, donc l'adolescente se comporte comme elle a envie de se comporter ; normalement quoi. Et moi, de mon côté, je tends une immense perche à ces yeux violets : tant de mots utilisés que les gens ne connaissent pas ou ont oublié en sept ans de temps. Quelques uns connaissaient Lotha Suru, mais un seul être m'appelait K'olah. Et pour ce qui fut de passer des noms de famille Har'Droina à Al'Serat... J'ai le choix si elle comprend : soit elle est lui, soit elle fait partie de ceux qui m'ont traquée quand on a appris la mort de Vaerian. A voir ce qu'elle répondra...

Tu me dis qu’elle sait.

Déjà ? Elle est celle qui te connaît le mieux, alors ça ne devrait pas être une surprise, mais déjà ? As-tu laissé des indices sur chacun de nous ? N’es-tu pas ce qu’il se fait de mieux en matière de déguisement, au point où chacun est véritable transformation ? Les questions continuent de glisser dans le néant qui nous sépare tous, et tu ne te saisis d’aucune d’entre elles, tu ne réponds à aucune d’entre elles. Je mets un temps à répondre, je ne sais que répondre, le temps s’étend à l’infini, le temps disparaît, et l’assaut commence. Tu me secoues, mais je ne romps pas, tu m’as créée pour résister à tout ce qui se mettra en travers de mon chemin, et tu m’as parfaitement conçue. Je ne céderais pas maintenant, pas alors que le créateur se retourne contre sa création. Tu n’as pas cherché à la voir, tu ne peux changer d’avis maintenant, et tu ne peux que cesser devant le mur que j’ai érigé. Je suis ton alliée, si tu me perds tu n’en auras peut-être plus, et alors je peux répondre à ta fille.

A ta fille ou à la mienne, la distinction est ténue.

« Ce matin j’étais celle qui se remettait d’une grave blessure. Hier j’étais celle qui s’apprêtait à la subir. Il y a un an, j’étais perdue. » Les réponses ne sont pas vraiment recevables, et leur véracité ne tient qu’à la condition que je sois toi. Tu contestes, je t’ignores. « Quant à qui je suis maintenant… persiste sur cette voie que tu as commencé à suivre, tu arriveras éventuellement à une réponse. » Je ris, doucement, alors que sûrement j’en ai trop dit. Le secret n’a que rarement été mon fort, je suis plus à l’aise la lance à la main face au danger. Mais tu ne protestes pas, et j’ai l’impression que tu veux que je le lui dise, ici et maintenant, pour t’ôter un poids, le même que tu as essayé d’ôter en allant la voir. Je ne le fais pas, je résiste, pour la forme, et je te dis tranquillement que ce sera à elle de s’en occuper. Tu ne le prends pas si mal, tu sais qu’elle n’est pas la moins curieuse, tu sais que ma réponse ne lui suffira pas. Pendant ce temps je tourne à nouveau mon attention vers elle, et je fais ce que j’aurais dû déjà faire.

« Je m’appelle Ahlysaaria, et toi ? »

"Xune."

La réponse est venue d'elle-même. Xune regarde attentivement la dénommée Ahlysaaria, essayant de repérer la moindre trace de menace qui pourrait venir de sa part. Aux aguets, rien de plus normal pour une eldéenne. Pendant ce temps, je réfléchis en retournant dans tous les sens les mots et intonations utilisés par celle qui me fait face. Ses phrases n'ont ni queue ni tête et peuvent être interprétées de bien des manières. C'était un art que papa aimait bien ça, donner des double voire triple sens à une phrase dont le sens premier est une réponse en lui-même. A l'époque je n'étais pas douée dans cet exercice, en fait il ne m'y a pas vraiment entrainée... C'était bien plus une remarque que l'enfant que j'étais avait fini par se faire en écoutant son père répondre à des gens, y compris elle-même. Même aujourd'hui je ne suis pas vraiment douée dans cet art du discours ; Ahlysaaria me rappelle juste que je devrais m'y entraîner. Aujourd'hui est en ce moment ; hier est un passé révolu ; l'année dernière peut très bien être une date fixe comme un passé fort lointain. Je retourne encore ces mots dans tous les sens, n'arrivant pas à les associer, n'arrivant pas à voir en eux un reflet suffisant pour que ces yeux violets se montrent être réellement ceux de mon père. D'ailleurs, si cette personne est en fait papa, serait-ce une bonne chose ? Comment réagirais-je ? Je n'en ai pas les réponses. Je préfère de toute manière m'attarder sur ce que cette femme prétend être maintenant ou, plutôt, ce qu'elle cache derrière son appel à aller plus loin dans les questions.

Persiste sur cette voie que tu as commencé à suivre, tu arriveras éventuellement à une réponse... Que Tesso me pardonne si je me trompe mais ce genre de réponse aurait été digne de l'un de ses prêtres ! Mais elle n'est pas une prêtresse du Silencieux sinon elle aurait le masque... à moins qu'elle ne soit qu'une facette, un masque de chair face à un autre masque similaire ? Les prêtres du Menteur font-ils seulement cela, en fait ? Je les ai toujours vus avec des masques... mais ce ne serait pas non plus étonnant qu'ils puissent faire croire qu'ils sont d'autres, comme les espions. De toute façon Vaerian n'était pas prêtre de Tesso, il était un mercenaire et espion indépendant ! ...... Non... Non. Vraiment, non. Mais si jamais les prêtres peuvent prendre plusieurs visages, qui me dit que tous les visages de papa n'étaient pas créés dans un cadre religieux ? Papa était très croyant. Mais non, c'est idiot, il n'aurait jamais pu s'occuper de moi si c'était le cas ! Et il ne m'aurait pas menti là-dessus ! ... Tesso est le Menteur donc... RHAAAAAAA mais ces réflexions font mal à la tête !!! Pourquoi je me les pose d'ailleurs ?! Vaerian est mort et puis voilà ! Si seulement elle n'avait pas ses yeux... Personne ne peut avoir ses yeux à part lui. De tels yeux sont, si différents du commun des Drows, une bénédiction de Natha ! Mais... je... Non. Si. Non, c'est impossible ; la Gardienne me l'a fait comprendre. Si, tout est possible auprès du Silencieux ; le moindre détail a son importance, bien trop souvent pas même regardé par ceux qui devraient y faire attention. Alors ?

Je ne m'étais jamais autant posé de questions à ce sujet. Et étrangement, je me sens mal, pas à mon aise. Xune, elle, continue à regarder l'autre, impassible, ne s'inquiétant aucunement de ces sujets idiots qui n'ont pas lieu d'être à tout juste une heure de l'assaut d'une importante cité vaanie. J'ai envie de me réfugier dans un coin, de me prendre la tête avec les mains, de crier, de déguerpir de cette tente. Xune est très calme, presque sereine - puisqu'elle se retrouve avec une inconnue armée lui barrant potentiellement toute possibilité de sortie rapide. Ne perdant pas le nord comme disent ceux habitués à la surface, elle pose une question lui paraissant avoir toute autorité d'exister.

"Ravie de faire votre connaissance, Ahlysaaria. En quoi puis-je vous apporter quelque chose, si vous êtes là pour moi ?"

Au fond de moi j'ai peur : et si elle me cherchait au même titre que l'autre mage chargé de me capturer il y a sept ans ? Un instant, j'ai peur de la réponse. Xune n'en montre rien, pas même dans ses yeux. Elle est curieuse et toujours prête à se défendre si la femme se montre finalement d'une quelconque hostilité.