Sur le fil | Uthred

Silex

Calimehtarus 12 Bàrkios de l’An 17:XI, dans une ruelle étroite de Thaar.

Cela faisait quelques jours déjà que le sommeil fuyait Silex, qui avait de plus en plus de mal à se concentrer sur autre chose que la tension qui nouait sa nuque. L’anëdhelle se sentait comme un animal en cage et il lui était de plus en plus difficile de se contrôler. Si elle n’agissait pas vite, si elle ne prenait pas les dispositions nécessaires, elle savait exactement ce qu’il se passerait. Elle n’avait plus le choix. Elle devait passer à l’acte ; quelque chose devait brûler. Elros, qui connaissait sa sœur de cœur mieux qui quiconque, avait surpris la veille la flamme mauvaise qui dansait dans le creux de son regard ; elle avait cherché à l’approcher et son inquiétude avait barré son beau visage d’un trop vilain rictus. Jadis, Silex aurait accueilli son aide avec soulagement, mais les temps avaient changé et l’anëdhelle ne se sentait plus capable d’entraîner la Lëandrine dans ses sinistres excursions ; elle avait donc préféré la fuir et c’était seule qu’elle arpentait désormais les rues bondées de Thaar, à la recherche d’un exutoire et d’un salut.

Au dessus d’elle, le ciel était trop gris et trop bas à son goût. Les Cinq fussent tous les cinq maudits, car il était clair désormais qu’il pleuvrait avant bientôt. Silex, c’était convenu, haïssait la pluie et elle avait donc rabattu son capuchon sur son crâne.

Un puissant rugissement attira son attention et figea son pas ; les badauds autour d’elle pressaient les leurs et la sorcière comprit que le cri guttural qu’elle venait de surprendre n’était pas le premier à agiter ces lieux. Elle hésita sur la meilleure marche à suivre. L’intelligence collective lui soufflait d’ignorer la rixe et de continuer son chemin, mais ses démons susurraient à ses oreilles un tout autre discours. Les querelles armées n’étaient pas rares dans la cité et les accidents légions eux aussi. Le chaos était propice aux décisions hâtives et personne ne lui en voudrait si elle agissait impulsivement pour se protéger.

Un bon brasier l’apaiserait pour quelque temps.

Ses oreilles frémirent d’une mauvaise excitation qu’elle ne chercha cependant pas à réfréner. Il était trop tard pour cela, de toute façon. Cédant à ce chant de sirène qu’elle était la seule à entendre, Silex bifurqua de sa route pour s’engouffrer dans le traquenard d’un autre ; elle ne mit guère de temps à trouver les belligérants. Ils étaient sept en tout : trois daedhels, deux éphémères et deux daedhels encore. Les deux peaux claires étaient encerclés et l’un d’eux était blessé à l’épaule.

« Je t’avais dit que c’était lui, dit l’un des noirelfes devant Silex.

— Ouais, acquiesça son voisin de droite. Si on m’avait dit qu’on tomberait sur l’Ours ici, je l’aurais pas cru. »

La pyrotechnicienne ne s’attarda guère à déchiffrer le sens caché de leurs paroles. Elle ne savait pas qui était cet ours et moins encore ce que des sombres avaient à gagner à le capturer.

Le ciel était gris et bas. Il pleuvrait sous peu. Le temps lui était compté. Elle leva ses bras devant elle et dévoila ses gants étranges incrustés de silex. Son visage se barra d’un rictus mauvais, tandis qu’elle dardait un regard presque fiévreux sur la petite maison sur sa gauche. Elle pouvait y mettre le feu, tout de suite et maintenant, puis s’enfuir en accusant les combattants et leurs mesures désespérées.

Elle frappa deux fois dans ses mains et il n’était son plus doux à ses oreilles que celui de ses pierres qui s’entrechoquaient.

Les étincelles qui jaillirent entre ses paumes devinrent tout de suite un brasier qu’elle dirigea sans peine sur la cible de son choix. Ses flammes voraces commencèrent à mordre la pierre et à lécher le pavé, remontant déjà en volutes infernales vers les toits en bois. Un cri dans la bâtisse lui apprit que la maison n’était pas vide, mais cela ne l’arrêta pas.

Rien ne le pouvait.

La pluie commença à tomber.

Thaar était un cité facinante. À chaque fois que le wandrais s'enfonçait dans les rues qui fourmillaient de monde, il découvrait de nouvelles choses. Des bazars, des teintureries à l'odeur âcre, des kasbah en pierres rouges où s'entassaient des gardes de la ville, des fakirs et des charmeurs de serpents, des vendeurs de tapis qui exposaient fièrement leurs marchandises sur des tréteaux épais, des joalliers qui travaillait la jade devant leur boutique ou encore des négociants ventrus qui charriaient de gros pots débordants d'épices odorantes. Sol Dorn aussi avait tout ça, mais il n'avait jamais pu en arpenter les rues en se laissant guider par la foule. Dans l'autre grande cité vaanie, il traversait les rues dans les chariots à barreaux qui l'emmenaient au Bae'd, ce qui lui avait au moins permis de repérer la route entre le ludus et le fleuve.

C'était aujourd'hui Caspian qui l'accompagnait. Son camarade souhaitant lui aussi voir les artères populeuses que lui avait décrit Uthred de ses précédentes excursions. Les deux wandrais avançaient sous le ciel chargé de nuages, s'étonnant que pareil climat puisse survenir dans ces terres qu'ils pensaient ensoleillés toute l'année. Décidemment, il n'y avait pas que dans les rues que cette cité était hors du commun. Ils s'effoçaient d'échanger en vaanie, cherchant à ne pas plus attirer l'attention. Un duo de wandrais en balade dans une cité d'Ithri Vaan suffisait déjà amplement à faire tourner quelques regards vers eux.

Ils tournèrent dans une ruelle, entre deux échoppes, et continuaient leur exploration en toute tranquillité. Ils débouchèrent sur une petite place ronde, d'où partaient plusieurs autres rues. L'organisation de la cité faisait penser à une véritable toile d'araignée, complexe mais ordonnée à la fois. Une voix grave retetit dans leur dos.

Uk zhah ghil. Skrel dosst saroless harl, Guy'ya

Guy'ya ... L'Ours en drow. Les deux wandrais se retournèrent pour faire face à six sombres portant sabre et arbalète. Ses années à Sol Dorn lui avaient appris suffisament le langage des puysards pour comprendre l'ordre de déposer les armes. Les esprits avaient décidés de le mettre à l'épreuve aujourd'hui, plaçant sur sa route ce groupe de chasseurs d'esclaves. Uthred dénoua la sangle qui maintenait sa hache dans son dos, tandis que Caspian dégainait son épée depuis sa ceinture. Pendant une seconde, le temps se figea alors que les combattants se faisaient face.

Un carreau d'arbalète siffla et le compagnon de l'Ours fit un pas de côté pour esquiver le projectile. Trop tard, le carreau mordait sa peau et traçait un sillon d'où s'écoula bientôt une gerbe de sang. Caspian laissa échapper un cri de douleur, donnant le signal de la charge Doeben. Les massifs elfes noirs se ruèrent en avant, toutes armes dehors. Uthred para le premier coup puis se baissa pour esquiver un second. Il fit remonter le plat de sa hache dans la figure d'un de ses adversaires qui fit un pas en arrière. Profitant de l'aubaine, il se redressa et envoyant un coup de pied en plein dans le torse de son adversaire qui vola en arrière, traversant le rideau qui servait de porte à une petite maison qui entourait le combat. Il se retourna juste à temps pour opposer le manche de sa hache à la course meurtrière de la lame du chasseur qui l'attaquait en hurlant. Serrant les dents, Uthred rugit son cri de guerre.

SONNA JA KUNNIA

Mort et gloire. Mort ou gloire. Caspian reculait sous les assauts d'un autre noirelfe, handicapé par sa blessure. Uthred n'avait pas le temps de venir lui prêter main forte, mais il savait que son frère wandrais était capable de remporter son combat, même diminué. Il l'avait vu pourfendre un gladiateur drow pendant le Bae'd alors que le sang coulait par de nombreuses cicatrices sur l'ensemble de son corps. Les habitués de l'arène ne l'avait pas surnommé le Loup des Montagnes pour rien, c'était acculé qu'il était le plus dangereux.

Uthred esquiva une nouvelle frappe d'estoc en bondissant sur le côté, lorsque la maison sur sa gauche pris feu. La voix du drow qu'il avait envoyé valser à l'intérieur retentit dans un cri horrifié tandis qu'il prenait feu, au même titre que la bicoque. Comme pour ajouter au chaos, la pluie se mit à tomber, d'abord éparse, puis de plus en plus intensément. Repoussant un autre adversaire d'un coup d'épaule, Uthred remarqua un peu plus loin, une silhouette encapuchonnée qui tendaient les mains vers le combat. Qu'est-ce que cet inconnu voulait ? L'embrasement était-il de son fait ? Un sorcier ? Le wandrais n'eut pas le temps de répondre aux questions qui se bousculaient dans sa tête et effectua une volte pour passer outre l'attaque qui le visait. Continuant son geste, il leva sa hache à deux mains pour lui faire prendre de la vitesse et l'abattit dans la tempe d'un des sombrepeaux qui avaient osés le défier. La lame se ficha dans le crâne en arrêtant l'action de l'adversaire en une fraction de seconde. Ses bras retombèrent le long de son corps et la lame courbe qu'il maniait glissa de ses doigts pour claquer sur le sol dans un bruit sourd.

Un des agresseurs des deux wandrais se retourna en voyant Uthred jeter un regard derrière lui et remarqua lui aussi la silhouette.

Il y en a un autre derrière !

Que l'inconnu est voulu aider les wandrais ou non, il était devenu la cible de leurs chasseurs. Le drow se mit à courir vers l'étranger dont la cape dissimulait le visage.

Silex

Sous l’anonymat relatif promis par son capuchon, Silex esquissa un sourire mauvais en voyant l’un des daedhels commencer à s’approcher d’elle. Elle recula de quelques pas, faisant son possible pour maîtriser ses jambes légèrement flageolantes, sans quitter du regard son futur agresseur ; ce dernier ne semblait pas vouloir lui laisser le temps de s’enfuir ou d’invoquer à nouveau un brasier et se rua plutôt sur elle, l’arme au clair.

D’autres mages auraient sans doute eu besoin d’un peu de temps après l’impressionnant déchaînement de flammes qu’elle venait de convoquer ; sa stratégie était donc plein de bon sens. Malheureusement pour lui, Silex n’était pas n’importe quelle mage ; d’aucuns pouvaient même affirmer qu’elle n’était point mage du tout. Elle était une irrégulière, une sorcière qui ne comprenait rien à son art, une enfant qui jouait avec des puissances qui la dépassait. Il y avait du vrai dans cela, mais aussi beaucoup de faux. Il était, de fait, fort peu de pyromancien pour posséder une intuition comparable à la sienne pour tout ce qui brûlait.

L’anëdhelle inspira une profonde goulée d’air.

L’esclavagiste était presque sur elle.

Elle expira avec une lenteur étudiée.

Il leva son arme au-dessus d’elle.

Elle frappa une nouvelle fois dans ses mains.

Il abattit sa lame sur elle.

Elle écarta les bras comme pour l’inviter à l’achever.

Il disparut dans un torrent de flammes qui hurlaient presque toute la frustration que leur invocatrice avait pu emmagasiner en elle.

Son hurlement vrilla les tympans des combattants derrière lui, qui se retournèrent juste à temps pour voir ce monstre doré se ruer sur eux ; la carcasse déjà noircie de la première victime de Silex l’avait à peine ralenti. L’anëdhelle, enfin, se sentit bien ; elle n’avait cure des maisonnées autour d’elle et moins encore des Souffles que ces dernières dissimulaient. Elle se moquait des Wandrais qui avant son arrivée combattaient pour leur vie. Elle n’eut pas la moindre pensée pour les noirelfes qu’elle avait brûlés vifs.

« Enfin… » souffla-t-elle avec délice et soulagement.

Et l’anëdhelle de tomber à genoux, prise soudain d’un vertige impitoyable tandis que ses jambes cédaient sous elle. Elle cligna des yeux, gênée désormais par cette capuche qui l’avait protégée de la pluie avant. Il n’était pas certain qu’elle pût cracher son feu une troisième fois, mais cela, ses potentiels agresseurs n’étaient pas censés le savoir.

Ils attaqueraient peut-être, cependant… et si tel était le cas, alors Arcam déciderait qui survivrait à cette journée.

Uthred retira la lame de sa hache de la tête du sombre qui tomba au sol. Il fit un pas vers le drow qui harcelait Caspian qui parait les coups en cherchant une faille dans le déluge d'attaque qui s'abattait sur lui. Un projectile lui effleura la tête. Du coin de l'oeil, il vit un drow recharger frénétiquement son arbalète en jurant dans sa langue. Uthred fronça les sourcils et s'apprêtait à bondir lorsqu'un grand bruit retentit plus loin dans le dos des chasseurs d'esclaves.

Une boule de feu gigantesque, semblable à la gueule béante d'un dragon, calcina celui qui avait prit d'assaut l'étranger encapuchonné, avant de poursuivre son chemin pour venir heurter l'arbalétrier qui eut tout juste le temps de tourner la tête pour être témoin de son funeste destin. Malgré la pluie qui faisait luire son armure de cuir et ses épaulières, le malheureux s'embrasa comme de la paille sèche. Son cri de douleur vrilla dans les aigüs avant de disparaître dans le son des flammes enragées. Les sombres réagirent en tournant la tête, saisis par la chaleur intense qui surgit de nulle part. Ce bref répit était l'occasion qu'avait attendu Caspian qui perça le coeur de son adversaire d'une estocade experte, raclant les côtes du sombre.

Uthred écarquilla les yeux en observant le spectacle fantastique auquel il assistait. Il murmura.

Tulen henki
Esprit du Feu

Revigoré par cette aide qu'il jugeait divine, il leva sa hache au-dessus de sa tête et hurla lorsqu'il l'abattit de toutes ses forces sur le prochain adversaire. Le noirelfe reçut la lame sur son épaule, totalement pris par surprise alors qu'il était resté une seconde de trop à regarder le corps de son camarade griller. La clavicule céda dans un craquement sec et sa musculature n'offrit aucune résistance au coup du wandrais. Désarticulé, le drow tomba à genoux en grimaçant. Uthred releva son arme et fit pivoter la lame pour attaquer avec le pique qui était de l'autre côté du manche. La pointe pénétra l'os juste devant l'oreille et ressortie par la joue opposée, interrompant toute forme de plainte. Caspian chargea le dernier drow encore debout et le rua de coups.

Uthred tourna la tête pour voir la silhouette de l'inconnu écroulée sur le sol. Le sombre avait-il réussi à le blesser ? La rage s'empara de lui. Tandis que Caspian faisait reculer son adversaire qui paraît les coups tant bien que mal, Uthred fit tournoyer sa hache en approchant de sa cible et lança son coup à l'horizontal. Le drow fit un pas sur le côté pour éviter une attaque de taille de Caspian, se jetant malgré lui en plein dans la course de la lame épaisse de l'Ours. Il fut touché en plein milieu du dos et l'élan de la lame le projeta au sol.

Tappaa !!
Tue-le !!

Caspian sauta sur son adversaire, la lame vers le bas et transperça sa gorge sans hésiter. Le corps fut agité d'un spasme avant de se raidir, le regard du sombre fixé sur les nuages qu'il ne voyait plus. Uthred haletait, éreinté par ce combat chaotique, tandis que les flammes rongeaient les alentours. Il posa son regard azur sur l'esprit qui était recroquevillé sur le sol avant d'interpeler son camarade.

Mieli on loukkaantunut !
L'Esprit est blessé !

Il avança vers le petit être encapuchonné, prudemment et respectueusement. Si c'était effectivement un Esprit du Feu, il ne fallait ni l'effrayer, ni le courroucer. Il tenta de lui parler pour l'apaiser.

Henki ! Kiitos avustasi ! Satutko sinua?
Esprit ! Merci de ton aide ! Es-tu blessé ?

Aucune réponse. En approchant, il commença à deviner les traits qui se dissimulait sous la capuche. Des cheveux gris et une peau couverte de cloques blanches, témoins des flammes qui avaient léchaient sa peau depuis de longues années, plusieurs de ses doigts étaient amputés de quelques phallanges. La pluie continuait de tomber dans la rue, commençant à apaiser le feu dévorant qui faisait craquer le bois des charpentes environnantes. Caspian avança à la suite d'Uthred et les deux wandrais se penchèrent lentement vers le petit être chétif.

Henki ? Se on okei ?
Esprit ? Tu vas bien ?

Silex

Les cinq noirelfes étaient morts ; ils étaient tombés sous les coups des deux éphémères qu’ils avaient cherché à arrêté ou dévoré par les flammes de Silex. La sorcière, toujours à terre, luttait contre l’étourdissement que menaçait de la faire sombrer dans l’inconscience. Elle darda son regard un peu fébrile autour d’elle, cherchant à évaluer les dégâts que son Art avait causés. Les maisons étaient certes en proie aux flammes et il était possible qu’il n’en restât rien avant la fin du jour, mais l’anëdhelle doutait sincèrement que l’incendie se propageât au point de menacer le reste du quartier.

Il n’empêchait : c’était tout de même un fort beau spectacle et Silex poussa un profond soupir de soulagement malgré sa fatigue et son état.

Ce fut ce moment-là que choisit l’un des guerriers qu’elle avait participé à sauver pour s’approcher ; il parlait une langue étrange qu’il ne comprenait pas, mais quelque chose dans son attitude lui mit la puce à l’oreille. Elle ne savait pas exactement ce qu’il pensait qu’elle était, mais son attitude transpirait le respect et la reconnaissance. Ce n’était pas la première fois que la démonstration de ses… talents impressionnaient ; l’expérience lui avait cependant appris qu’il n’était pas mâle plus rancunier que celui qui voyait ses espoirs déçus. Peu importait ce qu’il pensait d’elle, si elle n’était pas à la hauteur de ses attentes, il ne mettrait pas beaucoup de temps à se retourner contre elle.

Ses mouvements étaient lents et mesurés ; Silex jugea donc qu’il prenait garde à ne pas l’effrayer et elle s’autorisa donc un mouvement de recul pour jauger sa réaction. Le colosse se figea quelques secondes avant de reprendre son avancée avec plus de précautions encore et l’anëdhelle comprit qu’il lui prêtait quelques côtés sauvages qu’elle pourrait exploiter. Elle ne comprenait rien de sa langue, cependant, ce qui pouvait se révéler dangereux pour elle… à moins que ?

« N’approche pas ! » jappa-t-elle presque à son intention tandis qu’il se faisait rejoindre par son compagnon d’arme. Sauf qu’elle avait usé de la langue des siens qui vivaient toujours dans la Prime Forêt. Elle doutait sérieusement qu’il en comprît quelque chose, ce qui les mettaient de fait sur un pied d’égalité. Elle ne pensait pas non plus qu’il fût en mesure de reconnaître l’origine de la langue qu’elle utilisait et jugeait plus sûr de ne pas chercher à en improviser une qui n’existait pas.

Un craquement sonore résonna alors dans la ruelle ; une poutre était sur le point de céder, comprit Silex en écarquillant les yeux. Oubliant la fatigue et le vertige et les nausées dont elle était toujours sujette, elle se redressa tout à fait et, après une demi-seconde d’hésitation, décida de faire un nouveau pari. D’un geste de la main, elle invita les deux hommes à la suivre. « Vite, les pressa-t-elle en usant toujours de la langue de l’Anaëh. Nous devons nous éloigner. »

Elle commença à courir, sans chercher à s’assurer qu’ils suivissent. Elle n’avait pas le temps et ce n’était pas dans la nature de ce personnage qu’elle continuait à s’improviser.

Elle allait déboucher dans une grande rue, après s’être frayée péniblement un chemin parmi quelques badauds attirés par les premiers signes visibles de son incendie, quand la fatigue la rattrapa. Elle trébucha misérablement au sol avec un gémissement étouffé.

C’était son moment de vérité : si elle avait été assez convaincante, assurément les deux étranger guerriers la sauveraient à leur tour.

Henki leur parla dans une langue inconnue. Une langue bien loin de celle de son clan ou du wandrais des chefs qui était commun au peuple du Sigolsheim. Caspian et Uthred échangèrent un regard incrédule. Si l'esprit était une puissance divine, il aurait du parler toutes les langues. À moins que le combat ne l'ait trop épuisé pour qu'il parle une autre langue que celles des Dieux.

Les deux wandrais firent un pas de plus, s'efforçant de montrer leur respect et leurs bonnes intentions envers le petit esprit du feu. Les flammes dansaient autour d'eux et la pluie peinait à contenir la fougue dévorante des pouvoirs du Henki. Le bois craquait en se consummant et une fumée épaisse et noire s'élançait vers le ciel. Les Esprits des nuages combattaient leur ennemis car eux ne voyaient probablement pas ce spectacle mordoré d'un oeil bienveillant.

L'esprit se releva soudain avant de prononcer quelques mots dans sa langue étrange et chantante. Il fit un geste de la main, semblant les inviter à le suivre, avant de s'enfuir à toutes jambes dans une rue perpendiculaire. Uthred frappa du plat de la main sur le bras de Caspian.

Pelkäät häntä !
Tu lui as fait peur !
Ei ollenkaan ! Se olet sinä ja karhusi kasvot !
Pas du tout ! Pas du tout c'est toi et ta face d'ours !

Caspian grimaça en portant sa main sur son épaule blessée. Uthred se mit alors à courir à la suite du Henki.

Seurataan !
Suivons-le !

Les deux wandrais s'engagèrent à la suite de la petite silhouette et la virent déboucher dans une grande rue très peuplée. Les jambes, longues et puissantes, leur permirent de rattraper le retard contracté par leur petite altercation. Ils avaient perdus sa trace, et durent jouer des coudes pour se frayer un chemin parmi les curieux qui étaient attirés par la lumière de l'incendie comme des moucherons autour d'une lanterne. La pluie redoublait et les esprits des nuages grondèrent de colère au-dessus d'eux, appelant leurs frères, du tonnerre et des éclairs.

Näetkö hänet?
Tu le vois ?
Ei !
Non !

Uthred heurta quelque chose roulait en boule sur le sol qui gémissait. Il reconnut la cape qui enveloppait l'esprit. Il semblait épuisé et tremblant. Peut-être l'oeuvre des esprits de la pluie qui le punissait pour être intervenu auprès des mortels ? Uthred saisit la petite créature et la plaça sous son bras. Il héla son camarade qui cherchait quelques mètres plus loin.

Minulla on se !
Je l'ai !

Les wandrais emmenèrent le Henki à travers la foule et trouvèrent un petit porche qui protégeait l'entrée d'une échoppe de vendeur d'huile. Uthred déposa l'esprit du feu sur le sol délicatement et fit tomber sa capuche pour découvrir un visage au traits fins malgré les brûlures qui ravageaient sa peau. Le Henki était une femelle. Elle semblait ne pas parler leur langue, alors le wandrais se risqua à parler en vaanie, malgré son accent prononcé.

Merci Henki ! Sans ton aide, nous mourrions. Les Doeben t'ont blessés ?

Silex

La tête lui tournait encore quand l’éphémère qui l’avait portée la déposa au sol ; quand il tendit la main pour dégager sa capuche, elle émit un léger mouvement de recul, mais ne se déroba pas tout à fait. Il lui adressa ensuite une nouvelle fois la parole et cette fois, il lui fit l’heur d’user d’un langage qu’elle connaissait. Malheureusement, le sens de l’un des mots qu’il prononça — le seul qui fut vraiment important, vraiment — lui échappa tout à fait et elle se retint tout juste d’esquisser une grimace agacée.

Henki ?

Silex ne savait pas ce qu’était un Henki, mais l’attitude résolument respectueuse de ses deux sauveurs lui murmurait qu’il devait s’agir d’un être ou d’une chose particulière — sacrée, même ? — pour eux.

Que devait-elle faire ? Leur dire la vérité ?

Elle coula un regard en coin sur l’imposant hache de l’éphémère qui l’avait éloignée de la rue bondée dans laquelle elle s’était effondrée. Elle était sans doute trop faible — et assurément beaucoup trop détrempée — pour convoquer une troisième fois ses flammes ; s’il décidait d’en user contre elle, elle doutait pouvoir y faire quoique ce fût.

« Voudras-tu me tuer quand tu comprendras ce que je suis vraiment ? » lui demanda-t-elle en usant toujours de cette langue qu’il ne comprenait pas.

Il y avait une autre raison qui la poussait à repousser un petit peu le moment où elle leur expliquerait qu’ils avaient fait fausse route — ou, plus probablement, où elle leur fausserait compagnie. Ils avaient vu de quoi elle était capable. Ils l’avaient vu consumer dans ses flammes plusieurs noirelfes. Ceux qui avant eux avaient été témoins de semblable spectacle réagissaient de deux manières : ils avaient peur ou ils étaient intéressés.

Mais le respect ? On lui en avait rarement témoigné.

« Je veux bien être un Henki pour toi, » lui expliqua-t-elle en essayant de se relever. Elle se demandait comment ils réagiraient en l’entendant prononcer ce mot : Henki… Elle sourit. « Cela doit avoir un rapport avec ce que je t’ai montré. »

Voyaient-ils en elle un quelconque lien avec ces flammes qu’elle avait dompté pour les sauver ?

Elle montra la pluie qui continuait de s’abattre sur Thaar. « Est-ce que cela pourrait me blesser ? » leur demanda-t-elle.

La Henki parla de nouveau dans sa langue. D'après le ton, c'était une question, mais comment en être certain ? Elle observait l'arme d'Uthred avec insistance. Avait-elle peur pour sa vie ? Il venait de la sauver d'un piétinement populaire, elle devait sûrement se poser une autre question. Les deux wandrais se regardèrent, aucun des deux n'avaient saisi le moindre mot de l'étrange langage qu'elle utilisait.

Elle dit une autre phrase indéchiffrable à l'exception d'un mot. Henki. Uthred fronça les sourcils. Henki était un mot issu du dialecte de sa région des montagnes. Nul autre que les sigols ne comprenaient et n'utilisaient ce mot. Même parmi le peuple wandrais, certains d'entre eux ne comprenaient pas ce mot. Elle avait compris ce qu'il avait dit mais faignait de ne pas parler une autre langue. Elle désigna la pluie qui tombait en poursuivant dans son dialecte.

Hän ymmärtää vaanie-kielen
Elle comprend la langue vaanie.
Kyllä. Hänen korvansa ovat terävät. Tonttu metsästä ?
Oui. Ses oreilles sont pointues. Elfe de la forêt ?
Ehkä.
Peut-être.
Hän pelkää meitä.
Elle a peur de nous.
Tai hän vie meidät idiootteihin.
Ou elle nous prend pour des idiots.

Uthred regarda l'eau qui tombait du ciel. Caspian avait probablement raison. Elle devait tenter de se protéger, ne connaissant rien de la langue qu'ils parlaient, ni d'eux, elle essayait de profiter de leur attitude respectueuse pour survivre. Son corps tremblait encore et d'une manière qui semblait non feinte. L'Ours sourit avec bienveillance, tentant de la rassurer.

Veljien joukossa on tonttuja.
Il y a des elfes parmi nos frères.
Vain yksi. Ja jotain sekoitettua verta.
Un seul. Et quelques sang-mêlés.

Il hocha la tête et se pencha vers l'étrangère, parlant en vaanie.

Suis-nous, Henki. Nous allons te mettre à l'abri.

Ils avancèrent en passant un bras autour des frêles épaules de la fausse Henki, l'emmenant rejoindre leur groupe qui se cachait en dehors de la ville.

Silex

Ils jonglaient avec deux langues qu’elle était censée ne pas comprendre, mais à elle ils continuaient à user de l’Olyian. L’anëdhelle avait commis une erreur ; elle ne savait pas exactement laquelle, mais il était déjà trop tard pour que la réponse à cette question comptât d’une quelconque façon.

Que devait-elle faire ? Continuer de mentir, juste assez longtemps pour parvenir à s’enfuir ? La lourde patte de l’Ours autour de ses épaules était comme un muet avertissement à ne pas s’aventurer sur cette voix. Ses jambes flageolantes ne lui permettraient de toute façon aucune course folle. Elle aurait pu leur répondre, faire tomber les masques et voir ce que cet aveu lui coûterait. Il lui restait quelques flammes pour se protéger, s’ils prenaient ombrage de ses atermoiements et se décidaient à se venger ; elle devrait les rôtir tous les deux, cependant, parce qu’assurément elle sombrerait dans l’inconscience à peine son rugissement poussé le cas échéant.

La sorcière pensa à Elros et regretta son absence. L’épée-louée aurait été de taille à s’opposer à ces deux guerriers. Elle aurait pu la sauver.

Le visage de sa sœur de cœur fut cependant vite remplacé par le sourire de l’homme qui lui parlait Olyian ; elle ne savait pas exactement pourquoi, mais il l’avait un peu apaisée. Bien sûr, des lèvres pouvaient mentir et elles n’avaient pas forcément besoin de mots pour cela. L’anëdhelle savait qu’elle avait par ailleurs un bien piètre instant pour lire et comprendre ses contemporains. Malgré tout cela, elle était prise d’un doute.

Alors, elle ne dit rien et se laissa guidée.

Elle verrait bien.

Le trio sortit de la ville en laissant l'incendie colorer d'orange le ciel. Les Esprits de la pluie continuaient leur lutte pour éteindre les flammes qu'avaient fait naître la fausse Henki. Profitant de sa stature, Uthred se pencha légèrement sur le côté pour faire barrage de ses larges épaules, évitant à la petite créature de finir trempée. Elle avait visiblement une certaine appréhension de la pluie, même pour un être qui n'était pas un Esprit du Feu. Des cloches tintèrent et ils croisèrent un chariot portant une citerne à pompe, tirés par quatre hommes qui couraient vers le feu pour le circonscrire plus vite.

Une fois les murailles de la ville franchi, ils traversèrent les faubourgs rapidement pour gagner la palmeraie où se terraient les compagnons de deux wandrais. Moamar montait la garde cette fois, Eiki devait sûrement roupiller quelque part avant de prendre la relève. Parmi les autres anciens gladiateurs, plusieurs avaient été missionné pour trouver des vivres autour de la palmeraie et de repérer des groupes d'esclaves qui pourraient être libérés bientôt. Le reste était encore trop faible pour faire autre chose que de récupérer leurs forces et de tenter de dormir.

Uthred se tourna vers Caspian avant d'entrer dans la casemate qui abritait la Compagnie de l'Ours.

Mene hakemaan tonttu
Va chercher l'elfe

Le wandrais fit entrer la fausse Henki au sec et son camarade descendit la volée de marche qui menait à la cave où les anciens esclaves s'entassaient massivement. Pendant le voyage, l'Ours avait songé à ce qu'il pourrait dire ou faire à la jeune femme à moitié brûlée. Elle les avait sauvé et maintenant qu'elle paraissait faible et exténuée, elle n'avait fait que se protéger d'étranger. Il ne pouvait pas lui reprocher d'être méfiante, alors qu'il était autant si ce n'est plus envers toute personne l'approchant.

Tu as faim ?

Peut-être qu'en offrant de quoi se nourrir au petit être, il se montrerait moins méfiant et plus enclin à lui répondre en olyian. Caspian réapparut, suivit par un elfe, malingre et voûté. Les habitants des bois d'Anaëh avaient la réputation d'être grand, svelte et élancé, mais celui-ci était rachitique. Arnändelis avait passé des années entières à servir dans une maison de jeux de Sol Dorn et comme nombre des frères et soeurs d'Uthred, avait été revendu sans plus de raisons que le patron avait besoin de nouveaux visages. L'elfe leva une main osseuse en direction de Karhusen et de la Henki.

Est-elle de ton peuple ? Elle ne répond pas quand on parle vaanie.

Les yeux d'Arnändelis s'écarquillèrent en voyant la femme brûlée, lui donnant un aspect encore plus cadavérique, puis il s'adressa à elle, usant de sa langue natale.

Anëdhel ? Quel est ton nom ? N'ai pas peur du wandrais, c'est un homme bon. Tu peux lui répondre si tu le comprends

Silex

Silex, quand elle posa la première fois son regard fatigué sur l’anëdhelle devant lequel on l’avait amenée, n’avait pu s’empêcher de songer qu’ils offraient chacun à leur façon une bien étrange vision de l’Anaëh aux Estréventins. Il est encore plus brisé que moi, avait-elle songé en le mirant de la tête aux pieds. La sorcière avait pour elle de ne jamais être tombée sous l’escarcelle d’un esclavagiste et si elle avait reçu son lot de coups et de mauvais traitements, elle était la source de la plupart de ses stigmates. Elle doutait qu’il en fût de même pour lui.

« Tout le monde m’appelle Silex, » répondit-elle après avoir hésité quelques secondes.

Il lui semblait vain, désormais, de tergiverser d’avantage, aussi abandonna-t-elle la langue de l’Anaëh pour l’Olyian. Elle était chez eux, à leur merci en cet instant plus qu’auparavant. Si elle persistait dans son déni, elle risquait d’épuiser leur patience et elle n’était pas encore prête à affronter ce qui viendrait après. Elle n’avait pas envie de lui donner le nom que lui avait choisi ses parents ; elle ne l’utilisait plus depuis très longtemps, de toute façon.

La sorcière tourna ensuite son regard vers le guerrier qui l’avait portée. « Qu’est-ce qu’un Henki ? » lui demanda-t-elle avec un sérieux qui pouvait paraître troublant étant donnée sa situation encore précaire.

Je peux peut-être encore être ton Henki, qui sait ?

L'elfe qui accompagnait Uthred et ses camarades usant de sa langue chantante et le petit être à la peau brulée prit la parole après avoir détaillé Arnändelis avec une pointe de dégoût dans le regard.

Tout le monde m’appelle Silex

Uthred avait vu juste et il échangea un regard avec Caspian. Là où l'Ours était d'un tempérament fougueux et impulsif, son ami était plus tempéré, moins prompt à exploser de colère. Il eut un petit sourure en observant Uthred, sachant que malgré son caractère explosif, ce regard voulait plus dire "Je te l'avais dit" que "Tuons cette menteuse". Le wandrais se tourna vers l'ancien esclave aux oreilles pointues.

Merci mon frère. Tu peux retourner te reposer en bas.

Le grand être malingre sourit à son tour, faisant rejaillir ses pommettes osseuses de son visage creusé et disparut dans la cave où se trouvaient les autres esclaves en fuite. Il lança un regard doux vers sa compatriote et hocha la tête en guise d'au revoir. La voix de Silex retentit à nouveau.

Qu’est-ce qu’un Henki ?

Caspian rit, amusé par la question autant que par la méprise d'Uthred. Il observa son frère, le laissant répondre et justifier sa méprise.

Henki ? Un Henki est un Henki ...

Le wandrais se gratta la barbe en cherchant l'équivalent dans la langue olyianne. Il parlait peu des Henki avec ceux qui n'étaient pas originaire du peuple du Sigolsheim. Les esprits avaient placés cet elfe sur son chemin et s'étaient amusés à lui jouer un tour. Les esprits !

Esprit ! Lorsque j'ai vu tes pouvoirs, j'ai cru que tu étais un tulen henki. Un esprit du feu.

Uthred sourit, un peu gêné d'avouer son erreur, en se grattant l'arrière du crâne. Silex l'avait sauvé, lui et Caspian, d'un combat qui aurait pu leur coûter bien plus cher. Il poursuivit.

Ta maîtrise des flammes est impressionnante. Ton arrivée providentielle et ta puissance qui a consumé les Doeben comme des poupées de chiffon m'a fait croire que tu étais un envoyé venu à notre secours. Merci pour ton aide.

Caspian tendit une gourde vers le duo en grimaçant. Le sang avait coagulé sur son épaule mais la plaie devait être soigné. Uthred regarda le visage crispé de son frère en se saisissant de l'outre.

Tulkaa alas. Sorsha jätti siteet.
Descends. Sorsha a laissé des bandages.
Kyllä
Oui

Il salua Silex d'un signe de tête et disparut à son tour. Uthred tendit la gourde vers la mage de feu.

Bois, Piikivi. Tu en as besoin

Ses yeux bleus s'attardèrent une seconde sur les brûlures qui ravagées sa peau, sur toute les parties du corps qu'ils pouvaient voir.

Comment t'aies-tu fait ça ? Ce sont des marques d'esclave ?

Silex

« Piikivi ? » releva Silex en acceptant la gourde. Qu’il était étrange, ce langage dont il ne semblait pas pouvoir se dépêtrer. La sorcière, bien sûr, s’était elle aussi débattu avec l’Olyian quand, après avoir quitté la Prime Forêt, elle avait trouvé refuge en Estrévent.

Tandis qu’elle s’autorisait une longue rasade, elle sentit le regard céruléen de son compère sur elle ; elle ne s’en émut pas, habituée qu’elle était à attirer l’attention. Il l’avait d’abord pris pour un esprit ; elle découvrait qu’il l’imaginait désormais ancienne esclave. Il n’avait pas tort, mais pas dans le sens qu’il l’imaginait et elle préféra ne pas jouer sur le mot quand elle lui répondit. Après tout, elle avait eu de la chance qu’il prît aussi bien ses atermoiements passés. Elle n’allait pas se risquer à lui fournir de nouvelles raisons de s’agacer d’elle. « Le Feu est un maître capricieux, mais il est le seul que j’ai, lui affirma-t-elle en lui rendant sa gourde. Je suis l’unique responsable de mes brûlures, car Il ne pardonne aucune erreur et j’en ai commis bien plus d’une tout au long de ma vie. »

Elle sourit et commença à jouer avec ses phalanges manquantes : avec ses pouces, elle vint toucher les extrémités de ses autres doigts. Ce simple mouvement lui venait très souvent naturellement quand elle réfléchissait et elle savait qu’il dérangeait ceux qui ne la connaissaient pas bien. Voir deux moignons — fussent-ils de simples résidus de doigts — se toucher avait cet effet-là sur les gens.

« Tu sais qui ils étaient ? lui demanda-t-elle avant de se rendre compte que sa question était un peu vague. Les sombres que j’ai tué, tu sais ce qu’ils te voulaient ? »

Piikivi ?

Silex se saisit de la gourde et but avec entrain l'eau fraîche qu'elle contenait. Uthred leva les sourcils, surpris d'avoir utilisé sa langue maternelle plutôt que le vaanie.

Silex, dans la langue de mon clan.

Lorsqu'il s'enquit de la cause des brûlures qui déformaient la silhouette de l'elfe, Uthred ne s'attendait pas à la réponse qu'il reçut.

Le Feu est un maître capricieux, mais il est le seul que j’ai, Je suis l’unique responsable de mes brûlures, car Il ne pardonne aucune erreur et j’en ai commis bien plus d’une tout au long de ma vie.

Le wandrais hocha la tête. Il sourit avant d'ajouter.

Tu parles comme une sorcière de mon peuple. Tu as beaucoup de respect pour l'Esprit des Flammes. Il est dangereux et capricieux mais il récompense ses serviteurs généreusement quand ils l'honorent !

Elle jouait avec ses moignons de doigt, s'amusant de son handicap. Uthred observait la gymnastique à laquelle Silex se livrait lorsqu'elle ajouta.

Tu sais qui ils étaient ? Les sombres que j’ai tué, tu sais ce qu’ils te voulaient ?

L'ancien gladiateur se redressa et son sourire disparut en repensant aux Doeben qui les avaient piégés, Caspian et lui. Il fronça les sourcils avant de jeter un oeil par-dessus son épaule vers les escaliers qui menaient à la cachette où s'entassaient ses frères et soeurs. Il reposa son regard azur sur la pyromancienne.

Des esclavagistes. Des chasseurs. Ils me cherchent, moi et mes frères depuis que nous avons fui Sol Dorn.

Il ne souhaitait pas en dire trop. Si elle voulait en découvrir plus, elle devrait poser des questions et même si elle l'avait aidé, il ne pouvait trop en dire, même si en voyant l'état de son compatriote, elle avait peut-être déjà compris. Il ajouta, malgré tout, levant un sourcil curieux.

Si tu savais pas qui ils étaient ... pourquoi nous as-tu aidé ?

Silex

Qu’il était étrange pour l’anëdhelle d’entendre le guerrier parler d’elle de la sorte ; elle n’était pas l’une des siennes et il ne prétendait pas le contraire, mais ses mots lui susurraient qu’elle aurait pu et c’était déjà tant. Alors, la sorcière sourit.

« Je ne sais pas pourquoi je t’ai aidé, » lui répondit-elle avec sincérité.

Combien de venelles avait-elle emprunté avant de tomber sur celle qui abritait son combat à lui ? Elle ne les avait pas compté, mais elles avaient été nombreuses. La pyromancienne ne croyait pas ne le destin, mais elle trouvait toujours une certaine beauté au chaos. Elle repensa à ce qu’il lui avait dit, à ces sorcières qui parlaient aux esprits ; comment auraient-elles expliqué ce qu’elle avait vécu ?

« Parfois, c’est comme si le feu m’invoquait, » se hasarda-t-elle et c’était comme si elle goûtait ces mots qu’elle prononçait sans vraiment les croire.

Elle n’avait jamais considéré les flammes qu’elle convoquait comme douées d’une volonté propre, mais elle était prête à reconnaître que parfois, la sienne s’effaçait devant leurs injonctions muettes. Alors, après tout, pourquoi pas ?

« Penses-tu que je pourrais rencontrer une sorcière de ton peuple ? » lui demanda-t-elle après un temps de réflexion. Et la sorcière de réaliser qu’elle ne connaissait toujours pas son nom. « Es-tu celui qu’ils appelaient l’Ours ? l’interrogea-t-elle encore et elle était comme une enfant qui se laissait aller d’une idée à l’autre. Ou bien était-ce ton compagnon ? » Elle le jaugea du regard, avant d’esquisser une nouveau sourire. « Je crois bien qu’il s’agit de toi. »

Je ne sais pas pourquoi je t’ai aidé. Parfois, c’est comme si le feu m’invoquait.

Elle avait haussé les épaules en prononçant ces mots. Ce qu'elle pensait être le hasard ou le destin était le reflet de la volonté des grands esprits qui veillaient sur Uthred et ses compagnons. Elle n'était peut-être pas un Henki mais ils l'avaient placés sur sa route pour une raison, même si celle-ci échappé aux mortels qu'ils étaient. L'elfe brûlée poursuivit.

Penses-tu que je pourrais rencontrer une sorcière de ton peuple ?

Les sourcils du wandrais se levèrent, surpris. La requête était plutôt anodine et Uthred répondit en écartant les mains.

Pour cela, il faudrait que tu ailles jusqu'aux montagnes du Sigolsheim, Piikivi. Je ne sais pas si il y a beaucoup de gens de mon peuple dans les terres vaanies.

Il eut un pensée fugace pour Sorsha. Pourtant la belle et sauvage wandraise était une guérisseuse et non une sorcière. Elle savait usé de magie mais pour le peuple des wandres, les sorciers étaient bien plutôt des manipulateurs des éléments et de la nécromancie que des personnes capables de soigner les autres. Silex poursuivait ses questions.

Es-tu celui qu’ils appelaient l’Ours ? Ou bien était-ce ton compagnon ? Je crois bien qu’il s’agit de toi.

Un petit sourire étira les lèvres du wandrais qui réalisait enfin qu'il ne s'était pas présenté. Il hocha la tête en répondant.

Mon nom est Uthred. Mon ancien maître m'avait donné le nom de l'Ours wandrais, lorsque je combattais au Bae'd. Il me l'a même gravé dans la peau.

Uthred se tourna et souleva la tunique crasseuse qui recouvrait son buste. Il dévoila le tatouage qu'avait fait imprimé Zerk sur son dos. Un ensemble de lignes courbes et épaisses qui dessinait la gueule béante d'un ours rugissant. Il enfila de nouveau le morceau de tissu troué, cachant aux yeux de l'elfe sa musculature massive, en poursuivant.

Mon frère s'appelle Caspian. Lui aussi fut gladiateur dans les écuries des loups de Givre.

Le wandrais se passa une main dans la barbe, se grattant la joue.

Tu pourras bientôt rencontrer mes autres frères et si tu le souhaites, rester quelques temps avec nous. Les Esprits nous ont mis sur le même chemin et ils ont sûrement une bonne raison. Peut-être pourras-tu m'aider à honorer mon serment. Le serment de liberté !

Silex

« Un serment de liberté ? répéta-t-elle en cessant le bal de ses phalanges. Quel étrange oxymore… »

Silex ne pensait pas s’être jamais senti libre ; il avait toujours été quelque épée de Damoclès pour chatouiller sa nuque ou chaînes pour lui enserrer le cou. Il y avait eu Ambros ; Ambros et ses règles, qui ne la comprenaient pas totalement, mais la craignait tout à fait. Il y avait eu le Sanctuaire ; le Sanctuaire et ses prêtres qui croyaient envers et contre tout qu’ils pouvaient la sauver. Il y avait eu Kassim ; Kassim et ses ambiguïtés, qui avait cherché à l’attirer dans sa couche, avant de forcer son chemin dans la sienne. Il y avait eu Io ; Io et cette amour qui les avait liés l’un à l’autre et que rien sinon le temps n’avait su abîmer.

Il y en avait eu d’autres ; Silex, cependant, coupa là le fil de ses pensées, car elle savait où la mènerait inévitablement cette pelote là : à Kassandra et au serment qu’elle-même avait prêté quelques… L’anëdhelle fut prise d’un vertige tandis qu’elle comptait malgré elle le nombre d’années qui la séparaient déjà de la mort de la pyromancienne. Un siècle, bientôt, aurait passé ; comment se faisait-il que l’éphémère attendait encore que sa mort fût vengée ?

« Dis m’en plus, ajouta l’anëdhelle en cherchant désespérément à échapper à la souvenance de Kassandra. Quel est ce serment qui te lie à la liberté ? Nous verrons bien si jamais je pourrais t’aider. »

Silex ne pensait pas s’être jamais senti libre ; il avait toujours été quelque épée de Damoclès pour chatouiller sa nuque ou chaînes pour lui enserrer le cou. Ce jour-là, c’était le pouvoir des mots qui la retenait ; d’un mot en particulier.

Henki.

Elle ne savait pas pourquoi, mais l’anëdhelle avait besoin d’en apprendre plus.

Un serment de liberté ? Quel étrange oxymore…

Le regard de Silex sembla se perdre un court instant dans le vague, se remémorrant peut-être quelques souvenirs. Elle papillonna des yeux pour revenir à la réalité et releva la tête vers Uthred.

Dis m’en plus, quel est ce serment qui te lie à la liberté ? Nous verrons bien si jamais je pourrais t’aider.

Karhusen échangea un regard avec Caspian, qui hocha la tête comme pour donner un accord silencieux à son frère. Ils avaient survécus grâce à l'intervention de l'elfe et il en avait trop dit maintenant pour faire des cachoteries.

Trop de gens sont privés de leur liberté. J'ai eu la faiblesse de l'accepter pendant trop longtemps. Plus maintenant.

Uthred passa une main sur sa nuque et s'épongea la sueur qui coulait avant de poursuivre.

J'ai fait la promesse à mes frères et soeurs, je me suis fait la promesse, que je ferai tout pour que tout cela cesse. Je ne peux plus accepter que des hommes, des femmes et même des enfants naissent et meurent sans avoir jamais eu le droit de vivre libre. Se lever sans entendre le bruit du fouet ou sentir le collier qui enserre ton cou. Aller là où les Esprits ont choisis de te mener. Être libre de vivre ou de mourir comme tu l'as décidé. Voilà ce que veut dire la liberté. Et s'il le faut, je mourrai en me battant pour que chacun y ait droit. À Thaar ou ailleurs.

Même si le ton n'était pas des plus enflammés, le regard d'uthred s'était durci et remplit de détermination. Silex pouvait voir qu'il ne mentait et plus encore, qu'il croyait à son discours, de tout son être. Il ajouta.

Bientôt, nous libérerons de nouveaux frères dans cette cité. Et l'aide d'une puissante mage de feu pourrait être un atout pour ma cause.

Silex

Il avait quelque chose dans le regard qui fascinait Silex ; l’anëdhelle n’aurait su dire quoi exactement, mais le constat demeurait. Tandis qu’il parlait d’une quête impossible et qu’il évoquait des batailles perdues d’avance, elle se n’avait d’yeux, elle, que pour ses iris glacés.

« C’est un beau serment, » approuva-t-elle en penchant légèrement la tête sur le côté.

Elle n’était personne pour le juger ; elle ne doutait pas qu’il avait vécu son lot d’épreuves qui justifiaient pleinement cette volonté qui illuminait désormais ses prunelles et si elle pensait son entreprise impossible, elle n’irait pas lui souffler l’idée qu’il devait en conséquence l’abandonner.

« J’ai mes propres allégeances à honorer, donc je doute pouvoir demeurer à tes côtés jusqu’à son dénouement, ajouta-t-elle après une légère pause et il était une partie d’elle qui regrettait ses paroles. Mais rien ne m’empêche de me joindre à toi quelques temps… Si tu acceptes l’idée qu’un jour, peut-être même quand tu auras le plus besoin de moi, il me faudra partir. »

C’était à prendre ou à laisser ; elle ne pourrait jamais lui offrir mieux.

« Qui sait ? ajouta-t-elle en esquissant un drôle de sourire. Peut-être resterai-je assez longtemps pour voir un Henki. »

Sujet: Re: Sur le fil | Uthred Jeu 2 Jan 2020 - 15:28

C’est un beau serment

Elle n'avait pas lâcher Uthred des yeux pendant qu'il lui avait expliqué la teneur de son serment. Elle fronça légèrement les sourcils avant d'ajouter.

J’ai mes propres allégeances à honorer, donc je doute pouvoir demeurer à tes côtés jusqu’à son dénouement, mais rien ne m’empêche de me joindre à toi quelques temps… Si tu acceptes l’idée qu’un jour, peut-être même quand tu auras le plus besoin de moi, il me faudra partir.

Si Uthred appréciait bien une chose, c'était la franchise. Pas de fausses promesses, pas de mensonges. Si la magicienne était prêt à l'aider dans sa quête, même pour une courte période, il avait avec lui une alliée de poids, capable d'embraser la pierre et les chairs. Silex ajouta alors.

Qui sait ? Peut-être resterai-je assez longtemps pour voir un Henki.

Un petit sourire se figea sur les lèvres du wandrais qui observa la petite elfe aux chairs blanchis par le feu.

Tu en vois, à chaque fois que tu invoques ta magie. Reste le temps que tu veux, pars et reviens. Je t'impose rien. Choisis de nous aider de la façon que tu veux. Je ne me comporte pas comme les "maîtres", je n'ai que des frères et des soeurs, pas des esclaves.

Il tendit sa main vers Silex, laidant à se remettre sur les pieds et lui empoigna fermement l'avant-bras, plongea ses yeux dans celui de l'elfe.

Et je suis ravi de t'appeler ma soeur ... Henki.

Il lui fit un clin d'oeil, ravi de lui attribuer ce surnom. Le mot semblait tant la fasciner et ses pouvoirs étaient tellement puissants, qu'elle l'avait bien mérité. Une nouvelle alliance se nouait, une alliance allaiant la glace et le feu.

FIN

» Uthred Karhusen
» Sort de ma tête! [Uthred]
» Retrouver des arènes [Telchar/Uthred]
» Personne n’est jamais réellement libre [Uthred]
» Sans nulle part où verser le sang [PV Uthred]

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