Surprise! [Ascanio]

Depuis la fin de la deuxième ennéade de Favrius
An 17

Lorsqu’Ascanio lui annonça qu’il devait partir pour quelque temps, Caley lui demanda aussitôt si elle pouvait l’accompagner. Malheureusement, pas cette fois. Malgré la déception, elle comprenait et c’était peut-être mieux pour les enfants. Ultuant ferait aussi partie du voyage, ce qui voulait dire qu’elle avait la maison pour elle toute seule. Laissée à elle-même dans une aussi grande demeure, Caley s’ennuyait. Elle devait absolument trouver quelque chose pour s’occuper, mais quoi? Elle pouvait organiser une soirée, mais qui viendrait alors que le maître des lieux n’y était pas? Le fait qu’elle soit aussi la maîtresse de cette maison semblait totalement lui échapper. Après quatre jours à errer dans le palais, Caley décida qu’elle en avait assez et entreprit de changer la décoration. C’est probablement l’une des dernières choses qu’on pourrait imaginer de sa part. On s’attendrait plutôt à la voir courir les foires à la recherche d’un nouveau cheval pour les écuries. Ce qu’elle fit, évidemment. Elle trouva une superbe jument à la robe luisante et au caractère doux pour gonfler les rangs de leur élevage. Entre temps, elle avait aussi consacré du temps aux leçons d’équitation de son plus vieux. Vahram réussit même son premier saut d’obstacle. Tout comme sa mère, il avait une habileté naturelle avec les chevaux. Ça signifiait aussi qu’il était tout aussi peu doué dans les interactions sociales, ce qui était embêtant vu son statut d’héritier.

Du coup, il ne lui restait plus que la décoration. Caley dépensait rarement de l’argent pour des choses inutiles. Ayant passé une bonne partie de sa vie avec presque rien, elle en connaissait la valeur. C’est pourquoi elle débuta son projet modestement en déplaçant des objets d’une pièce à l’autre afin de les mettre en valeur dans un environnement différent. Elle atteignit rapidement la limite de ce qu’elle pouvait faire et si ça faisait du bien, ce n’était pas tant impressionnant et Caley était presque certaine qu’Ascanio ne remarquerait même pas ses efforts. Non, il fallait que ce soit plus impressionnant. Les draperies devaient être changées. Par chance, la famille Vossula disposait d’atelier pour la soie et était réputée pour la qualité de ses étoffes. Autant en profiter. Son apparition fut une surprise, car on en la voyait jamais. Peut-être qu’elle était venue une fois ou deux, mais comme Caley laissait le contrôle des affaires à Ascanio, elle n’avait aucun intérêt à visiter les revendeurs ou les ateliers. Elle expliqua ce qu’elle souhaitait faire et rapidement, on lui présenta des échantillons aux couleurs et aux motifs variés. Caley tenait vraiment à mettre de l’avant l’habileté de leurs artisans et si elle avait l’intention de parer tous les murs de leur demeure, c’est dans le vestibule que se trouvera la pièce maîtresse de son projet. La maison Vossula a pour symbole le taureau et si l’animal est bien représenté, Caley voulait quelque chose de plus… marquant. Si tout allait bien, à son retour Ascanio allait tomber nez à nez avec une grande bannière représentant le taureau familial cousu de fils d’or et d’argent scintillant, suspendue dans le vestibule pour accueillir les visiteurs. Étant incapable de donner une date sur le retour de son mari, elle demanda à ce que le travail soit fait rapidement, mais bien. C’était l’occasion de les impressionner.

Elle eut un petit stress lorsque Ultuant revint au palais, mais sans Ascanio. Le cadeau n’était pas encore prêt et elle tenait vraiment à ce qu’il le soit avant son retour. Elle fut donc soulagée dans un premier temps, mais depuis l’incident avec l’esclave, Caley n’était pas particulièrement confortable en sa présence. Elle faisait donc son possible pour l’éviter tout en ayant toujours l’impression qu’il la surveillait. Il rapporterait probablement le moindre de ses mouvements. Elle aimait de moins en moins cet homme.

Les jours passèrent toujours sans le moindre signe d’Ascanio. Caley essaya de faire taire son inquiétude en s’occupant le plus possible, mais elle connaissait trop bien le talent de son époux à s’attirer des ennuis. Un matin, on apporta finalement au palais la bannière pour le vestibule. Non seulement elle était magnifique, mais elle sera bel et bien accrochée au mur avant le retour du propriétaire des lieux. Les invités ne pourront qu’être impressionnés par ce travail de tissage. Caley était contente.

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Milieu de la troisième ennéade,
Barkiòs
An 17

C’était un après-midi pluvieux. Tout était calme à l’intérieur de la maison Vossula… Ou presque. Après avoir mis la demeure sens dessus dessous pour la redécorer, Caley fit une dernière acquisition, celle-ci à l’usage exclusif de ses enfants. Arrivée une ennéade plus tôt, cette dernière surprise se trouvait en ce moment même dans l’aile réservée à sa progéniture et, à l’image des gamins, ne manquait certainement pas d’énergie. Trois chiots, un pour chacun de ses enfants. Trois petits mâles à la bouille adorable. En les voyant, Caley fut incapable de résister et la joie que provoqua leur arrivée valait définitivement tout l’or du monde. Ils mettaient de la vie en jappant et en se chamaillant. Assise au milieu de la pièce, sa fille sur les cuisses, elle regardait les garçons courir autour d’elle, poursuivit par leurs nouveaux compagnons de jeu. Vahram noua un ruban vert autour du cou de son chiot. Pour celui de Mikayel, Caley choisit un ruban bleu et pour le dernier, un ruban jaune. C’était une façon de les distinguer, car ils étaient tous pareils : un pelage blond clair avec le bout de la queue blanche.

« Attention, Vahram. Tu sais que Mikayel ne court pas aussi vite que toi. » Âgé de deux ans, le garçon suivait son aîné comme son ombre, mais la bonne différence d’âge entre eux faisait en sorte qu’il n’était pas toujours capable de le faire. Ça causait beaucoup de frustration et des crises de larmes, comme maintenant. Mikayel se laissa tomber assis sur le sol et commença à hurler. Elle ne se souvenait pas que Vahram ait été aussi… émotif. « Viens ici, mon chéri. » Si Ascanio était ici, il lui dirait probablement de le laisser pleurer, mais il n’était pas là et Caley avait bien le droit de donner des câlins à ses enfants si elle le voulait. Le nez dégoulinant de morve, le garçon vint se blottir contre sa mère. Non loin, un des chiots se soulagea sur le tapis de soie...

Ah ! Quoi de plus beau que le retour d'un Prince en son doux foyer, après une longue et harassante campagne couronnée de succès ? Quoi de plus délicat que les retrouvailles d'un époux auprès de sa femme bien-aimée, et le regard émerveillé des enfants qui accourent, pleins d'amour et d'admiration, se jeter dans les bras de leur père ?

« C'est quoi, ça ? demanda Ascanio au brave Ultuant en pénétrant dans le vestibule, désignant d'un geste la grande bannière cousue représentant le Taureau familial.
- Une surprise de votre femme, répondit l'éminence grise du Prince. Elle voulait vous faire plaisir.
- J'aurais dû lui dire que je comptais adopter les trois branches triphalliques pour nouvel emblème. Enfin, c'est l'intention qui compte. Où est-elle, d'ailleurs ?
- Avec les enfants. Toutefois, je dois vous prév...
- Plus tard, Ultuant, plus tard ; j'ai été bien assez occupé ces dernières ennéades ; il faut bien que je consacre un peu de temps à ma famille. C'est important, la famille, sais-tu ?
- J'ai cru comprendre, oui. Mais vous savez que je n'en ai pas, puisque votre père m'a acheté lorsque j'étais très jeune.
- Ah oui, c'est vrai. La famille, vois-tu, est le ciment qui structure la vie d'un homme. Je consacre une grande partie de mon existence à engranger des profits, pourtant, si je n'avais pas mon épouse adorée, si je n'avais pas mes enfants, tout cela serait vain.
- Oui, je comprends.
- Si je n'avais pas de famille, ma vie ne vaudrait rien, Ultuant. Absolument rien.
- Oui, oui, j'ai bien compris.
- Mais ne déprime pas, Ultuant ; tu n'as pas de famille, mais tu m'as moi.
- J'en remercie les dieux chaque jour. »

Prenant congé de l'esclave, Ascanio se dirigea seul vers l'aile du Palais où se trouvaient les appartements de ses enfants. Des bribes de murmures et de cris lui parvinrent à mesure qu'il approchait du salon, confirmant que Caley devait s'y trouver avec les mômes. Se parant de son plus beau sourire, Ascanio posa la main sur la poignée de la porte, et ouvrit grand celle-ci. Je suis rentré, mes enfants, venez embrasser votre cher papa, allait-il claironner, prêt à recevoir tout l'amour de ses chers petits.

Une chose poilue lui fila entre les jambes, et il sursauta en poussant un grand cri. Sans qu'il n'ait eu le temps de comprendre ce que c'était, Ascanio plongea son regard dans le grand salon, et ce qu'il y découvrit dépassait en horreur tout ce qu'il eut pu imaginer dans ses pires cauchemars.

Le salon était sens dessus dessous, et ça piaillait dans tous les sens. Vahram - ce gosse ! - se plaignait en pointant son frère Mikayel du doigt, lequel pleurait à chaudes larmes et se mouchait dans la robe de Caley. La petite Nayiri, qui avait cet âge agaçant où l'on ne sait rien faire d'autre que brailler et déféquer, joignait ses plaintes au concert, et à l'odeur qui régnait dans la salle, Ascanio craignait fort qu'elle leur ait préparé une des surprises dont elle avait le secret.

Et si ce n'était que ça.

« HORREUR ! » hurla Ascanio à la vue des deux bestioles poilues qui caracolaient avec Vahram, et dont l'une venait de ruiner le tapis. « Des chiens dans le Palais ! GARDES ! GARDES ! AU SECOURS ! »

« Allez, cesse de pleurer. Toi aussi tu seras grand un jour. Ça viendra bien assez tôt. » Caley caressa avec une infinie doucement les joues rondes de son garçon qui pleurait toujours à chaude larme. À cet âge, la moindre petite frustration prenait des proportions énormes. L’une des nourrices s’approcha de la mère et lui donna un mouchoir tout en récupérant la petite de ses bras pour lui permettre de s’occuper du garçon. Caley essuya ses larmes avec le morceau de tissus. « Fais-moi un sourire. Tu ressembles tellement à ton père quand... » L’exclamation d’horreur absolue qui s’éleva alors figea tout le monde dans la pièce à l’exception des chiots, évidemment. Caley tourna la tête juste à temps vers son époux qui appelait la garde à l’aide comme si sa demeure venait d’être envahie. Caley grimaça. Elle se doutait que la présence des chiots ne serait probablement pas appréciée, mais pas au point de susciter ce genre de réaction. L’esclandre attisa les pleurs de Mikayel et sa sœur se joignit à lui probablement par solidarité. Les chiots, apeurés, commencèrent à japper et ce qui était jusqu’à maintenant un joyeux désordre se transforma en chaos. Vahram décida que la meilleure chose à faire était probablement d’attraper les bêtes avant qu’elle ne fasse plus de bêtises. Comment une situation pouvait-elle aussi rapidement dégénérer? Elle devait faire quelque chose. Caley regarda les nourrices.

« Amenez les petits dans leur chambre et donnez un peu de lait à Mikayel, ça devrait le calmer. »

Tout ce brouhaha commençait à attirer les curieux et outre les gardes venus défendre courageusement leur maître contre la menace canine, il y avait un ou deux esclaves qui cherchaient probablement à se rendre utiles tout en étant à la recherche de scandale à se mettre sous la dent.

« Et vous, attrapez ces chiens et allez les porter… » Caley hésita. Il n’y avait probablement aucun endroit dans cette demeure où Ascanio voudrait garder ces chiens. « L’écurie… Oui, l’écurie sera parfaite. » Elle se tourna vers son époux qui devait probablement s'impatienter. « Ce ne sont que des chiots. Ils ont juste besoin d’un peu d’éducation. » Elle le regarda en souriant tristement. « Tu m’as manqué... »

Tout ce vacarme assourdissant lui tapait sur le système ; c'était à se demander quelle chanson lui avait seriné Arcam pour qu'il ait l'idée saugrenue de rentrer. C'est que ces dernières ennéades passées dans le nord lui paraissaient fort calmes en comparaison de cette sarabande. Si on fait exception des beuglements de l'Arétan et des chansons de P'tit Biscuit, cette campagne militaire était une promenade de santé, se convainc-t-il. Prenant son mal en patience, il laissa Caley gérer la crise, tandis qu'il baissait la tête en plissant les paupières. Le calme revint peu à peu, et il ouvrit les yeux ; Caley lui faisait face, et elle lui souriait. Son sourire arrivait toujours à l'apaiser.

« Tu m'as manqué », dit-il en retour, et il franchit la distance qui les séparait, et prit le visage de son épouse entre ses mains, ses pouces caressant ses joues tandis qu'il plongeait son regard dans le sien. « J'avais presque oublié combien tu es belle. » Oubliés, les bambins braillards, oubliés, les clébards incontinents ; il lui suffisait de la voir elle pour se sentir chez lui. « Je ne veux plus être si longtemps séparé de toi, ma licorne féconde. Gonor'hê syf yl'iâ tryck'on'ômas - c'est un proverbe mazrouk, et c'est ce que j'ai trouvé de plus beau pour t'exprimer mon amour et mon désir, Caley. »

Il allait gratifier la belle d'un doux baiser, mais une toux discrète retentit à l'entrée de la pièce. Ascanio fronça les sourcils, agacé par ce contretemps.

« Mille pardons, Seigneur Prince  », s'excusa Ultuant, « mais j'ai là un pli officiel de la cité d'Ys, et il serait bon que vous en preniez connaiss...
- Je suis occupé, Ultuant.
- C'est que cela pourrait devenir urgent...
- Je ne peux traiter deux urgences à la fois, et il est urgent que Caley et moi fassions l'amour », trancha sèchement Ascanio. « Tu n'auras qu'à attendre à la porte.
- C'est entendu, je ferais ça. Mille excuses pour le dérangement. »

Ultuant se retira, et les esclaves et les gardes en firent de même, de sorte que le Prince et son épouse se retrouvèrent rapidement seuls dans le salon.

« Il commence à m'agacer, cette raclure de slibard mal essuyé », confia Ascanio en parlant d'Ultuant. « Cela fait bien longtemps qu'il me sert, et il me sert bien, mais il faudra un jour que quelqu'un le remplace. » Il prit la main de Caley dans la sienne et entrelaça distraitement ses doigts dans les siens, lors qu'il réfléchissait. « Hélas, les conseillers dignes de confiance ne courent pas les rues ; qui pourrait assumer ce rôle ? Oui, qui ? »

« Et qu’est-ce que ça signifie exactement? »

Il était de retour et en un seul morceau en plus! En l’absence de nouvelles, Caley s’était imaginé toute sorte de catastrophes. C’est qu’elle connaissait bien son époux et sa fâcheuse habitude à s’attirer des ennuis. En contrepartie, il était étrangement l’homme le plus chanceux qu’elle connaisse. Il trouvait toujours un moyen de s’en sortir. Elle était impatiente d’entendre les détails de son voyage et, surtout, les nouvelles de l’extérieur qu’il rapportait.

« La prochaine fois, je t’accompagne que tu le veuilles ou non. Nous partirons à l’aventure, comme dans le bon vieux temps… »

Naturellement, Ultuant choisit ce moment précis pour les interrompre. Cet homme avait le don d’arriver au pire moment, comme s’il attendait dans le couloir, écoutant les conversations à travers la porte, pour choisir l’instant précis de son entrée. Ce n’était probablement que le hasard, mais Caley ne serait pas non plus surprise d’apprendre qu’il le faisait vraiment. Ascanio n’appréciait pas non plus sa soudaine apparition. Il avait une affaire urgente à régler et Caley n’allait pas protester. Toutefois, maintenant qu’il se tenait tout près d’elle…

« Pour tout te dire, mon chéri... » Elle se pencha avec précaution vers lui pour le renifler alors qu’Ultuant prenait son congé. « Je crois que l’affaire la plus urgente à régler, c’est que tu ailles prendre un bain. Tu sens le cheval mort. » Un sourire apparu sur ses lèvres. « Je vais t’y accompagner, naturellement. On pourra s’occuper en même temps de l’autre affaire urgente. » Caley le poussa gentiment en direction des bains tout en le gratifiant d’une petite tape sur les fesses. Il était vraiment entier!

« Je ne sais pas. Il y a sûrement quelqu’un en qui tu peux avoir confiance qui pourra t’assister dans tes tâches. Ultuant est celui qui travaille pour la famille depuis le plus longtemps. Il connaît bien les choses, c’est un fait. D’un autre côté, depuis l’incident avant ton départ... » Caley termina sa phrase par une grimace. Elle ne voulait pas influencer Ascanio dans sa décision, mais elle n’était plus du tout à l’aise en présence d’Ultuant.

Aux bains, ils furent accueillis par des esclaves que Caley chassa d’un geste de la main. « Je vais m’occuper de toi. Voilà des ennéades que je t’attends. » Elle commença à le déshabiller en essayant de faire abstraction de l’odeur que dégageait son séduisant époux. « Dis-moi... As-tu remarqué quelque chose de différent en arrivant? À part les chiens, évidemment... »

« Je n'ai remarqué qu'une chose en arrivant, ma sauterelle au miel », badinait le Prince tandis que les doigts agiles de son épouse s'affairaient à le défaire de sa tunique. Il leva les bras afin qu'elle puisse faire passer le vêtement par-dessus ses épaules, dévoilant des muscles toujours saillants ; à quarante-quatre ans, Ascanio avait su conserver un physique avenant, quand tant de ses semblables payaient leurs excès d'une obésité précoce. « Tu es encore plus désirable que quand je t'ai quittée, voilà la différence. » Il coula un regard rayonnant au délice sucré de ses nuits et entreprit lui-même de défaire les lacets de la robe de Caley. Le tissu glissa doucement, lui dénudant d'abord un sein ; cette vision fugitive et provocante enflamma notre Ascanio qui, joueur, s'en vint chercher les lèvres de son épouse, lors que celle-ci achevait de lui ôter ses chausses. « Mais je te préfère nue », murmura-t-il entre deux baisers, et par pur souci d'égalité, il se saisit des pans de sa robe pour la lui ôter complètement.

Ah, cet homme! Caley sourit alors que sa robe tombait au sol. S’il n’avait pas décidé de la retirer lui-même, elle l’aurait fait de toute façon. « Tu es un incorrigible séducteur... » L’instant d’après, elle était sur lui.

Ce fut l’un de ces moments où le monde pourrait put s’écrouler autour d’eux sans qu’ils lèvent le petit doigt pour l’en empêcher. Après un passage dans les bains, le couple continua leurs retrouvailles dans l’intimité d’une alcôve aménagée par Caley en prévision du retour d’Ascanio. Aucun d’eux n’aurait eu la patience de se rendre jusqu’à la chambre de toute façon et la jeune femme voulait quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Le temps avait passé, mais n’avait nullement altéré le désir qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre. Ils se redécouvraient avec plaisir et empressement comme un jeune couple à leur premier émoi. Dans les moments d’accalmie, les mains s’égaraient volontiers sur les corps dénudés jusqu’à ce que l’un d’eux ne décide de relancer les hostilités une fois de plus. Caley perdit rapidement le décompte, mais qui viendrait les juger de toute façon? Peut-être qu’ils finirent par s’endormir… Ou, du moins, somnoler dans les bras l’un de l’autre pendant un moment. Caley passa un bon moment à observer Ascanio dans la pénombre, un sourire sur les lèvres en se disant que malgré toutes les difficultés, elle ne regrettait rien à sa vie. Tous les choix qu’elle a faits l’ont mené jusqu’à ce moment. Elle aimait Ascanio et avait la certitude d’être aimée en retour.

Éventuellement, les pulsions s’apaisèrent, satisfaites par les corps à corps musclés auxquels ils se sont adonnés sans relâche dans les dernières heures. Il faudra éventuellement donner signe de vie à la maisonnée et peut-être même manger, mais pas tout de suite. Caley voulait profiter de ce moment encore en tête à tête. « Quelles nouvelles rapportes-tu de ton voyage, hum? Maintenant que toutes les urgences ont été dument adressées, je suis curieuse d’entendre ce que mon aventurier a fait pendant son absence. As-tu conquis des châteaux forts? Sauver des demoiselles en détresses? Sûrement, te connaissant... » Elle rit doucement, amusée par l’image que formait son esprit de son Ascanio en armure étincelante. En fait, il serait sans doute terriblement séduisant ainsi vêtu...

« Des demoiselles en détresse, enfermées dans de grandes tours défendues par des dragons », plaisantait Ascanio en prenant sa femme dans ses bras. « Belles et jeunes, les yeux farouches, pulpeuses de lèvres et de corps, et d'une impudeur ! Et tu les éclipse toutes, mon amour », ajouta-t-il tout en laissant distraitement sa main courir sur les contours de ses seins. Il la caressa longuement, le cœur léger, la respiration profonde, les sens enfin apaisés, en lui racontant ce qu'il avait fait. « Au nord d'Eofel s'étendent les Sept Monts. C'est un pays moins riche que les provinces vaanies du sud, mais vaste, et il borde le petit royaume de Naelis ; et comme Naelis, les Sept Monts sont surtout peuplés d'humains, si bien que les Septamontains se sentent parfois plus proches des Naelisiens que des Thaarii. Il y a dix ans, le dernier duc des Sept Monts a même tenté de prêter allégeance au roi des Hommes d'outre-mer, cet enfant à qui ton peuple voue une vénération étrange. Le Conseil l'a destitué, et les Sept Monts sont depuis gouvernés par des fonctionnaires vaanis. » Le ton de sa voix prit un tournant plus dramatique tandis qu'il narrait son histoire ; sa main délaissa la poitrine de son épouse pour son ventre. « Il y a quelques ennéades, le vieux duc que l'on croyait disparu a ressurgi d'entre les morts ; les Sept Monts étaient aux portes de la guerre, et la situation aurait pu être dramatique sans mon intervention. Je m'y suis rendu à la tête d'une grande armée, nous avons vaincu les rebelles, et j'ai vaincu le duc en combat singulier. » Un sourire orgueilleux se forma sur les lèvres d'Ascanio ; il n'avait jamais affronté le duc en duel, qu'on avait en fait retrouvé mort après le combat. Il n'avait pas vraiment combattu, d'ailleurs. Mais c'était l'histoire qu'il lui plaisait de raconter, et c'était ainsi qu'il voulait être vu par son épouse. « Je suis alors entré triomphant dans la cité d'Hanning, où j'ai récolté les lauriers de la gloire », glissa-t-il à Caley tandis que ses doigts jouaient avec le fin duvet qui ornait son pubis. « Tu aurais dû les voir, tous ces gens scandant mon nom ; ils m'auraient fait roi, s'ils l'avaient pu. »

Si Caley avait appris une chose de sa vie de couple avec Ascanio, c’est qu’il fallait toujours prendre ses histoires avec un grain de sel, un gros grain de sel. Le fond de l’histoire était probablement vrai. Ascanio s’était sûrement rendu dans les Sept-Monts après avoir eu vent de problèmes qui s’y tramait. Était-il à la tête d’une grande armée? Probablement pas… Un groupe de mercenaire se rapprochait certainement plus de la réalité. Quant au combat singulier, Caley reconnaissait un talent certain à Ascanio pour les armes. Il pouvait l’avoir tué, mais ça pouvait aussi être le fait de quelqu’un d’autre durant la mêlée. C’était juste plus impressionnant de dire qu’il l’avait battu en duel. Ascanio aimait tellement se mettre de l’avant. Il suffisait de voir comment il avait reformulé les événements de leur rencontre pour le comprendre. Dans tous les cas, il était de retour et en un seul morceau. Que cette épopée soit vraie ou pas n’avait qu’une importance limitée aux yeux de Caley. « Sa Majesté Ascanio Vossula… Ça a un certain charme, je le reconnais. » Elle sourit. « Tu as donc sauvé la situation, je t’en félicite. Tu devrais raconter ça à tes garçons ce soir avant qu’ils aillent au lit pour qu’ils voient à quel point leur père est un héros. » La main d’Ascanio se baladait sur son corps sans pudeur. Caley en fit de même, ses doigts fins se rapprochant dangereusement des bourses de son époux. « C’est tout de même curieux que ce duc soit réapparu comme ça. Il se cachait où tout ce temps? »

« Va savoir où se terrait ce lâche », persiflait Ascanio, et son rire aigrelet se mua en grognement rauque alors qu'il sentait sur lui les doigts fins de Caley ; ce doux contact, couplé au spectacle indécent qu'elle lui offrait de son corps nu, réveillait chez le Prince une virilité pourtant fort éprouvée. « Si j'avais été lui, je me serais trouvé un nid douillet et je n'en serais pas sorti. » Et comme pour illustrer son propos, il enfouit son visage dans le creux du cou de sa belle, qu'il assaillit de baisers, tout en collant son corps au sien de sorte que Caley ne puisse ignorer le désir de son insatiable époux. « Si le Tri-Unique a béni notre étreinte, ma semence pourrait de nouveau faire ses œuvres en ton sein fécond, Ô Sublime Gazelle. Si un fils devait naître, j'aimerais l'appeler Lothaire ; il serait ainsi grand et fort, avec des muscles d'acier et un regard de feu. » Il l'embrassa dans le cou, avant de glisser du bout des lèvres sur sa peau, et de mordiller la pointe de son sein gauche. « Il aurait le monde à ses pieds, mon amour. »

« Eh bien, je suppose que quand tu as eu le pouvoir à un moment et que tu ne l’as plus, tu finis par essayer de le récupérer même si ça te fait faire des choses stupides… C’est assez commun en Péninsule. » À son âge, Ascanio était encore pourvu d’une vigueur à faire pâlir les jeunes hommes. Il était tout simplement increvable. Caley aurait voulu pouvoir en dire autant pour elle, mais malgré la fatigue et la faim, les petites attentions de son époux, la façon dont il la touchait suffisait à attiser les braises. Elle éclata de rire lorsqu’il pressa son corps contre le sien et chatouilla son cou de baisers. Son cœur se gonfla d’une tendresse sans borne pour cet homme qui pouvait lui en faire voir de toutes les couleurs. Malgré les hauts et les bas, cet instant était tout simplement parfait et pour rien au monde elle n’aurait préféré être ailleurs. « Lothaire? C’est un nom très péninsulaire. Où as-tu entendu ça? » Caley dégagea quelques mèches qui tombaient devant les yeux d’Ascanio. Il devait avoir rencontré un homme portant ce nom et cet étranger, qui qu’il soit, avait fait une grande impression sur lui, assez pour lui donner envie d’appeler l’un de ces enfants de cette manière. Lui avait-il sauvé la vie? Peut-être. « Espérons que ce ne sera pas une petite fille. Elle serait bien mal pourvue avec un tel nom, mais un garçon… Lothaire Vossula. Oui, ça a un certain charme. » En fait, elle trouvait que ça mélangeait peut-être un peu trop les cultures, mais bon, ils parlaient d’une naissance hypothétique et même s’ils avaient fait tout ce qu’il faut — plusieurs fois même — pour qu’il y ait conception, rien n’était garanti. « Hum… On devrait peut-être essayer une dernière fois, juste pour être certain. Allez, viens ici... »

« C'est le nom d'un homme méconnu, ma chère, un anonyme, et pourtant, pourtant ! C'est le plus grand guerrier qui ait jamais vécu. Après moi. » Il sourit, tant d'autosatisfaction faisant gonfler son ego - sa virilité aussi. Comme Caley répondait à ses sollicitations, le Prince posa une main robuste sur sa cuisse, l'invitant à se redresser. Il lui souleva les jambes, noyant son regard dans la contemplation de la beauté faite femme ; l'instant d'après il fut en elle, s'insinuant avec aisance en ce terrain maintes fois conquis, où il lui plaisait tant de revenir encore et encore. Tout ébaudi de la trouver si réceptive à ses attentes, Ascanio poussa son avantage, le souffle rauque, la bouche tordue et les yeux hagards - loué soit le Tri-Unique, il n'y avait qu'elle pour le trouver beau en de tels moments. Sa virilité déjà éprouvée rendait l'étreinte presque douloureuse, mais comment ne pas succomber à la fièvre de désir qui lui tenaillait les sens ? Caley ondulait son corps avec grâce, comme lors des premiers temps de leur mariage, quand il ne lui arrivait jamais de faire semblant. « Mandrinus ! Zboubitos ! Braquemarion ! » s'exclama le Prince, ponctuant chaque interjection d'un puissant coup de rein ; et il rendit les armes, libérant son Souffle dans l'écrin divin de l'amour, cet intime reliquaire de vie, origine de toutes choses.

Il se laissa choir tout contre elle, et tandis que son cœur essayait une nouvelle fois de retrouver un rythme normal, et qu'il respirait et transpirait comme un buffle, Ascanio connaissait un de ces moments rares où l'homme, libéré des contraintes du corps et de la dictature des sens, considère les choses d'un œil lucide et nouveau.

« Tout à l'heure, j'ai dit que je ne voulais plus être séparé de toi », commença-t-il, et il s'interrompit pour mieux se redresser, parce qu'il était mal installé - écrasant Caley au passage. « Et c'est vraiment ce que je veux, mais... » son regard plongea dans les yeux bleus de sa femme, et il semblât n'avoir jamais été aussi grave ni si sérieux qu'en cet instant. « D'ici quelque temps, les choses vont devenir dangereuses par ici. Te souviens-tu ce que tu m'as dit, il y a un mois, quand ce con de Diodore le Mycosien nous a livré sa statue ratée ? Tu as promis de rester à mes côtés quoiqu'il arrive, tant que je serais de ce monde. Je te demande de ne pas tenir cette promesse, Caley. Je veux que tu emmènes les enfants loin d'ici, le temps que les choses s'apaisent. Alors vous me reviendrez, et je jure, sur ma vie, que même les dieux ne pourront plus nous séparer. »

En vérité, Caley était loin de trouver Ascanio séduisant durant ces brèves étreintes qui avaient le don de transformer son époux en véritable animal. Pendant quelques secondes, il devenait tel un étalon en rut, roulant les yeux le visage déformé dans une drôle de grimace qui ponctuait le moment de la jouissance. Et c’est sans parler des mots qui sortaient de sa bouche. D’où sortait-il de telles expressions? Impossible de le dire, mais ça faisait partie de son charme. N’ayant connu que trois partenaires aussi intimement, Caley en était venue à la conclusion que le sexe faisait ressortir tout ce qu’il y a de plus dépravé en l’homme.

Et là, la limite était atteinte. Caley savait qu’il n’y aurait pas de reprise après ça. Elle était épuisée, courbaturée et aura probablement une drôle de démarche pendant un jour ou deux. Ascanio, fidèle à ses habitudes, s’était affalé sur elle, l’écrasant de tout son poids. Il était poisseux de sueur et avait sérieusement besoin de se laver. Elle allait le repousser lorsqu’il se redressa de lui-même. En croisant son regard, Caley comprit que quelque chose était sur le point de se passer et jamais ses mots ne firent naître autant d’inquiétude en elle. Elle était habituée à ses déclarations grandiloquentes et à une assurance démesurée de sa part, mais pour qu’il dise ça, c’est qu’il doutait. Or, si Ascanio doutait, c’est que la situation était gravissime. « Les amener où? Ascanio, qu’est-ce qui se passe? » Et juste comme ça, l’ambiance romantique et les effets de cette dernière étreinte furent complètement dissipés. Ce n’était plus une douce chaleur qu’elle avait au creux de son ventre, mais le froid mordant d’un bloc de glace.

« Il se passe, ma chère, que l'emprise des Eldéens sur Thaar doit être combattue, et que la chose ne se fera pas sans prendre de risque. » Il hésita à en révéler davantage ; d'ordinaire le Prince ne retenait pas ses mots, mais pour l'instant, c'était la sécurité de sa famille qu'il avait en tête. Le reste pouvait attendre. Le reste, d'ailleurs, il ne tenait pas particulièrement à en parler. Bienheureux les ignorants, songeait Ascanio, qui regrettait parfois ses années d'insouciance, au temps béni où il n'avait d'autre préoccupation que de dilapider le patrimoine de son père. « Pars pour la péninsule au plus tôt ; nous avons un établissement à Diantra, tu y seras à l'abri avec les enfants. Si les choses devaient mal tourner, tu ne manquerais ni de ressources, ni d'amis ; les Grands de ton peuple méprisent les gens comme moi, mais ils vouent contre l'engeance des Sombres une haine viscérale, et quand ils sauront ce que j'ai fait, ils traiteront mon épouse comme une sainte. »

Il avait donc décidé de passer à l’action. Le sujet des drows était souvent venu dans leurs conversations et, sur le fonds, Caley avait tendance à être d’accord avec lui. Elle n’aimait pas leur présence ni leur influence. Ils étaient partout, s’immisçant dans tous les cercles pour en prendre subtilement le contrôle. Toutes les conquêtes ne se font pas dans la violence, mais y résister risquait fort bien de la provoquer. Caley observa Ascanio pendant un moment comme si elle espérait que ça suffirait à lui tirer les vers du nez. Elle voyait une facette de sa personnalité qu’elle n’avait pas eu l’occasion de voir souvent. Ascanio ne voulait pas tout lui dire, sans doute pour une bonne raison. Peut-être qu’il ne souhaitait pas l’inquiéter inutilement ou que moins elle en savait, moins elle aurait de problèmes si les choses devaient dégénérer. Comment savoir?

« Diantra… Je voulais y retourner, éventuellement, mais pas dans ces circonstances. » Caley n’était pas certaine qu’elle y aura beaucoup d’amis. Elle était peut-être péninsulaire, elle n’était pas noble et là-bas, le titre et le lignage dictaient le traitement que tu recevais. « Promets-moi deux choses, Ascanio. Premièrement, quand ça sera terminé, je veux que ce soit toi et personne d’autre qui vienne nous chercher. Si quelqu’un d’autre se présente à la porte, ce sera pour m’annoncer ta mort, mais ça n’arrivera pas parce que la deuxième chose que tu dois me promettre, c’est de ne pas mourir, d’accord? » Ce n’était pas tant une question qu’un ordre qu’Ascanio avait tout intérêt à suivre. Et c’est probablement pour ça qu’elle n’attendit pas sa réponse, mais laissa plutôt l’alcôve pour retourner dans les bains. II y avait aussi le fait qu’elle ne voulait pas qu’il voie à quel point elle était terrifiée à l’idée que ces retrouvailles soient en fait un adieu.