[Molgrunn] un cadeau royal [solo terminé]

Une idée avait germée dans l’esprit du Grommtromi. Depuis la reconquête de l’antique cité de Molgrunn, fondée par l’illustre barbe du même nom après la chute d’Ankorong, et qui, plusieurs cycles durant, avait accueilli un des plus grands clans de runistes du Zagazorn, le clan des Gueules-Brûlantes, Yggdar n’avait de cesse de réfléchir encore et encore, à un présent digne du Grand-Roi qui, par sa clairvoyance, avait su tirer profit de l’aventure interdite d’une Drow maudite. Si, encore une fois, et malgré les protestations de Grimeldha, Yggdar détestait toujours autant cette sombre, il était plus qu’heureux que le Roi autorise les runistes à s’approprier la cité.

Une nouvelle Grandsalle était à disposition des runistes de tout le Zagazorn. Bien que la quantité de savoir soit très mince, en comparaison à l’ancienne Grandsalle de Kirgan, c’était un début. Et c’était là l’unique occasion de faire fléchir les runistes quant aux secrets de leurs connaissances. Dans le but de recréer cette salle, et donc, de suivre le code Thinthrynaz les runistes acceptaient les uns après les autres, de participer à l’élaboration de cette salle de savoir. Il fallait parfois négocier, évidemment, et certains réfractaire refusaient tout de même de livrer les savoirs liés à leurs clans, tant qu’un conseil des Archirunistes n’avait pas été formé. Il y avait encore beaucoup de travail pour les runistes.

Toujours est-il que, après mûres réflexions, Yggdar avait enfin trouvé ce qu’il allait pouvoir offrir au Roi. Parmi les runistes, Yggdar était un des plus chevronnés. D’un âge vénérable – plus de 250 ans tout de même – il était un des derniers Forgerune du pays. Une pratique ô combien difficile, qui nécessitait un apprentissage et une maîtrise parfaite des arts de la forge et des arts de l’éther, au travers d’une période d’apprentissage qui dura un siècle pour Yggdar. Disposant d’une fortune conséquente, du fait de ses œuvres mais aussi, de celles de son clan, il lui arrivait parfois de créer des œuvres forgerunées afin de remercier un clan de son sacrifice ou de sa dévotion, ou pour permettre la réalisation de tel ou tel travaux. Ainsi avait-il créé une pioche forgerunée, qu’il offrit au thane d’un des clans de mineurs, en l’an 14 de ce cycle. L’honneur était si grand, que le clan tout entier poursuivit son travail avec une incroyable dévotion. Yggdar était donc parfaitement au courant de sa place au sein du Zagazorn, et il savait que ses créations, réalisées pour des bonnes raisons et offertes aux bonnes personnes, pouvaient faire naître, outre de la fierté, une grande source de courage et d’abnégation chez celui qui reçoit un tel présent. Et, par Yaron, le Zagazorn, bien que de nouveau debout après le Voile, avait besoin d’être honoré.

Il acheta alors quelques lingots du meilleur acier de Thanor, auprès d’un commerçant Thanorite de passage dans la cité troglodyte nouvellement reconquise. Trop heureux de repartir avec plusieurs commandes, notamment celle d’un forgerune, le commerçant réalisa une prouesse en retournant à Thanor et en renvoyant le chargement dans des délais records. Une fois sa matière première obtenue, le vieux Rhunki pu se mettre au travail.

Il installa tout d’abord son établi, cette table faite en pierre et gravée de plusieurs runes dédiées à Yaron et Smedan. Disposant ses outils, enfouis dans une poche de cuir contenant autant de rangements qu’il possédait d’outils, il prépara sa forge de telle sorte qu’il ait le minimum de voyages et de mouvements à faire entre l’enclume, le brasier, et l’établi. Il faut dire qu’avec sa jambe handicapée, le vieux Runiste ne pouvait pas rester debout éternellement, ni imposer à cette jambe, une station ou un poids trop difficile à tenir. Enfin, il se para de son bouclier de cuir roussi, derrière lequel il protégea sa barbe. Et lorsque le feu fut assez chaud, il plongea l’épais lingot d’acier à la qualité exceptionnel au cœur des flammes.

Assi derrière sa forge, il actionnait régulièrement, à l’aide de son pied valide, le soufflet qui ravivait le feu, maintenant ainsi une chaude température propice à un bon travail du métal. Soulevant et retournant de temps à autre le lingot chauffé à blanc, il scrutait son comportement afin de pouvoir le retirer au moment parfait, et de commencer son œuvre.

Une fois fait, il dégagea le lingot de son antre incandescent, et, d’une rotation sur son pied pivot, le posa sur son enclume. Là commença alors le travail de frappe. Agrippant son épais marteau forgeruné – comme tous ses outils, ce qui explique la rareté de ceux-ci – il frappa, encore et encore, sur le lingot appuyé sur l’enclume qui, elle aussi, avait été forgerunée. Il frappait, encore et encore, les bruits des coups s’échappant de sa forge pour raisonner dans la cité troglodyte, signe qu’ici, une œuvre était en train d’être créée. Ce travail de frappe était important, oh oui. Yggdar devait dessiner la forme de la hache, qu’il voulait complètement en acier, du manche jusqu’aux lames. Aussi fallait-il un épais lingot, et le travailler de la meilleure des manières. L’échec n’était jamais loin. Cette étape devait durer plusieurs jours.

Trois. C’est le nombre de tentative qu’il avait fallu à Yggdar pour réussir à mouler l’arme à partir d’un épais lingot, tout en préparant le terrain nécessaire pour y sceller les futures runes qui conférerons ses pouvoirs à cette hache qui promet de devenir légendaire. Les runes ainsi forgées au cœur de la hache assureront à la fois ses pouvoirs, mais également, la pérennité de ceux, leur stabilité et la sécurité de son utilisation. Une arme correctement forgerunée était ainsi indestructible, aussi bien face aux assauts du temps qu’aux assauts des adversaires de son propriétaire. De tels objets pouvaient parcourir les âges et les cycles sans jamais perdre de leurs superbes, de leurs pouvoirs. En posséder était un immense honneur. Savoir les forger était encore plus honorifique. Cependant, il fallait rester méticuleux, car si les runes étaient mal forgées, mal imbriquées, mal dessinées, mal pensées, leur puissance pouvait, à plus ou moins long terme, finir par dépasser les capacités d’absorption du matériau et, tel le gaz d’une mine de charbon, exploser en un claquement de doigt, provoquant d’immenses dégâts alentours, et surtout, pour le porteur de ladite arme. Yggdar le savait mieux que quiconque. Lui-même était handicapé d’une jambe à cause d’un tel accident.

Trois essais donc, qui mirent à rude épreuve la patience pourtant légendaire du Rhunki. Sa création ainsi avancée, il la stocka quelques jours, s’occupant dorénavant de peaufiner les runes qu’il comptait sceller. Il passe des jours entiers à les dessiner sur du vélin. Deux runes, élémentaires, l’une représentant la terre et l’autre représentant le feu. Le but était double : Yggdar voulait que cette lame puisse pourfendre les chaires, le fer, l’acier et la roche, comme le ferait un couteau dans du beurre chaud. Et il voulait que la lame être si chaude qu’une éraflure provoquerait d’intenses brulures, enflammerait instantanément n’importe quelle cible rien qu’en s’en approchant. L’association de deux runes complémentaires permettrait également à celui qui manierait l’épée de projeter d’épais filets de laves, à condition, bien-sûr, d’appliquer la force nécessaire pour réussir un tel coup.

L’étape des dessins terminés, Yggdar allait devoir les forger au cœur du métal. Pour ce faire, il fallait de nouveau chauffer le métal, et utiliser, cette fois, les petits poinçons forgerunés avec le marteau. Ces outils seraient ainsi les outils de transmission des pouvoirs runiques, lesquels étaient canalisés puis transférés via le corps d’Yggdar, et sa capacité à façonner la magie. Les Nains, à la différence des autres peuples, ne peuvent utiliser leur corps comme réceptacle et user de la magie via leurs mains ou leur corps. Il leur faut un intermédiaire, un moyen de canaliser cette magie : la rune. Ainsi canalisée, la magie est enfermée et devient intemporelle, et d’une puissance infinie. Les mages du monde entier, les seigneurs des royaumes de toutes les races, jalousent ce pouvoir et les créations du Zagazorn. Il est des êtres humains capable de dilapider l’entièreté de la fortune d’un royaume, pour espérer obtenir une seule pièce d’armure ou une seule arme forgerunée par un maître du Zagazorn. Hélas pour eux, les Nain, renfrognés, autarciques, fiers et méfiants, ne dévoileraient jamais un tel secret même pour tout l’or du continent. Et leurs créations sont, la plupart du temps, réservées aux Nains et aux Nains seulement.

Ainsi, Yggdar scellait les runes au cœur du métal chauffé à blanc. Concentré, imperturbable, la cité pourrait s’effondrer sur sa forge qu’il n’en percevrait pas un seul bruit, pas un seul mouvement. La magie opérait, car, à travers lui, il manipulait l’éther afin de l’enfermer dans cette médiation, uniquement moyen pour les Nains de manipuler cette fameuse magie. Des heures durant, il frappait délicatement de la pointe du poinçon. De minces filets bleutés, semblables à des effluves, s’élevaient alors doucement à mesure qu’il traçait la rune, laquelle n’apparaissait que par intermittence, lorsqu’une lumière bleutée pulsait pour aussitôt s’effacer. Un poinçon plus petit pour détailler la rune complexe, arrondir un angle, assurer une ligne parfaite, interdire toute trace d’imperfection. La rune devait posséder des rebords lisses et des courbes parfaites, chaque point, chaque trait, devait être placé à l’endroit exact où il était sensé l’être. L’avancée du travail se comptait en millimètres par minutes, tant il était important d’assurer la perfection et la rune et la puissance de la magie enfermée. La moindre distraction, le plus petit écart de concentration, et tout pouvait être à refaire.

Enfin terminée. Trois mois et demi de travail, 32 ennéades de dévotion, pas moins de 280 jours de sueur, d’échecs, de sang et d’implication personnelle et magique. Trois échecs, avec, à chaque fois, une immense déception, une colère sourde évacuée grâce à la présence et à l’amitié entre Haldin Barbedrue et Yggdar, le vieux Rhunki. Et un coût, autrement moins important mais hélas très ressenti, car cette œuvre étant un cadeau honorifique à l’intention du Groman-Rik en personne, l’achat du métal à travailler, du cuir, du fil d’or, entaillèrent en partie la fortune personnelle d’Yggdar et de son clan – bien moins que ce qu’il avouerait cependant, cette fortune étant colossale au regard de la taille du clan. Mais ces sacrifices, en or, en sang et en sueur, n’étaient rien du tout en comparaison de l’honneur de faire ce travail, et de l’aura qui resplendirait alors, sur le Roi, mais aussi sur toute la nation.

Des milliers de coups de marteaux plus tard, des heures et des heures de travail avec les outils forgerunés, nécessaires pour insuffler la magie au cœur des runes scellées, et la voici, magnifique, trônant fièrement sur son portoir, une dernière fois soumise au regard acéré, critique, professionnel et passionné de celui qui l’avait créée : Yggdar lui-même.

La hache était parfaitement équilibrée. Les deux lames, solides, impitoyables, renforcées par les runes habilement scellées, étaient polies et renvoyaient les rayons lumineux des torches comme un véritable soleil à son zénith. Elles étaient également runées, mais celles-ci avaient été gravées. Elles ne possédaient aucun pouvoir : il s’agissait de runes rendant hommage à la couronne, au Zagazorn et aux divinités. Le manche d’acier avait été recouvert de deux couches de lacets de cuir tanné, afin d’assurer à celui qui manierait l’arme, une prise forte et une habileté améliorée. Disposée de manière à tourner autour du manche, les deux couches superposées en écheveaux, un fil d’or comblait le petit creux naturel entre les deux couches, rajoutant à la superbe de cette arme qui n’attendait plus qu’à être offerte.

S’en saisissant à deux mains, Yggdar pu voir de ses yeux satisfait, s’illuminer tout du long du manche non recouvert de cuir, de runes scellées, d’une légère lumière bleutée. La magie enfermée était pure, stable, fiable, insufflée selon les désirs et les dessins d’Yggdar, pour une vie et une puissance qui transcenderait toutes les générations, y compris celles des Elgis qui se disent immortels. La lame se para d’un très léger halo bleuté. Il frappa sans forcer, sur un roc présent non loin de sa forge, et la lame traversa la pierre comme le couteau transperce une motte de beurre trop chaude. Sur la lame, point d’éraflure ni d’encoche. Elle était lisse et parfaite. Il voulu frapper plus fort, serrant sa poigne sur le manche et usant de toute la capacité magique de l’arme. L’aura bleutée devint rougeâtre, et quand la lame s’abattit contre le fameux roc déjà transpercé, un large filet de lave s’échappa de l’arme, recouvrant la pierre qui s’échauffait déjà, une onde de chaleur manquant presque de bruler le visage du runiste qui n’en demandait pas tant. Elle était prête.

Yggdar tâcherait d’offrir l’arme lorsque la situation le permettrait. Le plus tôt serait le mieux.