[Porte d'Uriz] Le "cadeau" d'Ys

Automne - 8e ennéades de Barkios
17e année du XIe Cycle

________________________

« Cybèle. On a de la visite. »

Solomon venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte, interrompant l’écriture du journal de bord. La jeune méthylénoise posa sa plume d’oie et saisit le fourreau de son poignard. Le claquement de langue de son compagnon la ravisa. Tout le monde était sur les nerfs depuis quelques jours et cela avait fini par avoir raison du sang froid et de la bonne humeur de l’apprentie alchimiste. Coincée dans une « auberge » pour les rares voyageurs osant s’aventurer jusqu’au Puy avec sa dizaine de compagnons, Cybèle Asthalesi, représentante de la Compagnie Olyane, attendait l’accord des autorités du Puy pour pouvoir franchir le seuil de la Porte d’Uriz.

Le voyage depuis Sol’Dorn n’avait pas été de tout repos. Les guides qui leur avaient été fourni leur avaient bien fait comprendre que les humains ne seraient jamais véritablement les bienvenus au Puy et que ce n’était que parce qu’ils en avaient reçu l’ordre et avaient été menacés de mort s’ils s’avisaient de les toucher, que Cybèle et ses compagnons étaient encore en vie. Autrement … ils auraient nourri les vautours dans le désert ou auraient été laissés pour morts aux mains des Zurthans.

Leurs guides les faisaient macérer dans cette auberge sans nom depuis des jours. Visiblement, personne ne semblait pressé d’accueillir une délégation de la Compagnie Olyane et le « cadeau » d’Ys pour le mariage. C’était compréhensible. En qualité de Protectrice d’Ys, Cassiopée avait dû se ranger du côté du Conseil des Guildes et de la Chambre des Citoyens : la Protectrice ne serait pas présente au mariage des Eldéens. De plus, les Yssois avaient envoyé un cadeau pour le moins … explosif … aux mariés, afin de leur faire comprendre leurs vues sur la récente prise de Sol’Dorn et le déséquilibre qu’ils venaient de créer au sein de l’Ithri’Vaan.

Le seul moyen d’apaiser les tensions et de conserver la concorde entre les différentes factions était que la Compagnie Olyane envoie une délégation en son nom propre … et qu’elle fasse passer la pilule. L’important était d’éviter à tout pris que la situation ne s’embrase et que les deux mariés ne décident de se servir en envahissant les cités libres. Il n’y avait rien de plus politique qu’un mariage et Cassiopée, même retenue à Ys, se devait d’être tenue au courant de tout ce qui se passait chez les Eldéens afin de pouvoir anticiper la moindre inflexion dans le comportement des Drows.

Cassiopée avait envoyé pour l’occasion son apprentie, Cybèle Asthalesi, méthylénoise de naissance et ambassadrice de la Compagnie Olyane. La jeune femme, malgré son expérience et toute la bonne volonté du monde, n’était pas rassurée. Elle risquait tout simplement sa vie ici, et ce, même si les Drows avaient reçu l’ordre de ne pas toucher aux humains. De plus, la mission qui lui avait été confiée était des plus importantes : rapporter à Cassiopée tout possible changement dans la politique extérieure du Puy et veiller à nouer des contacts cordiaux avec les Drows, malgré la froideur de la diplomatie yssoise.

L’objectif politique de Cassiopée était simple : rechercher la concorde entre les peuples, éviter une guerre totale et veiller à un équilibre des puissances. Si Ys affirmait sa froideur vis-à-vis des Drows … et à juste titre – n’oublions pas que le dernier passage des Sombres avait rasé la précédente cité – il était du devoir de Cassiopée et de ses compagnons d’arrondir les angles. Et dans le domaine de l’arrondissement des angles, Cybèle, malgré son jeune âge, était la meilleure candidate. C’était une véritable crème.

« J’arrive. »

L’ambassadrice de la Compagnie Olyane réajusta sa tunique et suivit Solomon à l’extérieur en prenant avec elle son paquetage. Les autres étaient dans leurs chambres. Le voyage les avait épuisés : il n’était pas possible de compter sur eux. Visiblement, il y avait de l’agitation à l’extérieur et Solomon, malgré son calme légendaire, n’était pas des plus sereins. Dans le ventre de la Bête, la petite équipe pouvait être dévorée à tout instant. Il fallait juste que Cybèle se montre à la hauteur de sa tâche. Plus facile à dire qu’à faire … mais il le fallait.

Le comité d’accueil attendait à la sortie de l’établissement …

« Allez ma grande, ça va aller … Imagine-les avec des chapeaux rigolos … »

Solomon de Sélynonte:

Une énième humiliation pensa Nath’Ryna en se dirigeant vers les portes du Puy, un arrière-goût particulièrement désagréable en bouche. Fais attention à ce que tu souhaites, tu pourrais l’obtenir, la voix de sa sœur résonna dans son esprit et son sourire détestable se rappela à la prima ; cette dernière ne l’admettrait jamais mais sa sœur avait raison, pour une fois. Cela faisait plus d’un an qu’elle ne voulait qu’une chose : sortir du domaine du Grand Architecte. Toutefois elle n’avait pas voulu le faire sous ces conditions. Certes elle était libre, du moins plus qu’avant, mais elle savait pertinemment que son escorte plus qu’imposante servait à la garder à l’œil tout en permettant à Myr’Hennis de faire étalage de sa puissance. Un an n’avait pas été suffisant pour qu’elle s’habitue à être utilisée, à avoir des ficelles rattachées à ses articulations et danser sur la musique d’autrui mais voilà : avec un peu de chance tout changera bientôt.

En passant les Portes d’Uriz, Nath’Ryna passa une main devant ses yeux le temps qu’ils s’habituent à la lumière. Elle se rendit compte que c’était bien la première fois qu’elle sortait réellement du Vatna et l’expérience n’était pas des plus agréables, surtout qu’elle se surprit à être contente de la présence de son escorte ; les gens qui traînaient dans le coin étaient loin d’être les plus recommandables mais, surtout, ils étaient loin d’être aussi doués ou compétent qu’elle et, par conséquent, étaient loin de mériter de poser les yeux sur elle alors pour ce qui est de l’approcher ou de la toucher… un frisson de dégoût lui remonta le long de la colonne vertébrale alors qu’elle se dirigea vers l’auberge dans laquelle l’ambassade yssoise avait élu domicile. Une fois devant ladite auberge elle rajusta son manteau de soie noire qui ruisselait sur ses épaules alors que la garde personnelle du Grand Architecte repoussaient la populace qui se regroupait, curieuse.

La Prima Sanguis passa une main dans ses cheveux alors que la porte s’ouvrait devant elle et que deux personnes la franchirent.

« Au nom du Grand Architecte et de la Reine je vous souhaites la bienvenu au Puy d’Elda, j’ose espérer que votre séjour a été à votre goût. »

*Mince, alors là, même avec un joli chapeau, je crois que cette femme va me donner des cauchemars pendant plusieurs ennéades … Merci beaucoup Cassiopée … Si je m’en sors vivante, il faudra que nous renégociions la prime que tu m’as promise. *

Cybèle reprit la contenance et la posture dues à son rang d’ambassadrice. Elle fit une élégante révérence, suivie par Solomon, qui n’était pas plus rassuré qu’elle, mais qui avait le tact de ne pas le montrer. Le comité d’accueil était lourdement armé et les badauds qui s’étaient approchés lançaient des regards glauques. Comme par hasard, les Vaanis n’étaient pas les bienvenus … les Puysards venus du volcan non plus d’ailleurs. Il n’y avait qu’à voir la différence de posture entre « ceux-du-dehors » et « ceux-du-dedans ».

La drow ne s’était présentée, mais Cybèle ne pouvait se permettre de faire la même erreur. Après tout, ses hôtes n’étaient pas connus pour être les gens les plus accueillants de cette contrée. Elle garda sa contenance et s’adressa à elle en des termes courtois.

« Nous séjournons là où nos estimés hôtes ont l’amabilité de nous loger madame … Nous n’oserions jamais réclamer quelque chose à notre goût à vos illustres dirigeants. »

C’étaient de simples convenances, afin de marquer l’humilité de la délégation de la Compagnie. Il fallait les brosser dans le sens du poil car les Sombres étaient des êtres totalement imprévisibles et prompts à la vengeance.

« Je suis Cybèle Asthalesi, ambassadrice de la Compagnie Olyane. Je suis ici pour représenter les intérêts de dame Cassiopée Meldyrin, directrice de la Compagnie Olyane et Protectrice d’Ys. Et l’homme qui se tient à mes côtés est messire Solomon Lajoie, mon protecteur et ami. »

Elle se redressa et embrassa le cortège de gardes du regard.

« Mais … je suppose que vous savez déjà tout ceci. De quoi souhaitiez-vous nous entretenir … madame ? »

C’était évidemment bien normal que des êtres inférieurs s’inclinent devant elle alors Nath’Ryna se contenta d’hocher la tête devant la révérence de la vaanie. Au moins elle le sait, ça nous fera gagner du temps. Toutefois la réponse vint la détromper et elle réprima un haussement de sourcil dédaigneux puis elle évita également un sourire moqueur malgré l’envie impérieuse. Elle hocha donc la tête alors que l’ambassadrice se présentait, elle et son compagnon.
« Très bien, avant tout je tiens à vous assurer que je transmettrais personnellement vos griefs à sa majesté, je suis certain que l’Avatar du Père des Batailles trouvera un logement approprié à votre rang pour vous apporter satisfaction. » La daedhelle vint replacer une mèche rebelle derrière son oreille avant de reprendre, elle profita de cette seconde pour se décider : les yssois ne méritaient pas de connaître son nom et encore moins son prénom. « Ce n’est pas moi qui veut vous parler mais sa Grâce, Myr’Hennis Vect, si vous voulez bien me suivre. »

Sans attendre de réponse Nath’Ryna se retourna pour repartir dans les entrailles du Puy, les gardes se reformèrent autour d’elle et si les ambassadeurs ne se dépêchaient pas ils partiraient sans eux. Descendant dans le labyrinthe, le groupe s’arrêta un instant sur l’esplanade des neufs, le temps d’une brève prière, avant de repartir directement en passant par le lac, évitant sagement la basse-fausse pour finalement arriver dans les profondeurs. Les gardes les laissèrent évidemment passer, la marque du Grand Architecte sur les armures de ses gardes aidant, pour se diriger vers le Prime Quariter ils passèrent devant le Quartier Général d’un ost ; quoi de mieux que les sons guerriers pour vous fouetter le sang ? Surtout quand on ne voit pas grand-chose, si la demeure Al’Serat avait été aménagée pour les vaanies n’ayant pas de sang daedhel, ce n’était pas le cas du reste de la Cité Magmatique et même si les quelques lanternes ou plantes bioluminescentes accrochées ça et là suffisaient amplement aux autochtones ce n’était pas exactement le cas des humains.

Finalement ils arrivèrent, après un long voyage éreintant à monter ou descendre des escaliers, à tenter de rester suffisamment proche des gardes pour ne pas les perdre de vue dans l’obscurité mais pas trop proche non plus pour ne pas leur rentrer dedans, dans le Prime Quartier. Les domaines des grandes familles, des premières familles, des drows s’étendaient là comme on pouvait voir de grandes villas s’étaler nonchalamment à la surface.

A l’intérieur du domaine du Grand Architecte, Nath’Ryna s’arrêta finalement dans un atrium, l’ouverture dans le toit donnait directement sur un petit bassin au centre de la pièce qui d’ordinaire accueillait de l’eau chaude et des pétales de fleur que Myr’Hennis faisait importer. La pièce en elle-même faisait une vingtaine de mètres carrés, organisée autour du bassin, chaque côté dudit bassin faisait face à un divan rouge, suffisamment long pour que le maître des lieux puisse s’allonger de tout son long et assez confortable pour qu’il puisse y rester de longues heures sans broncher. Le sol était une mosaïque, visible que si l’on prenait un peu de hauteur, représentant une scène de chasse devant le Puy. La seule autre décoration que possédait l’atrium se trouvait être des statues en obsidienne de soldats drows brandissant triomphalement leurs armes et en regardant d’un peu plus près, sur le socle de chacune des statues, il était possible de voir la signature de leur créateur : Myr’Hennis.

« Si vous voulez bien patienter, je vais prévenir sa Grâce de votre arrivée. Si vous le désirez, vous pouvez vous baigner. »

Le nombre de garde s’étant réduit au fur et à mesure de leur traversée du domaine n’était plus qu’au nombre de cinq, gardant diligemment les entrées et sortis de la pièce alors que la prima s’en allait d’un pas rapide en direction du bureau de son maître. Dans le bureau-atelier se trouvait Plynnil, l’assistante mi humaine, mi drow qui était aussi supposé garder l’endroit en ordre mais qui, visiblement, n’y arrivait pas. Elle était assise à la grande table, triant les plans de son maître. L’esclave leva la tête en entendant la porte s’ouvrir et au vu des cernes qui s’étendaient sous ses yeux elle n’avait pas dormi. Toutefois ce n’était pas elle que Nath’Ryna était venu voir, elle trouva rapidement le daedhel géant qui attrapait un livre de sa bibliothèque.

« L’ambassade est arrivée. » Expliqua-t-elle après une révérence.
« Très bien, tu peux nous laisser. » La prima hocha la tête avant de sortir et Myr’Hennis se retourna vers son assistante. « C’est l’ambassade d’Ys qui vient d’arriver? » L’esclave hocha la tête. « Mais attends... Ys existe vraiment? » Un nouveau hochement de tête de l’esclave fit douter le Grand Architecte. « Ah… je croyais que c’était une blague. Je me disais aussi que j’avais connu Krish plus drôle… bon je finis ça et t’iras les chercher. »

Ils se remirent donc au travail et après trois heures l’esclave sortit pour rejoindre l’atrium et venir chercher les ambassadeurs pour les mener jusqu’à l’antre de Myr’Hennis, des gardes ouvrirent les doubles portes pour leur permettre d’entrer. En rentrant il était facile de voir que le bureau avait été coupé en deux, comme s’il existait auparavant un mur entre deux pièces qu’on avait détruit pour faciliter le passage. La première pièce semblait avoir été organisée autour d’une longue table rectangulaire qui pouvait accueillir huit chaises. La table en question était faite de bois sculpté et était encombrée de plans ; de tablettes sur lesquels étaient inscrites l’inventaire de ce qui était nécessaire pour le dernier projet en date ; des plumes, des pots de poudre de charbon diluée avec une matière grasse dont l’origine restait à déterminer, du sable, du parchemin et une poignée de livres traitant de l’urbanisme troglodyte ; des loupes et divers autres instruments en verre. Autour de la table centrale l’on pouvait y trouver une poignée de lutrins et avant la table, juste à gauche de l’entrée se trouvait un petit buffet où attendaient diverses bouteilles d’alcool et les récipients qui allaient avec. Juste devant la table trônait un tableau de bois à roulette où était accroché des croquis de bâtiments. A gauche et à droite, courant le long des murs sur pas loin d’une vingtaine de mètres se trouvaient deux rayons de bibliothèque montant jusqu’au plafond à pas loin de dix mètres de hauteur ; à la fin des deux rayons se trouvaient deux escaliers en colimaçon pour aller sur des sortes de traverses qui permettaient d’accéder aux livres les plus hauts placés.

La seule démarcation entre ce qui semblait être deux pièces, bien distinctes de par le changement de mobilier, était un épais pilier qui avait été lui aussi sculpté de façon à pouvoir en couvrir la base d’étagères afin d’y ranger toujours plus d’ouvrages. La seconde pièce était l’atelier du Grand Architecte. Il se composait d’un grand espace vide entouré de trois tables. La première, bien plus longue que large, était celle où Myr’Hennis posait ses compas, ses plombs, ses maillets, ses burins, ses ciseaux à bois et ceux pour tailler la pierre ainsi que ses pinceaux, tous soigneusement rangés les uns à côté des autres comme pour les outils d’un médecin avant une opération chirurgicale. Sur la table centrale reposait une série de petits bustes taillés dans le basalte, aussi biens féminins que masculins, lui servant de repères. Sur la dernière table il n’y avait rien d’entreposé et elle était gardée parfaitement propre, en tout cas c’était généralement le cas, cette fois il y avait bien quelque chose dessus. La pièce était éclairée par une série de lustres permettant à des champignons luminescents, emprisonnés dans des sphères de verre, de plonger la pièce dans une atmosphère particulière, calme, tamisée, bien plus éclairée que n'importe quelle autre pièce, sans pour autant être suffisante pour des yeux non drows pour autant. Le maître des lieux referma un épais volume avant de se lever pour les accueillir.

« Bienvenu dans mon humble demeure, comme vous le savez sûrement déjà, je suis Myr’Hennis Vect, Grand Architecte du Puy d’Elda et le fiancé de sa majesté Krish Al’Serat. J’aimerais d’ailleurs savoir pourquoi est-ce que votre maîtresse a décidé que cette invitation n’était pas digne d’elle, qu’elle soit délivrée en main propre aurait été acceptable ? »

*Et une nouvelle révérence ! Une ! Je vais finir par les facturer …*

Cybèle fit la plus belle révérence dont elle était capable pour le Grand Architecte du Puy. Ce n’était pas tous les jours qu’une Méthylénoise pouvait rencontrer une personne de cette stature. Elle se sentait comme une petite fourmi en sa présence. De son côté, Solomon était resté de marbre, se contentant de faire une simple révérence. Il n’était pas à l’aise et cela pouvait se comprendre. L’homme parlait peu de son passé, mais il était clair que les cicatrices qu’il arborait sur son corps d’ébène et qu’il cachait sous ses vêtements n’étaient pas dues à des chats n’ayant pas apprécié ses caresses.

« Messire Vect, Grand Architecte du Puy, votre invitation nous honore. Je suis Cybèle Asthalesi, ambassadrice de la Compagnie Olyane. Ravie de vous rencontrer en votre demeure. »

Elle se redressa, profitant de l’instant pour balayer du regard la pièce. Cela ressemblait étrangement à l’atelier de Cassiopée … en plus sombre. Ce manque de luminosité tranchait par rapport au désert qu’elle venait de traverser. En un sens, c’était presque … apaisant. Mais l’heure n’était pas au repos. Elle avait une mission à remplir.

« Dame Cassiopée ne peut se rendre d’elle-même à ce mariage. Les Conseils Jumeaux n’ont pas jugé opportun d’envoyer leur Protectrice à cet événement. La cité requiert sa présence pour l'inauguration de la rénovation de l'Agora et elle ne peut se dérober à son devoir. Néanmoins, ma maîtresse étant de bonne composition, elle a souhaité envoyer une délégation de sa propre entreprise, afin de garantir de bonnes relations entre nos deux contrées. »

Elle sourit et reprit sur sa lancée :

« Les Conseils Jumeaux et leur Protectrice m’ont cependant chargé de vous offrir un présent, en gage de leur bonne volonté et du renouvellement du pacte de non-agression qui nous lie. »

Cybèle ouvrit sa besace et en sortit la plaquette de marbre gravée qu’elle gardait précieusement contre elle depuis le début de ce périple. L’objet avait été empaqueté dans un tissu de soie rouge et elle avait personnellement veillé à ce qu’elle ne voit pas la lumière du jour.

D’un pas assuré, elle s’approcha de la table de l’architecte et défit le nœud de soie noire qui maintenait le linge carmin. A la lumière des champignons luminescents, Cybèle déballa le cadeau d’Ys : une tablette de marbre rouge, gravée de runes nisétiennes. Elle se recula et présenta le cadeau à son hôte.

« Maître Vect, voici le présent de la cité d’Ys. Il s’agit d’un marbre que nos chercheurs ont retrouvé sur le fronton des ruines du temple de l’Unique d’Ys-la-Vieille. Il est gravé d’inscriptions nisétiennes de bonne fortune, de paix et de prospérité. La cité d’Ys vous l’offre de bonne grâce, espérant que vous saurez saisir toute la portée historique et symbolique d’un tel présent, ce dont je ne doute pas un seul instant. Ys offre sa confiance aux Eldéens et souhaite établir avec vous les bases d’une amitié pérenne par le commerce. »

La valeur historique d’un tel présent était incontestable pour qui s’intéressait à la culture nisétienne. Mais il revêtait auprès des Drows les plus âgés une autre valeur : celle d’une cité qui avait la mémoire longue, à défaut d’une vie éternelle. Les Eldéens avaient carbonisé la cité il y a de cela quelques siècles, après une résistance acharnée des habitants. Ces derniers, vaincus, furent largement humiliés et interdits de s’implanter dans les ruines de leur cité, en échange d’un pacte de non-agression. Les Yssois avaient dû partir de l’autre côté de l’Olya et refonder une cité, condamnés à contempler les décombres de leur splendeur passée. Mais si les Yssois avaient la vie courte, ils avaient la rancune tenace et la mémoire longue. Ils n’avaient jamais oublié que les territoires d’Ys-la-Calcinée étaient les leurs et désiraient par-dessus tout en récupérer les droits. Mais pour cela … ils avaient besoin d’une levée des sanctions.

Le présent qu’Ys offrait était une preuve de la mémoire de cet évènement tragique pour les Yssois, qui rappelait aux Eldéens que les Vaanis gardaient la rancune des siècles passés, mais aussi qu’ils étaient prêts à tendre la main aux Eldéens … afin d’effacer à tout jamais cette rancune.

Restait à savoir comment le Grand Architecte allait le prendre …

Plynnil était restée deux pas derrière le Grand Architecte lorsqu’il avait pris la parole, de l’autre côté de la table et ce dernier croisa les bras sur son torse en attendant la réponse. Bon visiblement l’invitation n’était pas si honorable que ça. Toujours assis il demanda à son assistante d’aller lui chercher une coupe et de lui servir du Sseren, après un hochement de tête la demi drow s’exécuta et fit le tour de la table pour aller prendre ce qu’on lui avait demandé dans le buffet. Pendant l’explication de Cybèle il fit lentement tournoyer la coupe entre ses doigts pour permettre à sa boisson favorite de respirer, humant parfois son parfum épicé. Il n’écoutait que d’une oreille son exposé, son attention, et son regard, était déjà repartis sur ses plans, après tout il n’avait pas vraiment de temps à perdre avec des excuses surtout venant d’une ambassade, une ambassade d’une cité qui n’avait même pas jugé un tel évènement, un mariage royal et un couronnement, une cité dont Myr’Hennis ne savait même pas qu’elle existait trois heures auparavant.

Il avala une gorgée et, lorsqu’un présent fut mentionné, il reposa sa coupe et leva finalement les yeux. Ce dernier devait être particulièrement important pour faire passer, ne serait-ce qu’un peu, la pilule. Alors que l’humaine déballait le cadeau, l’architecte pianotait sur la table de son bureau et alors que la tablette était dévoilée ses doigts ralentissaient jusqu’à s’arrêter complétement lorsque Cybèle expliqua d’où elle venait. Ses yeux étant restés jusqu’à présent fixés sur la tablette se levèrent finalement pour retourner sur l’humaine.

« Je comprends mieux pourquoi Cassiopée n’est pas venu. » Il avala une nouvelle gorgée de Sseren puis il continua à faire lentement tourner le liquide dans sa coupe. « Dommage, s’eut été courageux de sa part d’offrir cette tablette en personne. » Le daedhel géant se leva pour s’approcher des ambassadeurs, parlant alors qu’il marchait lentement, faisant le tour de la grande table. « Votre… cadeau, me fait me poser une question. » Il ponctua à nouveau sa phrase en buvant une gorgée. Il resta silencieux jusqu’à arriver de l’autre côté de la table, devant les ambassadeurs. « Ys a-t-elle réellement envie de subir à nouveau le même sort ? »

Le visage de Cybèle s’illumina d’un sourire énigmatique tandis qu’elle toisait de ses yeux d’émeraudes l’elfe noir qui la dépassait de deux têtes et demie.

« Il ne s’agit pas d’une question de courage, mais de bon emploi des ressources dont nous disposons. Dame Meldyrin ne peut pas être partout à la fois et des affaires plus urgentes requièrent son attention et celle des Conseils Jumeaux. Soyez assuré que, la connaissant, elle aurait sauté sur l’occasion pour vous rencontrer en personne. »

C’était faux bien entendu. Cassiopée n’avait pas envie de se jeter dans la gueule du loup et fournir aux Eldéens une occasion de les menacer. De même, les Conseils Jumeaux n’étaient pas stupides au point d’envoyer une délégation de leurs représentants personnels chez des gens dont le seul but jusqu’à présent avait été de les massacrer. Le courage n’avait rien à voir là-dedans.  

« Vous posez la mauvaise question et vous nous menacez à demi-mot quand nous vous tendons la main … C’est regrettable. Mais je suppose qu’il faut composer avec les voisins que l’on a. Pas ceux que l’on aimerait avoir. »

Cybèle ne se laissa pas démonter par cet homme qui, de sa hauteur, aurait été capable de l’écraser de tout son poids. La menacer ne servait à rien. Elle n’était pas là pour plier le genou face au roi du Puy, mais simplement pour lui donner le cadeau. Elle sentit Solomon se crisper quand le Grand Architecte s’approcha d’eux.

« Je le répète. Nous vous offrons une opportunité : celle de repartir sur des bases diplomatiques saines avec une des cités les plus florissantes de l’Ithri’Vaan. Ne rejetez pas la main que l’on vous tend, surtout quand elle vient des descendants de ceux que vos pairs ont massacré il y a de cela quelques siècles. Je doute que tous les peuples contre qui les Eldéens ont dû guerroyer connaissent les vertus du pardon. »

Elle recula d'un pas et leva les yeux vers les champignons lumineux prisonniers des boules de verre avant de soupirer ...

« Néanmoins, si vous ne voulez pas de notre amitié et de notre confiance ... Nous n'aurons malheureusement plus rien à faire ici et nous repartirons sans faire le moindre scandale. »

Myr’Hennis regarda l’ambassadrice incrédule. Il avala une nouvelle gorgée de Sseren dans l’espoir que le contenu important d’alcool le réveille d’un rêve ou que l’ivresse lui permette de comprendre comment se faisait-il qu’elle osait se moquer de sa race et de lui dans sa propre demeure surtout après ce qu’avait subi Ys de la main des osts. Il continua ainsi durant tout le discours, passant plusieurs fois à deux doigts d’en recracher le contenu, vidant sa coupe au milieu avant de la tendre en arrière pour que Plynnil la remplisse à nouveau puis il la commença à nouveau. Lorsqu’elle eut fini le Grand Architecte haussa finalement un sourcil avant d’avaler ce qui restait de sa seconde coupe et de réprimer sans grand succès un frisson. Il secoua la tête, n’arrivant toujours pas à croire qu’il avait bien entendu tout ça.

« C’est une blague? » Demanda-t-il sincèrement en s’asseyant à moitié sur la table qui lui servait de bureau. « J’aimerais savoir quelles affaires si urgentes retiennent votre maîtresse et l’empêchent d’assister au mariage et au couronnement le plus important de ces derniers siècles. » Il attendit une seconde avant de secouer la tête. « Laissez tomber, ces jeux m’ennuient, elle n’a pas eu le courage de venir elle-même cracher dans la main que nous lui avons tendu en l’invitant à notre mariage. » Le daedhel avala une nouvelle gorgée avant de reprendre. « Et comme si nous prendre de haut, faire montre de lâcheté, envoyer une enfant comme ambassadrice et offrir une tablette nissétienne n’était pas suffisant vous insultez mon intelligence en essayant de me faire croire que vous proposez votre amitié et votre confiance. Pour ce qui est des vertus du pardon que vous connaissez, soyez un peu honnête, vous les connaissez parce que vous êtes trop faible pour connaître autre chose. Dites à votre maîtresse qu’une enfant ne… »

Myr’Hennis s’arrêta en plein milieu de sa phrase, ses yeux s’écarquillèrent avant qu’il n’éclate de rire il se tourna ensuite vers Plynnil.

« D’accord, j’admets que je me suis fait avoir, dit à Nath’Ryna que c’était pas mal et que je ne la punirais probablement pas, raccompagnes les comédiens à la sortie et donnes leur une pièces ou deux. » Il leur lança un regarda lors que les gardes entrèrent dans le bureau. « Ys… » dit-il en secouant lentement la tête. « J’aurais dû m’en douter pourtant. Félicitation, c’était convainquant. »