La découverte d'un autre monde [Neassa]

-Vous partez danser commandant ?

La voix du soldat fit se retourner l’intéressé qui quittait à peine son bureau. L’autre en profita pour s’approcher. Il avait l’air de vouloir discuter et le mainyth fit mine de l’attendre avant de continuer son chemin.

-Pas cette fois. La nuit ne va pas tarder à tomber. Fit-il remarquer. C’est assez peu pratique de danser quand on n’y voit plus grand-chose. Il fixa son interlocuteur sans donner plus de détail. Pourquoi ?

-Oh simple curiosité. Un haussement d’épaule. Il reste une heure où deux avant le coucher du soleil, je devais rejoindre un autre de mes camarades sur le terrain. Je pensais que vous y alliez aussi même si vous ne portez pas d'armure. On ne vous voit  guère avec un air aussi détendu que lorsque vous partez danser ces derniers temps…

La réponse fut accueillie par un haussement de sourcil mais l’autre ne s’expliqua pas. Un salut amical plus tard il avait pris un couloir adjacent, laissant là son interlocuteur sans réponses.
Il mit une bonne minute à reprendre sa route, comme cherchant un sens aux paroles de l’elfe et bien vite cette conversation ne fut plus qu’un vague souvenir dans un coin de son esprit.

Quelque part l’autre elfe avait raison. Il avait l’air bien plus reposé que d’habitude et pour cause, cette soirée là il la passerait aux côtés de sa compagne. S’il gardait cet habituel calme, son cœur lui était en fête.  Cette soirée-là, nulles sombres pensées, nuls cauchemars ne viendraient le troubler, le silence ne l’effraierait plus à l’improviste. Il n’y aurait qu’elle. Elle et rien d’autre que sa tendresse.

C’est d’ailleurs un discret sourire aux lèvres qu’il termina son chemin jusqu’à l’hospice des libertaires. Le soleil avait lentement décliné et le ciel avait pris une teinte orangée, presque similaire à la chevelure laissée libre du soldat qui s’en trouvait enflammée à chaque fois qu’il passait à travers un rayon de lumière entre un arbre ou un bâtiment. Bientôt le ciel s’assombrirait encore et Silène et la Lune rayonneraient ensemble dans l’immense mer d’encre.

Son manège, une fois à destination, fut presque identique à celui qu’il avait employé quelques jours auparavant. Il demanda à un des adeptes de l’annoncer à la prêtresse, cette fois-ci sans omettre de  donner son prénom, et attendit sagement qu’elle apparaisse.

Neassa-Laella n'avait pas traîné en apprenant qu'Aegden était là. Comme chaque jour depuis qu'ils s'étaient retrouvés, il venait la chercher afin de leur offrir un moment privilégié, tels que ceux qu'ils passaient ensemble à Thaar. Elle lui avait fait visiter la ville en lui montrant des quartiers tels qu'il n'en avait jamais vu et n'en verrait probablement jamais plus, jusqu'à lui montrer sa propre maison. Cela ne faisait que quelques jours et, pourtant, il lui semblait qu'ils n'avaient pas encore fini de faire le tour du quartier qui entourait l'hospice des libertaires. Elle avait l'impression d'en apprendre bien plus sur ce pays au cours des quelques heures qu'elle passait avec son compagnon que durant le mois qui venait de s'écouler. C'était sans doute cela qu'il avait ressenti en Ithri'Vaan... La sensation d'avoir une lumière pour le guider dans la nuit et lui montrer les plus belles choses qu'il y avait à voir. Le fait d'avoir quelqu'un à ses côtés pour lui permettre de comprendre la symbolique d'un dessin, d'une sculpture, d'une architecture. De pouvoir voir ce qui l'entourait à travers les yeux d'un autre qui voulait lui faire aimer ce qu'il voyait autant que lui l'aimait...

Il ne fallut que quelques minutes pour que la prêtresse apparaisse aux yeux d'Aegden. Son sourire plein de bonheur et d'affection s'étira aussitôt et elle s'approcha de lui d'un pas plus rapide que d'ordinaire. Une fois arrivée à sa hauteur, elle le salua d'un baiser déposé sur les douces lèvres de son compagnon. Ils en avaient convenus, il n'était pas question pour eux de se cacher. Alors, elle avait eu ce geste dès la première fois qu'ils s'étaient retrouvés. S'il n'y était pas habitué car il s'agissait de sa première histoire d'amour, cela commençait à devenir une routine des plus agréables. Aucun d'eux n'était très expansif concernant la démonstration de leur affection en public mais ils avaient quelques gestes qui les trahissaient sans le moindre doute. Leurs regards, leurs sourires, leurs mains entrelacées, la caresse que représentaient leurs gestes l'un envers l'autre... Et quelques baisers volés lorsque leurs cœurs les y avaient poussé.

Se détachant de lui, elle retrouva son regard. Elle aimait sentir ses yeux sur elle... Se sentir enveloppée par toute l'affection qu'il lui portait, comme si elle était entourée d'un chaud cocon de coton. C'était si doux... A chaque fois, elle avait l'impression de sentir tous les doutes qui l'avaient tenaillée des ennéades durant s'évaporer plus vite que de la neige sous le brûlant soleil du désert. Dans un soupir de bien-être, elle étira un tendre sourire. Ses mains s'étaient mêlées à celle d'Aegden sans qu'elle le réalise, ignorant même qui était à l'origine de ce geste.

-Bonjour. Dit-elle finalement, comme si elle venait de réaliser qu'elle manquait à toutes les notions de politesse et de savoir-vivre. Où m'emmenez-vous aujourd'hui, cher guide ? Demanda-t-elle avec une étincelle malicieuse dans le regard.

-Bonjour ! Rit-il en voyant l’enthousiasme de sa compagne.

Leurs mains s’étaient liées sans qu’il ne sache quand ni qui avait entamé ce geste le premier. Peu importait au final.

-Ce n’est pas drôle si je te dis où nous allons.

Il lui vola un second baiser avant de l’enjoindre à la suivre en faisant un pas en arrière. C’est qu’il allait finir par ne plus savoir se passer de ces petites attentions à force…

Un très court instant il croisa le regard de l’adepte à qui il s’était présenté la première fois. Sur son visage un air quelque peu surprit mais il y avait autre chose. Une certaine tendresse pour ce couple peu commun et surtout aucun rejet.

Aegden lui adressa un bref hochement de tête comme un remerciement silencieux avant d’entrainer sa belle vers l’extérieur.

Le soleil se couchait mais les lëandrins eux ne semblaient pas du même avis et la douce effervescence qui régnait habituellement n’avait pas changé.  Personne ne semblait prêter plus attention que ça au soldat et à la prêtresse. Tout au plus un personne ou deux se contentaient d’un geste de loin envers l’elfe qu’ils connaissaient, sans pour autant s’attarder.

Rapidement ils se retrouvèrent dans une rue adjacente a l’hospice.Comme beaucoup au sein des Telluïme, elle était longée par d’innombrables fontaines qui scintillaient a la lumière des rayons de soleil mourants.

-Nous avons de la chance. Aegden avait levé les yeux au ciel après avoir admiré une seconde ce spectacle dont il ne se lassait pas. Le ciel semble clair pour une fois. Au moins pour l'instant.

Il n’était pas rare dans cette région de Miradeplhia de se retrouver pris au piège sous une pluie tiède et lourde typique de la dense prime forêt. D’autant plus que l’automne était particulièrement pluvieux cette année.

-Oh j’y pense. Il sembla soudain embarrassé alors qu’il reposait son regard sur la jeune femme a ses côtés.Je n’ai aucune idée de ce que tu pourrais ressentir ici au niveau du climat. Si jamais tu ressent quelque chose. Si jamais la température ne t’allait pas…Dit le moi d’accord ?

Il voulait que tout soit parfait pour elle. Même le plus infime détail.

Neassa-Laella rit à son tour alors qu'il l'embrassait une seconde fois à la manière d'un voleur avant de l'attirer hors de l'hospice. Elle ne l'avait encore jamais vu aussi heureux et démonstratif dans son affection. A Thaar, il semblait si modéré. Peut-être était-ce le fait d'être à présent dans son pays, un lieu qu'il connaissait et dans lequel il pouvait évoluer en toute quiétude. Ou bien était-ce le soulagement de savoir qu'elle avait accepté ses excuses et que leur relation avait pu reprendre là où ils l'avaient laissée qui le transportait ainsi de bonheur. Qu'importait, elle était satisfaite de constater à quel point il était heureux et elle se laissa guider sans omettre la moindre objection tandis qu'elle ignorait encore leur destination. Ils passèrent devant quelques personnes dont la prêtresse connaissait, sinon le nom, au moins le visage. L'existence de leur relation ne faisait aucun doute ici mais personne ne semblait s'en offusquer.

Une fois dehors, Aegden continua de lui manifester son enthousiasme quant à la soirée qui s'annonçait. Elle le voyait dans sa démarche, dans le rythme de ses pas et dans son regard qu'il leva au ciel pour l'admirer.

-Tu parviens à le voir ? Plaisanta-t-elle en portant à son tour ses yeux bleus vers la voûte céleste.

Bien sûr, elle parvenait à le distinguer elle aussi à travers les feuillages. Elle voyait même quelques étoiles commencer à scintiller en se détachant de la toile orangée qui s'assombrissait peu à peu. Elle n'avait simplement pas l'habitude d'avoir en permanence un tapis de branches au-dessus de sa tête. Cependant, cela ne semblait en aucun cas la déranger. Elle se laissait simplement aller à l'atmosphère légère dans laquelle ils se trouvaient. Elle lui avait déjà fait savoir que si ce pays était différent du sien, elle l'appréciait néanmoins. Ce qui lui plaisait, c'était justement toutes ces singularités qui le rendaient étrange et paisible à ses yeux.
Soudain, la voix d'Aegden ramena son regard à hauteur d'elfe et elle l'observa avec curiosité tandis qu'il s'apprêtait à s'inquiéter de son confort. La surprise céda la place à la tendresse alors qu'il prenait conscience qu'elle ne ressentait pas les choses de la même manière que lui. Il était vrai qu'ils n'en avaient jamais parlé mais il avait sans doute remarqué qu'elle portait des robes bien plus légères cet été à Thaar alors qu'ici ses robes étaient plus épaisses et elle ne sortait jamais sans un manteau. Elle lui sourit affectueusement, touchée par l'attention qu'il lui témoignait.

-Ça ira, je suis bien couverte. Merci de t'en soucier. Dit-elle avec sincérité. Et puis... Si jamais j'ai froid, je saurais comment me réchauffer. Conclut-elle en venant coller son épaule à son bras avec un sourire tendre.

Elle savait les elfes très pudiques sur les questions d'intimité mais ce n'était pas ce à quoi elle pensait en cet instant et elle ne voulait pas qu'il croit qu'il en était autrement. Son attitude était explicite quant au fait qu'elle ne parlait que d'une simple étreinte comme ils en avaient déjà partagé plusieurs depuis le début de leur relation. Elle se trouvait très bien dans leur liaison telle qu'elle était actuellement. De manière générale, elle aimait que les choses aillent à leur rythme, même si celui des elfes étaient beaucoup plus lent que celui des humains. Aegden et elle prenaient le temps d'apprendre à s'aimer chaque jour un peu plus sans que ce genre de problématique ne vienne se poser à eux pour l'instant et cela lui convenait parfaitement. Seule la tendresse les unissait pour l'instant et cela ne faisait qu'ajouter à la beauté de leur amour.

-J'en conclue donc que nous allons rester dehors... Chercha-t-elle à analyser, faisant mine de réfléchir à leur destination.

-Un moment probablement. Concéda-t-il amusé,après avoir affiché un air rassuré devant les paroles de la jeune femme.

Et ils continuèrent à longer les fontaines. Çà et là les feux commençaient à briller doucement. Parfois aux branches des arbres on pouvait apercevoir des petites fioles de verre dans lesquelles brillaient une lumière bleutée plus ou moins vives, comme des milliers de lucioles réparties dans la ville.

Parfois Aegden faisait un bref commentaire, faisant remarquer la singularité d’une fontaine, une anecdote à propos de cet arbre au tronc étrange, ou encore ce bâtiment qui n’avait pas l’air d’avoir changé depuis quatre siècles.

Bientôt la rue forma un embranchement, chacune des deux voies qui en naissaient semblaient tout à fait similaires. Pourtant Aegden n’hésita absolument pas avant de s’engager sur la gauche.
Ils finirent par arriver sur ce qui pouvait ressembler à une assez grande place ronde.

-Voici ce que nous appelons l’Amphithéâtre des Telüime. Expliqua-t-il en désignant le bâtiment lui aussi rond qu’ils longeaient à présent.

Autour il régnait toujours une  certaine effervescence. Ici, près d’une énième fontaine, un groupe d’elfe débattait vivement,  là une musicienne émerveillait un groupe d’enfant aux yeux immenses qui ne tarderaient sans doute pas d’être rappelés par des parents non loin.

-Les lëandrins aiment beaucoup cet endroit. Il y a toujours quelque chose à aller voir.Il désigna le reste de la place. Il n’y a même pas toujours besoin d’entrer si on a juste besoin de voir du monde. Ajouta-t-il 

Ce n’était pas leur destination finale, mais peux être Neassa voudrait-elle s’attarder un peu sur cette vision, alors il ralentit le pas, la laissant observer ce spectacle tant qu'elle le désirait. 

-C'est la première chose que j'ai cherché à Thaar d'ailleurs. L'elfe grimaça, un air à la fois amusé et embêté sur le visage. Le  souvenir d'une demi drow et de sa mère remonta dans sa mémoire. Je me suis perdu avant d'en trouver l'équivalent...

Sur leur passage, Neassa-Laella admirait tant les fontaines que les lumières de la cité qui se préparait pour la nuit à venir. Elle était fasciné par cet éclairage artificiel aux teintes plus proches de celles de la lune que du soleil. C'était comme si les elfes aimaient la nature au point que, lorsqu'ils tentaient de lui ajouter quelque chose de plus, ils continuaient de la respecter jusqu'à suivre le rythme des jours. Mais tout cela, elle l'avait déjà vu lors de leurs précédentes soirées. Si elle appréciait toujours le spectacle, la nouveauté ne remplissait plus son office.
Ce fut à ce moment-là que les pas des amoureux débouchèrent sur un lieu qui était encore étranger à la vaanie. L'amphithéâtre était magnifique et -une fois n'était pas coutume...- très différent de ce qu'elle connaissait. L'endroit rayonnait d'une splendeur toute naturelle alors que les elfes y avaient mis tous leurs moyens. Et il n'était pas ici questions d'argent mais simplement de temps, d'énergie et de volonté. Rien à voir avec ce qu'elle connaissait. Et même si elle avait encore du mal à concevoir comment un tel mode de vie pouvait exister, elle ne pouvait s'empêcher de le respecter et de l'admirer en même temps. Car, si cela était difficile à croire, elle n'aurait su nier ce qui était sous ses yeux.

Le regard de l'estrevine se posa tant sur le bâtiment que sur l'activité qui les entourait. Ce qu'elle voyait ne différait pas tant que cela de l'univers auquel elle était habituée. Des gens qui discutaient ou débattaient, une bonne âme qui attisait la curiosité des nouvelles générations, des gens qui allaient et venaient sans se préoccuper d'eux... Mais elle regardait tout cela en se rappelant une chose essentielle : il n'y avait aucune inquiétude à avoir envers ceux qui les entouraient. Ici, il n'y avait pas de voleur, de charlatant ou d'assassin. Personne pour manipuler les faibles d'esprit, pas de questions d'argent ni même de pouvoir... Elle les enviait de ne pas avoir à conserver une part d'eux-mêmes en éveil permanent tandis qu'elle peinait à éteindre la sienne.
Mais la voix d'Aegden la tira de cette morne réflexion et elle se tourna vers lui pour écouter la fin de son propos. Elle eut un sourire doux tandis qu'elle ignorait de quel endroit il voulait parler. Et pour cause.

-Il y en a plusieurs à Thaar mais ce sont des possessions privées. Tout le monde n'a pas le droit ou les moyens d'y pénétrer.

Elle observa de nouveau le bâtiment en partie recouvert de verdure. Le militaire lui avait expliqué que Kÿria avait produit son effet durant le Voile et qu'Elle était à l'origine de la propagation des plantes sur les cités d'Anaëh. Elle comprenait donc l'origine de ce décorum qui ne provenait ni de la volonté des elfes, ni d'un laisser-faire. Cependant, ils n'avaient rien fait pour aller à l'encontre des désirs de leur Déesse, laissant tout ce qu'elle avait créé en l'état, ou presque.

-Et, que peut-on voir dans cet endroit ? Demanda-t-elle d'un air innocent. Des comédiens ? Des musiciens ? Des poètes ?... Des danseurs ? Conclut-elle avait un regard plein de malice alors qu'elle faisait clairement référence aux talents de son compagnon pour cet art.

A présent, cette histoire de mensonge était derrière eux. Elle ne lui en tenait plus rigueur ni rancune. C'était pour ainsi dire oublié alors qu'ils pouvaient à présent vivre leur idylle sans aucune limite. Si elle devait continuer à mentir à ses proches en Ithri'Vaan pour sa propre sécurité, rien n'était caché ici. Il pouvait à présent se montrer parfaitement honnête, ce qu'il faisait malgré les quelques regards désapprobateurs qui se posaient quelques fois sur eux. Elle ne les avait pas manqué. Lui non plus mais cela ne l'avait pas arrêté pour autant. Et c'était tout ce qui comptait.

Ainsi donc, le commun de Thaar ne pouvait se permettre d’accéder à leurs amphithéâtres ? C’était triste... Aegden fronça les sourcils, se demandant ensuite où les deux folles qu’il avait croisé avaient tenté de l’amener alors qu’il avait expliqué ne rien posséder. Il avait certainement bien fait de faire demi-tour…

-Ici tu peux voir de tout. Chant, théâtre, danse… Il énumérait tout en comptant avec les doigts de sa main libre. Des débats aussi. Tout ce qui est possible de montrer à un public en fait. Parfois ça peut même être tout ça à la fois, ça dépend de l'envie de celui ou ceux qui sont sur scène à ce moment là.

Il ne savait pas ce qui se tramait cette soirée-là précisément, ayant prévu un tout autre parcours mais il se promettait de l’y emmener un jour, elle qui semblait si curieuse de tout ce qui était lié à la culture Anedhelle. Apprendre qu’a Thaar l’accès y était plus difficile achevant de convaincre l’elfe.

-Moi je n’ai jamais posé le pied sur cette scène. Ajouta-t-il.

Il lui renvoya un sourire amusé mais peut-être y avait-il encore une pointe de gêne cependant. Si elle lui avait pardonné son mensonge et que l’éclat malicieux de son regard lui faisait bien comprendre qu’il n’y avait aucun reproche, il ne pouvait s’empêcher de toujours s’en vouloir.

-J’ai un public restreint dira-t-on plaisanta-t-il ensuite.

En soit ce n’était pas forcément faux. Paradoxalement à ce qu’il avait pu faire au cours de ce voyage qui avait changé une partie de sa vie, il était plutôt pudique. Rare étaient les gens qui l’avaient vu danser autre part que sur des lieux dédiés à l’entrainement et jamais dans le genre de tenue qui avaient été celles d’Aïthruin. Sans doute les choses auraient été différentes s’il n’y avait pas eu l’armée.

Pourtant loin de se perdre dans ces pensées peut-êtreun peu mélancoliques, l’elfe avait toujours ce très fin sourire sur les lèvres. Il remarquait effectivement les quelques regards peu amènes parmi les plus nombreux elfes totalement inconscient du couple tandis qu’ils continuaient leur chemin, mais il les ignorait totalement. Son esprit était loin des problèmes qu’il pouvait rencontrer ces derniers temps. Il était détendu et simplement heureux, on pouvait bien le laisser l’être le temps d’une soirée tout de même…

Ledit chemin, quand à lui devenait, plus herbeux qu'il ne l'était déja au fur et à mesure qu'ils évoluaient. Comme si la végétation prenait plus de force pour reprendre ses droit naturels.

Neassa-Laella observa le bâtiment avec un regard plein de curiosité. Intriguée, elle espérait pouvoir assister à l'un de ces spectacles un jour. Elle n'avait vu qu'un petit échantillon de l'art elfique et souhaitait en apprendre toujours plus sur la culture de ceux dont elle était si proche en apparence. Sur la culture de son compagnon.
La dernière réplique d'Aegden ne manqua pas d'amuser la prêtresse. Elle n'avait pu voir le spectacle qu'il avait donné à Thaar dans son entier à cause des troubles-fêtes et parce qu'elle était partie avant la fin. Cependant, ils avaient dansé ensemble par deux fois déjà et elle n'avait jamais pris autant de plaisir dans cet art qu'avec lui pour partenaire. D'un naturel pudique -au sens large du terme-, il ne semblait pas faire preuve de retenue à son égard puisque c'était lui qui avait été à l'initiative de leur valse. Les deux fois.

-Je suis ravie d'en faire partie. Répondit-elle avec douceur.

Si le Commandant en avait plaisanté, elle se montrait plus sérieuse afin de lui montrer que cela la touchait réellement. La petite étincelle dans son regard en témoignait : elle appréciait la façon dont il se comportait avec elle. Elle le sentait différent d'avec ses autres interlocuteurs. Cela lui prouvait qu'elle n'était pas comme tout le monde à ses yeux. Et elle aimait cela car la réciproque était tellement vraie... Jamais encore son cœur ne s'était ouvert à quelqu'un avec un telle facilité. Il n'avait eu besoin que de bien peu de mots et de quelques pas de danse pour la faire chavirer. Et à la faire s'accrocher contre vents et marées.
Elle reporta ses yeux sur ce qui les entourait. Ils avaient évoqués le fait que leur relation serait mal perçue aux yeux des anedhels mais elle s'attendait à bien pire que cela. Pour l'heure, ils n'avaient eu droit qu'à quelques regards désapprobateurs. Mais rien d'ingérable.

-Tu sais, ton peuple est plein de surprise... Et si méconnu. Lorsque j'ai écris au culte de Tari pour leur demander de l'aide afin d'être plus à même de prendre en charge les ilethiens qui vivent en Ithri'Vaan, je ne m'attendais pas à ce que l'on me réponde aussi vite... Et encore moins que l'on m'invite à venir. Je pensais simplement engager la discussion et je croyais que j'aurais besoin d'insister. Je m'étais dit que je pourrais profiter d'une visite chez toi pour passer les voir, et non à devoir faire l'inverse.

Elle posa à nouveau les yeux sur lui. Elle était paisible en exprimant tout cela. Il était rare qu'elle expose son point de vue de manière aussi libre. En tant que membre de la haute société vaanie et que prêtresse, elle devait toujours faire attention à ce qu'elle disait. Mais ici, avec lui, cela ne lui semblait pas nécessaire. Elle avait l'impression de pouvoir se livrer à cœur ouvert.

-Il est vrai qu'il demeure toujours une certaine méfiance, certains secrets sont jalousement gardés et je comprends que l'on ne souhaite pas tout dire et tout montrer à une étrangère. Mais en dehors de cela, je n'ai pas eu mauvais accueil, loin de là. Mais il est vrai que je ne les ai pas toisé de haut, comme l'a fait une Princesse Marchande qui a voulu pénétrer en Anaëh il y a quelques années. Remarqua-t-elle avec amusement.

Si elle n'était pas présente lors du voyage de Maralina, Neassa-Laella en avait entendu parlé. A l'époque, elle n'était pas en capacité de comprendre ce qu'il s'était passé. Elle connaissait simplement le personnage et l'imaginait parfaitement en train de vouloir s'imposer d'elle-même, comme si le droit de passage lui était dû. La membre du Conseil de Thaar se croyait dans son bon droit mais la prêtresse savait aujourd'hui que son approche n'avait pas été la bonne. Il fallait savoir faire preuve de plus d'humilité et de respect qu'elle n'en était capable. Il fallait croire que l'attitude de la sang-mêlé était bien meilleure mais elle n'aurait su se comporter autrement avec une curiosité comme la sienne.

Neassa-Laella put observer la surprise s’afficher sur le visage de son compagnon. Avait-il bien comprit ce qu’elle venait d’évoquer ? Il s’était apprêté à lui répondre mais il sembla que ses mots se soient envolés au profit d’autres.

-Il y a effectivement eut une princesse marchande sur nos terre. Il fronça le nez, comme dégoutté à ce souvenir. C’était il y a quoi six ans ? Il fixa sa compagne d’un air profondément interrogatif. Je ne sais pas comment tu sais ça, est-ce que la princesse en question en a parlé à Thaar ?

Pourtant, il semblait qu’elle fut une des rares dans ce lointain pays à accepter de les rencontrer…  Artiön avait été le seul à lui parler cependant. De son côté, cela avait été évident qu’il ne la rencontrerait pas et pour cause…

-J’ai fait partit des elfes qui l’ont chassée. Il ne semblait pas particulièrement ravi de ce souvenir. Pour être exact lorsque ma patrouille est arrivée devant cette femme et son escorte, elle était déjà en conflit avec des elfes des clans noss. C’est sa condescendance et son arrogance qui l’a perdue. Un rictus amusé, peut-être un peu mesquin, réapparu au coin de ses lèvres. Je crois même qu’elle m’a lancé des menaces avant de repartir…. Il marqua un silence, reprenant son sérieux. La Mère nous as confié pour mission de protéger Anaëh, nous ne laissons pas passer d’étranger qui nous parait être une menace. Comme l’était cette Maralina. Fit-il, prononçant le nom de l’intéressée avec ce même fort accent qui marquait son Oliyan. Certains secrets ne sont révélés à aucun étrangers, même ceux accueillis à bras ouvert, comme certains secret même un Anedhels ne les entendra jamais. Pourtant il y a des choses qui changent. Nous nous ouvrons un peu au monde ces dernière années.

Son regard pensif, fixé vaguement sur le chemin, se reposa sur la jeune femme.

-Au contraire de Maralina, tu as fait preuve de respect. Tu tentes de comprendre, sans juger. Je te l’ai dit, tu ne représentes une menace ni pour moi, ni pour les autres anedhels. Tu partages même une grande partie de notre sang. Les elfes sont méfiants mais leur confiance peut quand même s’obtenir et toi tu l’as obtenue grâce à tout ça.

Il y eut un instant une pointe de tristesse dans son regard, comme si une idée venait de traverser son esprit. Cependant il ne l’explicita pas et à nouveau il reprit l’air relativement détendu qu’il avait précédemment comme si de rien était.

-Je sais beaucoup de choses. Déclara-t-elle avec un air à la fois espiègle et mystérieux.

Oui, en sa qualité de prêtresse de Tyra, elle forçait le respect mais aussi la confiance. Et en tant que membre de la haute société vaanie, elle était proche des puissants de son monde. Ainsi, Neassa-Laella avait accès à bon nombre d'informations et avait appris à faire la distinction entre les rumeurs, les affabulations et la réalité. Que le récit de la mésaventure de Maralina vienne d'elle, de ses proches ou de son escorte, il était parvenu jusqu'à elle et elle n'avait eu aucune raison de le remettre en doute car cela correspondait à l'image que le monde se faisait des anedhels et de ce qu'elle-même savait de la riche marchande.
L'histoire qu'elle avait entendu était certes incomplète mais il suffisait de connaître le personnage pour se faire rapidement une idée de ce qui avait pu se passer. La Princesse était une personne sûre d'elle et orgueilleuse. En Ithri'Vaan, elle pouvait obtenir tout ce qu'elle voulait et personne n'avait intérêt à lui dire non. Alors, en venant chez les elfes, elle n'avait pas songé un seul instant que l'on pourrait lui refuser le passage. Et, à la première anicroche, elle s'était laissé aller à son tempérament. L'humilité, si elle en connaissait la définition, elle n'avait aucune idée de comment la mettre en application. La description d'Aegden était presque superflus mais, à présent, elle visualisait si bien la scène qu'un fin sourire railleur se dessina sur ses lèvres.

-Elle a la rancune tenace. Tu as eu de la chance de ne pas la croiser à Thaar.

Neassa-Laella aurait pu s'en montrer inquiète mais à quoi bon ? L'anedhel avait quitté la cité vaanie et n'y retournerait sans doute jamais plus. Il était d'ailleurs convenu que c'était elle qui ferait le trajet afin qu'ils puissent se voir. Le risque que le chemin de son compagnon croise à nouveau celui de Maralina était donc écarté. Elle ne pourrait donc jamais mettre ses menaces à exécution. Cependant, elle voyait d'autant plus l'intérêt de conserver le secret sur leur relation. Car, si elle l'apprenait, la Princesse pourrait tenter de l'atteindre à travers elle.
La possibilité qu'elle soit une voie ouverte sur Anaëh -qui n'était qu'une hypothèse jusque là- devenait subitement bien réelle... Elle n'en montra rien mais elle en prenait néanmoins conscience.

Finalement, les mots du Commandant se portèrent à nouveau sur elle. Il décrivait son approche à elle, si différente de celle d'une Princesse arrogante et hautaine. Elle aurait pu prendre cela pour un compliment face à l'adaptabilité dont elle avait fait preuve mais le sujet n'était même pas là. Elle était ainsi, tout naturellement. Elle n'avait rien fait, rien changé à son attitude ou à son approche des choses qui l'entouraient. Elle était demeurée égale à elle-même et cela avait suffit à la faire accepter dans un monde qui n'était pas le sien.

-J'aime comprendre et apprendre. Et l'on apprend rien si on sait déjà tout.

C'était l'erreur que commettait bon nombre de vieux savants. Ils croyaient tout connaître et tout comprendre du monde qui les entourait. Leur inculquer de nouvelles choses s'avérait donc de plus en plus difficile avec le temps car ils se basaient sur ce qu'ils savaient déjà. De manière plus générale, il suffisait de donner une vision du monde à une personne ignorante pour qu'elle se focalise sur cette idée et ne parvienne pas à en intégrer de nouvelles. Cela s'appelait : les préjugés. Neassa-Laella ne connaissait pas cela. Elle savait pourtant beaucoup de choses mais étaient toujours prêtes à les remettre en doute, à faire évoluer sa vision des choses. Sa présence ici en était la preuve.
Cependant, si elle était plutôt bien acceptée ici, il ne s'agissait toujours que de tolérance. On avait accepté de lui apprendre ce dont elle avait besoin pour aider les iléthiens à l'extérieur d'Anaëh mais on ne lui avait pas tout enseigné non plus. Sans compter qu'elle n'était que de passage. Quant à sa relation affichée avec le Commandant d'Alëandir, elle ne semblait pas plaire à tout le monde. Il n'y avait qu'à voir certains regards qui se posaient sur eux. Alors oui, les choses se passaient bien, mais n'était-ce pas aussi parce que tous savaient qu'elle partirait bientôt ?

La jeune femme resserra son étreinte sur le bras de son compagnon, chassant ses pensées. Tout ceci n'était pas d'actualité. Elle lui adressa un sourire intrigué. Car ils marchaient, ils parlaient, mais elle ignorait toujours où ils allaient.

-Sommes-nous encore loin ?

Désormais, la prêtresse parvenait à formuler des phrases complexes et soutenues dans cette langue qui, il y avait deux mois encore, lui était presque totalement inconnue. Elle avait fait des progrès remarquables, tant en matière de tournure de phrase que de vocabulaire ou même de prononciation. Un accent demeurait cependant, chose normale avec si peu d'expérience encore.

-Peut être que tu devrais demander l'accès à la bibliothèque d'Alëandir. Suggéra Aegden lorsque la jeune femme lui expliqua aimer apprendre. Je suis sûr que ça te plairait.

Il se demanda un instant si les étrangers pouvaient y entrer, et si oui, librement ou bien en demandant et en étant accompagné ? Il ne s'était jamais renseigné car c'était sans doute au chapitre blanc d'en décider.

La question suivante le sortit de ses pensées. Lorsque ils se firent plus proches encore, si l'elfe avait put ronronner nul doute qu'il l'aurait fait... C'était si doux. A la place c'était ce sempiternel tendre sourire qui flottait sur son visage...avant d'être remplacé par un éclat joueur.

-La ville est grande. Il nous faudra plus d'une soirée pour t'en montrer toute sa beauté 

Il était conscient que sa réponse était quelque peu lacunaire et surprenante mais ne précisa pas plus.

La végétation prenait de plus en plus le dessus au fur et à mesure qu'ils avançaient. Ça et là on pouvait apercevoir la faune timidement pointer le bout de son museau mais c'était surtout des chevaux que l'on voyait. Chose étonnante pour un vaani, il n'y avait qu'un très vague mur d'enceinte autour de la zone, créant une sorte d'immense prés où les animaux évoluaient en liberté. Les rares bâtiments en vue avaient, eux plus l'air d'abris et d'entrepôts que de véritables écuries où l'on enfermait les herbivores.

C'est un elfe visiblement content de l'idée qu'il semblait avoir derrière la tête qui s'adressa à sa compagne. 

-Est-ce que tu sais monter à cheval ? 

La bibliothèque ? C'était une bonne idée. Excellente même. Neassa-Laella passait des heures dans celle de Thaar, quand elle n'élisait pas domicile dans celle d'un ami ou d'une quelconque savante connaissance. En Ithri'Vaan, on pouvait trouver des ouvrages aux origines nombreuses et variées. En revanche, elle doutait avoir jamais tenu un livre d'Anaëh entre les mains. Elle serait bien curieuse de découvrir les sujets qu'ils pouvaient traiter. Peut-être en trouverait-elle sur son pays. Elle se demandait ce qu'elle pourrait y lire. Les anedhels se fourvoyaient-ils autant sur sa culture que les siens se trompaient sur les éternels des bois ?
Cependant, malgré tout l'enthousiasme que cette idée pouvait lui prodiguer, la prêtresse n'avait pas l'intention de céder à ses désirs intellectuels dans l'immédiat. Sa soif de savoir pourrait attendre et elle avait une excellente raison de la repousser.

-Nous verrons cela la prochaine fois. Dit-elle tandis qu'un éclat dans ses yeux trahissait le sens profond de sa petite phrase. Elle reviendrait. Et, cette fois, pas pour courir jusqu'à l'autre bout du pays mais simplement pour demeurer là. Et cette requête lui permettrait de faire passer le temps en attendant que son compagnon termine sa journée. Pour l'instant, je veux simplement profiter de toi autant que possible avant mon départ.

L'évocation de son prochain voyage ne provoqua pas en elle le même désespoir ni la même tristesse qu'à Thaar. Lorsqu'ils s'étaient quittés, non seulement ils ignoraient quand ils pourraient se revoir mais en plus ils n'étaient pas certains que cela arrive. Avec ce premier séjour, il était évident à présent que leur relation à distance n'avait rien d'impossible. Elle avait eu le droit d'entrer et sa présence n'avait pas été aussi dépréciée qu'ils auraient pu le craindre. Elle pourrait revenir et passer du temps avec l'homme qu'elle aimait. Ses longues absences seraient certes pénibles mais elles trouveraient toujours une fin et c'était tout ce qui comptait.

Le couple progressait dans la cité verdoyante. De plus en plus verdoyante d'ailleurs...
Neassa-Laella sembla comme sortir de ses songes alors qu'elle revenait à l'observation de ce qui l'entourait et qu'elle découvrit des animaux évoluer librement autour d'eux. Surprise et ébahie, elle s'arrêta net pour voir un équidé passer à quelques mètres d'elle sans lui prêter la moindre attention. Comme si sa présence dans son parc était tout ce qu'il y avait de plus normal. Un fin sourire à la fois paisible et exalté éclairait son visage. Elle découvrait ce monde telle une enfant qui observait les merveilles de la neige pour la première fois, les yeux pétillants de bonheur.
A la question d'Aegden, elle se tourna vers lui d'un mouvement vif tandis qu'elle comprenait une petite partie de ce qu'il lui mijotait. Elle marqua un temps d'arrêt pour le détailler du regard. Elle aimait cette idée plus qu'il ne le croyait sans doute.

-Oui. Mais avec une selle et des rênes. Déclara-t-elle avant que ses yeux ne soient attirés par un autre équidé qui passait près d'eux. Elle étira le bras et posa sa main sur l'animal tandis qu'il continuait sa progression, laissant ses doigts le caresser jusqu'à ce qu'il soit hors de portée. Ils n'y sont pas habitués. Jamais je ne leur infligerai cela.

Elle avait déjà observé quelques cavaliers anedhels depuis son arrivée. Elle avait immédiatement remarqué qu'ils n'usaient d'aucun filet de quelque sorte que ce soit et que les harnachements qu'ils plaçaient sur leurs montures ne servaient qu'à attacher leur matériel. En dehors de cela, ils montaient à cru et se tenaient à la crinière. Lorsqu'ils avaient besoin de se tenir... Elle ne pouvait pas vraiment dire qu'elle en était capable. Elle savait garder l'équilibre sur une selle avec des étriers mais guère plus.

-J'admire la façon dont vous montez. Vous parvenez à faire corps avec vos chevaux, à vous faire comprendre et respecter sans utiliser la moindre contrainte. Je sais que cela semble naturel pour vous mais pour moi... J'ai du mal à comprendre comment une telle chose est possible.

Elle posa à nouveau les yeux sur Aegden. Son interrogation était sincère mais elle la regrettait presque en même temps. Les elfes ne faisaient qu'un avec leur environnement. La faune et la flore avaient leur respect autant que n'importe lequel de leur semblable. De son côté, Neassa-Laella avait vécu dans un monde où tous se croyaient supérieurs aux autres. Alors, bien évidemment, les animaux étaient considérés comme des êtres inférieurs. La façon que les anedhels avaient de voir le monde était magnifique mais elle craignait de ne jamais parvenir à en faire autant. Quand bien même elle traitait les bêtes avec respect, elle était loin d'être comme son compagnon... En cet instant, elle s'en pensait même incapable car son éducation était bien trop encrée en elle et elle ne pouvait qu'admirer son bien-aimé sur ce point.

Aegden eut l’air de réfléchir sérieusement à ce qu’elle lui disait. Elle lui faisait remarquer des choses qui lui semblaient si naturelles, si normales, que c’était difficile de réaliser à quel point elles pouvaient être différentes pour Neassa.

-Nous somme tous des enfants de Kÿria. Expliqua-t-il, cherchant à expliciter ce qu’il avait intégré depuis qu’il était tout petit. Pourquoi contraindre un frère ?

En réalité il existait bien de rares selles et harnachements basiques même au sein du peuple Thaledhels. Seulement ce n’était jamais que pour soulager la bête et son cavalier, jamais pour contraindre ou forcer. Encore moins pour faire mal.

A Thaar il avait croisé des dizaines d’animaux attachés avec plus ou moins de force, entassés dans des cages ridiculement petites, battus, fouettés, traités de la pire des façons. Cela il ne l’avait jamais compris. Il ne comprenait pas ce que retiraient les autres peuples à asservir des créatures lorsqu’il suffisait de les respecter pour qu’elle les respectes, et les aime en retour.

Il ne comprenait même pas d’ailleurs comment une créature, elfe, homme, ou autre pouvait s’arroger le droit de posséder une autre vie. Certes certain elfes partageaient des liens spéciaux avec leur animaux à tel point qu’on ne pouvait qu’associer l’un et l’autre, mais il ne s’agissait jamais plus que d’une relation de symbiose et non de maître esclave. A Thaar Il avait même failli déclencher un conflit à cause de cela, sans même le vouloir…

Il avait fini par s’approcher d’un énième équidé qui semblait bien curieux de leur présence. L’elfe flatta un instant son chanfrein alors que l’animal lui donnait un coup de tête amical.

-tu vois, elle est contente de me voir. Imagine que je lui aie hurlé dessus. Elle n’aurait pas la même attitude. Comme toi, moi ou n’importe qui.

Doucement il récupéra la main de sa bienaimée et la déposa contre le cou de l’animal. Placide, la jument se laissa faire, dardant simplement un œil curieux vers l’étrangère.

-Ils te rendent la confiance que tu leur donne. L’animal émit un petit soupire qui fit sourire l’elfe. Et elle semble t’apprécier.

Volontairement, il attendit quelque minute un peu à l’écart, que l’une et l’autre fassent plus ou moins connaissance avant de se rapprocher et de faire mine d’aider sa bienaimée à grimper sur l’équidé puis de monter à son tour derrière elle.

-Accroche toi à sa crinière et n’ai pas peur, je te tiens.

Avec une douceur extrême, il passa un bras autour de sa taille, la maintenant contre lui.  Un sourire plus tard et ils étaient partis.  Aegden se demanda un instant si sa compagne pouvait percevoir les battements de son cœur tant il lui semblait battre fort. Ce n’était pas vraiment une étreinte qu’ils partageaient mais la proximité dans laquelle ils se trouvaient n’en était pas moins réellement agréable.

Gardant cette pensée pour lui, Aegden fit attention à ce que la monture garde une allure à la fois lente et assez confortable pour la jeune femme, installée en travers de par sa robe, tandis qu’ils traversaient désormais ainsi l’immense citée elfique. La jument était d’un tempérament doux et c’était sans doute l’une des raisons pour laquelle c’était cet animal qu’il avait choisis.

Leur chemin alterna quelques fois entre pavés gagnés par la végétation et simple bande de terre. Les bâtiments quant à eux se firent de plus présents lorsqu’ils quittèrent la zone aménagée pour les chevaux puis finirent au bout d’un petit moment par redevenir éparses.  

Ils purent sur le chemin observer des bâtissent plus vieilles que celles des Telüime où résidait la prêtresse. Malgré tout elles étaient comme le reste entretenues avec soin, formant à nouveau un parfait équilibre entre nature et construction.

-Nous arrivons dans L’Estaon. Le centre de la cité et l’endroit où ont été posées les premières pierres. Si tu t’intéresses à l’histoire d’Alëandir c’est ici que tu peux te rendre.

Et bientôt ils finirent par se retrouver sur une autre place. Cette fois pas d’Amphithéâtre, simplement de la verdure et un espace relativement indéfini. Neassa ne pouvait certainement pas en faire le rapprochement mais cela ressemblait beaucoup à un campement ornedhel.

-La place Tyrall. C’est une place très chère pour les Leändrins. C’est ici que les serments et les discours dont on se souvient encore pour des cycles à venir sont prononcés.

Il y avait quelques elfes ici, mais beaucoup moins qu’aux Telüime. Sans doute la nuit tombée n’y était pas pour rien.

-Nous ne sommes plus très loin.

Neassa-Laella ne sut pas ce qu'elle aimait le plus dans la scène qui se jouait. Le contact si naturel avec une infime partie de la faune locale ou son compagnon qui se plaisait à lui faire partager sa vision des choses. Elle se laissa totalement faire alors qu'il lui prenait la main pour la porter sur l'encolure du cheval. A sa façon de parler d'elle et d'interpréter ses réactions, la jument lui semblait réellement douée de pensées. Était-ce dû l'élevage complètement inexistant qui révélait la personnalité des animaux ? L'absence de peur des bêtes face aux elfes ? Ou bien y avait-il quelque chose en Anaëh qui le rendait plus intelligent qu'ailleurs ? Elle ne savait plus et se retrouvait soudain à mettre en doute tout ce qu'on lui avait appris...

Sans même s'en apercevoir, la prêtresse se retrouva bientôt seule avec cette jument qui l'accueillait bien volontiers à ses côtés pour une séance de rapprochement particulièrement intense aux yeux de la vaanie. Jamais encore elle n'avait ainsi pris le temps d'être avec un animal, de le choyer, d'entrer véritablement en contact avec lui et pas seulement par le toucher. Elle se tenait tout près d'elle et guettait la moindre de ses réactions. Passant sur son flanc, elle remarqua un frémissement. Apparemment, la belle était chatouilleuse. Cela fit sourire la sang-mêlé.
Neassa allait se retourner vers son compagnon pour lui faire part de son amusement lorsque celui-ci posa les mains sur sa taille et la souleva délicatement de terre. L'instant suivant, elle se retrouvait assise sur la monture et dans les bras d'Aegden par la même occasion. Ils échangèrent alors un regard et, une chose était sûre, la jeune femme n'était pas le moins du monde rassurée. En revanche, la présence du Commandant apaisait suffisamment ses craintes pour le laisser continuer. Elle lui répondit d'un sourire timide avant que la jument ne se mette en marche.

Durant de longues minutes, la vaanie ne prêta plus la moindre attention à la ville qui les entourait. Son esprit était focalisé sur la monture et toutes les sensations que lui provoquait cette chevauchée atypique. Sans selle, elle pouvait sentir chaque os et chaque muscle de l'animal se mettre en mouvement sous elle. Curieusement, plutôt que de s'accrocher à la crinière, Neassa préféra trouver refuge contre son compagnon, laissant son épaule se poser contre son torse et sa main se fermer sur son avant-bras. Pour l'heure, elle avait plus confiance en lui qu'en leur monture.
Finalement, après un moment, la belle reporta son regard sur les alentours. Ils s'étaient largement éloignés du quartier où l'étrangère résidait. Elle ne croyait pas avoir déjà observé des bâtisses aussi anciennes que celles-ci. La voix d'Aegden perça le silence qui s'était installé, seulement accompagné par le rythme lent des pas de la jument et la rare activité tardive des zones qu'ils avaient traversé. Après avoir observé la splendeur de l'Estaon puis de la place Tyral, elle releva les yeux vers lui, une lueur d'intérêt les illuminant une fois de plus.

-Tu as assisté à certains de ces discours ?

Quelles étaient les nouvelles importantes aux yeux des elfes ? De quelles grandes décisions faisaient-ils part à l'ensemble de leur peuple ? Il y avait tant de rumeurs sur les préoccupations des anedhels... Elle ne leur prêtait pas tous foi mais la question n'en demeurait pas moins intéressante et elle écouta la réponse de son bien-aimé avec attention.
Alors qu'ils quittaient la place et les rares personnes qui s'y trouvaient, la solitude de leur couple, la nuit et la présence de la forêt lui donnèrent envie de se blottir contre Aegden. Cependant, elle fut arrêtée dans son élan par l'annonce de son compagnon. Elle redressa alors la tête, interloquée. Ainsi dont, ils avaient bien une destination. Le cachottier... Puis elle tourna son regard vers l'endroit où il la menait, son œil attisé par la curiosité.

-Quelques uns, oui. Acquiesça-t-il. Je ne sais pas si on a le recul pour dire qu’ils resteront en mémoire pendant des cycles par contre. Même si c’est tout ce que je leur souhaite.

En tant que soldat il se sentait obligé d’assister aux événements d’ampleur qui agitaient le protectorat voir le reste des cités. En tant que soldat mais aussi en tant que Taledhel tout simplement.

Le dernier discours auquel il avait assisté avait par contre été loin de lui plaire...mais ce n’était pas le moment d’y penser alors il laissa son amertume disparaitre aussi vite qu’elle était apparue. Hors de question de gâcher sa soirée.

-On y organise tout un tas d’autre choses aussi. Ajouta-t-il pour achever de ne pas y penser. Des réjouissances, des cérémonies. Ce qui nous semble assez important pour un lieu comme celui-là.

Presque imperceptiblement, en tout cas il le souhaitait, il déplaça l’une de ses jambes en arrière intimant à la monture de tourner au lieu de traverser la place. Il retint un rire lorsque la cavalière se redressa un peu. Elle était visiblement curieuse et ça l’amusait de voir leur rôle inversé par rapport à leur toute première soirée.

Comme promis, ils ne me mirent pas bien plus longtemps avant qu’un autre geste fasse comprendre à la jument de s’arrêter. Passés derrière un bâtiment qui n’avait rien d’extraordinaire, ils étaient entourés par les arbres et rien ne semblait particulièrement sauter aux yeux.

Pourtant Aegden posa pied à terre, et aida sa compagne à faire de même avec la même douceur qu’il avait eue plus tôt pour la faire monter.

-Viens. Murmura-t-il, se remettant à la guider par la main.

Leur nouveau chemin les menait à travers une rangée d’arbres plus épaisse que sur la place, comme s’ils étaient à nouveau dans les bois et non une cité millénaire. Aegden fit tout de même attention à les faire passer par des endroits où Neassa ne risquait pas de se faire mal.

Bientôt les arbres s’espacèrent à nouveau comme s’il avaient traversé une bande d’arbre isolés. Le couple put alors observer un tout autre paysage et pourtant pas si différent.

Devant eux, légèrement en contrebas se trouvais la rive d’un fleuve au courant relativement calme. Quelques mètres plus loin baignant à moitié dans l’eau, se trouvait un petit kiosque enseveli sous la végétation. Il manquait une ou deux rambardes, permettant sans doute à un elfe téméraire de plonger ses pieds dans l’eau tout en restant au sec.

Les étoiles se reflétaient dans le miroir de l’onde créant une vision saisissante. Sans doute utilisé le jour autant par quelques pécheurs que des enfants où même encore un quelconque artiste à la recherche d’une muse naturelle, ce soir là il n’y avait pas souffle qui vive et un calme apaisant flottait sur l'endroit.

Neassa-Laella leva vers Aegden des yeux pétillants de curiosité tandis qu'il prenait délicatement sa main dans la sienne pour l'attirer un peu plus loin, mais à pied cette fois-ci. Elle lui emboîta le pas, intriguée parce qu'il lui préparait. Le chemin n'était pas aisé pour une femme en robe mais le Commandant veilla à emprunter les voies les plus praticables pour elle. Elle avait le goût de l'élégance et, si cela convenait en ville, c'était un peu plus délicat en forêt. Si elle avait su, elle aurait enfiler une tenue de voyage... Mais il n'était plus temps de s'en soucier.

Elle le suivit sans un mot, sans une question. Elle lui faisait parfaitement confiance et n'avait de toute façon aucune raison de douter de ses intentions. Là où la méfiance devait demeurer en toutes circonstances dans son pays, il n'en était nullement question ici. C'était si rafraîchissant et apaisant de pouvoir ainsi se reposer sur quelqu'un et se livrer pleinement à lui...
La promenade sembla longue à la jeune femme mais elle progressa en silence, n'adressant que quelques regards interrogateurs et curieux à son compagnon lorsque ses yeux croisaient les siens. Mais il ne lâcha rien et la surprise fut complète lorsqu'ils arrivèrent enfin à destination. Neassa-Laella s'arrêta pour observer l'endroit au charme certain. C'était à la fois bucolique, romantique et splendide.

-C'est magnifique... Souffla-t-elle.

C'était à l'image d'Aegden et de leur relation. Simple, naturel et beau. Elle se tourna vers lui et lui adressa un de ces sourires dont elle avait le secret, à la fois sincère et mystérieux. Puis elle s'approcha de lui et se hissa pour l'embrasser avec amour et tendresse. Un baiser appuyé et qui dura plusieurs secondes. Elle adorait sa surprise et elle tenait à le lui témoigner par ce geste.

La soirée était si belle... Et elle s'annonçait de plus en plus merveilleuse.

L’elfe crut son cœur rater un battement lorsqu'elle l'embrassa. Il avait chaud au visage et pourtant il se sentait si bien. Il avait l’impression d’être une autre personne aux côtés de sa compagne. Ce n’était pas là un nouveau jeu de mensonge, non, il restait Aegden. Son identité restait autant que sa personnalité mais à ses côtés il était un elfe qui n’avait plus de doutes, plus de peur ni de grief, juste de l’amour. Il aimait être cet elfe, elle le faisait aimer être cet elfe.

-Alors ça te plait…

Neassa-Laella put aisément remarquer l’extrême brillance des mires de son compagnon. Il était heureux, ému même de voir à quel point sa bienaimée appréciait toute cette balade et plus encore cette surprise finale.

Du dos de la main il vint tendrement caresser la joue de la jeune femme. Le paysage était certes magnifique mais à ses yeux elle le rendait bien plus magnifique encore. Même pour une elfe elle possédait une grâce rare. Jusqu’ici il l’avait toujours vue élégamment vêtue, elle semblait prendre grand soin de son apparence jusqu’à ses long cheveux sombres. Mais surtout, il y avait cet éclat dans ses yeux, et ce sourire. Ce sourire qui en disait long et qui gardait pourtant tout cet attirant mystère qu’était la vaanie.

-Je suis heureux. J’aime te voir sourire comme ça. Parce que plus que tout il aimait la voir heureuse tout simplement.

Il s’écoula un instant et puis ils se décidèrent à se mouvoir à nouveau, marchant doucement près de l’eau calme.

-J’ai encore beaucoup à te montrer en réalité. La ville est probablement aussi grande que Thaar. Mais ça nous prendrait bien plus que la nuit.

Ils avaient tout le temps du monde de toute façon. Aegden n’avait pas oublié le sous-entendu quelques minutes plus tôt. Même si son séjour actuel ne suffisait pas, la jeune femme reviendrait et il aurait d’autres occasions de lui faire découvrir ce qu’elle avait manqué. Il ne pouvait en être autrement que de considérer que la jeune femme reviendrait en ces lieux de toute manière, au point où leurs cœurs s’étaient accordés.

Un fin sourire ne quittait plus ses lèvres tandis que leurs pas les guidait vers ce kiosque quasi végétal et qu'il proposa à Neassa de s'installer à sa guise. De là, bien que toujours sous la canopée, ils avaient une vue sans pareil sur le ciel étoilé autant que l'onde dans lequel il se reflétait. Quelque part un bruissement d'aile trahit la présence d'un oiseau nocturne, sans doute dérangé sans le vouloir par le couple.

-J’aime cet endroit. Même si au final il est assez loin de mon chez moi… En même temps qu'il parlait l''elfe fixa l'endroit supposé d'où était partit l'animal.

Neassa-Laella lui rendit son sourire bien heureux. Son expression était le reflet de celle de son compagnon, comme si son visage répondait en miroir devant le sien. Leurs cœurs battaient à l'unisson. Elle le sentait sous les doigts qu'elle avait posé sur son torse au cours de leur baiser. Elle aimait se sentir si proche de lui, être dans ses bras, être encerclée par sa tendresse et son amour. Il était si naturel... Ses sentiments étaient sous simplement sincères et s'exprimaient d'eux-mêmes. Avec lui, rien n'était joué. C'était si différent de ce qu'elle avait pu connaître autrefois. Et si la passion n'était pas encore née en eux, cela ne la perturbait pas alors qu'en Ithri'Vaan c'était plutôt ainsi que tout commençait... Mais peut-être était-ce cette tendresse qui rendait cette relation si réelle, si tangible.

-Je me suis faite à l'idée que tu ne verrais jamais la ville dans laquelle je suis née. Alors je veux tout savoir de la tienne. Nous aurons tout le temps pour cela. Lui assura-t-elle.

Il y avait encore tant de choses qu'il ignorait d'elle. Tant de choses qu'elle ne lui avait pas dite. Non pas parce qu'elle ne le voulait pas mais parce que le sujet était douloureux et ne faisait pas partie de ce que l'on racontait au cours des premiers rendez-vous. Des choses que très peu de gens savaient sur elle. Des choses qui avaient fait d'elle ce qu'elle était aujourd'hui. Il ne lui avait sans doute pas tout dit de lui non plus. Cela viendrait, le temps leur en donnerait l'occasion tôt ou tard.

Une fois dans le kiosque, la prêtresse s'assit près de l'eau, repliant les jambes à côté d'elle. Lorsqu'Aegden trouva sa place à sa droite, elle vint s'installer sous son bras. Il faisait un peu frais ici et elle voulait ressentir sa chaleur plutôt que de refermer sa cape sur elle. Elle entendit l'oiseau quitter sa branche sans pour autant le voir mais elle se concentra bien vite sur la voix de son compagnon. Il était vrai que cet endroit était bien loin du quartier où elle vivait, alors depuis le camp de l'armée, elle n'osait imaginer...

-Quelle idée aussi de vivre à la caserne. Lui fit-elle remarquer.

Elle le toisa d'un regard amusé. Il était vrai que la chose l'avait surprise lorsqu'il lui avait appris ne pas avoir de logement bien à lui. Il était vrai qu'un célibataire sans enfant n'avait sans doute pas d'intérêt à avoir sa propre demeure. Néanmoins, cela l'avait interrogée sur le fait qu'il ne devait pas non plus envisager de fonder sa propre famille s'il ne l'avait pas anticipé. Neassa-Laella ne vivait pas au temple, elle voulait avoir sa vie en dehors de ses activités, chose que ne semblait pas désirer Aegden. Alors, si sa phrase revêtait un brin d'humour, il pouvait aussi y noter une forme d'interrogation qu'elle se devait sans doute d'expliciter.

-N'as-tu jamais pensé à avoir ton propre chez toi ?

-Hé bien…J’ai mon propre chez moi…

Il eut à nouveau l’air de réfléchir. Cela lui paraissait tellement normal qu’il avait une fois de plus un mal fou à verbaliser son ressentit.

-Si tu veux tout savoir, ce n’est que depuis récemment que j’ai mes quartiers dans la caserne. Il passa machinalement sa main libre sur sa joue abîmée. Ce réflexe, il n’arrivait pas à l’empêcher malgré les années. Un peu moins d’une dizaine d’années. J’avais un autre logement avant mais quand j’ai été nommé commandant, la caserne comportait des appartements de fonction qui m’allaient très bien.

Il n’arrivait pas à comprendre comment l’on pouvait posséder deux maisons. Il avait cru comprendre que c’était le cas de Neassa d’ailleurs, et il hésita à lui demander. Avant tout il explicita tout de même son point de vue.

-Les elfes ne possèdent pas réellement leurs demeures. Alors certes quelque part tu peux considérer qu’elle "t’appartient" le temps que tu y vis, mais lorsque tu n’en as pas besoin, elle est remise à une personne qui en aura plus besoin que toi. Et comme jusqu’à présent j’était seul, le logement de fonction de la caserne me suffisait. Un air amusé s’afficha sur son visage. Tu sais je ne suis pas très difficile, un toit au-dessus de ma tête et un lit me suffisent amplement. Plaisanta-t-il. Toujours est-il qu’en général les elfes déménagent et obtiennent des maisons plus importantes lorsqu’ils ont besoin de plus d’espace. Lorsqu’ils fondent une famille la plupart du temps. A ce moment c’est la communauté qui la leur offre.

Point de sous-entendu de sa part. Il avait fini par accepter malgré lui que sa compagne ne comptait pour l’instant pas s’installer en Anaëh. C’était de toute façon encore trop tôt pour eux pour penser à ce genre de choses. Il expliquait simplement un aspect de la vie anedhelle que la jeune femme ne semblait pas connaître.

A la première réponse d'Aegden, il lui sembla qu'il n'avait pas compris sa question. Cependant, plutôt que de l'interrompre, elle le laissa continuer et lui expliquer son point de vue mais aussi la culture des elfes sur ce sujet. Une fois de plus, elle était surprise et avait du mal à concevoir comment on pouvait vivre dans une maison des décennies durant et la libérer le plus simplement du monde le jour où l'on n'en avait plus besoin, que ce soit pour prendre plus petit ou plus grand. Cela faisait partie des notions qu'elle aurait du mal à faire siennes car elle avait été élevée dans un monde où la propriété faisait loi.
Neassa-Laella ne manqua pas de noter la référence à leur couple dans les paroles de son compagnon et l'accueillit avec un sourire tendre et touché. Non, il n'était plus seul. Même si elle ne serait pas tout le temps là, elle existait en permanence à ses yeux. Il n'était plus seul et... peut-être envisagerait-il de se loger là où elle pourrait se rendre. Là où elle pourrait rester, aussi. L'hospice n'offrait guère un cadre plaisant pour leurs retrouvailles. Il n'y avait guère d'intimité que dans sa chambre ou l'un des salons à disposition mais on percevait toujours l'activité dans les couloirs. Cette ambiance ne se prêtait guère aux rencontres amoureuses. Quant à sortir, cela irait durant un temps mais ils avaient aussi besoin de moments bien à eux, d'instants où ils pourraient se montrer plus tendres, plus doux, plus intimes, aussi.

Finalement, la prêtresse ne répondit rien. Car il n'y avait rien à répondre. Elle comprenait qu'il pourrait envisager de déménager, mais pas encore. Elle ne s'y attendait pas mais savoir qu'il y songeait lui suffisait. Savoir qu'il pensait à eux sur du long terme lui suffisait. Auparavant, ils avaient bien d'autres sujets à aborder pour vérifier leur compatibilité et envisager de progresser dans les étapes de leur relation. Pour l'heure, ils étaient très bien ainsi.
Alors, plutôt que de parler et de relancer la discussion sur autre chose, Neassa ne dit rien. Cela faisait bien longtemps qu'ils ne s'étaient pas retrouver seuls tous les deux, loin de tous les regards. Aussi, revenant à son envie de tantôt, elle pivota légèrement la tête et vint la poser dans le creux de l'épaule d'Aegden. Puis elle se blottit contre lui, s'invitant pour une étreinte entre ses bras qu'il lui offrit, pour leur plus grand plaisir à tous les deux. Soudain, un bruit attira leur attention. Un nouveau bruissement dans les feuillages. Cette fois, ils virent l'oiseau prendre son envol en direction de la lune. Ils demeurèrent là un moment à l'observer s'éloigner lentement d'eux, comme s'il avait voulu leur laisser un peu plus d'intimité encore...

Car la prêtresse n'était pas pressée de quitter le cocon chaleureux que lui offrait son compagnon et de profiter des quelques rares minutes de tête à tête qu'ils pouvaient obtenir...