Réparer les pots cassés [ Alanya ]

9^ieme jour de la 8^ième ennéade de Barkios
An 17 du XIe Cycle

Interdit, l’auguste Cerf déposa avec bons soins l’épître contre son écritoire, le visage pratiquement décavé par la récente lecture. D’abord, son cœur s’était serré, manquant un battement, comme si un poignard s’était fiché en travers du muscle pour l’irradier d’un déchirement lancinant. Puis, ses poings s’étaient refermés sur eux-mêmes, ses avants-bras s’étaient contractés à un point tel, qu’il hérita d’une crampe qui tordit son visage tempêteux. Ses mâchoires se crispèrent à lui en faire pratiquement cliver une molaire et, enfin, il épancha sa rogne sur le bois du pupitre, achevant les beaux jours de ce dernier d’une moultitude de martèlements consécutifs. Au charivari soulevé par l’harge du Régent, le portail de son antichambre vint se faire meubler d’un duo de cerbère à l’air hagard, harnachés de plaques et de piques.

« - Son Excellence va-t-elle bien ?, lança le premier d’eux, aussi con qu’une chèvre.
- Bien ? Comment pourrait-il en être autrement, monsieur le drôle ?, répondit du tac au tac le grand Berthildois, la poigne dextre endolorie et carminée de sang.
- C’est que votre …, ajouta le premier dadet, avant de se faire suspendre par son égal d’une patte à l’épaule. »

Louis inspira à quelques reprises et prit décision d’ignorer les deux reîtres lourdement nippés d’acier, préférant plutôt chercher moyen de faire appel à la tempérance. Car c’était après tout, ce dont il avait le plus besoin dans l’immédiat. Ce ne fût qu’après avoir cesse d’anhéler, qu’il s’approcha de l’une de ses fenestrations donnant horizon au septemtrion. Comment ais-je pu être con à ce point, d’avoir ne serait-ce qu’octroyé un iota de ma confiance à ce pégu d’enfant de bordelière, grogna Louis à lui-même, alors qu’il fixait le pinacle des hautes montagnes qui cherchaient à frôler la voie lactée. Un coup que l’air frais eut tempéré l’ébulition hoirie par le tourmenteux papelard, bien que l’heure s’adonna d’avantage à lanterner, le Régent redressa le rachis en direction des deux plantons.

« - Faites quérir un coursier et ordonnez-lui de signaler à ma femme mon absence pour la durée de la nuitée. Aussi, dégorgez moi de toute présence un autre endroit qui sera propice à l’encre et au papier ; ici, je ne peux désormais plus gratter, mon écritoire est bourrée d’éclisses de bois.
- Toute suite votre Excellence, répondit le moins con des deux.
- Ah, et de surcroît, dénichez moi une hache et du bois à fendre ; cela aura au moins la qualité d’être productif et me passera les nerfs, acheva le marquis en jetant une œillade ultime à son pupitre mort de sa belle mort.

1^ier jour de la 9^ième ennéade de Barkios
An 17 du XIe Cycle

Au jour du lendemain, après que les matines furent achevées et que les mestres queux eurent clôturé le dressage de la table du Régent et de sa femme très estimée, Louis ne se présenta que tardivement à la matinale bombance. Accoûtré pareillement qu’à la veille et les mires trahissant son air léthargique, plutôt que d’attaquer le manger qu’il aurait normalement englouti sans autres formes de procès, il s’approcha de sa femme et colla son séant sur la cathèdre qui la jouxta. Carabiné par le regard ahuri de sa mie, Louis, plutôt que tenter d'apaiser ses immédiats questionnements, vint cueillir prudemment l’une des serres de l’Alonnaise.

« Ma mie … Il faudra je le crains repousser nos épousailles secondes, ânonna le Cerf avec une larmichette d’amertume dans le ton. Il me faut te confier une tâche conséquente, une basse besogne qui nous maculeras de bien des maux si l’on en venait à la faire perdurer dans le temps, abouta l’ogre tout en ommetant de surajouter quelconques détails. » Il lui fallait d’abord et avant tout juger de son intérêt, car au vu de la gravité des événements, il ne pouvait compter sur nulle autre.

« Quand a-t-il dit qu’il arriverait ? »
« Il ne l’a pas dit Madame ».

Les doigts de la Marquise frappait le bois de la table dans un rythme cyclique alors que les yeux fatigués ne trompaient guère de la mauvaise nuit qu’elle avait passée. Louis de Saint-Aimé n’était guère homme à découcher, et s’il le faisait – quoiqu’il eut la bonté de prévenir son épouse -, cela ne présageait rien de bon. L’esprit anxieux, le sommeil agité, elle n’avait fermé qu’un œil cette nuit-là. Trop inquiète de ne pas savoir, elle avait imaginé le pire. Voilà à peine quelques ennéades que déjà la nouvelle charge du Cerf s’immisçait dans leurs draps ! Elle se réjouissait de cette nouvelle vie, qu’elle avait si longtemps caressé ambitieusement. Non, vraiment elle s’en satisfaisait quoiqu’il lui coûta quelques heures de sommeil. Elle n’était pas la première et ne serait sûrement pas la dernière à composer avec quelques insomnies. Aussi, vaille que vaille et passablement agacée, elle ne chercha guère à prolonger sa discussion avec Hugues.

Le ventripotent personnage se tenait sagement dans un coin, scrutant de son air le plus dramatique, le nez gras et la bouille engoncée dans ses accoutrements trop petits, sa maîtresse. Car si elle tenta vainement de se rassurer par quelques pensées positives, rien n’aurait su remplacer la quiétude des bras du Régent ; là, à l’attendre en chien de faïence, elle devenait folle. Les minutes paraissaient heures, et le moindre pas dans la maisonnée lui faisait faire volte-face vers la porte. Là, peste soit Louis à la tenir à l’écart de la sorte ! Si elle était plus proche de lui, au moins elle n’aurait guère à se faire du mouron comme ce jourd’hui, et son teint ne serait pas aussi terne. Ses yeux parfois se posaient avec dégoût sur la pitance matinale ; et plutôt que d’y trouver l’appétit, elle avait l’estomac complètement noué par l’impatience. Que pouvait-il y avoir de si grave ?

Lorsque le géant pénétra dans la pièce, il ne lui fallut pas plus que trois pas pour rejoindre l’Alonnaise. Elle détailla ses habits froissés, ses cernes et l’état de ses mains. Lui n’avait certainement pas dormi du tout et sa frimousse fatiguée n’exacerba que mieux son appréhension. Et ses mots n’eurent d’effet que de creuser un peu plus son cœur, qui manqua de s’arrêter une fois ou deux. Dégageant ses doigts des siens, elle récupéra les impressionnantes pattes pour mieux observer les plaies même pas soignées qui les maculaient. Courroucée mais pas encore sourde, elle se garda bien quelconque remarque. Pour l’heure, son époux sembla si troublé qu’elle ne pouvait l’ignorer.

« Tu me sais toute fidèle à ta cause Louis. Adonc j’irais mais parle je t’en prie. Que se passe-t-il pour que tu me reviennes dans un pareil état ? ». La voix grave trahissait quelque peu ses sentiments, mais la posture toujours droite et digne préservait encore les apparences.

Il gratifiât son aimée d’un sourire laconique, alors qu’il saisit l’ampleur de l’empathie qui chatoyait dans le gris de ses yeux. Lui qui s’était débattu depuis hier la veille jusqu’à potron-minet dans les miasmes de sa rage, trouva en sa femme l’oreille attentive qu’il convoitait. D’aucuns de ses plus proches alliés, voir même amis, ne pouvaient se targuer posséder du Cerf plus de confiance qu’il en octroyait à sa propre femme. Ceci démystifiait en outre pourquoi il l’avait choisi elle plutôt qu’un autre afin de lui léguer le nerf de ses soucis.

D’un mouvement des hanches, il fit crisser les pattes de son assise contre le plancher et s’orienta vers l’arachnide. Son regard valdingua aux quatre points cardinaux de leur salle à picorer, s’assurant qu’aucune paire d’indiscrètes esgourdes ne les épient. Enfin, sous le ton de la confiance et empreint d’une gravité certaine, l’ogre glosa la situation dans laquelle il s’était mouillé involontairement.

« Hier, je reçu tardivement une épistole scellée des armoiries du Cygne azuré. Icelle m’assura au détour d’une longue plainte, comme quoi le Comte Gaubert d’Odélian aurait été couvert de la pire des avanies. S’en allant fouler la fange Arétane pour remettre au Terresang des reliques ancestrales de son pays, il fût reçu de la pire des manières ; incendié d’injures à outrance, frondé d’un carreau d’arbalesterie et pis encore, séquestré dans ses geôles humides. » Louis laissa à sa conjointe le temps d’avaler la bouchée, car s’il lui avait fallu une nuitée pour la digérer, il était tout aussi certain qu’icelle en souffre de certaines mésaises. « Je … je ne peux me résoudre à l’idée que Magnus soit assez retardé pour recevoir un aussi noble sang et s’assurer scrupuleusement qu’il y ait incident diplomatique … Lui aussi doit avoir ses raisons et, c’est pourquoi la clairvoyance m’assure qu’icelui m’enverra mêmement une missive qui explique son geste. De surcroît, tous deux m’assurent l’appel de leurs bans et arrière-bans afin de régler leur querelle sur le champ de bataille. Il te faudra impérativement prendre la route au plus preste, direction Kelbourg. Je sais que cela te déplaira, mais il te faudra gagner Arétria en compagnie de Thibaud afin de lever le voile sur cette funeste affaire. » Ses pattes se raffermirent contre les siennes, la conjurant par ce geste à acquiescer sans trouver à redire.

« Prend la route dès aujourd’hui ou demain à l’aube ; le temps nous est compté. Prends toutes les mesures nécessaire afin d’éviter les hostilités, mais n’oublie pas que le coupable, qu’il soit de naissance Odéliane ou Arétane, devra payer le prix fort afin de s’acquitter de l’affront. En amont, je ferai parvenir une lettre à notre Connétable, qu’il apprête ses chevaux ainsi qu’il fasse quérir l’égide du Berthildois : qui sait, de quoi sont capable ces reîtres de la malelande ? »

Le cœur au bord des lèvres tant les palpitations lui semblaient réel, elle écouta religieusement son époux. Adonc de ses yeux grisailles qui ne savaient quitter la chaleur des émeraudes, elle resta bien muette le temps qu’il déclame avec lassitude son récit. Et quel récit ! Car là sous le couvert de leurs appartements, ce n’était point de simples mots, mais l’odeur de la guerre qui planait. Les hommes étaient ainsi faits, pensa-t-elle un peu mélancoliquement. Jamais la paix ne saura être durable tant que les égoïstes dirigeront ; frappant de leur plus acerbe condescendance, comme pouvait frapper la mer lors des tempêtes, ils laissaient avec complaisance les écumes de leur ire insensée qui venait se perdre sur les terres les plus rudes. Et il n’y avait pas grand-chose que l’on puisse y faire : nul mortel ne peut plier les marées et les vents. Alors, plutôt que de dompter les vagues l’on s’était depuis toujours attachés à essuyer farouchement les éclats blanchit de ces dégueulis maritimes, atténuant, étouffant les clameurs qui tendait à éclabousser de leur vomissure le peuple et la prospérité. Qu’elle comprenait la tristesse dans le regard du Cerf. Peut-être plus morne encore que lui, elle mesurait dès lors ce qui l’attendait. Bientôt elle quitterait la douceur de son foyer, abandonnerait ce qui lui était le plus précieux pour ne les revoir qu’au printemps. Les tripes retournées, et l’envie de se rétracter, elle tint bon pour ne pas flancher ; n’était-ce pas là toute la reconnaissance qu’elle avait toujours voulue ? La bouche un peu asséchée, elle soupira.

« J’irai Louis ». Elle aurait pu dire d’avantage mais elle n’y parvint pas. Elle manquait de verve. Pour la première fois, elle aurait volontiers laissé à d’autres le soin de son ambition ; mais c’était une vie qu’elle avait choisi de mener. Alors, digne, elle se leva et s’en alla embrasser le front du Saint-Aimé. Ses mains fines posées sur ses joues, elle resta à humer ses cheveux de longues secondes qui parurent éternité. Ce n’était là qu’un au revoir, et pourtant la faiblesse des femmes lui aurait fait volontiers verser une larme. « Prend soin de nos enfants ». Et sans d’autres formes de procès, languissant de lier leurs lèvres une dernière fois, elle envoya Hugues se charger des préparatifs. Il ne serait pas midi lorsque icelle s’en irait de la capitale.