La Loi des Lames

L’allégeance de Tal’darak Helvival n’était pas si facilement offerte. Durant l’Olath Balada il s’était tenu silencieux, trop curieux de voir se déployer les personnalités de ses collègues. C’était une question épineuse que celle de qui serait le prochain à diriger l’Elda. C’était une question difficile que celle de savoir si l’Elda en avait même besoin. Pour cette raison c’étaient deux questions auxquelles Tal’darak s’était pour l’instant refusé de répondre. À ses yeux il n’y avait qu’un problème et un seul : il ne servirait pas un Sombre sous prétexte qu’il s’était autoproclamé Triumvir… et pris qu’il était dans les voies de Tesso, il lui serait difficile d’entendre la voix d’Uriz. Pour ceux vivant sous l’hospice du Conteur de Sornettes il n’est que la finalité qui importe. Qui pouvait affirmer les voies détournées moins respectables quand elles étaient source d’autant de pouvoir ?

À l’un quelques mots furent murmurés. À l’autre un ordre fut donné. À peine l’Olath Blada quittée que les rouages de la Doth’Ka se mettaient en branle, et que les Marchombres se glissaient à la poursuite de proies pensant avoir créé leur propre puissance. Et de ces proies Tal’Darak s’était conservé la plus juteuse.
Un Karliik Glenn trop peu au fait de ce qui se jouait dans les ombres avait choisi de ne point s’inquiéter du silence de l’armure vivante avant d’en faire son serviteur. Un Karliik Glenn trop inconscient de la nature de son propre peuple s’apprêtait à répandre le chaos là où il était pourtant incapable d’imaginer quoi que ce soit d’autre que l’ordre. Derrière le heaume de Tal’Darak, un sourire carnassier se dessinait déjà.


Un grincement de porte, un court instant d’inattention d’un Sombre retrouvant sa demeure. Une goutte de carmin tombée au sol. Le bruit du métal contre un fourreau. La vue d’une armure, sombre comme la nuit, à moitié engouffrée d’ombres que même les flammes du regard Ilythiiri étaient incapables de percer. L’imposante silhouette du Barra, s’assit sans demander son reste, sa face sans visage braquant la part du masque d’acier noir qui lui tenait d’yeux en direction de la minuscule trace rouge laissée sur la gorge du Karliik.

- Alors ? Bientôt aux portes de Naélis, Karliik Glenn ?

Rares étaient ceux qui voyaient tous les problèmes logistiques d’une campagne à venir. En effet si l’on pensait pouvoir simplement préparer un plan, décider de faire passer les soldats par un endroit ou un autre et s’en tenir là, alors la défaite était aussi certaine que la justice de Meingal. Alors il fallait discuter de la façon d’organiser les osts, il fallait s’assurer que ces derniers aient de quoi manger, que ce soit durant le trajet ou une fois le siège mis en place. Cependant le plus difficile fut sans doute de choisir qui viendrait pour tenir le siège de Naélis. Car s’il fallait un nombre conséquent de troupes pour faire le siège d’une ville, tous les osts n’étaient pas nécessaires. Alors il fallait choisir et, après l’ennui mortel que fut celui de Sol’Dorn, tous craignaient de se trouver à nouveau coincés devant des murs, à attendre mais personne ne voulait s’occuper de l’arrière-garde non plus. Car si le siège pouvait être long et ennuyeux, Krish n’étant plus là, ce n’était pas une certitude et rester à l’arrière voulait dire un nombre particulièrement réduit de chances de se démarquer, de faire étalage de sa force et de ses talents devant les dieux. C’était vu comme une punition.

La réunion de planification ne dura pas longtemps cela dit car la fatigue rattrapait tout le monde, le Karliik Glenn le premier, lui qui, contrairement aux autres, n’avait pas été tiré de son lit et n’avait donc pas eu le loisir de fermer l’œil. Ainsi il rentra bien vite dans ses quartiers. Après un salut des soldats en faction, il poussa les doubles portes et se dirigea d’un pas lourd et lent vers sa chambre dans afin de s’écrouler sur son lit. Il aurait dû retirer ses protections et se déshabiller mais à quoi bon ? Ce n’était pas la première fois qu’il dormirait avec une armure de cuir et ça ne serait sans doute pas la dernière. Mais cette question ne resta pas longtemps dans son esprit alors qu’une fois dans sa chambre, il apprit de façon assez désagréable qu’il n’était pas seul. Il se mit à regretter de ne pas laisser Murrpau se promener comme bon lui semblait dans ses appartements. Bien qu’en réalité, même si le félin à pointe pouvait, il ne le ferait sans doute pas, bien trop content du traitement royal qu’il recevait dans son écurie plutôt que de l’austérité ambiante du reste des appartements du Karliik Glenn.

Mais pour cette jolie mise en scène, cet étalage de pouvoir, le Barra n’eut droit pour toute réponse qu’à un soupir. Kerath savait qu’il aurait dû être en colère ou bien avoir peur mais la fatigue prenait le pas sur tout le reste.

« Si seulement. » Il fit alors le tour de la pièce pour se diriger vers les mannequins qui servaient à poser ses armures. La rouge avait jusqu’à présent attendu sur son présentoir et il se demanda s’il n’aurait pas mieux fait de la mettre. « Tu ne m’en voudras pas si je me mets à l’aise. » Il entreprit alors de retirer ses protections de cuir. De toute façon quelle différence cela pouvait bien faire ? Si le Barra voulait sa mort ça ne serait pas une couche de plus qui allait le sauver. « Que puis-je pour toi Tal’? »

Attendre. Attendre dans ces conditions n’était pas l’activité favorite du Barra. Mais il ferait avec. Pour cette fois. Sagar Ni’Styx était à l’heure actuelle un élément trop important dans la mécanique du Puy pour simplement le faire disparaître sur le coup de l’emportement. Il fallait simplement lui faire comprendre, à lui qui semblait tant aimer l’ordre, qu’en s’en faisant le garant il n’agissait pas pour l’ordre. Il agissait contre lui-même cherchant à agir pour lui-même.

- Rester à ta place.

Pas de chemins détournés cette fois-ci, le chef de la Maison des Ombres allait droit au but, d’un ton sec, ne souffrant pas la contradiction. Et pourtant l’ordre était donné l’arme à la hanche, et à un supérieur.

- Tu n’as pas la poigne nécessaire sur Elda pour te revendiquer Triumvir. Tout ce que tu vas réussir à faire, c’est diviser l’Elda en trois. le poing fermé du Barra se tend devant lui, prêt à dévoiler un à un pouce, index et majeur D’abord ceux qui se contenteront de cette situation, puis ceux qui te refuseront en tant que Triumvir, le majeur se détache avec une lenteur presque dramatique et ceux qui sur une maladresse comme celle-ci remettront en cause ton autorité en tant que Karliik.

La main du duelliste en armure retourne à sa ceinture, pour caresser à travers le métal le pommeau de sa rapière.

- Il va falloir que tu fasses tes preuves. le Barra se lève Comme tous les autres.

Un bref sourire passa sur les lèvres de Kerath alors qu’il se retourna vers le Barra en détachant une lanière de cuir qui retenait le plastron.

« J’en suis conscient. » Lâcha-t-il en attrapant ledit plastron avant de se retourner pour le placer sur le mannequin qui n’attendait que ça. « Et puis il y a sûrement déjà des gens qui doutent de mon autorité de Karliik Glenn, malgré ma victoire sur la Prime Flamme. » Après avoir posé ladite armure il retira sa tunique pour la jeter sur le sol. Un esclave s’en occuperait bien à un moment ou un autre. « Mais combien de Karliik Glenn ont été triumvir ou même roi ? Et puis comme tu le sais sûrement aussi bien que moi : je n’ai jamais perdu une ordalie. Les dieux ont toujours confirmé mes choix, je ne doute pas que nos semblables finiront par faire de même. »

« De même pour Malag'Eyl.» une pause lourde de sens s'assied entre les mots de Tal'darak «Et nous savons tous aussi bien ce que son règne a coûté au Puy que comment il a fini.»

« S'il y a bien une chose que je ne veux pas faire c'est régner... »

« Et en t'autoproclamant Triumvir tu dis tout le contraire. »

« Tu étais là durant l'Etat-Major, personne ne voulait prendre de décision. Si je dois régner pour continuer l'Eda... »

« Parce que ce n'était pas le moment d'en prendre une. »


« Quand alors? »

« Quand la bonne décision sera évidente. »

« Comment tu sais qu'il ne sera pas trop tard? Comment tu sais que nous ne serons pas occupés par une guerre civile pour poursuivre l'Eda Vengeur? »

« C'est en séparant le Puy en trois que tu l'auras ta guerre civile. » le souffle du Barra résonne derrière son casque « L'Elda n'a pas besoin de Monarques tant que ses Chefs de Guerre le tiennent sur la route de l'Eda. Le règne de Malag'Eyl l'a prouvé. »

« C'est justement vers l'Eda Vengeur que je comptes tourner le Puy. C'est pour ça que mes futurs collègues ne seront nominés qu'une fois Naélis tombée. »

« Tu fais semblant ou est-ce que tu es à ce point imbécile ? »

« Pars avant que je n'ai à nommer un nouveau Barra. »

« Et toi surveille ce que tu diras au reste du Puy Karliik Glenn » Un dernier regard de Tal'darak en direction du Karliik, et de l'impénétrable ombre qui semblait le suivre jaillissaient deux carreaux, filant près de la joue gauche du chevaucheur « Il ne fait pas bon se mettre du mauvais côté des ombres. »

Sur ces mots le Barra coula littéralement, happé par l'obscurité, laissant le Chef de Guerre seul face à sa conscience, et à ses responsabilités.