L'ultime bravade [Pv Aerianna]

J’était tranquillement installé dans l’un des nombreux salons de mon palais, alanguis dans un divan confortable. J’avais pour habitude tenace de passer de longs moments dans cette pièce aux fenêtres grandes ouvertes créant un très faible courant d’air. Les pans de tissu si légers qu'ils se soulevaient au moindre souffle, donnaient un aspect presque éthéré et irréel à cette ouverture.

Souvent je n’était pas seul ici, cela aurait été d’un ennuis sans borne il fallait bien se l’avouer. Cette fois comme de nombreuses autres fois j’étais en présence de charmantes créatures. Esclaves, amantes, parfois amants, potentiels alliés qu’il me restait à convaincre une fois pour toute…Bref j’avais toujours un petit entourage pour subvenir à n’importe laquelle de mes envies.

Aujourd’hui ma compagnie était plutôt restreinte. Elles étaient deux, assises sur des coussins moelleux à même le sol. Il y avait une doeben que je trouvais fort charmante et qui se trouvais être mon nouvel objectif car elle possédait un établissement près de Thaar que je convoitais depuis fort longtemps. J’avais réussi à l’amadouer assez pour la convaincre de passer quelques temps à Baaz’hima que je savais qu’elle ne regretterait pas le moins du monde.

L’autre, si elle ne m’apportait pas grand-chose pour l’instant m’attirait tout de même une certaine satisfaction rien qu’en la voyant. Derrière la première dame, elle n’était là que pour lui servir de faire valoir. Je trouvais ça amusant de mettre la princesse de Geresh dans une situation que je soupçonnais, étant donné son rang, être plus qu’humiliante.

Près de nous il y avait un petit guéridon sur lequel était posé deux verres et une cruche contenant un alcool qui, je le savais pour m’être renseigné plus tôt, plaisait beaucoup à mon hôte. Bien évidement Aerianna n’avait seulement droit que de nous le servir.  

La drow, dont j’avais d’ailleurs oublié le nom à l’instant présent, s’éventait mollement tandis que je m’étais mis en tête de jouer un air de viole. Des couleurs d’abords discrètes puis de plus en plus vives et chatoyantes dansaient au plafond au fur et à mesure que je me concentrais.

-J’espère que tout est à votre goût très chère. Comme son nom ne me revenait pas sur l’instant je ne lui fis pas l’affront d’hésiter pour risquer de me tromper. Croyez bien que si la moindre chose vous déplaisait, je m’occuperais personnellement de remédier à cela.

J’ignorais si elle s’en aperçu mais je ne put empêcher mon regard de virer une seconde sur la jeune femme derrière elle un sourire narquois sur les lèvres. Oui même elle avait tout intérêt à se faire la plus agréable possible pour mon hôte et moi-même, j’espérais qu’au fond d’elle elle saisisse le sous-entendu.

Il souhaitait que je ne me montre pas moins et que je ne le dérange pas plus qu’un meuble ne le ferait, et bizarrement je me demandais si ce n’avait pas toujours été mon objectif en venant ici. Je n’avais plus de ce libre arbitre qui poussait à penser, je n’avais plus de ce libre arbitre qui poussait à s’inquiéter, qui poussait à réfléchir à ce que j’avais avec Sauveur, à ce que l’absence de ces sensations de plaisir m’avait volé… Cela faisait deux ennéades que je le servais sans le servir, ne pensant pas en dehors de ces moments où il en avait besoin et qu’il faisait appel à moi. L’envie de partir n’était pas revenue, heureusement, car je ne savais pas si j’en avais seulement le pouvoir, et pas non plus si je voulais seulement de ce pouvoir. Ça me rappelait un peu cette vie d’avant que je ne me réveille, avant que je ne refuse ce que mon père m’offrait et lui offre Geresh à la place, elle n’était pas vraiment désagréable, servir Ethirëlon seulement quand l’envie lui prenait n’était pas plus désagréable que d’être montrée comme un objet à marier.

Au moins, on n’attendait pas beaucoup d’un meuble.

Aujourd’hui était une de ces fois où Ethirëlon me voulait à ses côtés, ou plutôt aux côtés d’une de ses invitées, faisant couler de temps en temps son or dans les deux verres, à sa demande ou non. Je n’étais pas à plaindre, car si je devais garder la gorge sèche j’avais droit à l’exact confort de son invitée, et de mon avis très peu objectif j’étais même bien mieux vêtue qu’elle. Du blanc et de l’or, comme cette fois chez le grand rival eldéen de mon hôte, si la coupe était différente et laissait une de mes épaules nue – l’autre étant couverte par des feuilles d’or – elle me laissait découvrir les jambes d’exactement la même façon et j’étais toute à mon aise. J’étais à mon aise mais pourtant c’était sa première erreur, ou la première erreur de quiconque avait choisi pour moi cette robe. En la revêtant j’avais pensé à Krish Al’Serat et à cette soirée qui aurait dû finir bien différemment, et ceci, ma situation actuelle, n’était pas un exemple que j’avais tiré d’elle. Mais ça ne suffirait pas à changer d’attitude, il faudrait autre chose.

Quand il ne me regardait pas j’osais quelques regards furtifs vers le plafond et le spectacle qu’il nous offrait. Ce ne semblait pas être grand-chose, mais c’était quelque chose que je n’avais que trop rarement vu de lui, une expression de qui il était. C’était trop diffus pour que je puisse m’en servir, bien évidemment, mais chaque détail semblait compter et je n’avais aucune raison de ne pas chercher à le comprendre quand je n’avais strictement rien d’autre à faire de mes journées. On servait mieux quelqu’un qu’on comprenait, j’imaginais, et le pire drame en ces jours serait qu’il se désintéresse totalement de moi sans m’offrir le droit de me rattraper. Il ne le montrait pas après avoir fait appel à moi mais je savais qu’il me trouvait importante, même s’il ne voulait plus de ce que je lui avais offert cette fois où il m’avait montré la mort d’un peu trop près. Peut-être attendait-il que je le quémande ? Peut-être qu’il n’en avait pas encore véritablement fini avec moi ?

Il parla alors et je l’écoutais, consciente qu’il m’incluait dans le mot personnellement. Ce regard n’était innocent.

Aucun des deux verres n’était vide alors je me montrai un peu plus entreprenante pour répondre à ce sourire. Je me plaçai doucement dans le dos de la doeben, laissant un contact avoir lieu avant de laisser glisser mon bras sur celui des siens qui agitait l’éventail. « Yla, permettez moi de vous aider. » Un hochement de tête et le temps que ma main arrive jusqu’au dos de la sienne je sentis sa prise se desserrer et pus récupérer l’objet pour commencer à l’agiter d’exactement la même manière qu’elle l’avait fait jusque là. Il y eut tout de même un petit temps avant que je ne commence, et je profitai de l’éventail pour me dissimuler du regard d’Ethirëlon et mordiller l’oreille de la drow, lui arrachant un souffle un peu plus puissant que les autres. Je ne savais vraiment ce que je venais de faire, je ne savais comment elle réagirait une fois la réaction instinctive passée, je ne savais si le Prince de Baaz’Hima se rendrait compte de quoi que ce soit, mais une fois que le mouvement de la main repris il pouvait voir s’afficher sur mon visage un minuscule sourire.

Je vis la doeben se faire subtiliser son éventail par une esclave décidément bien entreprenante. Je la vis une expression qui n’aurait été plaisante seulement si j’en avait été à l’origine.

Je vis ce sourire sur les lèvres d’Aerianna une fois que l’éventail s’était abaissé. Ce sourire bien trop similaire au mien. Bien trop assuré. Bien trop…

Je cessais finalement mes illusions, les couleurs s’évaporant lentement et je claquais des doigts, mine de rien, ordonnant à la dame de Geresh de s’approcher. Là étonnamment elle se montra bien docile…
Lorsqu’elle fut devant moi je me redressais lui tendis le verre de vin dans lequel je venais de boire. Lorsqu’elle fit mine de l’attraper, je le lâchais, répandant le liquide carmin sur sa robe et ses pieds.

Il y eut un instant de silence, j’eut l’air contrarié, puis j’éclatais de rire.

-Les esclaves sont si maladroits…

La doeben eut l’air d’hésiter avant de rire doucement elle aussi.

-Celle-ci est récente. A force je me dit qu’on pourrais peut être en faire quelque chose…

Bien sûr que j’avais obéi à ce claquement de doigt, je restais la plus amoureuse de toutes les servantes de ce palais, la plus amoureuse du maître de maison, et contrairement à d’autres j’avais une fois ramené une preuve de la reconnaissance d’Ethirëlon. Pour lui j’espérais qu’il ne faisait aucun doute que j’étais exactement là où j’avais envie d’être, à ses pieds, et je n’étais même pas convaincue que ce n’était pas le cas. Seulement pour arriver jusqu’à ses pieds il fallut que je quitte Yla, et si je le fis en prenant soin de lui rendre son éventail je ne manquai pas de laisser une main trainer sur son épaule un peu plus longtemps que de raison. Si Ethirëlon ne se doutait pas déjà de comment j’avais voulu personnellement m’occuper de remédier à l’éventuel déplaisir de la doeben, le geste avait pour intention de rendre le tout encore plus clair et encore moins sujet à interprétation. Je m’étais redressée en quittant les coussins et en avançant vers lui pour me présenter à lui, tombant alors dans son piège en tentant de saisir un verre qui commença à se renverser avant même de quitter sa main.

La robe était tâchée et je perdis le sourire avant de détourner le regard d’Ethirëlon.

Dans ma grande maladresse j’avais réussi à toucher le verre juste assez pour l’envoyer plus loin sur ma droite, là où aucun tapis ni coussin ne pouvait retenir sa chute. Il rebondit une poignée de fois dans un petit vacarme et sous les commentaires d’Ethirëlon je me ruai dessus. S’il n’avait pas explosé à l’impact il était partiellement brisé et je couinai en me coupant à la main droite sur un morceau de verre à la forme particulièrement effilée. L’idée vint et le gardai dans la main gauche au lieu de le mettre avec les autres pièces du verre que j’avais rassemblées, pensant à l’origine me retirer et elles avec moi. Même maintenant, il y avait une chance qu’il ne cède pas à mon caprice et j’aurais à juste débarrasser le salon de quoi que ce soit de dangereux. Je me présentai alors devant lui, réellement attristée par l’incident, les premières larmes dévalant mes joues alors que mon regard prenait soin d’éviter le sien. J’étais la servante qu’on ne reprendrait pas, et encore pire, la servante qui faisait une scène au lieu de disparaître.

« Je suis désolée… Prince Ethirëlon… vous ne pourrez rien… faire… de moi… »

Encore pire, la servante qui se jetait au cou de son maître pour implorer son pardon.

Je n’avais pas été aussi proche de lui depuis ce jour durant lequel il avait pris possession de mon corps et mes bras s’enveloppèrent autour de lui. J’étais secouée de quelques soubresauts et semblais inconsolable, mais quelque part j’avais déjà repris ma contenance. La main souillée de mon sang n’hésita pas à passer dans le cou du Prince de Baaz’Hima, laissant une trace qui n’avait rien du vin. Quand la gauche s’approcha de lui un instant plus tard il put ressentir un petit picotement avant que je n’ouvre une tranchée carmine dans celle-ci aussi. Le liquide coula contre sa nuque et la situation avait changé du tout au tout. La servante maladroite s’était transformée et s’était mise à jouer un jeu bien étrange qu’elle-même ne comprenait pas, restait à savoir si Ethirëlon souhaitait que le jeu s’ébruite alors qu’il serait bientôt trop tard pour le cacher. Le morceau de verre vint se planter une troisième fois dans ma peau et cette fois ce n’étaient plus les pleurs qui me gouvernaient alors que mes lèvres s’approchaient de son oreille et susurrèrent les premiers mots de mon pari fou.

« Vous ne… risquez rien… Prince Ethirëlon… »

Un premier gémissement apporta avec lui l’assurance que rien n’allait lui arriver.

« Je pense que votre… invitée… ne veut pas assister… à ça… »

Un deuxième gémissement apporta avec lui le problème qui allait se poser.

« Dites lui que… vous souhaitez… me consoler… elle n’a rien vu… »

Un troisième gémissement apporta la suggestion qui réglait le problème.

Ce qu’il se passa les quelques secondes qui suivirent les excuses d’Aerianna, je ne pense en avoir compris ne serait-ce que le tier…

D’abord elle s’excusa, fondit en larme et se jeta sur moi comme une démente. Sa main glaciale passa dans mon cou et je sentis le liquide poisseux sur ma peau d’albâtre.  Qu’est-ce qui lui prenait ?! Qu’est-ce qu’elle essayait de faire ? Allait-elle attenter à ma vie ?

J’avais été trop sûr de moi. Pas assez prudent. Nethkir aurait dû être là. Nethkir aurait dû la tuer avant qu’elle n’approche. Nethkir aurait dû me protéger…

Elle était dangereuse.

Je la repoussais brutalement et me redressait. J’était couvert de sang et elle aussi. Je ne cessais de la fixer, ayant presque oublié ma conquête. Presque.

-Elsbeth ! Hurlais-je.

Mon regard n’avait pas bougé lorsque l’esclave timide apparu. Je crois qu’elle retint un hurlement d’horreur au couinement qu’elle poussa.

-Emmène Dame Yla dans sa chambre. Ma voix était glaciale. Et répond à la moindre de ses exigences. Qu’elle ne paie pas pour la folie d’une autre.

Et elle s’exécuta bien gentiment alors que je ne bougeais toujours pas, surplombant l’impertinente de toute ma taille, des traces rouges zébraient une partie de mon visage et mon bras. L’odeur des épices avait été remplacé par l’odeur du sang. Quel idiote, il allait falloir des ennéade pour nettoyer tout ça… Sansparler d'Yla qui serais sans doute bien trop difficile à conquérir maintenant. Quoi que le défis se corsait, ça pourrait être amusant une fois que j'en aurais fini avec Aerianna.

Je me laissai repousser comme si je n’avais pas été accrochée à lui un instant plus tôt. Je voulais une réaction, je l’avais eue, je ne devais pas pousser plus. J’avais tremblé sous son hurlement et la cible de son regard impitoyable je m’étais assise, devant Yla, sur un coussin. Alors, après avoir baissé la tête, j’avais fermé les yeux. Tout pouvait arriver maintenant, il fallait juste qu’Elsbeth vienne à Ethirëlon et sorte la doeben de là. Je ne m’étais pas débarrassée du morceau de verre et je l’agitais machinalement dans une entaille faite à celle de droite. La douleur était là, un léger plaisir aussi, mais j’avais arrêté de gémir. Il n’avait pas apprécié mon jeu, il ne les avait pas apprécié eux, peut-être qu’il voulait que je reste silencieuse. Elsbeth couina d’une façon que je n’avais su obtenir d’elle puis les deux femmes sortirent. Il n’y avait alors que nous deux dans la pièce et pourtant je n’ouvris pas les yeux tout de suite.

La décision fut prise en un instant et mes yeux noirs se fichèrent dans ceux d’Ethirëlon.

« Vous vous souvenez de notre première rencontre ? Elle me paraît si éloignée. Vous m’aviez dit que je vous plaisais, vous m’aviez dit que je n’étais pas ennuyeuse parce que je ne cachais pas qui j’étais ou ne m’en défendais pas. Cet éclat s’éteint Prince Ethirëlon. Il n’y a plus assez d’eau dans ce bassin pour que le crin d’écume apparaisse avec les roulis, il reste immobile, il ne brille plus. Regardez ce que je dois faire pour ne pas devenir ennuyeuse. Je dois dévoiler ce qui est le moins beau chez moi, après avoir dévoilé presque tout le reste. »

Je brandis l’arme ensanglantée avant d’en passer le fil sur ma langue et d’en goûter la saveur sans me blesser.

« Vous vous souvenez de la fontaine dans laquelle je voulais briller ? Je ne l’atteindrais pas d’ici. Mais si vous relâchez le crin d’écume, si vous lui laissez le droit de retrouver les roulis, il brillera à nouveau, il poursuivra son périple, et vous pourrez l’observer pendant tout le temps que le périple lui prendra. S’il n’arrive pas à sa destination tant pis, vous pouvez le reprendre, le remettre dans le bassin dont vous aurez peut-être changé l’eau. S’il y arrive… n’est ce pas pour vous le sort le moins ennuyeux du crin d’écume ? »

Je souris, une lueur de jeu dans le regard, un jeu fou, mon genre de jeu, et je le savais, son genre de jeu.

« Je ne suis plus rien pour vous tant que je reste entre vous mains, Prince Ethirëlon, c’est pour ça que vous n’êtes pas revenu prendre ce que vous avez pris une seule fois. Vous êtes le seul à ne pas être revenu parce que vous n’avez pas les mêmes attentes que les autres, vous voulez plus qu’eux. Avec le chaos du monde pour me ramener dans les vagues qui s’échoueront sur votre rivage je peux redevenir quelque chose, je peux être ce plus que vous désirez. Très peu peuvent l’être, mais vous savez que je le peux. »

Elle était dangereuse. Totalement imprévisible. Peut être même complètement folle.
Et pourtant je restais là à l’écouter, à la fixer alors qu’elle s’expliquait. J’entendit des pas précipités.

-Mon prince !

Je levais un indexe vers Nethkir, l’empêchant de parler. L’empêchant d’approcher. Je fis un autre geste et il recula et s’immobilisa.

Moi je la fixais encore.

Je pliais finalement un genou, me baissant à sa hauteur , puis vint poser mes doigts sous son menton, l’obligeant doucement à me fixer. Je ne comprenais pas moi-même ce que je faisais. Il n’y avait plus aucun sens à tout cela.

-Oh petit crin d’écume…Fit-je comme si je m'adressais à une enfant. Tu n’atteindras pas la fontaine sans moi. Si je te relâche, tu te noieras.

Il fallait qu’elle intègre une fois pour toute qu’elle n’était rien sans moi. Si elle commençait à vouloir se retourner contre moi, je craignais un nouvel accès de violence.

-Je suis celui qui te fait briller. J’avais fait de ma voix un doux murmure rassurant. Regarde-toi. Si je t’ai délaissé c’est pour te faire briller plus fort à nouveau mais seulement lorsque le moment sera venu, Aerianna. Seulement lorsque le moment sera venu, ou bien les rapaces s’en donneront à cœur joie et nos efforts tout les deux auront étés vains. Comprends-tu ?

Ma main libre vint emprisonner celle blessée de la jeune femme et je m’efforçais d’ignorer le dégoût que m’inspirait ce contact poisseux.

-Tu ne peux pas devenir quelque chose sans moi. Tu ne le pourra jamais.

Je l’écoutais, subjugué par son regard alors que sa main venait se saisir de mon menton, alors que sa main me forçait à le fixer. J’avais voulu changer les choses mais je me retrouvais encore plus prisonnière de son influence que je ne l’avais jamais été. Ses mots, son comportement, tout était infantilisant, mais je ne lui en voulais pas, je ne pouvais lui en vouloir. Il avait peut-être raison, non, il avait sûrement raison. Il en savait plus que moi, il en savait plus encore que mon père n’en savait. Il évoluait dans ce milieu là, il le connaissait, il pouvait m’y emmener. J’étais encore une enfant quand il s’agissait de la politique à cette envergure, j’étais encore une enfant, et passer de Geresh à Thaar était un pari qu’une enfant ne pouvait faire à la légère. C’était peut-être pour ça, que je ne pouvais plus ressentir ces sensations bien adultes que j’avais perdues. Je n’avais pas le droit, ce n’était pas mon rôle, mon rôle était d’attendre et de faire ce qu’Ethirëlon voulait de moi.

Le prix, par contre, je ne savais pas si j’étais toujours prête à le payer.

Si je restais ici, si je l’attendais lui, je perdrais Geresh. Si je perdais Geresh, il ne pourrait plus rien faire de moi, il me jetterait et me laisserait me noyer, ou il me garderait près de lui, obligée de l’amuser pour qu’il daigne m’observer. Il avait fait l’aveu qu’il me délaissait volontairement mais c’était trop dur à supporter. Quelque chose d’autre s’activa dans mon esprit malade, quelque chose de bien plus naturel que tout le reste, quelque chose de bien moins fou. Une émotion que j’espérais perdue, une émotion terrible qui m’avait toujours fait tant de mal. C’était infantilisant, et chacun de ses mots faisait monter une haine envers celui qui aurait dû mieux me préparer, celui qui n’aurait pas dû m’enchaîner, celui qui comprenait peut-être encore moins le monde que je ne le faisais. Je lui avais donné Geresh, il s’était assis dessus, il n’avait pas changé. Ethirëlon m’avait au moins fait me rendre compte de ceci, et si j’allais m’opposer à lui, ce n’était ironiquement que parce que je pensais qu’il avait raison.

« Je le sais, mon Prince. Laissez-moi seulement une chance d’échouer à nouveau. J’ai besoin de ressentir cet échec une dernière fois. Si on ne me dévore pas je reviendrais. S’il vous plaît. »

Je commençai à pleurer, et si c’était en partie voulu, il y avait toujours cette émotion étrange.

Je soupirais mentalement alors qu’elle se mettait à pleurer. Les femmes, il leur en fallait si peux…

Je ne montrais bien entendu rien de cette remarque, affichant toujours le même air que je pensais irrésistiblement envoûtant. J’était très proche d’elle, à la fois la rassurant et l’emprisonnant toujours plus entre mes mains.

Mon second genou vint rejoindre la terre à son tour. Ma main sous le menton de la jeune femme remonta sur sa joue. Ma seconde main, avec une douceur toute calculée forma bientôt une parfaite symétrie. Je ne fit pas attention au liquide carmin qui vint tâcher la joue d’Aerianna à ce moment là.

-Tu reviendra. Fis-je, assénant ces mots comme une vérité universelle. Tu reviendras quoi qu’il arrive parce que tu échoueras. Parce que tu n'est pas assez sans moi. Quoi que la situation en ait l'air. Même si tu as l'impression d'être à la hauteur. Rappelle-toi. Tu ne brillera jamais assez pour ce monde.

Mon pouce caressa sa pommette, y laissant une nouvelle traînée rouge. Ce n’était pas si laid à bien y réfléchir.

Tu peux t’éloigner, un temps. Mais jamais totalement t’en aller. Sensuellement mes lèvres s’approchèrent de son oreille. Elle put sentir mon souffle sur sa peau alors que je murmurais. Nous le savons tous deux.

« Je reviendrais. »

J’aurais voulu pouvoir dire autre chose, j’aurais voulu pouvoir m’opposer à sa vision de ce que j’étais, j’aurais voulu pouvoir lui dire que j’étais forte, j’aurais voulu pouvoir lui dire que je n’avais pas besoin de lui, j’aurais voulu pouvoir lui dire que je brillerais sans lui s’il le fallait. Je ne pouvais rien lui dire de tout ça, je pouvais seulement être d’accord, et ce n’étaient pas ces larmes qui venaient se mêler au sang en inondant mes joues qui allaient me convaincre du contraire. Mais étais-ce vraiment un drame ? Au lieu d’en être attristée je pouvais aussi voir ses mots comme une libération. J’étais libre de faire ce que je voulais car l’issue resterait pour toujours la même, j’échouerais, quoi qu’il advienne. Et quand je ne pourrais plus échouer plus, quand je serais à court d’option, je reviendrais le voir, je reviendrais le voir et il m’accueillera. Il m’accueillera parce que je lui prouverais qu’il avait raison, il m’accueillera parce que je lui prouverais qu’il me tient, il m’accueillera parce qu’il avait trouvé mieux que n’importe quelle laisse. Je le retrouverais avec joie parce qu’il était la promesse de plus, la promesse des sommets.

Nous le savions tous deux.

Le moment dura une éternité, son souffle se prolongea une éternité, ses derniers mots résonnèrent une éternité. Mais finalement, sans que je me rende vraiment compte du changement, finalement, il ne fut plus là. Les larmes se tarirent à ce moment, et un regard vers le bas allait me confirmer que j’étais dans un piteux état. J’avais froid, aussi, trop froid, et je compris que si je n’étais pas libre de lui j’étais tout de même libre. Il m’avait donné le droit de partir en même temps qu’il avait écrit dans les lois d’un univers supposément chaotique que je ne serais jamais à la hauteur et que je ne pouvais que revenir. Il était peut-être de ceux qui en écrivaient les lois, peut-être même que la première loi écrite était celle-ci, peut-être qu’on me faisait ce don quand on ne l’avait fait à personne d’autre, jamais. Le sourire revint après plusieurs minutes passées là, le sourire revint et le corps sembla fonctionner à nouveau. J’aurais voulu lui laisser quelques mots, j’aurais voulu qu’il me retienne, j’aurais voulu que mon départ ne soit pas aussi simple. Mais je ne le fis pas, lui non plus, et le départ fut simple.

Je pars aujourd’hui. Je reviendrais, Prince Ethirëlon. C’étaient les mots que j’aurais pu lui dire.

Je sortis du palais, je ne m’étais pas changée, ou peut-être que si. Je titubai sous un soleil trop haut, j’aurais pu attendre. Des bras vinrent à ma rescousse quand je fus trop loin du palais pour qu’ils soient ceux des hommes d’Ethirëlon. Je ne savais pas qui ils étaient, mais ils m’amenèrent devant un être que je connaissais bien et qui m’avait attendu. Il m’avait libéré de mon dernier mal, il m’avait libéré de tous les précédents, il ne m’avait pas libéré d’un seul jusqu’à ce second. Il me libèrerait des blessures, à nouveau, comme il l’avait toujours fait, mais seulement de celles physiques. Ce qui était brisé à l’intérieur de mon crâne j’étais la seule à pouvoir le reconstruire. J’avais les clés pour reconstruire mon plaisir, peut-être, un pari fou, une mort. Je n’avais pas les clés pour reconstruire mon indépendance d’Ethirëlon et je ne dis rien qui pouvait lui faire du mal. L’argenté savait mais il ne devait pas savoir, il devait penser que j’étais libre et que cet épisode était terminé. Tout venait de moi, c’était la vérité, alors il fut convaincu.

Je jetai tout de même un regard en arrière en quittant Baaz’Hima, mais il m’attendrait. Pas vrai ?