[Mare Noire] L'Aran et la Lionne

5e  jour de la 1ère ennéade de Favriüs ~ automne
17e année du XIe Cycle
L’Harmalaica – Aux pieds de l’Estel

Sur votre chemin, d’inquisiteurs regards s’étaient tournés en votre direction. Il n’aurait simplement pas pu en être autrement. Garder yeux et oreilles loin de ce qui ne leur est pas destiné est l’une des plus importantes leçons enseignées aux jeunes Taledhels, mais aussi l’une des leçons qu’il vous est le plus difficile d’intégrer. Vous à qui Tari et Kÿria ont donné l’éternité pour vous émerveiller de tout, pour apprendre de tout, pour tout observer… il est de votre nature même d’essayer de percevoir, d’entendre, de comprendre, d’expliquer, de toucher, parfois même de reproduire… vous, les elfes, êtes une race d’un naturel paradoxalement à la fois curieux et jaloux. L’un et l’autre devant être tempérés pour que vous et vos frères puissiez coexister.

Sur votre chemin, d’inquisiteurs regards s’étaient tournés en votre direction. Pour autant, l’Harmalaica n’en paraissait pas moins sûr. Ici vous étiez tous invincibles. Sous l’œil et sous la protection d’Ir Iarwin. Ici il ne pouvait rien y arriver de mauvais que la Première d’Iben et Alm ne vienne punir. Alors c’est ici, dans le plus puissant parmi les Sanctuaires dédiés à La Mère que tu avais mené Lareless, espérant qu’ici au moins, rassurée par la présence de l’Estel, elle daigne entendre ce que tu avais à lui dire, et en retour accepte de se confier.

Sans se cacher derrière quelconque justification.

Au sol tu l’avais confiée, et à celui qui la suivait tu avais rendu la charge de la soutenir. À l’ombre de l’Arbre-Maître d’Alëandir – et Arbre-Maître de tout Anaëh – tu les avais invité à s’asseoir. À l’ombre du don de Myrhammen, tu avais toi aussi pris place, et silencieusement, de ton cœur au Chœur de la Sylve, avant de prononcer la moindre parole, tu avais adressé une prière.

Mère, je m’en remets à toi, car mon Souffle est confus.
Ce sont mes Frères et mes Sœurs qui m’ont fait Aran,
Mon pouvoir, je ne le tiens pas directement de toi,
Mais quoi qu’il en soit, je le sais, c’est devant ton Œuvre qu’est ma première responsabilité.
Car ton Œuvre, nous en sommes les enfants, et sans elle, notre existence n’a pas de sens.
Alors je t’en conjure, Très-Sage, aide moi à entendre, aide moi à comprendre.
Je t’en conjure, Très-Sage, guide moi dans mes Choix.
Que le pouvoir qui est mien, j’en use à bon escient, et que j’aie les mots justes.
Que je sache lui faire entendre la dévotion qui est celle des miens.
Et que je sache entendre les conseils de ton héraut.
Que ton Œuvre soit au centre de tout, que le désir de la protéger l’emporte sur l’orgueil.

Mère. Ton Fils a besoin de toi.

Tu soupires. Ton sceptre fait un tour entre tes doigts. Les aurores s’en emparent. Tu approches la tête du focaliseur de la druidesse. Son accompagnateur s’interpose. Immédiatement, tu réagis.

- Du calme. des yeux d’un bleu d’hiver plaident l’innocence Je veux juste aider.

Le protecteur de l’elfe-lionne s’écarte timidement, te laisse faire. Tu souffles un peu de Vie à une druidesse au corps abîmé, avec une précaution que tu n’appliques que trop rarement. Car tu reconnais dans ses blessures plus que la fatigue du corps. Elle est blessée par l’arcane, et les blessures ouvertes par l’arcanes ne sont que difficilement guéries par l’arcane. Pour celles-ci, tu ne pourrais que trop peu sans faire courir à ta patiente de grands risques. Alors tu te contenterais de peu. Elle n’avait de toute façon pas besoin de plus pour simplement parler.

- Pourquoi ? et pour autant tu tentes de ton mieux de garder ton sang-froid, ta voix ne peux que trahir à quel point cette situation t’est blessante Pourquoi est-ce que les vôtres se refusent toujours à nous écouter ?

Servir de conduit aux arcanes te force à garder ton calme. Extérieurement tu ne fais que soupirer, ton visage restant égal à lui-même. Intérieurement cependant, tu bous. Tu n’en peux simplement plus. Tu en as assez maintenant. Votre tolérance de l’égocentrisme des Ornedhels a assez duré. Vous avez fermé l’œil à leurs incessantes provocations bien assez longtemps. Vous vous êtes calmement laissés mépriser, insulter, ignorer, réduits et dépréciés bien assez longtemps. Vous méritiez – pour une fois – de ne pas être ceux qui font l’effort… et pourtant, l’effort, c’était encore à toi de le faire.

Juste attristée, parce que vous ne l’aviez pas entendue…

N’aurais-tu pas été confronté aux délires d’autres Ornedhels avant elle, que tu aurais été convaincu qu’elle se moque de toi. Si tu n’avais pas autant entendu le même genre de discours un million de fois avant de l’entendre de sa bouche, tu aurais été persuadé que ce ne sont là que provocations… mais ces mots elle les pense. Elle les pense sincèrement. Il est ici le problème des Ornedhels.

Les Ornedhels ne conçoivent simplement pas que vous puissiez les avoir entendu tant que vous ne leur obéiriez pas aveuglément.

Et en retour, eux ne vous accordaient que trop peu souvent le bénéfice du doute. Pour vous accorder le bénéfice du doute, faudrait-il déjà qu’ils vous accordent le droit de vous exprimer. Pour vous accorder le bénéfice du doute, faudrait-il déjà qu’ils vous accordent le droit d’exister. Pour vous accorder le bénéfice du doute, faudrait-il déjà qu’ils ne punissent pas de mort la moindre entrave que vous fassiez à des décisions qu’ils sont eux-mêmes incapables de prouver bonnes.

- Non. ta voix est calme, mais ton timbre est pesant Non tu ne peux pas me retourner cette question. ta poigne se resserre sur ton sceptre Pas après que l’un de mes hommes ait accepté de te dévoiler ce que nous avons gardé secret devant nos propres frères Taledhels. Pas après qu’un de mes hommes, après vous avoir fait confiance, ait failli trouver la mort de votre main. Pas après que vous nous ayez accusé d’être partis à la recherche d’un artefact maudit sans rien savoir de son histoire.

Tu marques une courte pause, prends le temps de desserrer ta mâchoire, laissant flotter un dérangeant silence. Et l’Estel chante. L’Estel chante une mélodie bien trop paisible pour rythmer des événements aussi dramatiques que ceux des dernières ennéades.

- Non. tu clignes lentement des yeux Tu ne peux pas nous accuser de ne pas avoir écouté. Nous t’avons écouté. Nous t’avons tous écoutés.
Le Commandant Aegden le premier, sachant qu’il était incapable de comprendre ta « vision » t’a offert de le suivre dans sa mission.
Moi le second, malgré ce que toi et les tiens avez fait subir à mes hommes, j’ai accédé à ta requête.
Toi par contre, tu n’as rien entendu. Tu as décidé que nous serions à l’origine de « l’anéantissement le plus pur et simple » de l’Œuvre et tu ne t’es pas plus posée de question. Tu as décidé que tu avais compris cette « vision » que tu es incapable d’expliquer et que ce que tu avais compris te donnait autorité sur qui devait vivre ou mourir. Tu as décidé que nos savoirs ne valaient rien devant ceux de tes « Anciens » et tu nous les as imposés sans t’être une seule seconde posée la question de la validité des nôtres. Tu as décidé que c’était nous qui agissions avec terreur et hâte, alors que depuis le début, la seule à y avoir succombé c’est toi.

Tu inspires profondément, expires profondément, et gardes l’esprit tourné vers l’ancrage que représente ton sortilège.

- Et le pire, c’est qu’à aucun moment, même devant les portes de ma Cité, et venant me demander une faveur, tu n’as daigné demander pardon pour la douleur que tu as causée. tu claques la langue Je déteste avoir à dire ça à une élue de La Mère, mais si le glas de l’Œuvre telle qu’on la connaît doit sonner, ce ne sera pas à cause de nous. Ce sera à cause de l’orgueil sans borne des Ornedhels.

Les aurores se ternissent. Le métal de ton sceptre s’assombrit. Ton focaliseur retrouve ton flanc. Tu comprends, ou du moins tu penses comprendre les intentions de la druidesse… mais il t’est difficile – impossible même – de concevoir qu’elle ait une seule seconde espéré un chemin sans accrocs. Pas quand… pas de cette manière…
Ton regard se baisse sur celle qui vient de fermer les yeux, désespérant qu’elle les rouvre, rageant de la voir ainsi se soustraire à la douleur qui vrille les tiens ; et malgré tout, tu ne trouves pas la force en toi de l’arracher à la torpeur qui s’en vient. Tu ne trouves jamais la force que de retenir une larme, pour laisser couler la suivante.

- Ce n’est pas si simple… tu murmures, mâchoires serrées Ce n’est pas si simple…

Ce n’est pas en montrant les crocs que l’on obtenait d’elfes qu’ils écoutent.
Ce n’est pas en devenant un danger que l’on obtenait d’elfes leur respect.
Ce n’est pas en forçant des elfes à un choix impossible qu’on les pousse à faire le meilleur.
Protéger une vie du piège qu’on lui a soi-même tendu n’est rien d’autre qu’une sombre hypocrisie.
Protéger du pire n’empêche pas de faire le mal.

Le pire ne justifie pas le mal.

Ce qu’elle te dit tu le sais déjà. Ce qu’elle te dit tu l’as déjà trop souvent défendu, ne serait-ce qu’au sein de ton Protectorat natal. Tu sais la tradition conservée par les Noss être précieuse. Tu sais leur monde complémentaire au vôtre. Tu sais qu’ils possèdent ce qu’il vous manque, comme tu sais posséder ce qu’ils n’auront jamais. Mais eux ils ne le savent pas. Eux ils ne le savent pas et refusent de l’apprendre.

Combien de fois ?

Combien d’Ungwë devras-tu accepter de voir insulter vos dieux au mépris de la valeur qu’ils ont à vos yeux ?
Combien de Faëlwen devras-tu accepter de voir faire sourde oreille aux raisons pour lesquelles existent vos murs ?
Combien de Ketyr devras-tu accepter d’entendre vos accuser de sacrilèges dont vous êtes innocents ?
Combien de Telenwë devras-tu accepter de voir te dérober d’anciens amis ?
Combien d’Alcariël devront remettre en cause ta justice ?
Combien de Min’Nölwe pour vous rendre tous pareils aux monstres parmi les vôtres ?
Combien de Tava’Mëar pour justifier les monstres parmi les leurs ?

Combien de Lareless pour vous imposer la confiance par la peur ?

Mère
Il est des choses que les Ornedhels doivent entendre
Qu’ils doivent entendre de ta Voix
Parce qu’ils sont plus Sourds à la nôtre que nous ne le sommes à la tienne

Mère
Je t’en prie
Que Marquimëlle mette dans les songes des Anedhels la pensée de l’Unité
Que le conseil de Hwestalindë nous éloigne du chaos
Que la mémoire d’Elenmàr nous rappelle la puissance de notre peuple

Lorsque nous ne sommes qu’un.

Tes paumes se referment. Ton menton s’abaisse à nouveau. Ton regard retombe vers le sol. Et tu espères. Tu espères que l’Ainée entendra ta prière. Fut-elle celle d’un elfe n’ayant plus la force de se lever pour la prononcer.