[L'ire impatiente] Où est-elle ? | Cassiopée

6ème jour de la 1ère ennéade
Hiver, Verimios de l’An 17:XI

L’hiver s’abattait sur Thaar mais était-ce vraiment l’hiver ? En cette saison, il était si aisé d’identifier ceux qui venaient de région plus froides ou plus chaudes que les habitants locaux. Les premiers étaient forts peu couverts, ayant l’impression d’être au printemps, tandis que les derniers peinaient à sortir de leur lit pour affronter le froid. Que ceux-là ne se rendent pas en Oësgard durant cette saison où ils se transformeraient en glaçon à peine un orteil posé dehors.
L’hiver, on voyait se réduire le commerce des mets de l’automne qui étaient peu à peu remplacés par une multitude d’agrumes qui embaumaient les étals. Il était si bon de passer dans les rues et de humer cette odeur qui réchauffait les cœurs à défaut des corps. Cependant, dans une rue bien loin du marché le plus proche, c’était le sang qui bouillait et ne faisait qu’un tour chez un homme scandalisé.

-Cela fait quatre fois que je viens et qu’on me demande de repasser plus tard !
-Je sais bien, Monsieur… Tentait de lui répondre la pauvre femme agressée à la porte de sa maîtresse. Mais son interlocuteur était si furieux qu’il ne l’entendait même pas.
-La première fois, elle était en voyage de longue durée. La fois suivante avec sa famille... Quand reviendra-t-elle ?
-Je ne sais pas, Monsieur.
-Sait-elle au moins que j’attends de la rencontrer ?
-Vous n’êtes pas le seuls à l’attendre mais…
-Mais quoi cette fois ? Elle joue au carte avec le Haut Prêtre ? Elle boit le thé avec le Gué peut-être ?!

La jeune femme fixait le notable furieux sans plus savoir quoi lui répondre. Sa colère était compréhensible et, en tant que servante, elle était forcément en première ligne lorsque quelqu’un se trouvait mécontent. Cependant, c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans cette situation et elle ne pouvait lui dire la vérité, il en allait de la réputation de sa maîtresse. Se tenant sur le parvis de la demeure de la plus connue des prêtresses de Tyra dans la haute société vaanie, elle faisait barrage de son corps pour empêcher l’importun d’entrer. Mais si elle ne trouvait pas bientôt quoi répondre à son sarcasme, sa colère fulminerait soudainement. Et là, il n’y aurait plus grand chose pour l’empêcher de violer la demeure d’une personne de son statut, oubliant même les foudres de la Voilée qu’il pourrait s’attirer pour ne pas avoir respecté l’une de ses servantes. Elle prendrait sans doute sa colère en plein visage, à moins qu’il ne la jette violemment à terre, ou pire encore.
Il existait des moment où la raison n’avait plus sa place dans l’esprit des Hommes…

Le ton monta à nouveau d’un cran et l’homme, furieux, ne put contenir sa colère. C’en était trop. La main du notable s’éleva dans les airs et s’abattit sur la servante, décrivant un arc de cercle parfait. La servante, effrayée, ferma les yeux et mis ses mains devant son visage dans un réflexe.

La gifle claqua ! Mais aucune douleur ne vint aux sens de la demoiselle.

Elle entrouvrit les yeux, seulement pour constater qu’une personne avait pris la gifle à sa place.

”Monsieur, un homme, cela s’empêche ! »

La douleur était encore vive sur la joue de Cassiopée, mais son corps s’était lancé tout seul pour prendre la défense de cette femme. Elle articulait difficilement. La gifle avait été faite pour blesser et elle sentait le goût du sang monter dans sa bouche. La sang-clair passa sa main sur sa joue endolorie, très contrariée. On ne la reprendrait pas de sitôt à retenter une action aussi stupide.

L’homme était visiblement aussi interloqué que la servante. Il bredouilla quelques mots, à moitié entre la confusion et une excuse, comprenant que son emportement l’avait mené sur un terrain glissant. La jeune femme, encore sous le choc du coup qu’elle venait de prendre, se releva et jeta un regard froid sur l’énergumène.

”Dégagez tout de suite, ou j’appelle le Guet. Vous leur expliquerez comment courageux que vous êtes, vous avez levé la main sur deux femmes. »

Le notable ne bougea pas d’un iota : sa fierté lui interdisait formellement d’obéir à des manantes. Attitude typique des pseudo-nobles des Soieries qui ne sont même pas conscient qu’ils chiaient et pissaient comme tout à chacun. Cassiopée profita de son hésitation pour tirer de sa sacoche l’une des poudres de Criard Jaune qu’elle avait réussi à cultiver suite au cadeau de l’Ombre. Elle profita de la confusion pour en projeter à la figure du notable.

L’homme se mit à tousser et à éructer quasi-instantanément et s’enfuit sans demander son reste. Une véritable petite saloperie que les spores de Criard Jaune. Cela vous attaquait les bronches et vous donnait de sacrées nausées. Avec ça, vous étiez alité pour au moins une ennéade. Cassiopée se demandait encore comment son mystérieux client avait obtenu des échantillons de ce champignon. Cette saleté se trouvait essentiellement dans ses zones humides ou tropicales …

Cassiopée massa à nouveau sa joue et se retourna vers la servante en souriant, malgré la douleur.

”Il ne devrait pas revenir vous embêter de sitôt. Je dirai qu’il va rester alité pendant quelques temps au vu de la dose. Vous allez bien ? »

Cassiopée était vêtue très simplement, ne voulant pas attirer l’attention sur elle dans les rues de Thaar. Ayant grandi dans cette cité portuaire, elle en connaissait parfaitement les us et les coutumes. Le meilleur moyen pour ne pas être embêté par les courtisans de toutes sortes, ni même de paraître comme la représentante d’Ys, c’était encore de s’habiller comme les gens du commun. L’alchimiste d’Ys n’était pas de haute lignée, ce qui facilitait grandement le fait de pouvoir se fondre dans la masse. Elle portait un long chemisier blanc en tissu épais couvert par une robe marron lui tombant jusqu’au milieu des tibias. Complété par des bas noirs et des chaussures chaudes, cette tenue lui permettait de survivre à l’hiver estreventin – qui était simplement doux – mais aussi d’apparaître comme une femme de petite naissance, ce qui était effectivement ce qu’elle était avant tout.

Elle avait entendu la gifle mais elle n'en avait rien senti. Alors, prudente, elle rouvrit les yeux et aperçut une masse devant elle. Bien trop fine pour être celle de l'homme qui l'agressait. Elle réalisa alors que quelqu'un s'était interposé entre elle et son visiteur et se redressa, laissant ses bras retomber le long de son corps. Elle vit la torpeur dans le regard du notable puis la colère assombrir de nouveau ses yeux avant qu'un nuage ne le contraigne à détaler. Lorsque sa sauveuse se retourna vers elle, la servante n'était pas sûre d'avoir compris tout ce qu'il venait de se passer. Son intervention, son attaque, la fuite de l'importun... Tout cela était allé si vite... La question de la jeune fille aux cheveux blancs l'obligea cependant à reprendre ses esprits. Elle secoua alors la tête pour rassembler ses pensées.

-Oui, merci. Finit-elle par répondre, esquissant un sourire plein de gratitude, avant que son regard ne se tourne vers l'endroit où l'homme avait disparu. Lui ou un autre de toute façon... Ça recommencera demain. Ses yeux se perdaient dans ses pensées tandis qu'elle évoqua une idée pour elle-même. Je devais peut-être laisser Ibrahim ouvrir à partir de maintenant...

Réalisant qu'elle venait de parler à voix haute, la servante se ressaisit soudainement, comme prise d'un brutal retour à la réalité. Elle se tourna vers l'inconnue, les yeux un peu ahuris. Elle ne devait pas parler de ça à la première personne venue. Elle observa sa joue rougie par le coup qu'elle avait reçu à sa place et repoussa légèrement la porte qui se trouvait derrière elle afin de lui dégager le passage.

-Il faut mettre quelque chose sur votre joue ou ça va laisser une marque. Venez.

Lorsqu'elles furent toutes deux à l'intérieur, l'employée de maison ferma la porte et la verrouilla à l'aide d'un lourd loquet de métal. Puis elle se retourna vers la jeune femme et l'invita à la suivre d'un geste et d'un sourire. L'endroit était d'un assez grand raffinement pourtant tout en simplicité. Seul un œil averti serait capable d'en détailler tout ce qui en faisait la beauté. L'entrée donnait immédiatement sur un long et large couloir aux murs clairs et au sol en carrelage orné de motifs typiques de la région peints dans des tons bleus. Des voûtes de style thaari scindaient régulièrement l'espace, chacune étant agrémentée de deux voilages maintenus de manière à libérer le passage. Statues, tableaux et miroirs venaient élégamment achever d'habiller l'ensemble sans surcharger la vision des visiteurs. Le style était doux et simple, bien loin des décors ostentatoires que l'on pouvait observer dans pratiquement toutes les riches demeures d'Ithri'Vaan. De subtiles références aux principales divinités pentiennes étaient dissimulées dans certains éléments du décorum.
Entre deux arcades, on trouvait parfois une porte permettant d'accéder à une nouvelle pièce. Ce ne fut qu'au bout du couloir que la servante bifurqua enfin sur la gauche pour entrer dans la cuisine. Celle-ci était grande, propre, rangée et très bien équipée. Il y régnait un mélange de parfums émanant des légumes frais entreposés dans un meuble de bois aux porte grillagées, de la viande séchée pendue dans un recoin de la pièce, des fruits dans une caisse près de la porte du cellier... Sans compter les innombrables épices savamment rangées dans un meubles aux multiples tiroirs de petite taille.

La jeune femme invita l'inconnue à s'asseoir sur un tabouret près du plan de travail. Se saisissant d'un couteau, elle sortit une pièce de viande rouge dont elle trancha un large bout avant de la ranger à sa place. Puis elle tendit le morceau de chaire bovine à sa sauveuse.

-Appliquez-le sur votre joue, ça évitera que vous ayez un bleu. Elle la regarda avec hésitation avant de finalement se jeter à l'eau. Je m'appelle Anora.

La pièce de viande était assez fraîche pour soulager la douleur de l’alchimiste. Elle ne se fit pas prier pour s’en emparer et la placer sur sa joue endolorie. Assise sur le tabouret, elle posa les coudes sur le plan de travail et porta son regard quelques instants sur l’extérieur, espérant que la douleur passerait rapidement. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été frappée de la sorte … si longtemps qu’elle ne se souvenait plus de la dernière fois.

« Merci beaucoup, dit-elle avec une voix encore endolorie. »

Le fait d’utiliser de la viande était peu orthodoxe, mais efficace. La douleur s’estompa rapidement.

« Je m’appelle Cassiopée. Ravie de faire votre connaissance Anora. Auriez-vous un peu d’eau clair s’il vous plait ? »

Elle ne voulait pas s’imposer outre-mesure. Visiblement, elle était dans la demeure d’une personne importante. Bien qu’elle fut la responsable d’une grande cité, Cassiopée n’oubliait pas qu’elle venait des quartiers populaires de Thaar. Venir dans les Soieries et entrer dans ses belles demeures était une expérience qui lui semblait toujours nouvelle, bien que ce ne fut pas la première fois.

La maisonnée était d’une simplicité remarquable, mais décorée avec un goût qui révélait le soin apporté par sa propriétaire. Cassiopée appréciait beaucoup ce style : cela tranchait radicalement avec le décorum des grandes familles vaanies. Qui vivait dans cette demeure ? Elle n’en avait aucune idée, mais elle était certaine que la maîtresse de maison était une femme de goût.

« Veuillez pardonner ma curiosité Anora, mais qui est la propriétaire de cette demeure ? »

-Oh oui, bien sûr !

Anora fit aussitôt volte-face, faisant virevolter sa chevelure noire. De l'eau, ils en avaient toujours deux carafes prêtes qu'ils vidaient tous les soirs si elle n'avait pas été utilisée ou terminée et remplissaient tous les matins. L'une, en verre, était posée sur un plateau d'argent dans l'espace vide du vaisselier. L'autre, en poterie, servait aux employés de la maisonnée. La servante prit un gobelet de la même matière et commença à servir à boire à son invitée.

-Cassiopée, c'est joli comme nom. Commenta-t-elle.

Elle avait déjà entendu ce patronyme mais elle n'était plus sûre de savoir où. Sa maîtresse lui enseignait tout ce qu'elle devait savoir pour faire une bonne employée de maison aux Soieries. Pour cela, il fallait savoir reconnaître et recevoir les hôtes de marques et se défaire avec politesse des indésirables. Elle avait l'impression que c'était de ses leçons qu'elle connaissait ce prénom mais cela ne lui revenait pas. Et puis, la femme aux cheveux blancs ne semblait pas être de la haute société au vu de sa tenue.
Tandis qu'elle posait le verre près de Cassiopée sur le plan de travail, elle écouta sa question sur son employeur.

-Elle appartient à sa Sainteté Neassa-Laella, prêtresse de Tyra et rentière de la famille Siryn d'Ashraï. Il paraît que sa maison là-bas et plus grande et plus belle encore mais je ne l'ai jamais vue. Dit-elle avec un doux sourire.

Si Lessie -comme ses proches aimaient à l'appeler- était connue parmi les grands de ce pays, le bas peuple la connaissait bien moins. Les attributs de la Voilée qu'elle portait lui valait d'obtenir leur respect au premier regard mais les riches n'ignoraient pas sa réputation. Elle n'était certes pas pratiquante des Arts de l'esprit mais elle se révélait malgré tout des plus efficaces lorsqu'il s'agissait de venir en aide aux Souffles en proie à la douleur et au désespoir. Elle avait sauvé plus d'une vie simplement par la discussion, l'écoute et l'attention. Et elle était très appréciée pour cela. Sans compter que c'était une personnalité mondaine, même si elle ne se prêtait pas au jeu que jouaient ses homologues aisés. Il n'y avait qu'à voir la taille et la décoration de sa maison pour s'en rendre compte. Elle pouvait se permettre de jouer dans la finesse plutôt que dans le clinquant.

-Sa Grâce vous aurait remercié elle-même si elle était là. Lui assura Anora malgré un petit air triste. Je lui ferais savoir que vous m'avez aidée.

Derrière un sourire, la jeune femme tenta de cacher son inquiétude. Elle voulait laisser entendre que tout allait bien car rien ne devait transpirer de ce qu'il se passait ici. Personne ne devait savoir...

L’alchimiste faillit s’étouffer dans son gobelet quand la dénommée Anora lui indiqua que la maison appartenait à l’une des prêtresses de Tyra. Ah ben mon cochon, le clergé savait se loger ! Cela tranchait avec le dénuement des clergés pentiens qu’elle imaginait jusqu’alors. D’autant que d’après les dires de la délicate Anora, ce n’était qu’une demeure secondaire comparé au faste de la famille principale. Cassiopée reposa aussitôt son verre et reprit l’attitude d’une simple roturière :

« Pardonnez mon intrusion … je … je ne savais pas. »

Paraissant embarrassée, Cassiopée baissa la tête et regarda le bout de ses chaussures d’hiver. Heureusement qu’elle n’était pas vêtue comme la Protectrice d’Ys, sinon elle aurait pu causer par mégarde un incident diplomatique avec le clergé en se mêlant de ce qui ne la regardait pas. En étant simplement Cassiopée, elle s’évitait bien des problèmes.

En revanche, Anora semblait de plus en plus préoccupée. Visiblement, sa maîtresse n’était pas présente. Mais malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à cacher son inquiétude. Curieux …

La demoiselle des Lanternes était curieuse de nature, c’était là son moindre défaut. Constatant le trouble de son interlocutrice aux longs cheveux noirs, elle se leva doucement et prit ses mains dans les siennes. Son regard gris clair plongea dans le sien et elle l’interrogea d’une voix douce :

« Anora … Qu’est-ce qui ne va pas … ? »

Lui ferait-elle confiance ?

Anora sembla surprise par les excuses de la jeune femme. Puis elle se rappela son propre comportement lorsqu'elle était arrivée dans cette maison. Sa maîtresse était prêtresse de Tyra et cela pouvait souvent effrayer les gens. De part sa prestance, elle attirait naturellement respect. De part son titre, elle éveillait la crainte. Personne n'osait contrarier une servante de la Voilée de peur de vexer la Déesse. On n'approchait donc ses prêtres qu'avec parcimonie, limitant les contacts autant que faire se pouvait.
La jeune femme étira un doux sourire en direction de sa sauveuse.

-Quelle intrusion ? C'est moi qui vous ait invitée à entrer. Lui rappela-t-elle gentiment.

Le sourire que l'employée de maison s'effaça bien vite lorsque Cassiopée lui demanda ce qu'il se passait. Elle avait compris que quelque chose n'allait pas, elle ne chercha donc pas à le cacher plus longtemps. L'inquiétude se lisait à présent dans ses yeux, tout autant que le dilemme qui se posait à elle. Et, finalement...

-Je... ne peux pas en parler.

Ce fut à ce moment-là que l'on frappa à la porte. Anora se tourna brusquement vers l'entrée de la cuisine et le couloir qui se trouvait derrière. Elle se sentait soudainement effrayée à l'idée d'aller ouvrir mais elle n'avait pas vraiment le choix. Elle esquissa un sourire forcé en direction de la visiteuse et se leva. Ses premiers pas étaient à la fois timides et prudents puis elle finit par s'élancer véritablement en direction de la lourde porte d'entrée. Une fois arrivée derrière, elle fut prise d'une hésitation et puis...

-Qui est-ce ?

Une voix masculine lui parvint depuis l'autre côté, étouffée par l'épaisseur du bois.

-A quoi tu joues Anora ? C'est moi !

La jeune femme déverrouilla soudainement la porte, rassurée à l'idée de ne plus être seule. A l'idée que quelqu'un de plus fort qu'elle vienne enfin à son secours. Sa course avait pourtant été brève mais cela avait été trop long à ses yeux.

-Depuis quand tu bloques la porte ? Dit-il en entrant, contrarié de s'être retrouvé face à l'équivalent d'un mur en voulant franchir le seuil la minute d'avant. A peine à l'intérieur, il vit la rue disparaître aussitôt et entendit le loquet bloquer de nouveau l'entrée.
-Encore une visite pour Madame... Il s'en est fallu de peu pour qu'il entre... Ils sont de plus en plus agressifs.
-Malheureusement pour eux, nous n'avons toujours rien à leur répondre.
-Le Guet n'a toujours aucune piste ?
-Non, aucune. C'est à croire qu'elle s'est volatilisée. Je parie même qu'ils envisagent sérieusement que c'est ce qu'il s'est passé ! Pesta l'homme visiblement irrité par l'échange qu'il venait d'avoir avec la garde de la cité.
-Mais elle n'a tout de même pas pu disparaître comme ça ?! La voix de la jeune femme montait sans même qu'elle ne s'en rende compte, trop accaparée par cette conversation pour se rappeler qu'ils n'étaient pas seuls dans la maison.
-On finira bien par la retrouver.
-On devrait... peut-être avertir sa famille ? Ils ont les moyens de la faire chercher.
-Malheureusement, je crois que ce n'est pas une option. Certains n'ont pour elle qu'un sourire de façade.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Ce sont eux qui paient pour tout ça. Dit-il en désignant la maison ainsi que tout ce qu'elle contenait. Tu crois vraiment qu'ils le font par bonté d'âme ? Ils y sont obligés par contrat, depuis plusieurs générations, jusqu'à sa mort. Ils font avec parce qu'ils savent qu'elle leur survivra. Ils seraient derrière tout ça que j'en serais à peine surpris ! Sa disparition leur enlèverait une épine du pied.
-Ne dit pas ça, s'il te plaît... Supplia Anora qui sentait subitement l'angoisse la saisir. Et Ibrahim de reconnaître qu'il y était peut-être allé un peu fort en évoquant cette théorie devant elle... Il s'approcha alors et lui offrit ses bras en réconfort.

Du mouvement dans le hall ? Cassiopée profita du fait que la charmante demoiselle se soit éclipsée dans le hall pour écouter aux portes. Ce n’était pas la plus sage des décisions, mais il fallait avouer que l’alchimiste était curieuse. Peut-être même un peu trop pour son propre bien.

L’homme qui venait d’entrer semblait être un autre serviteur de madame et Anora semblait parfaitement le connaître. Néanmoins le souci qui les préoccupait était bien plus que de contenir de simples impétrants à la porte. En effet, leur maîtresse semblait bel et bien avoir disparu. Ainsi donc, la servante avait une raison toute véritable de ne pas vouloir recevoir des inconnus ou des notables en la demeure de sa maîtresse. Si cette dernière était aux abonnés absents, il était tout à fait compréhensible qu’elle soit dans un état de panique.

Le dos collé au mur, l’air de rien, la demoiselle se demanda ce qu’elle pouvait faire. Retrouver une prêtresse de Tyra semblait être une tâche à sa hauteur. Après tout, elle avait été prévôt dans une autre vie : c’était son métier d’enquêter. C’était là une belle occasion de résoudre un mystère et peut-être de bien se faire voir d’une famille d’Ashraï … ou tout simplement du culte de Tyra. Non seulement, elle s’amuserait un peu … mais en plus, elle pourrait retirer des bénéfices certains de la résolution de cette affaire. Un peu de soutien était toujours appréciable par les temps qui courraient … et si cela pouvait soulager les consciences de deux serviteurs alors elle prendrait avec joie sur son temps libre pour les aider.

”Je ne voudrai pas interrompre vos retrouvailles … mais je pense que vous avez un mystère à résoudre et que vous avez besoin d’une cervelle supplémentaire … puis-je me rendre utile ? »

Cassiopée était apparue dans l’entrée, une lueur de curiosité brillant dans ses prunelles grises. Elle aimait les mystères et irait jusqu’au bout de cette histoire si on lui en donnait l’occasion. Elle espérait simplement ne pas être repoussée. Elle se présenta néanmoins au dénommé Ibrahim.

”Je n’ai pu m’empêcher d’écouter votre conversation. Enchantée, je suis Cassiopée ! Le hasard fait que je connais Thaar comme ma poche et l’Ithri’Vaan tout aussi bien … Si vous avez perdu quelqu’un, je peux tenter de le retrouver … Vous ne perdez rien à me faire confiance. Mon prix sera le vôtre … je suis plus intéressée par le mystère que par une quelconque récompense. »

L'irruption de Cassiopée mit brusquement fin à l'étreinte des deux serviteurs. Ibrahim fronça des sourcils méfiants et s'interposa entre sa collègue et l'intruse tandis qu'Anora afficha surprise et embarras. Elle avait commis une erreur... Elle n'aurait peut-être pas dû laisser cette femme entrer. Elle aurait pu se contenter de lui donner ce qu'il fallait pour la soigner et la laisser s'en aller. A présent, elle se tenait là, ayant manifestement tout entendu de leur conversation. Elle devait être sortie de la cuisine pour les épier, il n'en était pas possible autrement.

-D'où vous sortez vous ? Interrogea sèchement l'homme.
-C'est moi... Répondit faiblement la jeune femme dans son dos. Son collègue se retourna.
-Anora ! La gronda-t-il.
-Elle m'a aidée avec le dernier visiteur. Elle a pris une gifle pour moi, je devais au moins lui offrir des soins ! Se défendit-elle. Le vaani fit un geste de la main pour signifier qu'ils en débattraient plus tard. Pour l'heure, ils avaient un problème plus urgent à gérer et il se retourna vers l'intruse.
-Quoi qu'il en soit, merci pour votre générosité mais on n'en a pas besoin.

Ibrahim commença à s'éloigner sans plus rien ajouter et la jeune servante de rester plantée là, le regard oscillant entre son collègue et sa sauveuse. Elle comprenait la position du serviteur, il en allait de la réputation de leur maîtresse, mais devaient-ils pour autant renoncer à l'aide qu'on leur offrait sans même prendre le temps de l'étudier ? Pouvaient-ils seulement se le permettre dans leur situation ?
Alors qu'il avait dépassé la position de Cassiopée, une voix retint finalement le vaani contrarié.

-Ibrahim, attends ! L'intéressé s'arrêta et se retourna vers Anora, la dévisageant d'un œil interrogateur. Tu dis toi-même que personne ne se préoccupe vraiment de savoir où elle est. Sa famille s'interroge à peine, le Guet ne trouve rien. Il faut croire que nous sommes les seuls à la chercher seulement nous ne savons pas comment nous y prendre. Un silence s'abattit sur le couloir. Le serviteur devait admettre qu'elle avait mis de bon argument sur la table. Et elle insista. Elle m'a déjà aidée, sans rien me demander en retour. Sans même qu'elle n'y trouve le moindre intérêt.
-Il y a toujours un intérêt à bien se faire voir de quelqu'un, Anora. Même lorsqu'on ne sait pas encore de qui il s'agit. Et, pour des gens comme nous, surtout dans cette partie de la ville.
-Quelqu'un se propose de nous aider, comment est-ce que tu peux simplement lui dire non ?! La voix de la servante trembla sur ces derniers mots. Même s'il le montrait moins, il tenait autant qu'elle à la prêtresse, peut-être même plus. Ils étaient dans l'impasse et cela faisait si longtemps déjà. Le risque de ne pas la retrouver en vie grandissait un peu plus chaque jour...

Dans un soupir, Ibrahim acheva de pivoter sur lui-même pour faire face à Cassiopée. Il croisa les bras, signe que l'idée ne l'enchantait guère mais qu'il était bien obligé de s'y soumettre. C'était leur dernière chance. Tel une militaire, il lui fit alors un état de lieux de leurs -bien maigres- progressions.

-Sa Grâce est sortie pour une soirée mondaine il y a un peu plus de deux ennéades. Elle n'est jamais rentrée. Elle nous prévient toujours lorsqu'elle doit s'absenter ou lorsqu'elle rentrera tard. Elle n'avait que quelques pâtés de maisons à parcourir à pied, la fête se déroulant dans les Soieries, donc il est peu probable qu'elle ait rencontré un bandit sur la route. Elle boit très peu et de toute façon il en faudrait beaucoup pour saouler une elfe. Le Guet n'a trouvé aucune trace d'elle sur les quelques itinéraires qu'elle aurait pu emprunter et je pense que leurs recherches se sont arrêtées là. Le mystère vous habite toujours ?

La demoiselle d’Ys accepta sans broncher que le dénommé Ibrahim puisse douter de sa bonne foi. Nous étions en Ithri’Vaan, pas en Péninsule : rien n’était véritablement gratuit et les actes de pure charité masquaient généralement l’envie d’un retour de faveurs. Ce qui … avouons – le, était totalement ce que Cassiopée avait dans l’esprit. Mais qui aurait pu l’en blâmer ? Elle avait été élevée dans cette cité, avant même que les murs d’enceinte ne soient érigés. Elle en gardait nécessairement les bonnes vieilles habitudes. Néanmoins, il ne fallait pas se montrer désagréable et avouer tout de go qu’elle attendait les faveurs de la prêtresse en retour. Déjà … il fallait la retrouver, ce qui n’était pas une mince affaire au vu des maigres indices dont disposaient les serviteurs.

« Je vois bien le problème. Connaissant un peu les gardes du Guet et leurs méthodes, je doute fort qu’ils soient allés plus loin qu’une simple inspection de routine et n’ont pas dû interroger le voisinage… »

La demoiselle connaissait bien les méthodes du Guet. Elle avait été prévôt durant ses jeunes années et avait longtemps suivi le Guet dans des affaires plus sordides les unes que les autres, mais aussi dans des cas de disparition. La plupart du temps, le Guet faisait ses recherches en fonction du prix que les requérants. Si ces derniers n’avaient pas un sou, les recherches concluaient rapidement à une disparition pure et simple. Il ne valait mieux pas faire confiance au Guet lorsque l’on n’avait pas d’argent sur soi.

« Dites-moi … Votre maîtresse : à quoi ressemble-t-elle exactement ? Que portait-elle le soir de sa disparition ? Avez-vous des informations sur la soirée à laquelle elle devait se rendre ? Connaissez-vous des gens qui auraient pu lui en vouloir personnellement ? »

Les vieilles habitudes avaient la vie dures. Cassiopée se retrouvait à nouveau du temps de ses premières années. Cela ravivait en elle de nombreux souvenirs.

Cassiopée semblait avoir parfaitement cerné le problème, confirmant les soupçons d'Ibrahim. Le serviteur aurait sans doute fait un bien meilleur enquêteur qu'eux... Pourtant, il n'avait certainement pas les compétences de celle qui se tenait devant eux et qui les noya soudainement de questions. Cependant, Anora et lui firent de leur mieux pour lui répondre. Elle ne se donnerait pas tant de mal pour rassembler des informations si elle n'avait pas l'intention de gérer cet affaire avec sérieux.

-C'est une elfe, enfin presque. En tout cas, elle en a l'apparence. Elle est assez grande pour une femme du coup, elle est plus grande que moi d'au moins dix centimètres. Elle a le teint doré, donc pas vraiment blanc. Les cheveux noirs. Les yeux clairs. Toute mince, j'ai jamais vu aussi mince, elle tient vraiment de son sang elfe, c'est à peine si elle a des formes.
-Elle portait une robe de satin bleu nuit et un manteau noir avec des broderies d'argent et une capuche. Elle craint le froid. Elle allait à une petite soirée mondaine chez... Hermann... Hermann Pentier ! Oui c'est ça ! Un poète qui vit à quelques pâtés de maisons. Lessie l'a décrit comme quelqu'un de raffiné, ça ne devait pas être une grosse sauterie. Juste un dîner entre penseurs et philosophes.

A la dernière question de Cassiopée, les deux serviteurs se regardèrent. Ibrahim avait son idée, oui. Mais Anora le suppliait de ne rien dire. Cette théorie était déplacée selon elle. Mais de toute façon, Cassiopée avait déjà entendu leur conversation donc il ne lui apprendrait rien de plus. Il ne ferait que confirmer ce qu'il pensait déjà.

-Personne ne chercherait à s'en prendre à une prêtresse de Tyra, personne ne veut s'attirer les foudres de la Voilée. Commença-t-il. Mais...
-Ibrahim !

Le regard qu'il lança à sa collègue pour toute réponse était sans appel. Il dirait ce qu'il voulait et ce malgré son désaccord. Et autant que l'enquêtrice est tous les éléments en main pour mener à bien sa mission.

-Elle perçoit une rente de sa famille. Une rente conséquence qu'ils doivent lui verser à vie. Son père adoptif avait fait inclure cette condition dans l'acte de propriété de ses cultures de perles avant sa mort. Seulement elle a plus de quatre siècle et pas une ride. De quoi en faire désespérer plus d'un. Elle a tellement de sang elfe dans les veines que c'est pas dit qu'elle meure un jour ! Y'en a plus d'un qui s'impatiente...
-Comment est-ce que tu peux dire ça, Ibrahim ?!
-Parce que je les ai entendu, Anora. A son quatre cent vingtième anniversaire, y'en a deux qui ont oublié que j'étais dans le coin. Ils ont dit qu'ils se porteraient mieux sans ce trou dans leur budget tous les mois ! Lâcha-t-il, irrité par les protestation de sa collègue qui remettait en doute son opinions et par le souvenir de cette conversation durant laquelle il avait dû prendre sur lui pour ne pas éclater.

La jeune femme ne répondit rien, comme choquée par ce qu'elle venait d'apprendre. Certes, Neassa-Laella avait une belle maison et une garde robe magnifique, mais elle n'était pas dispendieuse. Elle vivait plutôt simplement pour une personne riche. Et elle était si bonne avec tout le monde qu'elle ne comprenait pas comment quelqu'un pouvait avoir de telles pensées envers elle. Même sans parler de son lien avec la Voilée...

« C’est noté … une femme plus grande que vous, d’origine elfique … plutôt mince … , dit-elle à haute voix pour mémoriser les informations du dénommé Ibrahim."

Cassiopée se figura le portrait de la prêtresse. Bien entendu, cela aurait été bien plus facile si elle avait disposé d’une peinture la représentant. Mais elle allait devoir faire avec les moyens du bord,comme d’habitude. Ecoutant attentivement les indications du serviteur, l’alchimiste sauta très vite aux explications d’Anora quant aux déplacements de sa maîtresse. Retrouver le dénommé Hermann Pentien ne devrait pas être très difficile, surtout s’il avait pignon sur rue. Mais si la demoiselle n’avait jamais atteint sa demeure, il ne risquait pas de lui être d’un grand secours. Toutefois, toute information était bonne à prendre, surtout quand il fallait se contenter de si peu.  

Elle n’eut cependant pas le loisir de poser une nouvelle question que déjà, les serviteurs émettaient des suppositions quant aux personnes qui auraient commis l’hypothétique enlèvement de la prêtresse. Effectivement … s’il existait un contentieux entre sa famille et elle, cela pouvait constituer une raison suffisante pour un enlèvement en bon et due forme, mais cela restait une supposition hasardeuse. Si la prêtresse avait été menacée par sa famille, ils auraient fait en plus supprimer les serviteurs dans la foulée pour éviter que le moindre témoin pouvant les incriminer ne subsiste. Cette hypothèse d’une famille vengeresse ne collait pas vraiment.

« Faites attention … je comprends bien que vous ayez des soupçons, mais évitez de les dire à voix haute en-dehors de cette maisonnée. Vous risqueriez d’être arrêtés pour avoir porté atteinte à l’honneur de sa famille … ou tout autre prétexte fallacieux. Ce n’est pas parce que sa famille voudrait s’en débarrasser qu’elle l’aurait nécessairement fait … surtout qu’elle serait la première suspectée si une enquête approfondie était menée. Néanmoins, je comprends vos soupçons, mais j’ai besoin de garder l’esprit ouvert et de ne pas me précipiter vers la première hypothèse venue.»

Toutefois, il fallait reconnaître que cet élément de contexte avait son intérêt. Ca, elle ne pouvait le nier. Cela lui donnait une piste de plus, mais tout d’abord, il fallait qu’elle retrace d’elle-même le chemin vers la demeure de Pentien. Cela lui permettrait de savoir exactement où elle aurait pu être enlevée … à supposer qu’elle ait été enlevée.

Il était tout aussi probable qu’elle se soit enfuie : cela n’aurait pas été le premier cas de fuite en Ithri’Vaan. Nombreux étaient les élites qui finissaient par craquer et fuir leurs responsabilités : surtout parmi les elfes et les drows. A force, l’esprit commençait à se racornir à toujours rester au même endroit et beaucoup ressentaient de la mélancolie ou l’envie de visiter de nouveaux espaces. La prêtresse était peut-être de ces personnes-là ?

« D’autres informations avant que j’y aille ? »

Ibrahim se renfrogna mais ne dit rien. Il n'était pas idiot, il n'avait pas l'intention de crier sur les toits qu'il soupçonnait que des parents de la Prêtresse d'être responsable de sa disparition. Il ne tenait pas à finir pendu. Ou pire... Ils évitaient d'ailleurs que l'absence de leur maîtresse se sache. Il y avait encore trop d'inconnues autour de cet évènement. Ils ne voulaient pas se précipiter.

-Je sais que vous ne nous croirez peut-être pas, mais je vous le dis quand même : il y a peu de chance qu'elle est décidé elle-même de ne plus donner de nouvelles. Ça ne lui ressemble pas.
-Oui, elle nous aurait prévenu ou au moins laissé un mot pour qu'on ne s'inquiète pas. Elle aurait eu ce souci-là. Et puis, elle allait très bien !

Le serviteur hocha la tête. Il était vrai qu'elle était rayonnante ces derniers temps. Plus qu'à l'ordinaire. Pourtant, il l'avait déjà connue triste, mélancolique, préoccupée, voire effondrée. Mais lorsque ses yeux pétillaient -comme c'était le cas ces derniers mois- c'était que tout allait pour le mieux.

-Et même si elle allait mal, les prêtres de Tyra se suivent entre eux. Ils entendent et voient tellement de choses qu'ils en ont besoin. Lessie ne déroge pas à la règle. Si elle avait été mal pour quoi que ce soit, elle serait allé les voir. Je me suis rendu au Temple en faisant mine de la chercher depuis une petite heure, ils ne l'avaient pas vue récemment. Ils savent que je travaille pour elle depuis des années. Si elle avait été là, ils m'auraient au moins dit d'arrêter de chercher.

Un silence s'abattit autour d'eux. Ibrahim était soudain moins agité. Il remettait les rênes à quelqu'un d'autre et il avait le sentiment que Cassiopée prenait cette affaire au sérieux. Sans doute à cause de l'intérêt qu'elle retirerait d'avoir aidé un membre du Culte de Tyra doublé d'une femme riche et influente. Mais peu lui importait. Ce qui comptait, c'était qu'elle soit retrouvée. Quelque part, cela l'apaisait de savoir que les recherches étaient entre de bonnes mains. Désormais, il devrait se concentrer sur d'autres sujets, comme protéger Anora des visiteurs et trouver le moyen de payer leur enquêtrice.

-Je crois qu'on vous a tout dit... Tenez-nous au courant si possible.

Des doigts délicats saisirent la main de la jeune femme. La servante lui adressa un sourire triste et reconnaissant à la fois. Ses yeux luisaient d'un faible espoir. Cette inconnue l'avait défendue et, à présent, elle leur venait en aide. Peut-être que leur chance avait tournée ? Elle voulait y croire en tout cas.

-Merci. Souffla-t-elle.

C'était peut-être un peu prématuré de prime abord mais elle ne la remerciait pas pour l'enquête. Elle la remerciait pour au moins s'être proposée, pour au moins s'être intéressée à eux, pour au moins tenter quelque chose. Qu'elle y trouve son compte ou non, cela n'était pas ce qui importait aux yeux d'Anora en cet instant.

« Je comprends bien, ne vous inquiétez pas , dit-elle d’un ton rassurant … même si elle ne pouvait pas faire grand-chose de plus à cet instant."

L’alchimiste n’avait jamais été très douée pour rassurer les gens. Tant pis. De toute façon, il fallait qu’elle prenne congé d’eux assez rapidement si elle voulait pouvoir être utile à quelque chose avant que le soir ne tombe sur Thaar. Elle avait beau savoir se défendre, les rues n’étaient jamais totalement sûres.  

« Bien … je vais débuter mes recherches. J’espère que je pourrai la retrouver avec ce que vous m’avez donné comme indices. J’essayerai de vous tenir au courant rapidement. »

La jeune sang-mêlé ne se fit pas prier pour trouver le chemin de la sortie. L’ambiance devenait pesante et elle n’avait pas envie de voir ces gens se morfondre plus que nécessaire. Elle avait déjà un souci sur les bras et elle n’était pas une nourrice. En tout cas, c’était un sacré mystère que l’on venait de lui demander de résoudre. Les prêtresses de Tyra, ça ne s’évaporait pas comme ça dans la nature. De plus, au vu du physique qu’on lui avait décrit, il était clair qu’elle ne passerait pas inaperçue.

Cassiopée franchit rapidement le portail du domaine. Il n’y avait pas foule pour l’instant dans les Soieries. L’hiver s’annonçait plus rigoureux que les années précédentes et elle n’avait pas prévu que les températures chutent aussi vite en Ithri’Vaan. Au vu des nuages qui s’amoncelaient dans le lointain, il allait bientôt neiger. Investiguer sous la neige était pénible : elle espérait avoir des pistes avant que la cité ne soit ensevelie sous les flocons.

Instinctivement, elle rabattit sa capuche épaisse sur son visage. L’alchimiste avait beau avoir un siècle et demi, l’arrivée de la neige la ramenait toujours à son enfance, à se cailler devant le poêle à bois familial, enveloppée dans d’épaisses couvertures avec sa famille. Si la plupart des humains vivant dans la cité n’avaient pas connu de gros hivers ces dernières année, la sang-mêlé se souvenait parfaitement de celui qu’elle avait vécu au cycle dernier : le Guet avait retrouvé des dizaines de mendiants congelés dans les caves des immeubles des bas-quartiers. Les pauvres avaient été incapables de se mettre au chaud. Il était parfois des hivers comme ça à Thaar … C’était rare, mais lorsque cela arrivait, il fallait absolument se mettre à l’abri. Elle espérait du fond du cœur que cela ne serait pas un de ces hivers …    

« Bien, commençons … »

Le plus simple était de commencer par refaire soi-même le trajet supposé de la prêtresse vers la demeure où elle devait se rendre. Peut-être trouverait-elle quelque chose qui sortirait de l’ordinaire et qui aurait échappé au Guet. La seconde étape était d’interroger le notable qui devait l’accueillir … et peut être ses invités … Il pouvait très bien avoir menti en déclarant ne pas l’avoir vu. Cela ne serait pas la première fois que le Guet ne poussait pas plus loin les investigations, sur la simple présomption de bonne foi d’un suspect assez riche pour verser quelques piécettes dans les bonnes mains. De toute façon, elle n’avait pas le choix : d’abord, refaire le trajet, repérer les endroits où elle aurait pu se volatiliser dans que personne ne s’en aperçoive et le cas échéant, aller interroger ce fameux Hermann.

Elle espérait aussi ne pas arriver trop tard, si d’aventure elle parvenait à retrouver cette prêtresse. C’était l’une des statistiques les plus sombres du Guet de Thaar, que personne ne voulait énoncer à voix haute. Chaque heure passée après un enlèvement réduit de manière drastique les chances de survie de la personne disparue …

Doucée Néera … faites que ça ne soit pas le cas.

Le chemin qui conduisit Cassiopée jusque chez le fameux Hermann Pentier ne lui apprit rien de très intéressant. Il n'y avait que fort peu de commerces et, si elle s'attarda pour interroger les quelques personnes -habitants comme serviteurs- qu'elle croisait, aucun ne put rien lui apprendre de nouveau. Et ce n'était pas une question d'arguments ou de mauvaise volonté : ils ne savaient rien concernant la nuit qu'elle évoquait et n'avaient rien remarqué de particulier. Elle se présenta donc chez l'écrivain qui accepta bien volontiers de la recevoir.

L'homme de haute taille et de faible carrure vivait plutôt bien pour un simple auteur. La joie des mécènes qu'il avait su choisir et fidéliser avec autant de savoir-faire qu'il rédigeait ses écrits. L'ancien péninsulaire se dit inquiet pour la prêtresse qu'il considérait comme son amie, bien qu'il l'appela par son prénom complet et son titre plutôt que par le surnom qui avait échappé à Ibrahim. Il fut assez surpris de voir la jeune femme lui demander s'il l'avait vu ce soir-là.

-On vous a mal renseigner, chère enfant ! Neassa-Laella est bel et bien venue ! Elle est restée jusqu'à la fin, ce qui n'arrive pas toujours. Elle est donc partie tardivement.

Lorsque la jeune femme l'interrogea sur l'humeur de la prêtresse, il ne lui apprit guère plus que les serviteurs de la dame. A ses yeux, elle était tout à fait égale à elle-même. Elle avait participé à la soirée avec un enthousiasme certain, bien qu'elle soit toujours mesurée dans son comportement. Si elle avait oublié quelque chose ? Non, la seule personne qui avait laissé on épingle à cheveux était une danseuse dont le travail était de divertir un riche marchand. Il digressa en parlant de cet homme qui ne voyait que le corps -certes agréable à regarder- de la belle et pas son esprit des plus vifs. Son maître avait envoyé un serviteur le lendemain pour venir cherché l'objet abandonné.

-Mais tout cela, je l'ai déjà dit aux enquêteurs du Guet qui sont venus le voir ! De la même manière que je leur ai indiqué le chemin qu'elle a emprunté pour repartir.

Dès lors, les questions que Cassiopée lui posa furent plutôt inédites pour Hermann mais il fit en sorte d'y répondre au mieux, prenant le temps de la réflexion et demandant même l'assistance de son serviteur pour rafraîchir sa mémoire.

Quelqu'un était-il parti avant elle ? Oui, trois. Il en cita même les noms et les fonctions mais ils avaient pris des rues totalement différentes.
Est-ce que quelqu'un était reparti avec la prêtresse ? En effet. Un peintre accompagnait Neassa-Laella, il habitait sur son trajet et lui avait servi d'escorte... jusque chez lui tout du moins. L'écrivain l'avait recroisé depuis et l'homme lui avait semblé réellement surpris et inquiet d'apprendre que la prêtresse n'était apparemment pas arrivée jusque chez elle. Elle n'avait plus qu'un pâté de maisons à franchir. Hermann connaissait bien le quartier et se perdit même à décrire le secteur, évoquant le tailleur qui œuvrait par là.
Où vivait le peintre ? Hermann se fit un plaisir de lui donner l'emplacement de sa maison. Il se proposa même de l'y conduire si elle le souhaitait.
Comment connaissait-il l'artiste ? Il l'avait rencontré lors d'une soirée entre mondanités à laquelle ils avaient tous deux assistés afin de trouver de nouveaux mécènes. Cependant, la prêtresse et lui semblaient se connaître depuis plus longtemps encore. Elle avait apparemment contribué à l'obtention de son premier soutien financier, sans pour autant être elle-même sa donatrice. Selon lui -car il avait bien comprit où elle voulait en venir-, il n'avait aucune raison de s'en prendre à elle.

Après ce long interrogatoire durant lequel l'écrivain se montra le plus honnête et investit possible, Cassiopée prit congé, refusant son aide pour trouver la demeure du peintre. Ce dernier ne lui apprit hélas pas grand chose de plus. Il confirma tout ce que lui avait dit Hermann. Il retourna même à l'emplacement où il avait quitté Neassa-Laella, à quelques pas de sa porte, et indiqua la direction dans laquelle il l'avait vue partir.

-Il faisait nuit mais je l'ai parfaitement vue. La boutique du tailleur était éclairée et, avec une vitrine comme la sienne... Bref, je voyais sa silhouette noire se détacher de la lumière qui inondait la rue deux cent mètres plus loin. L'image était magnifique. Dommage qu'elle ait été gâchée par l'apprenti du tailleur qui sortait à ce moment-là. Pesta-t-il en bon amoureux des arts visuels.

Sa vision gâchée par cette irruption impromptue, il était rentré chez lui assez rapidement et n'avait pas suivi la prêtresse du regard très longtemps. Il avait donc pu se passer à peu près n'importe quoi depuis les cinquante mètres de sa maison à la demeure de la dame...

« Attendez, vous avez dit l’apprenti du tailleur ?

, dit-elle d’un ton plus inquisiteur. Pour quelle raison l’apprenti du tailleur l’aurait-il accompagné alors qu’il venait de rentrer dans la boutique ? Ça n’a pas de sens. »

Cassiopée progressait petit à petit. La dernière phrase de son interlocuteur venait de réduire grandement le champ des possibles. Cet apprenti était donc la dernière personne à l’avoir vue … ou son ravisseur. Après tout, l’atelier du tailleur était la dernière étape connue de son trajet du retour. Les probabilités d’un kidnapping entre l’atelier du tailleur et chez elle se faisaient de plus en plus grandes.

L’alchimiste remit les choses bout à bout. Cet apprenti n’avait aucun intérêt à l’accompagner jusqu’à chez elle, d’autant qu’elle n’était jamais arrivée. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Ledit apprenti devait se trouver dans la boutique, alors autant l’interroger.  

Prenant congé de son interlocuteur, Cassiopée se dirigea vers la boutique du « Fil Doré ». Elle espérait que ledit apprenti serait présent sur place pour le questionner. Si ce n’était pas le cas, il ferait un excellent suspect … Le souci … comment retrouver un potentiel suspect comme celui-là ? Elle espérait que le tailleur possédant l’établissement soit au moins présent.

La nuit commençait à tomber. Son enquête avait duré plus longtemps que prévu et elle aperçut rapidement la pancarte de bois de l’atelier du tailleur. L’établissement disposait d’une bien belle devanture. Pas étonnant au vu du quartier. Les Soieries disposaient des établissements les plus en vue de Thaar. L’alchimiste ne perdit pas de temps et frappa à la porte, espérant que malgré la nuit venant, le propriétaire des lieux pourrait répondre à ses questions … ou mieux : son apprenti. Mieux valait ne pas perdre de temps. Elle frappa à la porte de la boutique.

« Messire, ouvrez ! Je viens de la part du Guet. J’aurai quelques questions à vous poser sur la soirée donnée chez messire Hermann. »

Un petit mensonge … mais elle ne leur devait pas la vérité.

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La nuit tombait, certes, mais la lumière brillait dans l'établissement. Bien caché derrière des rideaux qu'il n'avait pas oublié de fermer cette fois, le tailleurs était encore à l'ouvrage. Au milieu de sa boutique trônait un mannequin. Il l'avait rembourré de manière à correspondre à la corpulence de sa cliente du jour. Une sacrée corpulence d'ailleurs... Elle était aussi large que fortunée... Et ses goûts en matière de vêtements laissaient à désirer. Non pas qu'elle ne sache pas reconnaître une jolie robe mais elle demandait toujours à l'artisan des tenues parfaites pour une femme aussi fine et élancée qu'une gazelle. Alors il travaillait d'arrache-pied pour tenter de faire en sorte que son travail ne détonne pas trop avec la carrure de la dame. Autant dire qu'il avait du pain sur la planche. Il pestait et râlait en permanence mais, finalement, il préférait crouler sous le travail -même de mauvais goût- plutôt que de ne pas en avoir...

Tandis qu'il ajustait l'emplacement d'un pli, on frappa à sa porte. Qui pouvait bien le déranger après la fermeture ?

-Si c'est encore la Chiarroti qui a besoin d'un ajustement de dernière minute... Lança-t-il à l'attention du jeune homme qui préparait un patron à la découpe. Mais il ne finit pas sa phrase. En entendant la femme derrière le pan de bois, il fronça les sourcils. Le Guet ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien lui vouloir ? Hermann... Hermann... Si ce nom lui rappelait vaguement quelque chose, une soirée chez lui ne lui dit rien du tout.
D'un geste vif, il déverrouilla sa porte et ouvrit brusquement, se retrouvant nez à nez avec la demie-sang. Il la détailla de la tête aux pieds. Il ne voulait pas qu'on l'accuse de ne pas avoir répondu aux questions de la garde de la ville mais on le dérangeait en plein travail...

-Je me souviens à peine qui est Hermann alors je peux vous dire que je ne me suis pas rendu à une soirée chez lui. Je n'en ai d'ailleurs pas le temps ! Mon carnet de commande est plein ! Dit-il en désignant l'intérieur de sa boutique, laissant à peine apercevoir son ouvrage en cours avant de barrer de nouveau la vue de la jeune femme. Je ne vois pas bien en quoi je pourrais vous aider.

L’alchimiste avait l’impression de perdre son temps avec le tailleur. A vrai dire, il n’y mettait pas beaucoup du sien. Cassiopée prit le temps de jeter un œil furtif à son atelier. Visiblement, il avait du travail et travaillait à plein régime … avec son apprenti.

Après quelques minutes de discussion, la demoiselle d’Ys comprit qu’elle n’obtiendrait rien de son interlocuteur. Il ne savait rien, et ne voulait probablement rien savoir. C’était évident. S’il se montrait coopératif, elle pouvait sentir son agacement : il avait du travail à terminer pour des clients et chaque minute était précieuse pour lui.

Elle se tourna vers l’apprenti, affairé sur l’un des patrons de vêtements. Le jeune homme ne lui accorda pas un regard, tout occupé qu’il était à travailler. Lentement, elle s’approcha de lui et par surprise, l’interrogea :

« Et toi l’apprenti ? Tu n’aurais pas vu une prêtresse de Tyra par hasard ? D’après mes sources, tu lui aurais emboité le pas à peine avait-elle passé la boutique de ton maître. Dis-moi tout et je t’éviterai de passer plusieurs ennéades dans les geôles du Guet pour insubordination. Nul doute que ton maître n’appréciera pas. »

La demoiselle préférait ne pas y aller de main morte. Il fallait qu’elle arrête de perdre du temps à essayer de discuter avec tact avec ces gens. Plus vite elle aurait des pistes tangibles et plus vite elle pourrait mettre au clair toute cette histoire. Elle frappa du poing sur sa table de travail (et se fit un peu mal dans l’opération …)

« Oh ! Accouche, on n’a pas toute la soirée. »

Par Othar, qu’il crache le morceau ! La nuit était en train de s’épaissit dehors et il ne faisait pas bon trainer dans les Soieries à cette heure-ci.

Le jeune homme avait bien entendu la discussion qui se tenait à la porte de la boutique mais il resta désespérément penché sur son plan incliné à finir le tracé de son patron. Lorsqu'il entendit des pas approcher, il crut que c'était son maître mais la voix féminine le surprit et il tressaillit en se retournant vers l'inconnue. Pendant un moment, il resta coi devant sa question, alternant son regard entre le tailleur et l'enquêtrice. Il ne voulait visiblement pas répondre à la question mais c'était de la peur qui se lisait dans ses yeux.
Le coup de poing le fit sursauter, reportant brusquement son attention sur la femme.

-Je... Je... Hésita-t-il avant de se lancer enfin. Oui, je l'ai vue ! Je rentrais chez moi. On allait dans la même direction ! Mais j'ai bifurqué deux rues plus loin mais elle, elle a continué. Je l'ai plus vue après !

Un silence s'installa. Le maître observa son élève en plissant les yeux. Ce dernier ne semblait pas plus à l'aise maintenant qu'il avait lâché tout cela. Au contraire, il semblait plus anxieux encore, une goutte de sueur commençant à perler sur son front. Maintenant qu'il savait de quoi il s'agissait, il prenait la question un peu plus à cœur. Une prêtresse, surtout servant la Voilée, ça ne se laissait pas tomber comme ça...

-Qu'est-ce que tu ne dis pas ? Interrogea-t-il d'un air sévère. Le jeune homme supplia le tailleur de ne pas l'obliger à répondre mais il lui fit bien vite comprendre qu'il n'avait pas le choix. Réponds ou tu peux te trouver un nouveau maître pour t'enseigner ce métier et crois-moi, je ne te rendrais pas la tâche facile !

Acculé, au pied du mur, l'apprenti avait compris le message. Il avait eu tant de mal à décrocher ce poste. Et dans les Soieries en plus, c'était une chance inespérée. Le tailleur avait accepté de lui donner sa chance, à lui qui n'était pas issu d'une famille très aisée. Alors, il prit son courage à deux mains...

-Je... J'ai vu... Deux autres personnes. Ils suivaient la prêtresse. La femme... Il y avait un homme et une femme... Elle... Elle s'est tournée vers moi... et m'a dit de garder le silence. J'ai eu peur et j'ai tourné tout de suite ! Je sais pas ce qu'il s'est passé après !

« Ah ben voilà ... enfin une personne un peu cooperative ! C’est bien, on progresse. Je ferai en sorte que le Guet se souvienne de votre pleine et entière coopération messires. Maintenant, dit moi l’apprenti : à quoi ressemblaient ces personnes qui accompagnaient la prêtresse ? As-tu vu leur visage ? Dans quelle direction sont-ils allés ? N’omets aucun détail s’il te plait, je n’aimerai pas à avoir à faire venir le reste des enquêteurs ici. »

La demoiselle y allait un peu fort, mais elle n’avait pas de temps à perdre. Afin de faire passer correctement la pilule, elle laissa sur la table une vingtaine d’écus pour la peine du tailleur et pour son apprenti.

« Pour le dérangement. Maintenant, mes informations s’il vous plait. J’ai une prêtresse à trouver. Plus vous me donnerez d’informations et plus vite nous pourrons tous reprendre le cours de nos activités quotidiennes. »

Inutile de préciser que Cassiopée était pressée. Elle n’avait pas que ça à faire de ménager les gueux du coin. Là, c’était une question de vie ou de mort. Elle devait retrouver la demoiselle au plus vite pour rassurer ses servants.

Maintenant qu'il avait commencé à parler, le jeune homme ne pouvait plus se permettre de s'arrêter. Et puis, si le Guet pouvait mettre la main sur ces deux criminels, il pourrait enfin faire le trajet de chez lui jusqu'à la boutique sans avoir cette boule au ventre. Il soupira alors, laissant ses épaules s'affaisser, et on comprit bien vite pour quelles raisons il avait aussi peur.

-C'était des demis-drows. Commença-t-il plus calmement, comme résigné. La femme avait les cheveux noirs et la peau claire mais j'ai vu ses yeux rouges et on devinait ses oreilles pointues sous sa capuche. Pareil pour l'autre mais j'ai pas vu son visage. Juste des mèches de cheveux rouges qui dépassaient. Puis, vu la carrure, c'était pas un elfe. Et, la femme, elle avait... une marque... ici. Il désigna la base de son cou, côté gauche. On aurait des chaînes mais en forme de symbole de l'infini.

L'apprenti ne semblait pas avoir la moindre idée de ce que cela voulait dire mais il avait l'intuition que c'était important. L'ancienne prévôt ne pouvait que savoir à quoi cette inscription au fer rouge faisait référence... Puis il continua.

-Ils ne l'accompagnaient pas. Ils avaient plutôt l'air de la suivre. J'ai senti que je dérangeai et je voulais pas assister à quelque chose que je devais pas alors je suis parti. L'homme... Il avait l'air sacrément concentré. Il s'est même pas préoccupé de moi, il fonçait droit sur la prêtresse sans un bruit. On aurait dit un félin en chasse. Je sais même pas si la prêtresse les a remarqué ! Ils ont continué un peu plus loin dans la rue. Quand j'ai tourné, j'ai rapidement remarqué qu'il n'y avait plus un son à part mes propres pas. J'entendais plus ceux de la prêtresse. Je... J'ai cru qu'ils l'avaient tuée mais... Quand je suis revenu le lendemain, personne ne parlait d'un corps, ni même de sang retrouvé dans la rue. Je sais pas ce qu'ils ont fait mais ils se sont volatilisés tous les trois apparemment...

Enfin ! Elle avait des visages à mettre sur les ravisseurs de la prêtresse … mais surtout, de biens beaux indices ! Le tatouage que lui avait décrit l’apprenti était connu des gens du Guet. Il s’agissait du tatouage que l’on faisait à toutes celles et ceux qui finissaient par énerver suffisamment le Guet pour finir en prison à perpétuité. Mais visiblement, le Guet avait désormais une notion très lâche de ce qu’était la perpétuité si des prisonniers se baladaient le museau à l’air libre.

Une seule solution s’offrait à Cassiopée : aller au poste de garde principal des gens du Guet et les questionner sur ces deux individus. Il devait nécessairement rester des gens assez intègres à l’intérieur des forces de l’ordre pour pouvoir la renseigner en sa qualité d’ancienne prévôt. Elle n’avait pas spécialement envie de graisser des pattes, mais au stade où elle en était, il valait mieux s’y préparer … et aussi s’armer. Si elle voulait pouvoir retrouver la prêtresse et sauver sa propre peau par la même occasion, un peu de préparation était nécessaire.

Satisfaite des réponses de l’apprenti, Cassiopée remercia chaleureusement les deux tailleurs de leur temps et prit congé. Elle remarqua en partant une tenue fort jolie, qui lui fit se dire qu’elle reviendrait en ces lieux pour y faire quelques emplettes dans les ennéades à venir.    

« Bien ... Cela ne sert à rien d’y aller maintenant … En revanche, un groupe pareil ne doit pas passer inaperçu et le Guet doit sûrement les connaitre. Bon … je rentre, je prépare quelques formules et on reprend demain. »

La jeune sang-mêlé se dirigea alors vers ses quartiers pour se ravitailler. L’idée de devoir probablement affronter des sang-mêlé ne lui plaisait guère et elle n’était pas une grande combattante elle-même. Peut-être que les gens du Guet l’aideraient et lui fourniraient des hommes pour son enquête, en sa qualité de princesse-marchande.