Les bons comptes, mais pas les bons amis [Salfaryl / Marzaban]

9ème ennéade de Vérimios – Deuxième mois de l’Hiver.
Dix-septième année du onzième cycle.
Dans les entrailles des Mille-Caves.

La journée avait commencé comme toutes les autres. Levé aux aurores, j’avais refait mon lit à la perfection. Le drap en soie et la couverture en velours correctement pliés au pied du lit, j’avais tôt fait de tapoter l’armada de coussins et oreillers en soie et rembourrés de plumes. Une fois satisfait, il était l’heure de s’habiller, et de manger. Mettant mes plus beaux habits, chemises de soie et braies en lin, j’avais passé mon peigne dans ma barbe exactement 14 fois afin que celle-ci soit aussi douce que les tissus dans lesquels je me drape. Etant donné que je n’avais point fait raser mon crâne depuis une ennéade, j’assignais un serviteur à cette tâche ô combien importante. Et une fois fait, il était l’heure de passer les comptes en revue.

Ainsi m’étais-je emparé du Damnaz kron et du Wulthrong Kron, et avais-je feuilleté les vélins reliés d’un cuir correctement tanné, durant 9 minutes. C’est à la fin de cette relecture qu’un serviteur m’apporta au pas de course une missive ô combien importante malgré son caractère journalier. Scellée du sceau Ambreroc et paraphé du comptoir caravanier central du même nom, il s’agissait ni plus ni moins des recettes et dépenses sur la dernière ennéade. Je pris 21 minutes pour en faire la lecture et la critique. Fort heureusement, Heidum aura veillé sur nos cargaisons et nos durgazdawis, car pas une seule erreur n’était apparue, et les chiffres étaient justes. Il n’existe point meilleure chant que celui des souverains qu’on laisse choir dans un coffre-fort.

Le reste de la journée devait être alloué aux affaires communes. Le Maître Trois-Diamants se concentrant de plus en plus sur ses essais magiques, certaines de ses missions et responsabilités relèvent de mon expertise. Un bon placement si vous voulez mon avis, valant un retour sur investissement qui, je l’espère, sera productif. Le Maître ne s’est jusqu’ici jamais trompé, me choisir comme héritier n’est donc point une erreur non plus. C’est alors qu’une missive me fut portée, mais celle-ci ne fut point scellée du sceau des Ambreroc, ni d’aucune autre dépendance des Mille-Caves. Il s’agissait du sceau de la cité de Ys.

En quelques secondes, je me rappelais des conséquences du conseil de Thaar. Le Maître Sombre aura été juste et courageux de laisser les autres Princes-Marchands s’adonner à ce simulacre de conseil, mais ils auront tout de même amputé les Mille-Caves d’une part importante de sa fortune. Par importante, j’entends surtout vu le nombre de souverains. J’ai cru m’étouffer dans l’élixir que je buvais lorsque j’ai appris le montant des amendes. Fort heureusement, les richesses des Mille-Caves et des Nains sont telles, que nous pouvons toujours envisager sereinement l’avenir. Ils ne sont point nés ceux qui entraineront les Mille-Caves dans la misère et l’oubli !

Mais je ne m’attendais point à une telle missive venant de Ys. Ainsi donc, Cassiopée, la Princesse-Marchande de Ys, décidait d’annuler purement et simplement ses commandes auprès des Mille-Caves. Si celles-ci ne figuraient pas parmi les commandes les plus impressionnantes, ni les plus gros revenus, cela fait tout de même une entrée financière en moins. Qui dit entrée financière en moins, dit revenus diminués, et pourtant, nos dépenses, elles, ne diminuent point. C’est un contretemps très désagréable donc. Le maître s’était sans doute attendu à des conséquences, après le conseil et l’évènement qui l’aura provoqué. Mon faciès demeure de marbre, mais mes pensées, elles, sont fulgurantes. Tout cela est… Très désappointant.

J’avais lu la missive devant le serviteur qui attendait soit un ordre, soit une commande ou… Quoi que ce soit d’autres, puisqu’ils ne vivent que pour suivre nos ordres. Mais à la place, je restais de marbre, et prit la direction de la dernière cave pour trouver maître Salfaryl et lui remettre la missive en main propre.

J’arrivais finalement à sa demeure, la plus lointaine à l’intérieur des terres, la plus grande, la plus luxueuse aussi, et détenant le plus de dépendances. Après avoir été annoncé par un serviteur, je m’étais simplement présenté devant lui, lui tendit la missive à deux mains dont le sceau avait été brisé par mes soins, et le gratifia de quelques mots :

- Une missive de la treizième d’Ys. Ils annulent leurs commandes sur les prochains mois. Une perte acceptable, bien que très désagréable. Que voulez-vous faire maître ? Voulez-vous que je m’en occupe ?

Il avait beau prendre de plus en plus de place dans l’ombre, Salfaryl le Sombre du clan Trois-Diamant, le Sang d’Argent, demeurait le maître des Caves, et le Prince-Marchand. Ses mots sont des missions, ses désirs, sont des ordres.