Le chantier du Nord [Fort du Col des Hardis]

Les choses s’étaient enchainées avec une certaine rapidité depuis la mort du Grand-Roi Hardrek Poing-De-Fer. D’abord, il avait fallut veiller le Roi mourant, puis s’atteler à creuser son tombeau, son caveau, lequel deviendrait sur ordre royal, le premier d’une crypte royale qui recevrait les dépouilles des prochains Grands-Rois de ce royaume. Ainsi Harald s’assurait d’une place dans la crypte des Rois.

Yggdar avait trouvé que cette décision était correcte, et plutôt sensée. En tant que guerrier, thane d’un clan guerrier cycléen, la mort était toujours envisagée, et les guerriers désiraient rejoindre les Derniers Halls plus que tout. S’assurer d’un tombeau dans une crypte royale, c’était s’assurer d’avoir quelque chose à raconter à Heidum lorsque le souverain se présenterait devant lui.

Puis, les choses s’accélérèrent. Au travers d’un discours grandiose, mais bien moins maîtrisé que ceux de Hardrek, Harald gratifia Glumtol Barbe-De-Fer d’un honneur grandiose et sans doute inattendu, d’après la réaction de l’intéressé. Voir un Nain verser une larme n’était pas chose commune. Aussi Glumtol ne devait point s’attendre à un tel honneur. Devenir Ingénieur royal, architecte du Roi, était un immense honneur pour un Nain qui, au départ, n’était qu’un simple mineur.

Et Glumtol s’était alors mit au travail. Tel un Dawi dans sa mine, Glumtol s’était empressé d’user de ses outils pour préparer sa mission. Envoyant diverses missives, il fit venir à Kirgan, des ingénieurs, bâtisseurs, forgerons et mineurs de Thanor, et des brasseurs, chasseurs, éleveurs et soldats de Lante. Des outils à l’armement, des effectifs aux spécialités, toute la logistique était née de son esprit ou passée entre ses crocs acérés. Et le Barbe-De-Fer s’était révélé avoir plusieurs cordes à son arbalète. Non seulement il n’était pas doué que pour les banquets, mais il était aussi un fin logisticien.

Et c’est ainsi que le cortège s’était retrouvé au fort du Col des Hardis. L’endroit était déjà légèrement fortifié. Comprenez qu’il y avait des murs épais et grands, mais très peu de défenses statiques. Il n’y avait ni meurtrières, ni systèmes d’ingénierie civile et militaire poussés. Les bases semblaient bonnes, mais beaucoup de choses étaient à faire pour Glumtol.

Yggdar, quant à lui, assurerait un soutien sans faille dès que nécessaire. Car le Barbe-De-Fer s’était montré aussi ingénieux qu’à l’écoute du vieux Rhunki et nul doute que l’esprit de l’architecte royal, couplé à la sagesse du vieux forgerune, iraient faire des merveilles.

Mais en son fort intérieur, Yggdar avait hâte de retourner chez lui, à Molgrunn. La nouvelle Grandsalle des Scriberune, bien moins grande et développée que celle de Kirgan jadis, attendait l’attention et le travail du vieux forgerune, qui voulait tout faire pour retrouver ce qui avait été perdu durant le Voile.

Jour après jour, les travaux avançaient. Le chemin jalonné en l’an 15, avait été arpenté, et le col des Hardis, nommé ainsi en hommage à deux cognards tués ici même lors d’un affrontement sanglant, commençait à être renforcé.

Il y avait déjà des infrastructures, mais celles-ci étaient très basiques. Glumtol, connaissant les dangers du Nord et des montagnes, avait ordonné le rassemblement des caravanes et autres charrettes, et la mise en place de draperies tout autour de ces tipis improvisés, afin de retenir la chaleur et de protéger des intempéries.

Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que Glumtol ne ménageait pas ses efforts. Dans la petite troupe de soldats et d’artisans, on disait que si un échafaudage pouvait supporter le Barbe-De-Fer, alors il pourrait supporter trois nains lourdement équipés, et il pourrait résister à une tempête du Nord. Yggdar riait de ces choses-là. Il fallait avouer que l’humour était un moyen de s’entraider et de guérir, et, aussi loin au Nord, ce petit groupe de naines et de nains, de soldats et d’artisan, créait des liens de plus en plus forts, à mesure que les efforts des uns étaient gratifiés par la reconnaissance des autres.

Les soldats redoublaient de vigilance, de jour comme de nuit. Les artisans, œuvraient avec acharnement. Un forgeron avait déballé ses affaires, et monté sa forge à l’aide de pierres et de briques, et de toiles tendues, en une seule journée avec l’aide de quelques bâtisseurs. Un autre forgeron, lui, avait eu l’habileté de trouver un renfort dans la montagne, une crevasse naturelle précédemment exploitée par les nains déjà en place avant le début du chantier. Un mineur à l’œil averti avait cependant décidé de creuser deux cheminées d’évacuation, car les fumées de forge ne pouvaient pas sortir de la petite caverne lorsque les vents au-dehors, dépassaient une certaine vitesse. Cela n’empêcha cependant pas le fils du forgeron, encore apprenti, de s’intoxiquer dans les fumées à cause d’un mauvais mélange dans le foyer de forge.

Les bâtisseurs avaient déjà délimité les nouvelles fortifications. Jalonnant les bases qui, de toute évidence, indiquaient que les futurs remparts seraient hauts, et que les chemins de ronde seraient larges, ils avaient déjà décidé des endroits où creuser les tunnels et les parties internes de la montagnes, dédiées à la vie ou au fonctionnement du fort.

C’est d’ailleurs là que toute l’expertise de Glumtol fut visible, et brilla de l’expérience de toute une vie. Thane d’un clan de mineur, Haut-Conseiller et maître des mines de Thanor, le Nain connaissait son métier sur le bout des doigts. Yggdar, le voyant l’œuvre, s’était surprit à le regarder une certaine fierté pour le Nain, autant que pour ses compétences. Il lui suffisait de regarder ses plans, et de toucher la roche, pour savoir exactement où creuser. Tel mineur, avec telle pointe de pioche, allait creuser ici. Un autre, plus ancien, moins disposé à manier la pioche, serait là pour faire suivre la sécurité et les ordres. Le vieux Rhunki regardait ce ballet, d’un œil fier. Il était tellement, tellement fier de son peuple. Appuyé sur sa canne à l’embout forgeruné, le vieux nain qui arrivait sur ses 253 ans, était emmitouflé dans un épais manteau de fourrure, et portait des chaussures toute aussi épaisse. Ainsi pouvait-il rester là, debout, sans trembler ni ressentir de réels frissons, et regarder ce qui se passait autour de lui.

Glumtol était donc à la manœuvre, et les jours passant, le froid mordant de plus en plus, il ne faiblissait pas. Il lui arrivait même de prendre une pelle le matin, lorsqu’il fallait déblayer la neige tombée durant la nuit pour reprendre le travail. Sur les échafaudages, il mesurait, il parlait, il rectifiait. Durant ces jours-ci, un seul regret vint à l’esprit du vieux Rhunki : quel dommage que le Groman-Rik ne puisse être témoin des efforts de Glumtol. En tant que nouveau souverain, savoir que sa première parole avait été placée dans un nain de confiance, l’aiderait sans doute à avoir confiance en son règne. Mais les Nains étant ce qu’ils sont, nul doute qu’il apprendrait cela très bientôt.

Yggdar aussi s’était mit à l’ouvrage. Oh, il ne pouvait pas piocher de roche si dure, et si longtemps, dans un environnement si froid. Il ne pouvait pas non plus forger, son propre matériel étant resté à Molgrunn. Cependant, il pouvait tout de même conseiller. Possédant la maîtrise de la forge, et du scellage de rune, Yggdar avait cette double étiquette de maître runiste et maître forgeron. Ajoutez à cela l’aura légendaire que revêt un forgerune, et vous comprendrez pourquoi Yggdar Frappe-Rune, ancien du clan éponyme, Zagaskroni, et forgerune, était aussi écouté qu’il était respecté.

Mais voilà, tout ne pouvait pas se passer sans accro indéfiniment. Surtout dans le Grand Nord. Car très vite, les nuages devinrent menaçants, la neige se fit abondante, et les bourrasques se soulevèrent de plus en plus intensément, mettant en danger la vie des barbes et des bavettes. Glumtol, encore une fois, eut le bon réflexe : le rassemblement des Nains, et le réchauffement des corps et des âmes.

Yggdar ne le dirait probablement jamais, mais il était fier. Très fier. Sans doute Glumtol arrivait-il à le lire dans les mires du Rhunki.

Si, comme tous les Nains du Nord, Yggdar était doté d’une résistance innée pour les froides températures, et pour les bourrasques typiques des monts du Nord, sa condition d’ancien ayant dépassé la moitié de son deuxième siècle d’existence, se rappela à lui, en plusieurs occasions. Ses os lui faisaient mal, de plus en plus. Sa blessure arrivée jadis, qui le forçait à utiliser une canne, se réveillait en maintes occasions, et il lui arrivait de plus en plus régulièrement de boiter. Sa démarche claudicante s’accentuer à mesure que l’humidité augmentait, ou que le froid s’insinuait sous ses épaisses couches de fourrures.

Pour compenser cette latence, se réchauffer le corps et l’esprit, et, également, se rendre utile, Yggdar se rendait le plus souvent possible dans les deux forges du fort, et dans les boyaux en construction. Sa condition de forgerune lui permettait de compter sur une expertise de forgeron, et de runiste. Aussi n’hésitait-il pas à dispenser ses conseils aux forgerons du contingent, forgerons qui se sentaient à la fois honorés, et quelque peu désemparés, tant le vieux rhunki pouvait être intransigeant. Cela lui arrivait, parfois, d’oublier que la forge nécessitait moins de perfection que la forgerune, pour la simple raison qu’un forgeron pouvait toujours récupérer une erreur ou une imperfection, contrairement à une rune. Mais ses conseils étaient appréciés, et tel l’ancien nostalgique d’une jeunesse passionnante, il lui arrivait de frapper du marteau lorsque cela était possible, ou nécessaire.

Un poilu correctement emmitouflé vint se présenter à lui :

- Maître rhunki, l’architecte royal Barbe-De-Fer vous mande sous la tente.

Acquiesçant sans se faire prier – pour une fois – Yggdar regarda durant quelques secondes, ce jeune Nain qui attendait là, tel un piquet battu par les vents. Jetant un dernier coup d’œil à une lame qui sortait du foyer incandescent, il gratifia le forgeron d’un signe de tête, l’encourageant à continuer, et suivit l’émissaire, en claudicant.

Il arriva bientôt devant le Barbe-De-Fer bien nommé, et, se plantant face à lui, regarda immédiatement les plans qui lui étaient soumis. Il faut dire qu’Yggdar était curieux, très curieux. Lui demander son avis piquait donc son intérêt, d’une part, car il ne s’y attendait point, et d’autres part… Il était curieux. Alors, il s’approcha, et prit de longues secondes pour lire et analyser les plans. L’espace d’une fraction de seconde, Yggdar se demanda si ces traits fins, tracés sur le vélin, étaient bel et bien ceux de Glumtol. Comment un Nain aussi épais et ventru pouvait tracer des traits si fins ?

Après avoir prit son temps, et mené quelques pistes de réflexions en son fort intérieur, Yggdar prit la parole :

- Maître Architecte, ces plans sont bin’ beaux et bin’ tracés, ip ! C’t’une bonne idée d’creuser ces deux reliefs, c’la f’ra d’ce fort une vraie p’tite cité troglodyte, avec plein d’place pour les convois et les forces vives ! Molgrunn à bien b’soin qu’son ravitaill’ment soit assuré, Ip ! Et en plus, c’te roche qu’vous creusez, elle sert aux murailles ! Ce s’ra point d’la pierre de taille, mais elle s’ra massive, et laiss’ra point passer qui qu’ce soit, ah ça neh ! Mais l’Septentrion est point endroit sûr, neh… Utiliser l’sommet d’ces deux reliefs est excellent ! Cela ne servait à rien de le répéter, mais Yggdar était fier. Après toutes ces péripéties – les tempêtes, les vents, les blessés, les retards – les barbes et bavettes tenaient bon. Par cont’, y aura un gros travail d’aménag’ment. Y faudra des rails, pour qu’les denrées soient entreposées et chargées rapid’ment, avec des systèmes d’poulies et des aérations. L’froid ici est mordant, faudrait pas qu’nos cognards et qu’nos artisans gèlent sur place à essayer d’sortir des caravanes, des cargaisons qui pourraient simpl’ment être portée et déposées dans des wagons. Et qu’est-ce qu’vous avez prévu pour la défense c’t’endroit ? Z’avez un nom pour c’fortin ?

Yggdar aimait cette discussion, être ici. Mais il ne pouvait pas s’empêcher d’être impatient de retrouver la bavette Helga « mousse amère » comme on l’aime l’appeler, car sa bière, comme son sobriquet l’indiquait, était diablement délicieuse.