Et maintenant, que vas tu faire de tout ce temps que durera ta vie ? | Elghinn

 

Septième jour de la seconde ennéade de Vérimios

 

 
Demain, Na'ri reprendrait la route. Elle n'avait fait que passer dans cette ville foisonnante. Mais de son passage, elle avait fait le tour des temples de Kiran. Apportant des petits biscuits, elle s'était présentée. Ils avaient discuté de tout, mais aussi comment un possible échange entre Sol'Dorn et Thaar pouvait se faire. La Grande Prêtresse n'avait pour le moment pas grand-chose à offrir, si ce n'était que des portes ouvertes à tous et d'accomplir le travail. Tout les guérisseurs étaient libres de faire le chemin et s'ils voulaient apprendre et partageaient leur connaissances, ils étaient plus que les bienvenues.

Elle s'était un peu frottée aux cultes humains. Elle avaient cherché à se renseigner sur les problèmes qu'avaient ces créatures en dehors de l'esclavage et si loin de la douce chaleur du volcan.  Mais cela n'avait pas été si évident de cela.

Les jours étaient également complétés en formant à la fois Ilm' et Myl'nea, quand elle était disponible et selon son désir. Mais il lui restait une petite chose à faire : savoir si Elghinn avait besoin de quelque chose. Cela ne faisait que quelque mois qu'elle même était mère. Et, pas tout à fait comme elle le voulait. Elle regrettait toujours un peu de ne plus avoir son petit bonhomme avec elle. Elle se trouvait à la fois lâche et cruelle de l'avoir fait enfermer dans les Profondeurs, au milieu de "vrais" eldéens. Alors, pour ce fils qui venait de perdre sa mère, elle se sentait obliger de l'aider… Mais la prêtresse ne voulait pas s'imposer.

Les petits Al'Serat avaient l'âge de faire des choix qui leur était propre, de faire des erreurs aussi. C'était la formation qui continuait, ou l'expérience qui rentrait, selon le point de vue. Mais si elle pouvait aider que cela soit en partageant un bout d'expérience, que cela soit une main tendue ou juste en écoutant, elle le ferait. Maintenant, comme plus tard.

Le salon dans lequel les esclaves du Palais l'avait installé était magnifique. Les soies légères étaient entièrement peintes avec une finesse exquise. Les énormes coussins qui jonchaient les matelas semblaient être moelleux et confortables. Mais c'était aux côtés d'un énorme brasero, artistement ouvragé que Na'ri attendait en tentant de se réchauffer.
 

Cela faisait déjà plus d'une ennéade qu'il était arrivé dans ce qui devait être le terme de son voyage... Mais malgré sa persévérence, Elghinn n'avait pas trouvé la moindre trace de Zaahrian. Ni dans son quartier, ni dans les tavernes où ils avaient été, ni dans les lieux qui auraient pu lui plaire... Ni même dans les registre des temples dédiés aux différentes déesses de la mort. Son frère, son si cher frère, semblait s'être volatilisé... Et cela lui pesait plus que de raison.

Alors, depuis quelques jours, il passait un peu de temps à rassembler toutes les informations qu'il pouvait sur les Mille Caves, les différentes guildes de la ville et les Princes du Conseil. Dès qu'il en avait l'occasion, il retournait à l'Aile Blanche pour s'entrainer avec les gladiateurs, espérant croisé quelqu'un qui lui changerait les idées. De temps à autre, il revenait aussi au palais de sa mère, sans trop savoir ce qu'il y cherchait. Shyn'tae était occupée, tout comme Myar qu'il avait fini par apprécier d'une certaine façon. Driz'na n'était pas le genre de personnes à rire facilement. Alors il donnait facilement l'impression d'avoir toujours une idée à suivre.

... Mais la douloureuse sensation qui lui creusait la poitrine se faisait bien plus présente depuis son arrivée qu'elle ne l'avait jamais été auparavant.

Il dormait le plus souvent au même temple de Kiran que sa soeur, mais le soir il sortait dans les tavernes. Les premiers jours c'étaient celle des soieries, puis il se rendit compte que l'argent fondait vite et il ne savait pas trop comment en récupérer. Alors il trainait de rue en rue, appréciant autant les rues les plus bondées que les quaies d'Oliya et le bord de mer pour une raison qu'il ne parvenait pas à s'expliquer. Les odeurs et les gens y étaient différents. Comme la nuit. La faune locale changeait. Les bruits changeaient. Une fausse torpeur s'emparait des lieux et des êtres. Il adorait se promener de nuit.

Mais cette après-midi, c'était un peu différent. On lui avait fait passé un mot et il se retrouvait au Palais une fois de plus. Vêtu de son éternel pantalon de cuir moulant et de son ample chemise blanche surmonté d'une veste fourrée d'une toison de mouton, il suivit l'esclave qui l'avait accueillit jusqu'à un grand salon.

- Na'ri ! " s'exclama-t-il avec un sourire rayonnant. " Je suis content que tu aies trouvé un peu de temps ! "

Emporté dans son élan, il approcha pour lui donner l'accolade avant de reculer d'une longueur de bras. Les oreilles dressée avec enthousiasme, il détailla la prêtresse de cette façon de cette façon franche et sans pudeur qu'il n'avait pas perdu depuis son retour à la lumière.

- Tu veux manger quelque chose ? Je suis sûr que Shyn ne nous en voudra pas de nous servire. "

La sombre se tourna vers le jeune eldéen. Le regardant s'avançait vers elle dans son éclatante jeunesse, elle eut une image qui se superposa. Celle de ce que pouvait devenir Kel'zo. Son fils à elle. Aurait elle la chance de le voir pour ses… quel âge pouvait avoir Elghinn ? Cent trente ? Deux cents, non, plus jeune... Son corps n'avait pas encore atteint son apogée, il gagnerai surement encore en carrure. Mais parfois, dans ses gestes francs, dans ses paroles sans fards ni pudeur, il semblait plus jeune. Mais cent ans semblait être un bon compromis. Et une chose était certaine, plus que Kel'zo. Plus de 9 ans.
Elle qu'il y a moins d'un mois ne se donnait plus de temps à vivre, elle qui, il y a une dizaine d'année, ne se donnait plus qu'une cinquantaine d'année à fouler ces terres. Elle, la vétérane, demandait, pire, souhaitait ardemment plus de cents ans ? Quelle belle ironie que le fait d'avoir un enfant.

Quand il écarta ses bras, elle fit de même en miroir. Mais il mit une distance. Qu'elle respecta. Elle n'était pas sa mère et ne le serai jamais. Bien que son cœur sembla se recroqueviller un peu dans sa poitrine, Na'ri sourit chaleureusement.

- " Manger ? Ce serait avec plaisir ! Le jour où Shyn'taë nous en voudra, ce ne sera surement pas pour avoir pris une collation. Tout au plus, elle nous fera la moue de ne pas avoir partager ce moment avec elle. Mais pas des biscuits… As-tu quelque chose d'un peu plus… consistant ? "

Elle aimait bien les biscuits : c'était facilement transportable, facilement partageable, varié et ça faisait toujours plaisir. Mais ces derniers jours, il lui semblait en avoir un peu trop vu, un peu trop mangé. Bref, une fois n'était pas coutume, elle voulait un peu plus de variétés.

- " Je suis contente que tu t'entendes bien avec Shyn'taë." Reprit elle avec nonchalance. " C'est l'une des rares eldéennes en qui je fais confiance. Elle est vive et intelligente. Par certains côtés elle a beaucoup de chance dans sa malchance. Son seul véritable défaut est de relever le défit pour tout. C'est ce qu'il fait aussi partie de son charme je suppose. En tout cas, on n'a jamais le temps de s'ennuyer avec elle. Qu'en penses tu ? "

Le ton de sa voix était badin. Pourtant, ses oreilles enserrées par le turban, elles n'en étaient pas moins attentives.

- Oh oui. On doit pouvoir trouver un peu de viande ou quelque chose comme ça. Quand je viens il y a toujours quelqu'un pour m'en proposer. " sourit le jeune homme en se passant une main dans les cheveux pour minimiser son malaise.

Il avait accueillit la prêtresse comme une proche avant de se souvenir qu'elle maintenait toujours une certaine distance depuis leur départ du Puy. Mais quand elle avait ouvert les bras, il s'était retrouvé bête, rouvrant les siens alors qu'elle les baissait à son tour. Curieuse sensation de rester ainsi sur sa faim. Pour faire bonne mesure, il fit signe à l'homme qui l'avait mené jusqu'à cette pièce pour lui demander de quoi manger sans donner trop de précision et pointa un divan croulant sous les cousins non loin du brasier tout proche, suivant Na'ri à sa convenance.

Un sourire bêta fleurit sur son visage au nom de Shyn'tae, tandis que les réminiscences gonflaient son jeune esprit d'une brume blanche couvrant des paysages nocturnes.

- Oui. Enfin on s'entend bien depuis le début du voyage. A côté de l'autre vieux-sang n'importe qui parait encore plus sympathique. " Hmmm... Ce n'était pas tout à fait ce qu'il voulait dire. " Enfin... " Enfin elle avait comprit tout de même.

Surtout qu'elle ne tarissait pas d'éloges concernant la belle. Le sourire du jeune homme disparut pour laisser place à une attention réelle. Vive. Intelligente. Oui. Certainement. Souple aussi. D'une grande résilience surtout. Peu auraient réussit à supporter l'autre amoureux des morgals aussi longtemps sans lui ôter la vie. Quand à la chance... Il n'était pas vraiment sûr. Il avait constaté que les gens faisaient souvent référence à la chance pour justifier un peu tout et n'importe quoi. Ils se faisaient mal. Paf, malchance. Ils croisaient une personne qu'ils n'avaient pas vu depuis longtemps. Paf, chance... Même s'ils n'avaient aucune envie de voir la personne parfois.

Il faillit s'abimer dans ses réflexions mais la voix de la grande prêtresse l'en empêcha en continuant son étalage. Relever des défis... Ah ? Oui. Peut-être ? Il ne voyait pas vraiment en quoi cela dit...

- Je n'avais pas remarqué pour les défis, mais vous... tu la connais depuis plus longtemps que moi. " Maintenant qu'il avait commencé à la tutoyer, c'était bête de s'arrêter en si bon chemin. Sa grande carcasse s'effondra sur le divan tout en laissant assez de place pour que son hôte puisse s'installer toute à son aise. Dans l'opération, il ne manqua pas de tester le moelleux de l'assise avec entrain. " Mais c'est vrai qu'on ne s'ennuie pas avec elle. J'ai l'impression qu'elle a toujours des idées pour profiter au mieux de tout ce qui tombe à porter de sa main. Rien que ce palais. Avant-hier, quand je suis passé, j'ai croisé une humaine qui semble travailler ici. Puis elle passe son temps à voir des gens et à faire... Et bien je ne sais pas trop quoi. On ne passe plus tant de temps que ça ensemble depuis notre arrivée dans cette ville. " Il hocha la tête, marquant l'accord avec sa propre déclaration. Mains à plat sur les genoux. " On a beaucoup de choses a faire. Elle le conseil, Driz'na les cours et moi mon frère. " Il déglutit, soudain assaillit par le vide qui lui labourait les entrailles. Son visage s'affaissa sans rien retenir des émotions complexes qui l'agitaient, mais il se redressa en quelques secondes. " Driz'na m'a dit qu'elle apprenait beaucoup de choses très intéressantes. J'ai pas compris grand chose mais ça avait l'air de la passionner autant que sa mission passionne Shyn'tae. Mais toi aussi tu as du avoir beaucoup de chose à faire non ? Je veux dire... Les prêtres doivent avoir beaucoup de chose à faire. " ajouta-t-il dans un froncement de nez, se rendant soudain compte qu'il n'avait aucune idée de ce que pouvaient bien avoir à faire les prêtres hors de leur temple et de leurs offices quotidiens.

La prêtresse écoutait le jeune eldéen. Elle écoutait autant avec ses oreilles qu'avec ses yeux. Le langage corporel d'Elghinn allait de pair avec ses paroles. Shyn'taë eétait visiblement un sujet qui faisait consensus.

Le voyant sautillait d'aise sur l'assise du divan, la prêtresse sourit de plus belle. Sourire qu'elle révéla en libérant le linge qui lui servait de masque. Le jeune eldéen avait promis de manger et il était idiot de le garder. A présent le pan de son turban pendait le long de son épaule.

A l'évocation du frère, la soignante haussa un sourcil. Elle ne savait pas qu'Elghinn pouvait avoir une famille bien plus grande. Comment avait elle pu oublié qu'un enfant c'était avait aussi un père et possiblement une fratrie. Elle s'en voulu une  fraction de seconde et en même temps, elle ne connaissait pas du tout celle qui fut sa Reine… Dans le silence des frottements de ses toiles, la soignante s'assit à son tour sur le divan.

Hésitante, elle approcha sa main d'ébène. La voulant aussi légère qu'un papillon, elle la posa sur les doigts de l'adolescent.

Il était déjà passé à autre chose.

Driz'na…
La médecin chercha dans sa mémoire qui pouvait être cette mystérieuse personne. Mais le contexte d'apprentissage, lui permit de rajouter ce prénom à Myl'nea.

" Je suis contente qu'elle aime ce qu'elle apprend ! Elle… "

"Mais toi aussi tu as du avoir beaucoup de chose à faire non ? Je veux dire... Les prêtres doivent avoir beaucoup de chose à faire. "

Oups.
Ce n'était peut être pas des reproches, et pourtant la daëdhelle le prit comme tel. Perdue dans ses considérations pour ce qu'elle avait entamé, elle avait oublié. Elle l'avait oublié.
Il avait pu, dû se sentir seul.  D'autant plus seul qu'il devait avoir bien des souvenirs familiaux dans cet immense palais. On n'effaçait pas ainsi une perte.

" Pardon. J'aurais dû être plus prévenante… "

Le cœur, la gorge mais aussi les doigts sur la main blanche se serrèrent.

" Ces derniers jours, j'ai travaillé à préparer un avenir. En tant que Grande Prêtresse à Sol'dorn, je voulait transmettre ma volonté de partage avec les temples de Thaar. " Répondit elle enfin à la question. " Sinon, selon les dieux que nous servons, nous avons diverses missions. Pour les Jumelles, nous apprenons continuellement, et nous enseignons ; nous soignons et nous propageons les maladies et les poisons. " Na'ri avait lâché Elghinn pour illustrer ses propos avec ses mains. L'une donnait tandis que l'autre prenait. C'était un cycle. Comme celui de la vie. On naissait et on mourrait. Entre les deux, chacun à sa façon, on honorait les Dieux : en s'améliorant, en persévérant, en donnant naissance, en éduquant, en tuant.

" Si toi, ta sœur, ou même ton frère avait besoin de quelque chose, n'hésitez pas. Vous pouvez me demander. Tu n'es pas seul. D'accord ?"  Na'ri avait posé ses coudes sur ses cuisses. Courbée ainsi, elle regarda le visage encore juvénile.

Le jeune homme cilla devant le sourire de la prêtresse. Il ne l'avait vu bien souvent, même pendant les longues journées de voyage. Elle était généralement affairée, concentrée, pensive ou parfois inquiète. La légèreté du jeune homme redoubla à cette vue. Il posa la main sur celle de la prêtresse et lui rendit son étreinte lorsqu'elle lui serra les doigts. Elle semblait... désolée ? Mais pourquoi ? Et pourquoi cette chaleur dans sa poitrine ?

Pendant qu'elle parlait, un esclave s'avança discrètement, portant un plateau chargé de viandes, de piments et de liqueurs à disposer silencieusement près des deux hôtes. Il n'y prêtait pas attention. Elle expliquait, savamment, trop intéressante pour que quelque chose d'aussi trivial qu'un humain l'attire ailleurs. Elle... Lui proposait de l'aide ? Ou plutôt d'être là...

Pas seul...

Les grands yeux aux iris sanglante si semblables à celles de sa mère rougirent d'une façon qui leur était propre. Qui aurait put voir cette lueur humide dans ceux de la reine ? Qui aurait put discerner cette teinte rose de plus en plus soutenue autour de ses paupières ? Qui aurait eu l'audace de prétendre que Krish Al'Serat avait déjà versé une larme ?

Son fils.

Il l'avait vu versé une larme. Une seule.

Il s'en souvenait parfaitement, c'était sa première rencontre avec son frère. L'autre était là, étendu paisiblement. Ses yeux clos et ses lèvres couturées étaient entourés de minuscule ridules indiquant toute la variété d'expressions qui avaient du être les siennes. Il s'en était étonné intérieurement sans trop savoir pourquoi. Le cercle d'encre qu'il avait sur le front tranchait sur sa peau si blanche. Sur le front de sa mère, ton sur ton, il n'avait presque rien vu. Mais ce jour là, alors qu'elle le veillait, il avait vu son visage défait.

Il ne comprenait pas bien ce que toute cette mise en scène signifiait. Il n'était toujours pas sûr de comprendre. Pourquoi décoré un tas de viande ? Pourquoi pleurer la mort ? Elle faisait partie de la vie. Elle était commune à tous. Elle était présente partout sous tant de formes. Nécessaire à la transformation, au changement, à tout ce qu'il y avait de neuf, de beau et de grand.

Mais ce jour là, même sa mère avait versé une larme.

Et aujourd'hui, face à cette femme qui lui faisait prendre conscience d'un détail ridicule qu'il connaissait depuis longtemps, il entrevoyait confusément une explication...

Observant Na'ri, il n'avait pas bougé tout de suite. Ses yeux le brulaient un peu. Il avait porté la main à sa propre joue pour en chasser une larme, surpris. Puis ses oreilles abattues s'étaient mises à tressauter pitoyablement au rythme des sursauts de sa respiration. Il hocha la tête. Une fois. Puis deux. Puis dix d'affilées.

- Merci. " parvint-il à articuler, refusant de s'abandonner tout à fait aux sanglots qui lui serraient la gorge. " Je... " Quoi ? Les émotions se bousculaient et prenaient toute la place. L'abysse qui se creusait en lui depuis des ennéades lui sauta aux yeux, lui donnant le vertige.

Seul...

A l'exception de T'Challa, il l'était, oui.

Driz'na avait mieux à faire. Shyn'tae avait mieux à faire. Les anciennes connaissances de sa mère avaient souillé sa maison. Ses soit disant alliés laissaient faire sans exiger aucune vengeance. Ses serviteurs tournaient la page. Zaz était introuvable. L'Aile Blanche était vide de tout intérêt.

Sans un mot de plus, il fondit sur la prêtresse pour enserrer sa taille de ses bras et fourrer son visage dans les replis de ses vêtements et y cacher son expression de moins en moins redoutable. A moitié dégringolé du canapé, il laissait son dos entièrement vulnérable. Les loques de cheveux blanc dégringolaient sur la tenue noire de Na'Ri.

Ha.

Logé contre son cœur, le jeune drow l'avait mis à carreau, renversée sur le canapé. La dame noire ainsi piquée de blanc se fit Argine. Elle referma doucement ses bras sur le dos pour le protéger, le réconforter. Doucement, elle se mit à fredonner.

C'était une prière à la Gardienne. Enfin possiblement.

La dame de pique était peut être au tapis, mais, promis, elle reposerait en paix. Une paix éternelle. L'avait-elle cherché ? Surement pas. L'avait-elle mérité ? Absolument.

Alors qu'il pleure. Qu'il pleure ce petit. Qu'après le choc et le déni vienne la colère. Puis ce sera la négociation, la douleur et enfin, l'acceptation. Que ses nuages noirs déversent leurs eaux. C'était nécessaire pour qu'après la pluie vienne le beau temps. Et quand ses yeux rougis se rouvriraient, alors il pourrait trouver ce trèfle à quatre feuilles. La chance tournerait. Le monde aurait tourné, mais qu'importe, il y aurait sa place. Au pire, il prendrait cette place. Que cela soit dans le vaste monde et dans le vase clos du volcan, il avait une place. Elle attendait juste qu'il grandisse.

Il pleurait. Et qu'importe. Elle priait.

Que chacune des larmes qui imbibaient le tissu rêche lui apporte la paix. Que chacune des larmes qui mouillaient leurs joues les réunissent. Il avait mis du temps, mais qu'importe, qu'il le prenne ce temps. Qu'il ne se défausse pas et embrasse cette vie. Il avait plus d'une carte à jouer.

Hasard du destin. Leurs chemins s'étaient croisés et même s'il devrait tracer sa route, il pourrait se reposer sur elle. Il n'était pas seul. Il ne le serait jamais. Avec elle, il pouvait abattre ses cartes pour pouvoir les rebattre. Avec elle, le petit avait l'excuse. Et pour avoir tous les atouts, elle irait chercher dans sa manche. Ce joker pouvait aussi bien devenir un roi, un as ou juste un valet, peu importait. Ce serait lui qui déciderait de la longueur de la partie. Courte ou longue, peu importe, elle le respecterait. Tout comme s'il souhaitait la consulter pour des stratégies, ce ne serait que des conseils qu'il obtiendrait. Qu'il n'oublie pas que c'était à lui de décider ce que deviendrait sa vie.

Elle relâcha son étreinte quand il se redressa. Blanc et noir n'avaient de rouge que leur yeux. Et personne d'autres qu'eux pour le remarquer.

Il en avait assez. Assez de ces images horribles qui tentaient de le prendre à la gorge à chaque fois qu'il était un peu moins triste. Assez des questions qu'il refusait obstinément de se poser. Assez de ses souvenirs obsédants. Assez de ce manque cruel qu'il n'aurait jamais du ressentir. Assez d'être tout seul à longueur de journée. Même quand il était avec d'autres personnes ! Pensant peut-être que ses sanglots s'entendaient moins sous le camoufflage de la voix de la prêtresse, il se laissa vraiment aller.

Puisqu'il n'avait même plus Zaahrian dans ce fichu monde de lumière, il voulait retourner dans les ombres ! Avec elle et T'Challa. Il voulait l'entendre à nouveau. Il voulait apprendre ses histoires par coeur. Le ton de sa voix lorsqu'elle parlait de la forge. La flamme dans ses yeux quand elle lui racontait l'amour, la haine et les trahisons. L'accent si particulier qu'elle donnait à chaque nom dont elle lui avait raconté la vie. Vaerian. Halandarin. Eshk'Oroth. Valère. Velkyn. Kel'Mat. Tebirahc. Haldren. Yshaïn. Kemath... La façon dont elle lui dépeignait le monde jusque dans ses moindres détails, des plus resplandissants aux plus abjectes. Il voulait poser sa tête sur ses genoux comme la preière fois qu'il avait vu le bleu velouté du ciel nocturne. Il voulait sentir sa grande main rèche sécher les larmes sur ses joues. Il voulait se blotir dans ses bras pour dormir comme il le faisait aux premiers temps de sa vie. Il voulait voir son sourire et même cette consternation qui ne parvenait pas à cacher la fierté qu'elle avait pour lui. Il voulait la voir rire. Il était même prêt à supporter l'autre architecte. Il voulait la voir danser. Qu'elle lui apprenne encore d'autres pas. D'autres mouvements. D'autres parades. Il voulait croiser le fer avec celle qui lui avait tout appris. Il voulait bien se tenir loin, sans lui parler de ses soucis. Elle l'avait repoussé si fort lorsqu'ils étaient arrivé ici. Il lui en avait tant voulu... Mais il était prêt à l'accepter. Tous ces moments où ils s'étaient disputé, il voulait les repasser, les contrarier. Lui dire qu'il était désolé. Lui dire qu'il ne voulait pas qu'elle s'éloigne. Il voulait retourner chasser avec elle. Jouer avec elle. Chanter et boire avec elle. Son odeur et ses bras lui manquaient tellement. Tellement...

Sa voix éraillée laissait de temps en temps passer quelques syllabes décousues pour tenter de se rebeller contre ce douloureux cheminement. Pourquoi ? Pourquoi bon sang ?! Elle n'avait pas le droit de le laisser comme ça ! Elle l'avait abandonné deux fois ! Une fois à la lumière. Une fois à la solitude. Il se sentait si mal par sa faute !

Il la haïssait !

Et il voulait impérativement qu'elle revienne ! Là ! Maintenant ! Allé ! Pour pouvoir lui dire droit dans les yeux ce qu'il pensait d'elle, cette vieille lâche ! Un sursaut de rejet massif le pris à la gorge. Tout ça n'avait pas de sens ! ça n'avait rien à voir avec ce qu'on lui avait appris !

Le simple contact de la prêtresse lui faisait du bien. Depuis combien de temps n'avait-il pas eu le droit à un simple calin comme celui-ci ? S'il pouvait au moins avoir un peu de son aide... ça lui paraissait maigre, très maigre, mais bon. Au milieu de la tourmante, c'était un point de reconnaissance et ça faisait du bien.

Peu à peu ses sanglots s'aténuèrent.

Mentalement épuisé mais prêt à mordre la première personne qui aurait le malheur de lui adresser ne serait-ce qu'un regard désaprobateur, il se redressa doucement, le regard sombre.

- Merci. Je peux pas compter comme ça sur grand monde en ce moment... " souffla sa voix virile devenue rauque, pendant qu'il s'épongeait les yeux du revers de ses manches. Il allait ajouter quelque chose lorsqu'il renconta le regard rougit de l'eldéenne. Une expression de surprise coupa net toute véléhité de rébélion. " Pardon. Je ne me suis pas rendu compte que je te faisais mal. Je voulais pas... "

La prêtresse s'écarta doucement, tournant légèrement la tête pour permettre à Elghinn de reprendre ses esprits. Bien qu'ils soient très proches, elle tenta de lui laisser un peu d'intimité pour qu'il puisse se recomposer. Pourtant elle regarda la danse de la toile blanche sur les joues toutes aussi pâles. Intérieurement, elle souligna le profil parfaitement sculpté de la mâchoire. Les lèvres étaient pleines et charnues comme un fruit mûr. Et sur ce front parfaitement lisse, éclatant d'une jeunesse quasi éternelle, il n'y avait aucun défaut. Enfin presque : il n'en avait pas. C'était comme si ce visage était… artificiel.
Peut être qu'avec le temps, peut être quand prenant de l'âge, des marques, des cicatrices feront leurs apparitions. Et enfin, ce visage pourra être vraiment beau.

Perdue dans ses réflexions, Na'ri fut surprise par la remarque du jeune eldéen. Lui aussi l'avait dévisagé comme elle l'avait fait.

"Non non, ne t'inquiètes pas. Tu ne m'as pas fait mal. Vraiment !" Elle s'était reculée tout en ponctuant ses dires par des gestes de ses mains assez éloquent. Et pour enfoncer le clou, elle sourit. Cependant, elle sentit qu'il lui fallait une explication. Elle ne prit pas le temps d'en inventer une. A quoi bon. Elle avait demandé de la sincérité alors, tout bonnement, les mots sortirent simplement. Elle se redressa à demi, se reposant sur ses avant bras.

"C'est juste que tu m'as permis de me rendre compte d'une partie de ce qu'impliquer d'être mère… Qu'il y a pas que de l'éducation. Cela fait un peu plus d'un mois qu'il porte mon nom. Il a tout juste neuf ans. Mon petit Kel'zo."

Le regard de grenat se perdit un instant. Les premières rides aux coins des yeux de la prêtresse se plissèrent un peu. Mais qu'importe les marques du temps sur le visage de l'immortelle. Pour l'heure il s'était illuminé d'une lueur bien maternelle. Puis, la respiration s'étant déjà essoufflée, le visage redevint juste bienveillant et attentif.

"Mais pardon, je m'égare. Se reprit elle finalement. " Il t'indiffère surement. Loin des préoccupations de vous autres, jeunes eldéens. "
Comme pris de culpabilité d'avoir un temps pensé à elle et ramener la conversation sur elle, la médecin se racla la gorge. "Merci beaucoup pour ton attention"

Enfin, les yeux de grenat se posèrent ailleurs que sur l'eldéen albinos.

" Et pour le repas ! " En effet, les mets commençaient à exulter leurs arômes sur la table non loin d'eux. " As-tu faim ?"

Après l'esprit, le corps. Et ce corps là, en fin de croissance avait besoin d'un peu de réconfort gustatif.

Un peu rassuré, le jeune homme eut un sourire de façade. Il voulait comprendre mais il ne voulait pas faire davantage de mal. Il n'avait vu que quelques personnes pleurer et aucune ne l'avait fait sans raison. Alors si ce n'était pas lui, qui ?

Kel'zo...

Il lui sembla que Na'ri changeait un instant. Etait-ce lui qu'elle appelait comme ça ? Surement pas, mais quelque chose dans son regard lui en donnait l'impression. Une douce et chaleureuse impression qui lui noua l'estomac en un douloureux sentiment de sécurité. Le mirage ne dura pas longtemps, mais ses effets flottèrent encore un peu entre eux. Elle avait cette façon de le regarder... De le détailler...

- ça m'intéresse ! " parvint-il à baragouiner entre deux. Voilà qu'elle changeait encore. Elle était difficile à suivre et il se sentait déjà fébrile, moins léger qu'à l'accoutumée. " J'ai toujours faim. " acquiesça-t-il avec sérieux. Que dire d'autre à cet appel du ventre qu'elle venait de lui tendre. Mais le reste de leur discussion n'était pas close, loin s'en fallait. Les pensées qu'il venait d'avoir à propos de sa mère lui tournaient dans l'esprit tandis que ses doigts allaient piocher dans les plats. Comme toujours, les mets formaient une symphonie de goûts, de textures et de sensations sur sa langue et son palais. Pourtant, deux bouchées et il se pourléchait les doigts sans faire mine d'y revenir.

- ça fait combien, neuf ans ? " finit-il par demandé après un moment d'une concentration visible. Il se gratta le coin du nez avec l'un de ses derniers doigts secs. " Je veux dire, il est grand ? S'il n'est pas avec toi, je comprends. C'est comme moi, pour apprendre à se débrouiller tout ça. " sa main fit un cercle nonchalant pour souligné l'évidence. " Mais pourquoi les mères s'obstine à mettre leurs enfants à l'écart ? Même mature, on peut aussi apprendre de vous, vous savez ? " Il y avait bien un peu de reproche dans sa voix, mais il ne fallait pas être bien fin pour entendre la recherche de réponses qu'il ne pourrait jamais avoir de la part de celle à laquelle il était prêt à ne plus rien reprocher.

"J'ai toujours faim."

L'affirmation avait été dite avec tellement de sérieux, tellement de candeur et de sincérité que l'eldéenne ne pu s'empêcher de sourire. Les rides aux coin de ses yeux se plissèrent un peu plus encore.

La viande proposée dans des plats de belles factures étaient juteuse, fondant presque sur la langue. Agrémentée d'un piment d'un rouge flamboyant, elle exaltait toute la richesse gustative d'un animal ayant passé sa vie à courir. La prêtresse savourait sa bouchée que déjà le jeune revient à la charge avec une question quelque peu surprenante. Interdite, elle en avait même suspendu son geste.

En effet, Kel'zo n'était pas à ses côtés, elle ne pouvait le nier. Elle entendit le reproche du jeune homme. Qu'avait il donc vécu pour dire cela ? Qu'avait elle dit plus tôt ? Que la colère et la douleur viendrait ? La voici. Déjà.

La main de basalte se tendit vers le plat de piments.

" Neuf ans, c'est… un peu ça. " Elle s'était saisi du plus petit des piments oiseau et le plaça dans sa paume. À côté, elle avait choisi un Longhorn d'Arshes Ghourn, le second dépassant largement sa paume. " C'est normalement qu'un centième d'une vie elfique." ou presque. Mais le sujet n'était pas là. Elle présenta les deux piments pour qu'Elghinn puisse les prendre. " Sinon c'est grand comme ça. " De son autre main, elle mesura la taille du jeune Dornien.

" Avant d'apprendre de moi, avant d'être mature, il doit apprendre à ne plus être un esclave. " La voix de la prêtresse n'avait pas cillé. Que pouvait elle dire d'autre à un jeune drow. Il était hors de question à ce qu'elle se confie à lui. Il avait déjà bien assez avec sa propre vie. " Il y a bien des choses que les prêtres n'apprennent pas aux enfants. Mais il y a des choses que même les parents ne peuvent pas apprendre à leurs enfants. As-tu bien tout écouté ce qui a été dit ? As-tu toi-même suivit toutes les recommandations qui t'ont été faites ? N'as-tu pas choisi délibérément d'oublier de faire ce qui avait pu être ordonné, imposé ? N'y a-t-il pas des choses que tu refusais de faire ?"

Les lèvres de la prêtresse s'étirèrent. Qui pouvait se prétendre avoir été un parfait enfant ? Un prêtre de Tesso assurément.

" Et c'est normal. Les mères doivent permettre à leurs enfants d'expérimenter la Liberté. A vous de faire des choix. A vous de vous prendre en mains. Mais dans l'ombre, cachées, elles peuvent enfin craindre pour eux. Et quand elles revoient leurs enfants, quand elles voient ce qu'ils sont devenus, même si elles ne disent rien, elles sont heureuses de voir à quel point ils ont grandi. "

Cependant, ce n'était pas tout. Le cœur serré, la gorge tout autant, Na'ri ajouta. Sa voix était devenue un peu plus croassante.

" Les mères ont aussi besoin de vivre leur vie. Et elles peuvent prendre des décisions compliquées. Dangereuses. Alors, si pour elles même, elles acceptent de prendre un risque, il leur est impossible d'en faire autant pour leur progéniture. Et c'est parce que pour une mère, il est impensable de survivre à son enfant, elles préfèrent les mettre de côté. A l'écart. A l'abris. "

La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres. Et c'était tellement vrai dans le cas des enfants. Elle avait fait emprisonner son petit, son fils pour le protéger des décisions de ses parents.

Brandissant les piment bien devant lui, Elghinn semblait travailler dur pour se représenter le centième en question et affichait un air des plus sérieux. C'était bien une petite chose étrange. Son esprit vagabond se demanda un instant si à vivre moins longtemps on était plus piquant... Mais c'était sans doute une mauvaise interprétation de la métaphore. La taille estimé du garçon dont ils parlaient sembla mieux lui convenir, apportant une surprise passagère sur son visage et moult hochements de tête appréciateurs.

Donc c'était à peu près ça, neuf ans. Et bien... Il ne savait plus trop si lui-même avait pris de l'avance ou du retard au final. Face à lui, les piments le narguaient toujours et leur couleur criarde semblaient le mettre au défi de les gober sur le champ.

Un esclave ? La surprise revint de plus belle. Na'ri était la mère d'un esclave. Bah ça... Les esclaves n'avaient pourtant aucune importance. Quelle drôle d'idée. Ah mais oui. Il avait neuf ans. Il n'était pas encore grand du coup, cet esclave. Il n'avait pas démérité, il avait été donné par des esclaves qui eux, avaient démérité. Il tira pensivement sur sa lippe pendant qu'elle commençait à lui énumérer ce que les prêtres ne pouvaient enseigner. Les esclaves étaient vraiment des engeances bien vile pour ne même pas avoir la décence de garantir à leurs enfants la chance de sortir de cet état d'objet alors que Meingal et Natha leur en laissaient le droit.

Lui en tout cas, s'était battu pour lui-même. Il n'avait pas vraiment envie d'y repenser... Cela lui faisait mal... Mais pas seulement.

Avait-il délibérément refusé un ordre ? Oui. Il les avait mis en danger une fois ou deux. Il avait faillit perdre sa trace aussi. Ils avaient même passé un temps infini sans échanger le moindre mot avec sa mère. Imaginer un autre monde, une autre vie, n'était pas chose facile à l'époque. L'obstination stupide de sa mère à vouloir le retrouver l'avait ravagé aussi profondément que les promesses qu'il ne voyait pas se réaliser. Il avait le droit de ne pas être d'accord avec elle. Ils avaient fini par s'accorder cette liberté du moment qu'ils ne fassent rien de stupide lorsque leur vie était en jeu... Et les mots de la prêtresse de Kiran se superposaient à cet air consterné qui ne parvenait pas à cacher le sourire de fierté amusé qu'elle posait sur lui lorsqu'il s'émerveillait d'un rien. Ses yeux s'humidifièrent à nouveau, mais il regardait toujours obstinément les piments dans sa main.

- Les mères ont aussi besoin de vivre leur vie.

Dans un reniflement franc, Elghinn se redressa. Mâchoires serrées.

- Et bah il fallait y penser avant de mettre un enfant au monde. " gronda-t-il, tendu comme un animal acculé.

... Et c'est parce que pour une mère, il est impensable de survivre à son enfant, elles préfèrent les mettre de côté...

Un moment de silence s'étira après les derniers mots de la prêtresse. Elghinn se leva d'un coup, les piments toujours dans sa main blanche, fuyant le regard de son hôte. Il fit deux pas raides, sembla vouloir faire demi tour puis il fit volt face pour balancer les deux piments contre le mur le plus proche. Son geste d'une violence silencieuse n'était ponctué que par le bruit de sa respiration de plus en plus précipitée.

Toujours de dos, sa voix était rauque et bien plus mature lorsqu'il posa une simple question.

- Les prêtres mettent à l'épreuve au nom des dieux, n'est-ce pas. Peuvent-ils se tromper ? "

Le feu.

De la langue le feu des piments avait embrasé sa bouche, tapissant le moindre recoin du palais et des joues. Les mots qui avaient été formé dans ce brasier se firent étincelles. Dans la blancheur de innocence, le feu de la colère s'était allumé. Le retour de flamme fut violent pour celle dont le ventre n'avait pas été fécond. Doublement violent que si un jour la vie y parviendrait à faire son chemin, ce petit, cet enfant ne sera jamais à elle.
Jamais.
Elle avait promis.
A jamais, elle devra se contenter des marmots mis au monde par d'autre. Ces autres qui avaient choisi de porter cet enfant jusqu'au bout. Celles qui n'avaient pas pu le garder soit parce qu'elles avaient dû quitter cette vie ou parce qu'elles avaient fait un choix. Que Kiel en soit leur témoin. Rien est facile. Ni pour ceux qui restent, ni pour ceux qui partent.

Le silence colérique du jeune fit écho dans le silence de la peine.

Ce choix, elle l'avait pesé. Bien qu'elle l'avait évalué, elle n'en avait pas encore découvert la véritable mesure de cette entreprise. Mais plutôt que des remords de n'avoir rien fait, elle avait choisi les regrets. Bien que sa gorge s'était nouée, ses yeux restèrent secs. Que savait il de ses choix ? Que savait il de sa vie ? Que savait elle de lui ? Rien.

Les piments gisaient au pied du mur du Palais. La question soudaine rebondit dans la grande pièce. Après les mères, les prêtres. Elle était les deux après tout.

"Oui."

Sur la banquette, la représentante de l'infectieuse se tenait droite. Elle l'avait toujours dit : elle était que servante d'un dieu, pas le dieu lui-même.

Enfin une réponse qu'il comprenait.

Une réponse particulièrement dure à entendre... Et si évidente à la foi. Cette question il n'avait pas osé la poser plus tôt. Il avait l'impression que cela remettrait en cause bien trop de chose, mais c'était faux. Les drows, même les plus valeureux du monde, n'étaient pas infaillibles. Même ceux qui étaient devenus des dieux avaient commis d'énormes erreurs avant cela. C'était écrit. Il portait les mots de l'Eda Vengeur chevillés au corps... Mais pas ses interprétations.

Une fois à Elda, il avait été si simple d'écouter les réponses simplistes qui résonnaient dans les temples. Surtout ceux qu'il avait peu expérimentés par lui-même comme Meingal, Tesso ou Valas. Une chape de crasse venait de se poser sur l'image immaculée qu'il avait de ces mots fanatisants pointait un chemin sans en être certain. Il se rappelait la façon dont on les lui avait décrits pourtant, ces prêtres. Des hommes et des femmes qui étudient les textes et cherchent à s'approcher du divin pour guider ceux qui n'en ont ni le temps ni les capacités. Des repères dans l'obscurité formant des constellation indiquant la bonne voie, car le divin ne pouvait être abordé dans sa globalité par une seule Flamme. Remettre leur avis en doute était un tabou et il avait oublié le reste.

Et pourtant...

Leur orgueil avait pris la vie de sa mère et il s'était demandé si c'était elle qui avait fauté.

En vérité, c'était sa seule présence lui avait couté la vie. Avec n'importe qui d'autre, elle aurait préféré se battre que d'abdiquer. Il était... la cause de sa mort ?

- S'il pousse une femme à mourir pour un autre, sans considération pour les dieux ou l'Eda Vengeur, l'attachement d'une mère envers son enfant est une faiblesse ? "

La prêtresse regardait attention ce qu'elle pouvait voir. C’est-à-dire pas grand-chose, si ce n'est que le dos du jeune eldéen. Sa belle chemise flottait avec légèreté autour d'un corps qu'elle s'imagina. Comme pour le visage, la peau devait être lisse, moulant parfaitement les rondeurs sèches de ses muscles déliés. C'est à peine si à l'annonce simple, il frémit. Seule le mouvement très régulier de la respiration un peu trop forte gonflait la toile blanche.

Quelque part, elle était surprise. Elle s'était attendu à du rejet, de la colère. Mais rien ne vient.

Tesso… Dieu des belles paroles et des langues de vipères. Dieu… Depuis quand tes mots sont des carcans aussi rigides et enfermant ? Depuis quand, les eldéens ont arrêté de penser par eux même ? Que caches tu dans tes messes basses ? Pour qui sont ses ficelles ? Celles t'elles seulement à l'Eda Vengeur ou as tu d'autres dessins ? Ta vérité non absolue devrait affûter les esprits, pousser à l'autocritique et forcer le questionnement. Pourquoi le fanatisme ?

Le jeune esprit qui contemplait le mur aux magnifiques tentures avait tellement l'habitude du moule qu'il ne contesta même pas ce mot si simple et si blasphématoire.

Quand à nouveau la voix rauque résonna, c'était pour poser une question… à nouveau sur la maternité. Encore.

"Raconte moi ce qu'il s’est passé."

D'une main, la prêtresse se saisit d'une cheville et la plaça sur sa cuisse. Elle en fit de même avec l'autre.

Les battements de son cœur éclataient sous son crâne, assourdissant tout autre son que la voix qu'il guettait.

- Tout le monde se moque de ce qui s'est vraiment passé. Ils s'en moquaient avant, alors maintenant!

Rugit-il en faisant volte face, les traits déformés par la surcouche de colère qui tentait de garder la tête hors de l'eau, au-dessus du chagrin qui ne l'avait pas quitté depuis l'étreinte de la prêtresse. A voir son visage fermé, quelque chose en lui lui fit encore plus mal. C'était injuste. De toutes les façons possibles. Elle, elle ne s'en fichait pas. Il avait conscience d'être dans l'erreur, mais il continuait toujours aussi véhément, moitié criant, moitié pleurant.

- Les préceptes d'Isten disent que le désir est source de force. Les Juges ajoutent que le fort ordonne et le faible obéit ou meurt.. C'est ainsi que le Père nous a voulu : tomber sept fois, se relever huit. Il n'y a qu'une façon de perdre, c'est d'accepter la mort. La puissance de notre peuple est la somme des forces de chaque elfe qui le compose. C'est ce que ma mère m'a appris. Les mêmes mots, chaque jour, jusqu'à ce que je les retienne. Mais Isten dit qu'il faut se battre pour réaliser ses désirs et faire valoir ses envies. Tous les dieux semblent dire que le vrai croyant combat jusqu'à la mort sans crainte et sans doute, pour honorer les dieux par sa force ou vivre comme il l'entend.

Avant c'était simple. Si simple. C'était exactement comme ça ! Mais depuis qu'ils étaient arrivés dans ce fichu monde tout était devenu étrange. C'était ce fichu monde le problème !

- On vivait comme ça avant ! On se battait quand on était pas d'accord et on combattait les autres ensemble ! On survivait ! On était que tous les trois, maman, T'Challa et moi sous le regard des dieux ! " Une exaltation nouvelle perça dans sa voix avant de se dissiper au bout de quelques phrases. " On a jamais perdu et on a jamais arrêté de se battre ! Et elle s'est éloignée de moi ! Elle a commencé à voir tous ces abrutis qui ne font que parler et parler et parler encore ! Ils lui ont mentis ! Ils lui ont mentis alors qu'elle les aidait ! Elle voulait se battre à leur côté ! Qui tranche la main qu'on lui tend ?!

C'était fourbe. C'était lâche et il ne comprenait pas qu'on puisse arriver à un tel acte de traitrise envers quelqu'un qui les rendait plus fort. Quelqu'un qui leur permettait de vivre plus fort. Il les avait cru, lui aussi. Il avait écouté. Il avait appris et récité. Il y avait cru...

- Sak'Esh l'a demandée en mariage ! " rugit-il sans savoir quoi faire de ses poings serrés. " Elle a refusé pour cet affreux architecte ! Et il l'a tuée ! Il a tué ma mère parce qu'elle ne voulait pas de lui ! " Il s'arrêta net, pétrifiée par son propre aveux. " Il l'a tuée... Elle n'avait pas peur... Elle a refusé de plier le genou... Elle a refusé de me tuer... Mais elle n'a pas pris mon couteau... Elle ne s'est pas battue. "

Face à lui, la prêtresse qui venait de lui jeter de douloureuses vérités au visage était sûrement la plus à même de comprendre. N'était-ce pas elle qui venait de lui dire que les mères mettaient leurs enfants au loin pour faire des choix dangereux...

- ... Parce que j'étais auprès d'elle. " finit-il d'une voix rauque.

Il espérait que sa voix termine cette phrase comme une question, mais ce ne fut pas le cas. Tenant encore debout par un miracle inexplicable, il s'accrochait aux yeux de Na'ri comme un enfant à son doudou. Les mains ouvertes sur les genoux, son visage indéchiffrable ne s'était pas détourné. Il y voyait quelque chose de familier. L'ombre d'un sourire qui vient illuminer deux yeux voilés, trop conscient de lui-même pour se montrer au grand jour.

- Viens. " lui ordonna-t-elle. Ordonner ? Proposer ? Demander ?

Tout ça n'avait aucun sens. Ce monde n'avait aucun sens. Il fallait toujours réfléchir à tout et en tout. Il ne voulait pas s'approcher d'elle à nouveau. Il ne voulait pas pleurer à nouveau. Mais il ne pouvait pas partir sans réponse. Il voulait hurler. Voilà ce qu'il voulait faire. Il voulait exiger une réponse qu'elle lui avait déjà dit ne pas avoir. Une réponse qui n'amenait aucun doute. Une certitude. Un démenti.

Un instant, il la toisa avec cette superbe cynique qu'avait sa mère, mais sa raideur en coupait tout l'effet. Brutalement, comme un enfant fâcher qui obtempère malgré l'émotion, il vint se planter face à elle.

A nouveau, Elghinn lui donna une forte impression de solitude. De bravade aussi. Mais cela c'était mignon. Après tout il était le fils d'un avatar d'Uriz.

Une à une, elle monta les pierres de la raison autour de son cœur. Ce n'était pas Kel'zo.
Une à une, elle chercha les tournures adéquates. Celles qui pouvaient être à la fois vraies, justes et écoutées.
Il avait honoré la part du marché, à elle d'en faire autant.  

" L'attachement d'une mère envers son enfant est une force. Immense. Elle va au-delà de la volonté des eldéens et de la volonté des Dieux. C'est grâce à cette force que tu es né, que tu as pu grandir, que vous avez pu survivre, qu'elle a pu régner. Ne crois pas que cette force s'amenuise. Jour après jour, l'enfant devient plus autonome. Le voir grandir, le voir partir, le voir faire ses choix, faire sa vie est une source de grande fierté. Ce lien se renforce."

Au début la voix vacillait un peu, mais à chaque mots prononcés elle gagnait en assurance. Elle n'était pas très forte.

"L'attachement d'une mère envers son enfant est une faiblesse. Légère, mais réelle. Sesmika Sak'Esh a voulu jouer avec le feu. Il a perdu. Valsharess Al'Serat n'a pas cherché à gagner, et mis à part sa vie, elle n'a pas perdue. Tu me dis qu'elle ne s'est pas battue… en tout cas contre le prêtre. Mais contre Père ? Si tu es ici, c'est qu'elle surement utilisé cette force contre une entité bien plus puissante que nous. Sans cela, il aurait été tellement facile à Uriz pour tous vous balayer.

Krish était la Prime Flamme. Bien des esprits allaient tenter d'interpréter les volontés divines dans le décès de son Avatar. Les spéculations iraient bon train… et à ce jeu là l'imagination est reine. Autant servir la moins cruelle à cet enfant en deuil.

" La force de ta mère était bien plus grande que sa faiblesse. Tu lui as montré que tu savais vivre sans elle. Elle te fait confiance pour l'avenir. Alors, continue. "

La prêtresse souriait en tenant ses poings serrés comme pour l'encourager. Elle s'inclina à la recherche d'une quelconque réaction. A nouveau son sourire s'estompa et elle reprit.

"Ce n'est pas toi, ou ta présence qui a tué ta mère. C'est Sak'Esh avec son couteau. Tu es en droit d'inscrire ton nom dans le livre des Vendetta. Garde cela en tête. "

Après la dernière sentence, le silence pesa dans la pièce.

Continue...

Il n'avait pas bougé. Les mots de la prêtresse se frayaient un chemin jusqu'à sa Flamme lui semblait-il. La Force. La Faiblesse. La Vengeance. Il ne savait quoi en penser. A chaque nouvelle question, à chaque nouvelle phrase, cette discussion devenait plus obscure, plus difficile, plus insidieuse.

Plus douloureuse.

... Elle se serait battue ?

Le Père... Il se souvenait des murmures craintifs de tous ceux qui avaient assisté à la mise à l'épreuve des conjurés au camps Sud. Il se rappelait de la description de l'apparence de sa mère. De sa voix profonde. Il se rappelait de l'épée de flamme qu'elle avait brandie lorsqu'elle avait annoncé son propre couronnement et avait demandé aux Eldéens de la suivre. Il retrouvait aussi le silence qu'elle s'obstinait à garder sur le sujet. Les chuchotements dans son dos. Les regards qu'elle posait parfois sur lui ou sur l'architecte. La régularité de ses prières, chaque matin au réveil, chaque heure de la journée.

Oui. Le Père aurait pu tous les détruire cette nuit là.

Il l'aurait fait sans une goutte de sueur et le sourire aux lèvres. Ce sourire d'excitation belliqueuse qu'il lui avait vu ce soir là. Mais les veinules de feu liquide qui marbraient le corps de sa mère avaient reflué et disparu. Il n'y avait plus que ces yeux de sans si semblables aux siens pour rompre la monotonie de son teint de jais. Elle avait refusé son pouvoir. Elle avait refusé de tout ensevelir sous un torrent de flamme et de défendre sa place de reine. Mais avec les pouvoirs d'un dieu, de ce Dieu, elle aurait aussi put les défaire tout en l'épargnant lui. Elle ne l'avait pas fait... C'est que le Destructeur ne l'avait pas permis.

Il voulait qu'elle choisisse.

C'était une mise à l'épreuve.

Tout était logique.

Les yeux du jeune homme s'écarquillèrent légèrement et sa main se porta à sa hanche. Sous le tissus de sa chemise et de sa toison de laine reposait un carré de peau noir. Enfin plutôt qu'un carré, c'était un soleil. Le Soleil. Un Soleil d'Ombre. Il la sentait distinctement. Marque d'Elu ou marque d'esclave ?

L'idée lui était soudainement tombée sur les épaules. Les images de chaque époque de sa vie se reliaient à cet instant. Les mots de la Kiranite balisaient le chemin. Tout s'organisait autour de ce simple fait : il avait été une mise à l'épreuve. Il du respirer de façon plus ample pour ne pas tourner de l'oeil et quitta la prêtresse des yeux, perdant toute superbe. Les décisions des Dieux n'étaient pas compréhensibles par les mortels, mais tout concordait. Les rites que sa mère avait effectués, reprenant son enseignement religieux alors même que sa foi vacillait. Sa propre naissance si peu de temps avant que sa mère ne soit désignée par Lui. La tentative de corruption de son père. La mort de l'Exilé et de la Voix des Dieux. Leur survie intemporelle dans les Ombres de Teiweon, passant leur temps à combattre. Prouvant à chaque seconde leur force loin de tout stratagème. La façon dont elle avait du s'occuper de lui. Leur éloignement forcé... Pour qu'au final, le Créateur du Soleil demande à sa servante de le sacrifier.

- Attend... " demanda-t-il à la prêtresse, son esprit prenant de longs instants pour avancer sur un chemin qu'il sentait crucial.

Le Père l'avait façonné et marqué comme sien à la naissance à travers la main de la Haute Prêtresse de Natha. Elghinn n'avait pas d'autre père que Lui, sa mère l'avait souvent dit avec plus ou moins de dérision. Il l'avait utilisé à sa guise pour forger son arme de prédilection. A la fois une force et une faiblesse. A la fois un présent et une malédiction.

Na'ri venait de le lui dire.

Mais alors... Krish avait-elle échoué ou réussit le test ? Avait-elle sombrée dans la glace ou était-elle à présent à la droite du Père, attablée dans son château en tant qu'armurière des Portes-Flammes ? Kiel avait prouvé que résister aux dieux était un signe de bravoure. Elle rappelait que la résilience suprême brûlait dans la Flamme qui refuse de se soumettre, même le corps et l'esprit en lambeaux. Une Flamme comme celle de sa mère, il n'en doutait pas.

Penser par soi-même. Lutter pour ses convictions. Tracer sa route même si cela veux dire s'opposer à ses anciens alliés. Elle était ainsi.

Il inspira à nouveau.

Soulagé.

Dérangé.

Elle avait réussi le test, il en était certain. Le Créateur avait besoin des meilleurs d'entre eux dans ses Légions de Mort. Elle avait choisi entre régner sur les corps ou sur les Flammes. Elle n'avait rien renié.

Et lui... ?

Lui avait été un outil. Un outil de sa grandeur et un outil de sa chute dans cet étrange monde de Lumière. Il avait été libre, il n'en doutait pas, mais sa simple existence avait été voulue et calculée.

Il respirait mieux et un sourire étrange lui vint au visage. La victoire de sa mère et sa propre existence avaient du sens. La Mort de l'Avatar tuée par un prêtre et la libération du présent que le Père lui avait fait, tous les évènements avaient du sens. Ils en avaient suffisamment pour être supportables. Ils en avaient trop pour être appréciables.

Il se sentait fébrile, tremblant. Soulagé, oui, mais pas seulement. Chamboulé. A la fois triste et plus heureux qui ne l'avait été depuis ce soir là. Moins vide.

Chacun était libre de ses actes et les dieux mettaient simplement à l'épreuve. Ils ne donnaient rien. Ils ne prenaient rien. Ils regardaient. Ils jugeaient. Ils usaient. Un infime détail aurait put changer le cours des choses, car chacun était justement libre de ses actes. Il sentait cette certitude s'encrer en lui un peu plus sûrement à chaque respiration.

Repoussant le plat de viande, il s'assit sur la table basse, face à la prêtresse. Une main sur le visage, seul l'un de ses yeux était visible. Son crâne vibrait de temps de chose que ses précédentes déductions lui échappaient déjà à moitié au gré de vagues émotionnelles imprécises.

- Excuse-moi d'avoir crier. " fini-t-il par souffler, enroué. " Merci... Je... J'avais besoin de l'entendre, je crois. Tout ça... ça a tellement peu de sens pour moi. C'est bizarre et injuste. Mais si j'ai été une mise à l'épreuve. Si elle s'est battue contre le Père. ça expliquerait tellement de choses..." Il sourit, les yeux embués, cherchant le regard de la prêtresse comme pour s'assurer qu'elle ne lui en voulait pas. " Ce soir là... On rentrait tous les deux à la maison après un repas de famille chez Myr'. On avait passé la journée à chasser sur les versants extérieurs. On avait parlé de beaucoup de choses inutiles. Depuis ma sorti du temple, avec ce corps entier, on avait recommencé à passer du temps tous les deux. Ça me manquait. On riait bien. Mais quand j'ai essayé de la convaincre de se battre et qu'elle à refusé de prendre mon couteau... Je n'ai pas compris... Sak'Esh a donné le signal à des archers dans son dos, avant de s'approcher. C'est lui qui a eu peur... C'est encore flou... Mais c'est le résultat de beaucoup de choix. " Il hésita, fronçant le nez comme sous l'effet d'une brusque douleur. " Tu peux me dire une chose si tu as la réponse ? Est-ce que ça fera toujours aussi mal, l'idée de ne plus la revoir ? "

Attendre. Il lui avait demandé. Alors elle le faisait. Sous ses yeux, le jeune drow perdait de sa superbe, de sa morgue. Mais il y avait autre chose… Une chose qui naissait. Une chose qui le façonnerait.

C'était donc ça aussi être parent. C'était de voir l'enfant grandir et gagner en  maturité. Mais pour cela, comme l'avait très bien dit Elghinn, il fallait être présent… Être présent… pourquoi rien n'était simple. Aimer ne l'était pas et ne le sera jamais. C'est ce qu'elle avait compris. Ses pensées vaquèrent à nouveau vers un petit cœur. Bien au chaud, il était enfermé dans le ventre du Vatna. Bien au chaud, il pouvait battre. C'était pour le moment la seule chose qui lui importait. Que ce cœur sonne et résonne. Plus tard, après le guerre de Naëlis, après qu'elle ait donné naissance, plus tard, ils se rapprocheront.

Le raclement du plat sur le plateau de bois la ramena au présent. Elghinn s'était assis face à elle. Il redeviens l'adolescent qu'il était. Comme ceux qui venaient pour suivre les cours, il se donnait des airs de sombre ténébreux avec ses cheveux. Entre ses mèches de neige et sa main d'albâtre, il ne restait pas grand-chose de visible du visage juvénile. Il prit alors la paroles.

" C'est avec plaisir que j'accepte tes excuses." Tandis qu'un nouveau sourire se dessina, son dos finit par perdre de sa raideur. C'est alors qu'il poursuit. Malgré le masque qu'il s'était fait, son regard ne la quittait pas. Elle continua donc à le regarder avec bienveillance.

Si pour lui les choses prenaient du sens, ce n'était pas son cas. Une mise à l'épreuve ? Sortie du temple ? De quel temple ? Corps entier ? Elle avait manqué des choses, mais elle en était certaine, c'était des choses qu'on ne lui avait pas donné. Elle le laissa poursuivre jusqu'à être prise au dépourvu par la dernière question. Les oreilles tendues par l'écoute s'affaissèrent un temps.

Douleur de la perte.
Douleur… Et ça devait être elle qui devait répondre à la question ? Elle qui avait fait de son dos, un monument commémoratif ? Elle qui retrouvait ses amis quand elle fermait les yeux ? Elle qui ne savait pas pourquoi les Dieux voulaient tant la garder sous leurs regards ?
La question était logique. Tellement. Par contre la réponse ne l'était pas. La prêtresse avait envie de donner une réponse claire dans un oui ferme et définitif, mais seulement son médecin lui disait que non.

" Aussi peut être pas. Le temps apporte le changement, même aux émotions que l'on croyaient immuables. L'acceptation est la dernière étape. Je te souhaite qu'elle vienne à toi en apaisant ton cœur pour que ce qui importe le plus, soit les bons moments partagés, et les rires."

Avant la fin de son souhait la voix de la prêtresse se lézarda. Une perle aqueuse se logea sur les cils azurés. Elle avait bien appris sa leçon. Elle raffermit alors son assise et son sourire.

Une nouvelle fois, il vit un peu d'eau se loger aux coins des yeux de la prêtresse. Il y avait beaucoup de choses qu'il ne comprenait pas que cela ne devrait pas l'étonner plus que ça, mais il ne put s'empêcher de penser que c'était un peu à cause de lui et un peu à cause de Kel'zo. Elle avait aussi mal un peu plus tôt en parlant de lui. Peut-être y avait-il aussi une perte derrière tout ceci ? Quelqu'un qui lui manquait et qu'elle ne pouvait revoir ?

Il la prit dans ses bras une fois de plus, mais cette fois, il logea sa tête derrière son épaule, plié en deux devant le divan. Dans le doute, il fit attention à ne pas trop la serrer.

- Merci. " sourit-il en toute sincérité malgré le concert discordant de tout ce qui se passait à l'intérieur de lui. " Je suis certain que Kel'zo sera très content quand vous pourrez vous revoir. "

Puis il s'éloigna après un petit moment, gardant courageusement un sourire au visage. Ce n'était pas un sourire de joie, mais il n'avait pas envie de s'en défaire pour le moment. C'était... doux amer. Mais la présence de Na'ri était agréable. Reposant ses fesses en face d'elle sur la table basse, il ramassa le plat de viande pour le tendre à la grande-prêtresse avant de le caler sur ses genoux.

- Tu disais tout à l'heure que tu avais parlé à pleins d'autres temples. Ma mère ne m'a jamais parlé des cultes des faux-dieux. Ils ressemblent à quoi ? " demanda-t-il en se servant lui-même. Ils avaient encore un déjeuné en cours et il ne voulait pas la voir partir tout de suite. Juste discuter encore un peu. De tout et de rien. De ce qu'elle avait fait ces derniers jours. De ce qu'il avait vu de thaar. De ce qu'elle devrait faire à Sol'Dorn et du froid qui était quand même rude cette année. De temps à autre, une allusion ou une réflexion s'égarait sur le sujet qu'il fuyait depuis tant d'ennéade, mais jamais bien longtemps. Comme on tâte un bleu pour vérifier qu'il est bien là.

Lorsque Na'ri quitta le palais, longtemps après que le plat de viande ne se soit vidé, le rire d'Elghinn avait retentit à plusieurs reprises et il lui avait promis de passer la voir à l'occasion.