Une nouvelle pousse pour la forêt | Artiön & Sinieth

7ème jour de la 9ème ennéade
Hiver, Verimios de l'An 17:XI

Depuis quelques heures, les elfes n'étaient plus cent cinquante à Naelis... mais cent cinquante et un. Une variation infime qui passerait inaperçue aux yeux des autochtones... Pas à ceux des anedhels. La nouvelle de la venue de cette femme d'origine vaanie qui se mêlait à eux telle l'une des leurs commençait déjà à se propager dans leurs rangs. Si elle faisait tout pour atténuer son accent, elle ne pouvait parfaitement le cacher. Et de toute façon, elle n'avait pas l'intention de leur mentir sur ses origines. Cela aurait été un manque de respect envers ceux qui l'accueillaient.

Si Aegden avait demandé l'autorisation ou au moins informé le Roi de son arrivée, celle qui se faisait désormais appeler Sinieth voulait le rencontrer en personne. Aussi lui avait-elle adressé une requête pour une audience. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'entretiendrait avec lui. Elle avait déjà eu l'occasion de partager quelques heures à ses côtés alors qu'il se trouvait avec sa femme afin de faire découvrir la cité d'Ardamir à sa fille. C'était un moment surprenant qu'elle ne pourrait jamais avoir avec une haute personnalité d'Ithri'Vaan, quand bien même elle n'occupait pas n'importe quelle place dans la communauté des riches de ce pays. La sang-mêlée avait été frappée par l'authenticité de cette sortie et la simplicité de cet homme qui était pourtant la plus haute autorité d'Anaëh. Elle ne s'attendait pas à ce que cela change alors qu'elle devenait son sujet et elle souhaitait le voir pour plus d'une raison.

Le retrouvant au lieu et à l'heure convenus, la jeune femme frappa et attendit qu'on la convie à entrer. Une fois à l'intérieur, porte close, elle salua le géant à la manière des elfes. Elle avait quelque peu changée d'apparence pour pouvoir se mêler à son nouveau peuple. Sa tenue était d'un vert certes foncé mais bien plus clair que ceux qu'elle s'autorisait lorsqu'elle était prêtresse. Il ne s'agissait pas là de l'une de ses robes de riche facture mais d'un pur produit elfique, emprunté à l'une de ses camarades de chambre. Bien que dépourvu d'armure, le vêtement était conçu pour le combat et la liberté de mouvements. Ses cheveux, quant à eux, étaient coiffés en une tresse typiquement anedhelle. Elle s'était apprêtée seule et elle avait fait en sorte de s'imprégner de ce qui devrait devenir sa propre culture.

-Je suis heureuse de vous revoir. Même si j'aurais aimé que ce soit en de meilleures circonstances.

La guerre approchait et c'était ce qui avait attiré les elfes ici. Sinieth ignorait encore ce qui les avait poussé à venir prêter main forte à Naelis mais elle imaginait qu'il ne s'agissait pas seulement d'un soutien à une femme qui avait autrefois appartenu à leur peuple. Il y avait forcément une raison politique pour qu'Artion mette en jeu la vie des siens et elle avait conscience la cité occupait une place stratégique prépondérante entre la Péninsule et l'Est de Miradelphia.

-Vous avez sans doute des affaires plus urgentes à régler donc je ne prendrais pas beaucoup de votre temps. Je sais qu'Aegden a déjà évoqué avec vous le fait que je souhaitais rejoindre Anaëh en tant que membre de votre peuple et que vous n'avez pas émit d'objections mais je voulais en faire la demande officielle moi-même. Et peut-être répondre à vos éventuelles questions sur le sujet...

Il y avait deux mois de cela, elle n'envisageait pas encore de changer de vie. Elle était simplement là en visite, pour apprendre quelques pratiques du culte de Tira et être capable d'officier auprès de la communauté elfe d'Ithri'Vaan. Elle n'avait pas eu le temps de mettre quoi que ce soit en pratique depuis et la voilà qui demandait à présent à changer de nationalité. Ce revirement pouvait sans doute paraître surprenant et, si le Roi n'y était pas opposé, il avait sans doute des interrogations. Peut-être même des conditions.

Les muscles de ta carcasse éprouvée roulent ostensiblement sous la fine pellicule d’eau qui refusait de quitter la surface de ta peau depuis ta sortie des thermes de la Cité. L’hiver… Cet hiver… le vent froid, chargé des gouttelettes arrachées à la proche Olienne, ce n’était pas lui qui te débarrasserait de l’humidité. Tout au plus finirait-il – si la température continuait à descendre – à faire de toi une statue de givre. Pas étonnant dans ces conditions, que tu te sois retrouvé seul – ou presque – dans les bassins. Même parmi les vôtres, ils sont peu ceux capables de résister à la glaciale combinaison de l’eau et des vents. Mais les Hauts-Plateaux des Norn et leurs grands lacs étaient une bonne école. Tu oserais même dire la meilleure d’Anaëh. Alors quand la guerre poignait à l’horizon, que tes journées n’étaient que discussions de stratagèmes et entraînement martial, et que corps et esprit s’en trouvaient fourbus, tu avais fini par te résoudre à mettre à profit ces enseignements. De longues minutes durant, tu t’étais propulsé à travers l’onde aussi puissamment que te le permettait ton corps, avec autant de vélocité que te l’autorisaient les forces qu’il te restait, jusqu’à ce que tes bras, ta poitrine et ton dos n’en puissent plus de se dilater, que tes jambes soient au bord d’être paralysées par leurs propres toxines, et que tes doigts et tes orteils ne hurlent d’envie de se contorsionner. Jusqu’au bout des forces de ton corps pour lui forcer le repos, et que dans son repos, il emporte ton esprit, et à lui aussi lui force un renouveau.

Tu étais lourd. Mais ton voyage jusqu’aux marches du Palais n’aura été paradoxalement que légèreté. Complètement engourdi, tant en chairs qu’en pensées, tu t’étais laissé flotter sans penser à peu de choses. D’agréables souvenirs avaient pris possession de ton Souffle. Des visages familiers, des visages aimés, et des voix enivrantes. Tout au long du voyage, tu avais été accompagnés par ta Chair, ton Sang et Ta Moitié. Ceux pour qui – avant tout le reste d’Anaëh – tu te battais. Ceux qui représentaient tant ta plus grande force que ta plus grande faiblesse, pour la place particulière qu’ils occupaient dans un cœur censé être offert à un Royaume entier.
Kaëlistravaë et Elorëa en particulier avaient occupé tes pensées. Et tu t’étais amusé à imaginer votre futur. À quoi ressembleriez-vous, d’ici un peu plus d’une centaine d’années ? Lorsque ta première fille ferait son Choix. Lorsque  son cadet la regarderait avec fierté. À quoi ressembleriez-vous, ne serait-ce que d’ici quelques mois, quand alors que les mots de votre premier enfant s’aligneraient enfin correctement, il vous faudrait apprendre à décoder le langage d’un second ? Tu ne sais pas. Tu n’en sais rien. Mais tu as hâte d’y être. Tu aimes tant être père…

Echoué sur ta couche, tu vis partagé entre réalité et rêveries, l’oreille voguant tranquillement entre ton cortège sonore intérieur et les incessants conciliabules des châtelains nocturnes. Et tes yeux finirent par se fermer. Les murmures finirent par devenir la douce mélopée à laquelle ton sommeil léger ne saurait te soustraire. Et sous les rayons de deux Lunes perçant à travers les vitraux, tu avais commencé ta nuit… pour la voir coupée à peine entamée par un choc à ta porte.
Dans un sursaut tu te réveilles, fouettant l’air de la longue mèche – dernier rappel de ce qu’avait été autrefois ta crinière – barrant ton visage. Tu pestes, sur l’instant agacé par une goutte d’eau échappée de cette même mèche encore trempée, et venue se glisser jusqu’aux cils de ton œil droit. Si Elrendil n’était pas là ce soir, c’est qu’il t’avait laissé l’endroit pour que tu discutes tranquillement seul à seul avec Neassa-Laella. Et toi, tu l’avais déjà oublié.

- Quelques secondes !

Tu réponds à l’appel à ta porte avec un calme en antithèse totale avec l’exaspération que tu t’es auto-infligée, te levant mollement en direction des armoires où étaient entreposés tes vêtements. Tu attrapes une tunique, tu attrapes une paire de collants, tu te bas avec l’un puis avec l’autre pour te tenter à les enfiler, mais l’autre puis l’un se refusent à ton corps congestionné, encore bien trop enflé pour espérer s’y glisser. Tu soupires, tu souris, tu fais un pas en arrière. Tu te laisses lourdement retomber assis sur ta couche. Coudes sur les genoux, penché en avant, dans ta tenue de nuit, sans une once de la prestance que l’on attendrait d’un Monarque.

- Tu peux entrer. tu accueilles d’un sourire désolé celle qui t’offre tout de même les politesses Tu m’excuseras, j’avoue que je t’avais complètement oublié.

La demoiselle reste sérieuse, la mine fermée, probablement plus préoccupée par son futur incertain que par tes excentricités. Et tu la comprends, peut-être mieux qu’elle ne l’imagine, même si ce qu’il en encoure, tu ne peux le lui cacher.

- Je t’en prie, ne reste pas debout.

L’une de tes mains désigne le lit, tandis que tes yeux pointent un tabouret proche. Et le temps que la demoiselle choisisse sa place, tu prends le temps de l’observer. Elle avait presque tout d’une elfe, encore plus lorsqu’habillée à votre façon. Elle était belle, corps et Souffle, à ne point en douter. Pas étonnant que le Commandant Orian lui ait succombé. Pas étonnant non plus qu’elle en retour, dans la saine fascination pour ses racines que tu lui connaissais, lui ait rendu la pareille. Mais aujourd’hui plus que jamais, il ne faisait pas bon être presqu’elfe.

- La décision d’Aegden était déjà prise. tu ris doucement M’interposer n’aurait pas accompli grand-chose, si ce n’est mettre à mal mon lien avec l’un de mes hommes au moment où j’en ai le plus besoin. tes yeux se posent avec une paternelle sévérité sur la sang-mêlé Maintenant par contre, il va te falloir honorer la confiance qu’il t’a offerte. Et malheureusement, les temps risquent de ne pas te rendre la chose aisée. tu soupires En nous côtoyant, et Aegden en particulier, vu ses responsabilités, tu nous fais courir un risque. Il y a des informations auxquelles tu risques de te retrouver exposée qui pourraient nous mettre en danger si elles arrivaient aux mains d’autres. Et quand je dis d’autres, je ne veux pas seulement dire des Eldéens. Tous les Naélisiens ne sont pas fiables. On ne peut jamais totalement savoir quoi attendre d’un allié de circonstances. Alors dans le cas où tu choisirais de nous rejoindre dès maintenant, il faut que tu saches que tu ne pourras plus faire marche arrière, et que jusqu’à ce que nous soyons rentrés en Anaëh, pour ta sécurité comme pour la nôtre, tu ne pourras pas beaucoup t’éloigner. tes doigts s’entrecroisent entre tes genoux Et malheureusement, ça veut aussi dire que le moment venu, tu risques d’avoir à te battre à nos côtés.

Artiön demeurait courtois mais il n'était pas doux et Sinieth ne s'attendait pas à un traitement de faveur du fait de sa relation avec un haut gradé. Au contraire, cet amour la mettait en danger à l'heure actuelle. Et elle avait conscience que la situation ne donnait pas à son adhésion un caractère très réjouissant.

Tant pis. Ce n'était pas comme si le contexte était des plus joyeux de son côté non plus. Mais savoir qu'il ne l'accueillait pas de bon cœur n'était pas une bonne nouvelle pour autant. Elle écouta le Roi sans l'interrompre, entendant ses craintes, ses réserves et ses préconisations. Elle comprenait sa méfiance et se sentait presque flattée de constater que sa propre fiabilité n'était pas un sujet sur lequel il émettait des doutes. Il semblait d'ores et déjà lui faire confiance, peut-être parce qu'elle aimait le Commandant et qu'elle voudrait le protéger ou peut-être parce que leur conversation badine ou même son geste pendant le spectacle de danse l'avait convaincu de ses bonnes intentions à l'égard des anedhels.

-Il semblerait qu'Aegden ait oublié de vous parler d'une chose essentielle concernant ma situation. A l'heure où nous parlons, quelqu'un est en route pour Thaar et Ashaï, ma ville natale. Lorsqu'il arrivera, il fera savoir à tous que Neassa-Laella Siryn est décédée... des suites de blessures subies par deux demi-drows particulièrement torves qu'elle avait fait mettre en prison. Alors, faire marche arrière... il n'en est déjà plus question.

Elle marqua une pause. La décision n'avait pas été facile à prendre mais elle l'avait fait malgré tout. Ses raisons ? Elle ne les exposerait que si Artiön le lui demandait. En attendant, elle préférait éviter ce sujet encore pénible qui l'avait hanté durant deux longues ennéades.

-Je suis Sinieth*. Je ne suis pas censé parler une autre langue que la nôtre. Je peux écouter les Naelisiens mais je ne peux réagir à ce qu'ils disent et encore moins leur parler, sans quoi je me trahirais. Et le message que cet homme est parti délivrer n'aurait plus aucune valeur.

Elle s'était volontairement incluse dans les membres du peuple d'Anaëh en parlant de leur langage. Elle avait changé de nom, d'identité même. Et il était évident depuis le début de leur conversation qu'elle faisait de gros efforts pour atténuer son accent vaani. Aux yeux de tous -à l'exception des elfes eux-mêmes-, la sang-mêlée était une anedhelle à part entière et personne ne devrait soupçonner qu'elle les avait rejoint depuis peu. Car même si elle laissait entendre qu'elle avait rejoint leur peuple depuis longtemps, les femmes éternelles maîtres mystiques, cela ne courrait pas les rues... Le rapprochement aurait pu être rapidement fait.

-Quant à me battre, c'était l'autre raison de ma venue. Je souhaite rejoindre temporairement votre armée. Aegden y émettra sans doute des objections parce que je me remets encore de blessures récentes... Mais il est hors de question que je reste au sommet d'une tour à regarder des vies s'éteindre. Vous savez mon attachement à la Voilée, vous pouvez aisément comprendre ce que je ressentirai en songeant que j'ai les moyens de vous aider mais que je n'en fais rien. Si vous deviez affronter des péninsulaires, mes talents ne vous seraient guère utiles. Mais contre le sombre peuple, un maître mystique de plus pourrait vous être très utile. De plus, on m'a fait comprendre que je devrais gagner ma place parmi vous. Et ce n'est pas en restant cachée derrière les murs du château que j'y parviendrai.

En plus de ne pas supporter l'idée de rester à ne rien faire, Sinieth avait une chance unique : celle de prêter main forte à travers sa magie et de briller par ses compétences. Elle devait mériter sa place sur le bateau de retour et en Anaëh, et quel meilleur moyen de commencer à prouver sa loyauté et sa valeur pour les Taledhels qu'en se joignant à eux face à leur ennemi de toujours ? Elle s'était déjà un peu renseignée et elle savait que deux autres mysticistes avaient fait le voyage. Artiön avait donc conscience de tout l'intérêt de ce domaine magique face aux drows... Une de plus, et du niveau de la jeune femme, cela pouvait-il se refuser ?

Traduction:

- Je ne suis pas censé parler une autre langue que la nôtre.

Ces mots en particulier t’occupaient l’esprit depuis qu’elle les avait prononcés. Elle semblait prête à assumer une nouvelle identité : bien. Elle ne semblait pas dérangée à l’idée d’avoir à rester auprès de vous en tous temps, au contraire. Elle ne semblait même pas le moins du monde ni dérangée, ni intimidée à l’idée de se battre – et bien que cela te surprenne un brin – tant mieux. Mais quels sens pouvaient bien faire ces mots lorsqu’ils étaient prononcés par… Tes sourcils se froncent, tu laisses s’appesantir le silence, alors que tu dévisages la sang-mêlé. Quelque chose te dérange dans ce qu’elle venait de dire. Alors tu dissèques les mots. Tu essaies de trouver ce qui t’y poses souci. Tu déconstruis les syllabes, les intonations, tu cherches l’erreur, et c’est seulement là que tu t’en rends compte. Surpris, tu te lèves d’un bond, penches la tête sur le côté, et garde le silence. Et puis tu te rassois, reprenant presque exactement la position que tu avais quittée.

- Désolé. tu ris Encore une fois. tu secoues la tête de gauche à droite Je viens à peine  de réaliser qu’on était en train de discuter en elfique.

Ton postérieur creuse le sommier, et d’un discret mouvement de la cuisse, tu t’arroges un peu de confort pour ce qui pourrait s’annoncer une plus longue discussion que tu ne l’avais prévu. Parce qu’il y avait quelque chose dans l’attitude de la sang-mêlé que tu ne découvrais que maintenant. Une assurance que tu ne lui aurais pas cru. Pas dans ce genre de conditions. Une assurance d’ailleurs, que tu refusais de penser anodine.

- Une fois la guerre arrivée aux portes de la Cité, l’affrontement risque d’avoir vite fait de se transformer en blitzkrieg. Et là il ne sera plus question de ligne avant ou arrière, toutes les personnes présentes devront être prêtes à verser du sang. tu marques une pause Dont le leur. tu laisses flotter ces mots un court instant Sauf que quelque chose me dit que non seulement tu en es pleinement consciente ne venait-elle pas de dire qu’elle refusait d’être de ceux qui chercheraient le confort d’un refuge ? mais que l’idée est loin de te mettre le moins du monde mal à l’aise. tu lèves un sourcil De la part d’un jeune mage j’aurais compris, mais venant de toi, je refuse de penser que ce soit de la naïveté. Dis-moi Sinieth, qu’est-ce que j’ignore ?

Si elle n’avait rien vécu de semblable à la guerre, alors elle avait au moins dû le voir, parce que celle qui s’appelait autrefois Neassa-Laella parlait comme ceux ayant vu la mort. D’une tout autre manière que celle qu’ont l’habitude de côtoyer les prêtres de La Voilée.

Les excuses d'Artiön puis son explication la firent sourire avec bien plus de sincérité que depuis son arrivée. Il était vrai que lors de leur première entrevue, elle maîtrisait encore bien mal cette langue. Elle cherchait ses mots, commettait des erreurs de tournures, ne connaissait aucune expression courante... A présent, ses lacunes étaient largement amoindries. Il lui manquait du vocabulaire bien spécifique ou très poussé à la rigueur. Mais elle pouvait parfaitement tenir une conversation dans un langage soutenu. C'était sans doute le naturel dont elle faisait preuve qui avait surpris le souverain. Mais elle avait passé plus d'un mois entourée exclusivement d'elfes et la sang-mêlée était aussi curieuse qu'intelligente. Il n'était donc pas si surprenant qu'elle ait acquis une telle maîtrise de leur langue.

Sinieth redressa le menton dans une expression presque satisfaite. Il avait compris qu'il y avait des pages blanches dans ses explications. Des choses qu'elle ne lui avait pas dites et qui justifieraient l'assurance dont elle semblait faire preuve à l'approche de la bataille et de la mort. Et elle n'avait aucune intention ni aucune raison de lui mentir.

-Vous ne savez en effet pas tout de moi. Je suppose que vous ne connaissez pas le principe de la chasse à la prime. Il s'agit de traquer des personnes pour de l'argent. Je ne manquais évidemment pas de moyens donc la prime n'était pas mon souci, il m'est même arrivé plusieurs fois de la refuser. J'avais le luxe de pouvoir choisir mes contrats. Au début, je le faisais pour me distraire, pour l'amour de la compétition et du défi que représentait la confrontation avec d'autres mages. Je me suis toujours tenue éloignée des conflits entre personnes influentes en choisissant de chasser uniquement des criminels, de ceux qui détruisaient des vies, dans les deux sens du terme. C'est donc rapidement devenu une autre façon de remplir mon devoir envers la Voilée en protégeant les Souffles dont elle a la charge. J'ai traqué toutes sortes de mages, y compris des nécromanciens, un art dont les sombres sont très friands. Et j'ai été amené à côtoyer la mort autrement qu'à travers mes offices. J'ai vu celle de mes alliés comme celle de mes adversaires lorsque c'était la seule façon de sauver ma vie ou celle de mes compagnons. Il m'est arrivé de devoir la donner moi-même lorsque c'était nécessaire. Je comprends les enjeux d'une telle guerre et je n'ai pas peur de me trouver sur le front si cela signifie protéger des vies.

Non, elle n'était pas naïve... Et si elle n'avait jamais connu de conflits d'une telle ampleur, Sinieth avait parfaitement conscience qu'une armée une fois lancée avait peine à s'arrêter. Ils pouvaient s'en prendre tant aux soldats qu'aux civils et tuer femmes et enfants... S'ils ne leur faisaient pas subir pire. Les drows avaient la particularité d'aimer le sang et la violence, ils avaient même un culte dédié. S'ils prenaient la cité, beaucoup mourraient juste pour leur plaisir ou par cruauté pure et simple. Les autres seraient réduits en esclavage, ce qui n'était pas forcément un sort plus enviable dans cette culture. Et après Naelis, il y avait fort à parier qu'ils marcheraient sur la Péninsule. Personne n'avait intérêt à ce que les sombres réussissent leur expansion. Même les elfes le savaient et ils avaient fait tout ce chemin pour cette raison. Il fallait les arrêter ici car les Dieux seuls savaient ce dont ils seraient capables ensuite.

Un soubresaut – témoignage d’une amusée satisfaction – anime ton poitrail. À défaut d’un rire, tu échappes une courte exclamation, sur laquelle se referment des lèvres s’ourlant vers la gauche. Peut-être aurais-tu eu plus de mal à accepter une telle révélation de la Neassa-Laella que tu avais croisé en Ardamir, mais venant de Sinieth, la chose semblait tomber comme une évidence.

- C’est que notre cher Aegden les aime dangereuses. tu lances sur le ton de la plaisanterie Qui l’eût cru !

Ton visage ensuite se referme un brin, et tu te lèves. Tu te postes face à la sang-mêlée les bras croisés sous ta poitrine. Tu prends quelques instants pour la défier du regard, défiant Corps et Souffle sa résolution. Tes yeux violacés se décorent d’étoiles d’or, qui se faisant constellations mouvantes les font gardien d’un chaotique cosmos. La trame tremble autour de vous, les arcanes dans leurs vibrations vous mettent vous deux en résonance.
Tu t’accroupis. Postes ton visage directement face au sien, les yeux dans les yeux. Sans te départir de ton sourire, tu étends ton bras vers elle, te saisissant avec force de son épaule. Alors vous vous battriez ensemble.

- La moindre aide est précieuse. tu souris Alors l’aide d’une mysticiste habituée aux confrontations… tu hoches légèrement la tête On saura mettre tes talents à profit.

Sinieth ne partageait guère l'amusement d'Artiön qui fut sa première réaction face à sa révélation. Aegden pensait être tombé amoureux d'une simple prêtresse menant une existence paisible et elle avait lu dans son regard l'inquiétude qui était la sienne alors qu'il venait de découvrir qu'il n'en était rien et, qu'à bien des égards, elle avait une vie au moins aussi risquées que la sienne.

-Ne vous y trompez pas. Il ne sera certainement pas ravi d'apprendre que je me suis proposée pour intégrer vos rangs, surtout après mes dernières mésaventures. Il devra prendre sur lui pour rester concentré en me sachant moi aussi sur le front.

Le souverain se leva et la jeune femme demeura immobile. Elle conserva son regard dans le sien sans ciller alors que ses yeux changeaient de teinte. Les iris de la mysticiste, quant à elles, semblèrent luire une court instant, tel un miroir en mouvement qui réfléchissait la lumière durant une fraction de seconde. Elle avait senti la trame se mouvoir et elle la surveillait à présent. Comprenant ce que faisait le vitaliste, elle l'imita, donnant aux ondulations des flux une forme plus homogène et régulière, comme pour les faire résonner avec harmonie. Sinieth ne bougea pas davantage lorsque le géant se penchait sur elle avant de saisir son épaule pour en faire... sa sœur d'arme.

Elle releva légèrement le menton : Voilà qui était acté. Qu'il refuse aurait semblé surprenant mais elle ne lui avait pas caché l'une de ses motivations, celle de tenter de mériter sa place parmi ce peuple qu'elle souhait faire sien. D'ailleurs, il n'avait pas répondu à sa question. Ou pas tout à fait.

-Vous avez dit qu'Aegden avait fait son choix et que nous ne vouliez pas le contrarier maintenant. Mais en d'autres circonstances, sans cette guerre, qu'auriez-vous répondu ?

Ils faisaient tous deux preuves de sincérité depuis le début de cet échange et Artiön lui avait bien dit que refuser l'arrivée de Sinieth n'aurait pas été dans son intérêt. Cependant, elle avait besoin de savoir... Le Roi avait fait bon accueil à une prêtresse étrangère en visite dans son pays. Qu'aurait-il dit si elle avait fait le voyage en demandant à s'installer définitivement, comme elle aurait probablement fini par le faire un jour ?... Aurait-elle eu son appui ou aurait-elle dû le compter parmi les sceptiques qui regarderaient cette relation et cette intrusion d'un mauvais œil ? Lui aurait-il accordé sa confiance ou aurait-elle dû la gagner ? Est-ce qu'à lui aussi elle devrait lui prouver que son Souffle avait sa place parmi eux ?

Elle lisse ton chaos, reforge ta masse d’arme en une mortelle rapière, tout en se gardant bien loin du clair de ta lame. En cette minuscule démonstration de pouvoir, elle avait déjà beaucoup dévoilé de l’étendue de ses talents. Quelque part, tu l’en remerciais. Maintenant tu pouvais un peu plus te convaincre d’avoir fait le bon choix. Tu pouvais l’imaginer mourir avec vous au combat en te sentant un peu moins coupable. Un peu moins coupable que tu ne te sentirais lorsque les cadavres de Naélisiens s’amoncelleraient invariablement sous les lames, les flammes et les solerets Eldéens. Tes sourcils se froncent… la guerre… la guerre était décidément un horrible spectacle.

- Sans cette guerre ?

Tu baisses la tête, récupères ta main, et fais un pas de recul. Un râle sourd fait vibrer tes sinus, et tu te retournes, posant la muraille qu’est ton dos entre la prêtresse et toi. Ton regard se fait distant, se pose sur le mur comme s’il avait pu percer à travers. Tu inspires lourdement, élargissant encore un peu plus ton buste, puis laisses échapper un long soupir. Tes mains trouvent le chemin de tes hanches en une posture dont la gravité aurait certainement pesé plus lourd aurais-tu été plus habillé.

- Je ne suis pas de ceux qui osent s’opposer… ou même tenter d’expliquer l’amour. fusse-t-il celui pour un autre elfe, ou celui pour la forêt Mon épouse et moi en avons trop pâti. tu te retournes, un air désolé au visage Mais sans une situation aussi… intense, je pense que j’aurais eu beaucoup plus de mal à ne pas m’inquiéter. Les romances sont parfois déjà compliquées simplement entre Sylvains, alors avec une étrangère… vos attachements respectifs à vos terres d’origine auraient pu vous faire beaucoup de mal à tous les deux. tes sourcils se froncent à nouveau Et tu as assez de sang elfique dans les veines pour savoir ce à quoi la douleur peut nous pousser. tu soupires encore une fois Tout ça pour dire qu’à la fin, j’aurais accepté quoi qu’il arrive. J’aurais par contre beaucoup plus eu l’occasion de craindre autant pour ta motivation dans ta démarche que pour votre couple.

Tes mains quittent leur assise pour aller se rejoindre derrière ton cou, et ta posture se fait un peu plus détendue.

- Mais maintenant… difficile de les remettre en question quand tu es prête à mourir pour.

Sinieth avait attendu, semblant imperturbable, alors qu'Artiön réfléchissait -sinon à son avis- au moins au choix de ses mots. Elle ne montrait rien mais en elle valsaient plusieurs émotions qui auraient fait monter les larmes au yeux de plus d'une femme dans sa situation. Elle qui venait de tout quitter, de tout perdre, pour un monde qui n'était pas le sien, pour sa sécurité. Pour sa vie. Puis il commença finalement à parler... Des mots qui n'auguraient rien de bons. Finalement, la guerre facilitait déjà son insertion car elle lui permettait de prouver tant sa motivation que sa loyauté nouvelle en prenant le risque de jouer sa vie dans le conflit à venir.

Lorsqu'il évoqua l'impureté de son sang, elle baissa les yeux de la hauteur du Roi à la sienne et se perdit un instant en repensant à sa conversation avec Lynn le matin-même. Il lui semblait que l'accueil chaleureux de l'archère était en grande partie lié au fait qu'elle avait l'air d'être une elfe... Sans en être totalement une. Alors certes, le Roi mettait en avant qu'elle était très proche d'eux mais il soulignait sans le vouloir qu'elle n'était pas non plus totalement l'une des leurs. Mais lorsqu'il évoqua ce que l'intensité des sentiments des elfes pouvait les conduire à faire, son visage se ferma un instant pour masquer d'autres émotions qu'elle ne voulait pas laisser transparaître. Oui, elle savait de quoi il parlait. Elle avait connu cela... Elle avait certes créé des parades pour ne plus sombrer dans de telles extrémités mais qu'est-ce qui l'empêcherait de retomber vraiment un jour ? Elle n'en était pas à l'abri, comme tout un chacun.

Artiön s'était montré sincère, on ne pouvait lui retirer cela. Il admit sans mal qu'il aurait émis plus d'un doute à son sujet dans un contexte plus paisible. Sans le dire vraiment, il avoua qu'il se serait inquiété pour les conséquences de cette relation sur son ami si jamais cela n'avait pas marché ou s'ils s'étaient retrouvés plus attachés à leurs pays respectifs qu'à leur couple. La question ne se poserait jamais désormais et, pourtant, même sans les épreuves qu'elle avait traversé dernièrement, l'issue de leur relation lui semblait limpide depuis quelques temps. Alors elle releva le regard vers le Roi... son Roi, et lui adressa un discret sourire.

-Mon séjour en Anaëh ne m'a pas laissé indifférente. Je ne me sentais plus à ma place en Ithri'Vaan depuis longtemps. Je me suis sentie bien mieux chez... nous. Se corrigea-t-elle à la dernière seconde. Même si j'ai conscience que ma place n'est pas encore acquise et qu'elle ne le sera jamais pour certains. Mais on ne peut plaire à tout le monde, je suppose.

Même ici, alors qu'elle était respectée tant pour son rôle en tant que Prêtresse que pour le poids que lui conférait sa richesse, elle n'avait pas que des amis pour autant. Elle avait éconduis nombre de prétendants, vexé quelques politiques véreux et fâché la famille de certains des Souffles qui lui avaient été confiée, pour le bien de ces derniers, évidemment. Vivre dans la grande forêt ne serait peut-être pas si différent finalement...
En tout cas, elle n'avait plus qu'à l'espérer.

Sinieth se leva. Elle réalisa alors à quel point elle se sentait lasse. Encore fragile après ce qu'elle avait subi, la journée avait été très longue pour elle et, malgré le repos qu'elle avait pu s'accorder, ce n'était pas encore suffisant. Sa fatigue était à la fois physique et morale alors que son cœur jouait au yo-yo depuis des heures, voire des jours. Quant à son corps, il n'avait plus été aussi actif depuis un mois. La seule chose qu'elle voulait pour le moment, c'était un lit et une épaisse couverture... Puisqu'elle ne pourrait compter sur la compagnie d'Aegden cette fois.

-Je crois que j'ai assez abusé de votre temps. Merci... Pour tout.

Pour l'avoir reçue, pour l'avoir écoutée, pour l'avoir acceptée, pour l'avoir enrôlée... Elle avait conscience qu'il lui restait à prouver ses dires mais Artiön n'aurait pas à attendre bien longtemps avant que cela n'arrive... Tout ce qu'elle espérait, c'était que, d'ici là, elle serait alors capable de tenir une journée de combat sans flancher, ce qui n'était pas encore gagné.