[Papincourt] L'espionne de bleu et d'ambre [Clos]

Hiver - 9e jour de la 7e ennéade de Karfias
18e année du XIe Cycle
Veille du mariage seigneurial et avant-veille du tournois

Sous l’œil surpris d'un garde-porte attentif, je passais seule la herse et m'enfonçais dans la ville déjà bien animée. Le jour ne s'était pas levé depuis bien longtemps. Le ciel d'un gris maussade laissait trainer de long bandeaux de coton sur un fond opaques aux dégradés menaçants. Un vent froid remontait les rues pas si étroites qui menaient du château à la porte de la ville qui donnait sur les rives. Heureusement, mon cou était bien à l'abri, l'un des rares avantages à cette tenue à la fois clinquante et particulièrement couvrant.

Mon pantalon resserré aux chevilles était d'une coupe si ample qu'on ne pouvait que le prendre pour une jupe au premier regard. D'une couleur ambre lavé de frais, planté dans deux bottines de vair et de cuir à la forme orientale, il cachait tout à la fois ma peau et ma silhouette. En haut, une superposition de tuniques aux coupes et aux broderies diverses gommaient le peu de moi qui aurait pu transparaitre en un camaïeu d'ocre, d'ambre et de brun dans lesquels perçaient quelques tissus et revers aux teintes d'un bleu de méthylène des plus soutenues. Les manches de longues inégales retombaient sur mes mains gantées de cuir fin et le froid était finalement combattu par un manteau ambré et brodé dont la profonde capuche reposait sur un turban élégamment noué et piqué - comme le reste de ma tenue - de breloques argentées. Ce cocon de tissus était parachevé par un large voile opaque aux couleurs chaudes qui me couvrait le cou et le visage jusqu'au nez. En tout et pour tout n'étaient visibles que quelques onces de peau immaculée où perçaient deux yeux d'un bleu scintillant, soulignés d'un point à l'encre noir juste au-dessus de deux sourcils eux aussi noirs.

De rues en placettes je regardais les étales et humais les parfums aigres, lourds ou appétissants de ce début de foire. Quel marchand n'aurait pas profité du mariage d'un si haut personnage pour tenter de glaner quelques affaires de plus auprès des nobles invités qui seraient présents ? Aucun s'ils étaient vaanis, mais il fallait s'attendre à tout avec ceux d'ici.

Plusieurs fois, quelques regards curieux, haineux ou par trop intéressés me poussèrent à poursuivre mon chemin. Cela faisait bien des jours que je n'avais pas été seule et je me rendais de nouveau compte de l'effet qu'avait notre petit groupe sur la plupart des gens d'ici. Maintenant que j'étais à portée et sans escorte, les mains, les voix et les regards se faisaient plus vifs lorsqu'ils approchaient de ma frêle stature. Inutile d'user ma salive pour m'en débarrasser. Un battement de cil et je me détournais dans un mutisme que pour l'instant, rien était venu entamer. Parlais-je seulement la langue, voilà bien une question à laquelle nulle ne pouvait répondre.

Nulle envie de rentrer, pourtant.

Alors mes pas s'étaient tournés vers la porte extérieur et la rive du large cours d'eau qui s'écoulait paisiblement d'Ancenis jusqu'à Pharembourg en bordant cette chère Missède. Préfèrent l'amont à l'aval c'est avec un sourire amusé par mon propre sens de la formulation que je remontais le courant d'un pas lent. Une fois encore je tentais d'associer chaque odeur, chaque bruissement, chaque sensation familière à l'image de ce qui la produisait... Mais là où je pensais pouvoir faire une balade paisible, je ne rencontrais que plus d'agitation encore qu'à l'intérieur de la ville.

Très vite, c'est avec un froncement de sourcil que je découvrit les ébauches déjà bien entamées - abouties peut-être ? J'avais du mal à en juger - de ce qui serait d'ici deux jours les lieux d'un grand tournois. Quelques hommes prenaient visiblement les inscriptions à qui avait l'audace de s'approcher. Alors n'importe qui pourrait combattre ? Voilà qui était amusant.

Un garçon affairé me fit bien comprendre qu'il ne fallait pas rester là. Il avait même joint le geste à la parole pour me dissuader de rester dans les pattes de ceux qui préparaient l'évènement, mais il oubliait une chose : ce que femme veut, femme obtient. Curieuse, et pique au vif par cette tentative de contrainte arbitraire, je me faufilais entre les mur de toile pour examiner les lieux de plus près.

Ici, certaines tentes de champions portaient déjà les armoiries de ceux qu'ils représenteraient. Là, un forgeron avait posé un établie de fortune. Là-bas, des stalles à l'abri accueilleraient les chevaux. Ici un tourneur s'occupait de ce que j'imaginais être des lances d'arçon. Elles étaient bien plus raffinées et colorées que ce que me renvoyaient mes souvenirs. Je ne voyais pas de guérisseur à première vue, mais nulle doute qu'il y en aurait. Pour l'instant les râteliers d'arme étaient vides pour la plupart. ça et là, je furetais, avide du moindre détail, du moindre choix d'organisation, du moindre pan de toile à soulever, du moindre blason.

Le bruissement de l'eau à peine perceptible m'accompagnait dans mon exploration discrète. Je pouvais parier que dans deux jours, la foule le ferait disparaitre dès le petit matin.

La tente réservée au champion de Fernel avait été installée au même endroit que toutes les autres. Fiché sur un pieu de bois planté juste à l’entrée de cette tente, un écu de chêne portant un blason de vert et d'argent, nimbé de feuilles de chêne, annonce à quiconque passe devant lui que la petite seigneurie du Nord participera au tournoi. Une partie de l’escorte de Louise a installé tout ce qu’il fallait pour le confort de celui qui les représentera, un homme qui n’est absolument pas des leurs, désigné au pied levé parce que celui qui devait à l’origine remplir cet office a eu la bêtise de se tordre la cheville sur un pavé…

Il y a pourtant un autre ornement devant cet abri quelque peu rudimentaire. Un ornement qui renâcle de mauvais gré, happant quelques brins d’herbes tout en soufflant sur le sol. Un ornement à la superbe robe de feu et d’obsidienne. Melkor. Il est attaché par une corde à un anneau fiché lui aussi dans le sol, solidement. Et il n’apprécie pas. Il n’a jamais apprécié cela. Il hennit d’ailleurs bruyamment, rappelant sa présence à celui qui est en ce moment à l’intérieur de la tente, occupé à tout organiser pour le champion.

- Ouais voilà, voilàààà ! Du calme, Melkor, allons, j’étais pas très loin !

Un homme plutôt grand, à la blondeur presque blanche et aux grands yeux de ciel s’extirpe de la tente et passe une main douce sur l’encolure du cheval. Il sait à quel animal il fait face. Il sait aussi que Melkor est loin d’être comme tous les autres, habitué désormais à la liberté et à une vie de mouvements constants. Alors il est patient et gentil, bien plus gentil et doux que ne le serait Jehan, par exemple. Vêtu d’un pantalon de cuir marron, de bottes assorties et lacées, il replace correctement sa chemise de lin beige ainsi que sa veste courte et sans manches, confortablement matelassée.

- Du calme…là…Cela ne sera pas très long, mais il faut te protéger, tout comme lui le sera. Tu ne voudrais pas qu’il soit blessé n’est-ce pas ? He bien sans doute que lui ne voudrait pas que tu le sois non plus.

Il regarde à gauche, puis à droite, avant de fouiller sa poche et de tendre, sur sa paume bien à plat, un ou deux gros morceaux de cristaux de sucre, une friandise terriblement appréciée par tous les chevaux.

- Ce sera notre secret.

Le temps que Melkor mange, il se penche pour ramasser, dans un seau de bois, une brosse à poils souples qu’il passe tranquillement sur la robe du bel animal, tout en lui parlant en cette langue que seuls parlent les palefreniers de Fernel, une langue chantante et douce, qui semble légèrement apaiser l’animal. Guillaume n’est pourtant pas dupe. Il sait que d’autres s’y sont cassé les dents, à tenter de dresser et comprendre un animal bien trop impétueux et fougueux, en dehors de tout ce qu’ils ont l’habitude de connaître d’ordinaire. Alors, il laisse le cheval le guider. Melkor se rebiffe un peu ? Il cesse ses mouvements et se concentre sur un autre endroit. Le cheval abaisse les oreilles ? Il change de ton.

- Tu seras beau avec tout ce qu’il faut pour te protéger, Melkor. Et…tu sais quoi ? Les filles, elles aiment les beaux ténébreux avec de belles armures…

Tout cela dit à son oreille comme il le ferait avec un être humain. Le fait est que les juments ne manquent en cette ville… Guillaume a un rire grave et profond. Il continue de brosser Melkor, afin de rendre son poil doux et luisant, sans se lasser.

Tiens... Un vassal des Brochant ? Je ne m'attendais pas à ce que les chevaliers prêts à concourir viennent de si loin.

Au détour d'une palissade, j'avais aperçu un large blason de sinople à l'arbre d'argent cabré d'une cavale. Il n'avait fallut qu'une poignée de secondes pour que le propriétaire de ces armoiries me reviennent. Ils étaient si proches de la seigneurie d'origine de ma mère. Comment aurais-je pu les oublier ? Dans mon souvenir le chef de famille était un homme loyal, mais je n'en gardais que de vagues souvenirs teintés de rumeurs. Serait-il présent lors de l'évènement ? Etait-ce lui qui allait concourir ou donnerait-il la main à l'un de ses hommes de confiance ?

Dans tous les cas, le cheval qui paissait à côté de l'entrée était des plus remarquable. Zayase aurait eu de quoi en être jaloux si leurs morphologies n'avaient pas été à ce point différente. Là mon camarade était un seigneur de guerre venu des dunes zurthanes, les membres longs et la queue haute, j'avais devant moi un étalon du nord parfaitement proportionné. Suffisamment costaud pour soutenir de longues heures durant le poids d'un wandrais dans une armure de plaque lourde sa robe était en plus de toute beauté.

Pas un bruit à droite, pas un mouvement à gauche. Je m'apprêtais à l'approcher lorsqu'un homme de belle allure sortit de la tente qui abriterait bientôt le chevalier. Je retraitais aussitôt de quelques pas vers le couvert d'un pan de toile sans regarder ni écouter ce qui se trouvait derrière. Les breloques métalliques piquées dans ma tenue tintèrent fraichement au moment où mon épaule heurta un pilier de bois fermement planté dans le sol.

Melkor n'est pas content, pas du tout, et l'étalon le fait bien savoir. Il s'est fait attacher à cet anneau dans le sol et son humain n'est nulle part en vue. Aussi mâchonne t'il son herbe, son mors et sa rancoeur. Son humain lui a dit d'être gentil, que c'était temporaire et qu'il le sortirait de là. Bon, ce n'est pas exactement les mots employés, mais dans sa tête de canasson, c'est ce que ca voulait dire.  aussi s'efforce t'il d'être aussi placide que faire se peut. Il essaye de tirer et de ronger sa longe, mais les autres humains le connaissent bien.

Renâclant bruyamment son irritation, l'étalon bat de la queue en évasant les narines , reniflant la friandise offerte. Pendant un moment, il hésite, mais la gourmandise finit par lui arracher à ce qui pourrait être considéré comme un soupir, avant qu'il n'engloutisse le tout avec une mauvaise foi évidente.

Ils l'ont toujours eu par l'estomac... Et par le nouvel argument massue. Non, il ne veut pas que son bipède soit blessé. C'est une tâche importante que celle de monture de l'humain nommé Dante. Il ne lui a fait vraiment mal qu'une fois, par mégarde lors d'un de leur jeux. Disons que il n'a pas vu venir la réaction.

Piaffant et tapant du sabot sur le sol, Melkor négocie ferme sa relative coopération lors de cette opération qui sort de l'ordinaire. Il fait de son mieux pour supporter l'ignominie d'être brossé et lustré par quelqu'un d'autre que son Dante.

Il ne commence à réellement s'agiter que quand il est temps de tresser les crins de la crinière et de la queue. Il déteste cela. Il n'est pas de ces montures léchées. Il adore sentir le vent dans ses poils. Alors hennit t'il bruyamment son désaccord en se déplacant latéralement, tirant sur sa longe. Sur l'anneau.

- Tu seras beau avec tout ce qu’il faut pour te protéger, Melkor. Et…tu sais quoi ? Les filles, elles aiment les beaux ténébreux avec de belles armures…


Melkor redresse les oreilles et se tourne vers Guillaume, le fixant de son oeil d'obsidienne, avant que l'animal ne remarque les personnes présentes pour l'admirer. Alors redresse t'il fièrement la tête, se campe sur ses quatre sabots en adoptant une posture avantageuse. Il est superbe et il le sait, cela donne aussi le temps à l'homme d'avancer un peu dans son travail.

S'amusant ensuite à secouer la tête pour remettre le désordre dans ses crins, il pousse l'homme du flanc pour le faire damner un peu. Avec un peu de chance, il ne réussira pas à finir de tresser sa crinière à temps. Il n'aura pas à se promener grimé en jument. Comment cet individu peut-il penser qu'il attirera les Filles s'il n'a pas la crinière au vent? Manifestement, les humains n'y connaissent rien.

Un autre hennissement retentit dans l'air, commençant à causer quelques perturbations autour. Manifestement, l'étalon s'amuse ferme à rendre la tâche difficile à l'humain qui s'en occupe. Bien quoi, Fernel doit bien montrer son savoir faire non? Alors prenez ca comme une séance de publicité pour les fières montures. D'ailleurs, dans son agitation, il fait tomber la selle, le harnachement et les fontes de leur support, les envoyant au sol.

Guillaume a un sourire en coin. Melkor est intelligent. Très intelligent. Il connait l’animal pour l’avoir vu malmener les palefreniers et surtout pour avoir assisté à cette danse qu’il a effectué dans la neige avec Monsieur Claude. L’homme sait qu’il ne pourra probablement pas faire tout ce qu’il a prévu avec ce cheval, vu qu’il a donné sa loyauté à l’ami de Dame Louise. Il le sait, aussi pare-t-il au plus pressé, profitant de ce petit sursaut d’orgueil pour avancer dans l’élaboration de cette tresse serrée au plus près de sa robe. Patient, Guillaume lui explique, sans se fâcher une seule seconde, l’oreille un instant attirée par un bruit de clochettes en provenance des tentes. Il penche la tête pour regarder, ne voit rien et reprend alors sa tâche, concentré.

- Je sais, ce n’est pas ce dont tu as envie mais ce sera plus facile pour faire un essayage, Melkor…S’il te plaît, sois raisonnable.

L’homme de Fernel a un regard pour tous ces gens qui les observent. Il salue d’un hochement de la tête, il sourit gentiment puis reprend sa tâche. Ce cheval…Une fois de plus il sourit en coin.

- Tout le monde te regarde. Tu vois ? Ils t’admirent tous.

Pourtant, Melkor, en digne monture du chasseur, est intenable. Il remue dans tous les sens, il bouge énormément, compliquant considérablement la tâche de Guillaume qui fronce les sourcils, concentré. A dire vrai, il peut bien faire tomber ce qu’il veut, il est solidement attaché à l’anneau fixé au sol, donc ce n’est pas cela que craint Guillaume. Au bout de laborieuses secondes de lutte, l’encolure de Melkor est garnie d’une tresse quelque peu difforme ici et là mais complète. L’homme s’essuie le front.

- Ne t’inquiète pas, je ne touche pas à ta queue. Je laisse ça à Monsieur Claude.

C’est surtout qu’il n’a pas envie de se prendre un coup de sabot. Ou pire…Contournant l’animal en passant par devant, il récupère au sol, près des autres tentes, tout ce que Melkor a envoyé valser. Le cuir de la selle est un peu abîmé. Déposant sur son épaule le harnais, il s’accroupit et frotte les traces de terre tâchant le cuir lustré jusqu’à ce qu’il se relève en soulevant la selle et dise, en soupirant :

- Vivement rentrer à Fernel…

Il revient près du cheval et caresse son encolure, pensif.

- Monsieur Claude te manque, moi c’est ma fille, tu vois. On a chacun nos petits soucis. Allez on y va. Je te détache, mais reste calme, d’accord ?

Guillaume sécurise la longe d’un bras et détache la corde de l’autre, de manière à garder le contrôle.

- On y va, on essaye et on rentre, ça ira vite et ça ne dépend que de toi.

Melkor est détaché. L’homme l’entraîne à sa suite, vers la forge.

Peu à peu, les curieux s'approchaient. Travailleurs en train de dresser le camp, palefreniers, promeneurs ou challengers du tournois, en tout cas les femmes étaient rares dans l'assemblée. J'avais beau essayé de me faire discrète pour prendre la tangente, difficile avec un costume si peu courant et une stature si frêle. Autour de moi, quelques personnes attirées par le cheval me dévisageaient avec de grands yeux.

Je n'avais pas été assez rapide pour me sortir de ce guêpier... Et bien il ne restait plus qu'à assumer. Les médailles argentées que je portais en pendentif cliquetèrent tandis que je faisais un pas de côté pour entrer dans la plus proche tente vide.

Un œil.

Un gros œil noir dont on ne voit pas le blanc ourlé de longs cils filasses.

Les joues de l'animal tressaillirent.

... Il était grand.

Ses oreilles tournaient en tout sens. Quelque chose l'avait affolé ? Non. Il semblait attentif, pas effrayé. Ses naseaux s'évasèrent. Sa queue donna un coup sec et il se mit à renâcler, tirant sur sa longe pour s'approcher de... moi ? Non... Si ? Je fronçais les sourcils.

L'odeur d'un concurrent le dérangeait-il ? Certes, j'avais passé du temps en selle ces derniers jours, mais je n'étais pas aller voir Zayase ce matin. J'avais pris un bain et mes vêtements avaient été lavés? Je pouvais même sentir les fleurs locales ajoutées à la lessive à chaque inspiration. Alors quoi ? Trop de parfums inconnus ? La violette, l'huile d'argan et le bois de santal nimbaient le moindre de mes mouvements. Jusque là, les chevaux avaient eu l'air de peu s'y intéresser mais lui devait trouver le mélange particulièrement appétissant. En si peu de temps, je ne trouvais pas d'autre explication, excluant d'office de fait que quelque chose dans ma personne puisse jouer sur les souvenirs de l'animal.

Perdue pour perdue, autant en profiter. On ne me chasserait peut-être pas tout de suite à coup de bottes. Je comblais les deux pas qui me séparaient de l'animal. Doucement. Main à plat et en avant pour m'assurer qu'il n'était pas le genre à mordre tout ce qui passait à côté de sa bouche. Certains pouvaient croire que c'était pour faciliter la vie du soigneur. D'autres pas pure curiosité ou encore par amour de ces grosses bêtes imbéciles. La vérité était sûrement quelque part entre toutes ces hypothèses.

Puis je laissais l'étalon faire son inspection. Mes yeux s'illuminèrent d'un fin sourire lorsque ma main gantée se posa sur son encolure, entre les tresses disparates pour le flatter de quelques longues caresses appuyées. Quelques mots en oliyan me virent aux lèvres. Une phrase chantante que je murmurais à Zayase pour le calmer au tout début de notre chaotique relation.

La longe me passait juste devant le visage et le soigneur était à un pas. Je lui lançais un regard à la gaité simple, ma bouche souriante toujours cachée par le voile couleur safran.

Quelques mots traversèrent le tissus à son attention. Des mots de cette langue de par delà les mers. Les sons chuintants étaient curieusement découpés et tronqués pour une oreille peu avertie mais le ton restait doux, le timbre à la fois clair et chaud et la voix juvénile.

Peine perdue.

- Quel est son nom ? " demandais-je cette fois en péninsulaire, ignorant les quelques retardataires qui nous collaient encore au basque. Étrangement, mon accent était tout sauf étranger. Il n'était pas non plus suderon mais contre toute attente, il sonnait serramirois. Lourmelois pour être précis si l'oreille du soigneur était suffisamment fine pour détailler à ce point. Aussi étrange que cela puisse paraitre, il n'y avait pas de doute possible pour un natif du nord.

Le cheval se pavane, Guillaume a un petit rire étouffé, tout en se tenant l’arrête du nez et en secouant légèrement la tête. C’est à se demander si ce cheval est bel et bien de souche fernelaise, tant il est différent des autres. Là où tous les autres demeurent plus ou moins paisibles, discrets et maniables, Melkor, lui, brille par son attitude flamboyante, à tous les niveaux. Il ne dira rien pour ne pas augmenter la dose d’orgueil présente en ce cheval magnifique mais il le trouve plus intéressant et plus amusant que les autres chevaux qu’il a côtoyés.

Melkor s’arrête, soudain, devant une tente, sans raison apparente. Impossible de le faire avancer, Guillaume prend donc le temps de vérifier ce qui l’intrigue et aperçoit à son tour une silhouette de bleu et d’ambre, toute parée de voiles, dans une tenue si exotique aux yeux de l’homme du Nord qu’il demeure un peu surpris et un peu chamboulé par ce sourire ravissant légèrement atténué par un tissu diaphane.

Visiblement, la demoiselle n’a pas peur de lui. Melkor reste un cheval impressionnant et plutôt haut, l’inconnue a l’air toute fragile à côté de lui et Guillaume, en homme prévenant, se place assez près de la demoiselle pour intervenir rapidement si le cheval a un mouvement brusque. Ce qui ne semble pas se produire. Le cheval a l’air de profiter des caresses, sans trouver cela désagréable.

Guillaume quant à lui regarde la jeune personne lui parler, écarquillant les yeux avant de se frotter le menton. Elle vient de lui adresser la parole et il n’a absolument rien compris. C’est plutôt embarrassant. Il lève les épaules en plissant les lèvres en une moue interrogative. Alors, lorsqu’elle reprend la parole en une langue qu’il comprend, le sourire de l’homme du Nord se fait plus large.

- Il s’appelle Melkor, Mademoiselle.

L’homme ne peut s’empêcher de détailler sa tenue et demande, après un petit silence :

- Excusez ma hardiesse mais…vous parlez ma langue avec un accent qui m’est familier. Un accent du Nord. Je ne m’y attendais pas, sous de tels voiles…

Guillaume se sent un peu pataud, un peu lourd, il se gratte la nuque, un peu gêné. Il ne veut pas se montrer impoli ou inconvenant, c’est juste qu’il ne sait pas parler aux femmes et qu’il est bien plus à l’aise avec les chevaux.

- Pourquoi vous cachiez-vous entre deux tentes, Mademoiselle ? Craignez-vous quelque chose ? Ou quelqu’un ?

Melkor.

- Un beau nom pour un bel animal. " souriais-je, m'adressant à moitié au soigneur et à moitié à la monture.

Gênée par les naseaux qui tentaient de farfouiller dans les plis de ma capuche et mettaient de plus en plus à jour le turban qui m'enserrait la tête, je repoussais celle du cheval qui m'observa avec intensité. Mon attention ne resta pas braqué sur lui bien longtemps cela dit. Un cheval restait un cheval et son nordique soigneur avait bien plus de conversation.

- C'est une Lourmeloise qui m'a appris à parler cette langue. Je connais quelques mots de langue locale, mais je ne veux pas que vos oreilles aient mal. Désolée pour les quelques fautes, je n'ai pas parlé péninsulaire depuis longtemps. " riais-je à son attention.

Autour de nous, les derniers retardataires finissaient par quitter les lieux, ne trouvant plus aucun prétexte pour rester planter comme des navets dans l'espace de terre battue qui serpentait entre les tentes. Du coin de l’œil, je remarquais un borgne typé suderon s'engouffrer sans vergogne dans une tente qui portait un blason berthildois. Les mœurs étaient décidément bien étranges à Scylla... Mais il était inutile de m'attarder sur la question. Le nordien présent avait l'air d'un bœuf marchant sur un lac gelé. Timidité ? Curiosité ?

- Craignez ? " Je penchais la tête sur le côté en ce geste que Shyn'tae avait si souvent lorsqu'elle ne comprenait pas quelque chose et que d'aucun semblait trouver attendrissant. Oh et puis tant qu'à être une jeune curiosité... Comment Shyn'tae aurait-elle tourné la chose ?

J'approchais d'un pas, souple comme la danseuse que j'étais devenu pour un temps. Derrière mon voile opaque, un sourire amusé faisait toujours luire la surface de mes yeux bleus et j'ajoutais en confidence.  " J'ai peur du grand homme près du registre. Je n'ai jamais vu de tournois. Je voulais regarder comment il est préparer, mais je ne devrais pas être ici. " Un coup d’œil à droite, un autre à gauche mais personne n'était suffisamment près pour nous entendre.

- Lourmel ! Ce n’est pas très loin de chez moi, en effet. Et je vous en prie Mademoiselle, vous parlez à merveille ! Je serais bien en peine de parler votre langue aussi bien.

Guillaume n’est pas un méchant bougre. Il est pataud et gauche avec les dames, mais cela ne l’empêche pas d’être tout à fait charmant et sympathique. La petite trentaine affichée, une blondeur rare, de grands yeux bleus, un grand corps sans gras, il est plutôt bel homme dans son genre, ce qui lui complique souvent la vie, dans sa relation avec les femmes. Niais comme il est, il ne voit pas les œillades, ni les sourires que certaines dames lui adressent, et quand, par miracle, il s’en aperçoit, il perd tous ses moyens comme un jouvenceau.

Lorsque l’inconnue approche d’un pas, elle est si proche qu’il déglutit, un peu surpris.

- Le…Le grand homme près du registre ?

L’odeur des parfums lui parvient, il tourne rapidement la tête, cherchant l’homme dont il est question afin de ne plus les sentir.

- Haaa oui je vois. Il n’est guère sympathique en effet, mais il ne fait que son travail. J’imagine que bon nombre de gens veulent voir les choses de plus près…hem…

Guillaume fait un pas en arrière, puis un autre, gardant la longe dans une main puis tendant le cou pour mieux voir puis réfléchit un bref instant. C’est une petite demoiselle qui n’est pas de la région, minuscule et toute mignonne. Elle ne va pas poser de problème, selon le mode de pensée de Guillaume. Alors il se frotte le menton et dit, à voix basse :

- Si vous êtes en ma compagnie, je présume que cet homme n’aura pas grand-chose à dire. Je dois conduire Melkor chez le forgeron afin de lui apposer de nouveaux fers et trouver de quoi le parer pour la joute. Si vous voulez faire un petit bout de chemin…

Il lui sourit, tout aimable.

- …Je me ferai un plaisir de vous expliquer ce que vous voulez savoir. C’est par ici…

Il lui montre le chemin, souriant avec gentillesse.

- Cela étant, cet homme près du registre ne peut avoir les yeux partout. Il laisse passer les vieux mendiants.

A quelques pas de là, une silhouette voutée, cachée dans des étoffes crasseuses et se soutenant avec un bâton de bois, se déplace avec lenteur, péniblement. Le bras tremble légèrement sur le bâton, tant et si bien que personne n’ose la jeter dehors. De toute façon, elle ne demande rien, elle se contente de regarder. Déjà elle s’éloigne, en parlant toute seule dans une langue étrange, comme une vieille folle, d’une voix éraillée par l’âge.

- Alors, Mademoiselle, dites moi…D’où venez-vous ?

- Vous êtes très gentil ! " souriais-je avec enthousiasme. Un guide. Voilà qui était toujours plus agréable pour obtenir quelques informations.

- Ils se faufilent partout. Voilà quelque chose de pareil chez vous et chez moi. "

D'un pas de côté, j'échappais de justesse à la vue de la vieille mendiante qui repartait déjà, manquant sans le savoir un détail qui aurait pu être crucial. Puis je me plaçais au côté du palefrenier pour le laisser manœuvrer sa mule, cessant toute caresse pour le moment. Me mettant à son pas, nous tentons d'avancer dans le dédale de tissus et de bois que formait le camp en construction. Plus loin, les clameurs de ceux qui montaient les estrades et les loges autour de la lice nous parvenaient déformés par la distance et le ronronnement de plus en plus présent d'un foyer.

- De par delà les mers. " contais-je à voix basse, amusée. " Nous étions à Thaar avec mes sœurs. C'est très différent d'ici. Imaginez. " Mon poignet décrivit un cercle dans l'air et je prenait un demi pas d'avance pour pouvoir regarder son compagnon de route tout en me laissant aller à quelques gestes précis. " Thaar, le Joyau de l'Orient. La Terre des Cinq sens et ses voluptés infinies. Une ville aux murs blanchis de chaux et aux toits plats plantés d'arbres et de fleurs de toutes les couleurs. Les coupoles de la ville haute, de métal et de verre luisent sous le soleil qui rayonne dans un ciel d'un bleu pur sans le moindre nuage. Ses pieds baignent dans un large fleuve paisible aux eaux verdoyantes. Plus haut que tous les autres palais, le Joyau du Conseil tout couvert d'or et de couleurs. Et partout, de l'animation. Les rencontres cachées dans les cours intérieurs. Les parfums du bazar, le marché à l'huile et les vendeurs de kefta sur les places populaires. La musique. Tant de musique. " J'écartais les bras et esquissais un pas de danse, prise dans mon récit. Je me surprenais même à être plus sincère que je ne l'aurais cru... Et a apprécier ce mouvement spontané. Shyn'tae avait raison, c'était assez agréable. Un gloussement me vint aux lèvres tandis que je revenais, plus sage, au côté de mon hôte. " Plus de gens qu'on ne peut en voir en une vie. De toutes les origines et de toutes les couleurs. Nous étions très surprises que quelqu'un d'aussi important que le futur mari de son Altesse Tiberia vive dans une ville si petite. Mais elle est si différentes. J'aimerai passer des jours à m'y promener. "

Je rajustais d'un geste réflexe, les pans de ma capuche en dégradée d'ocre. La forge n'était plus bien loin. Je m'enthousiasmais encore à son égard.

- Mais vous devez vous aussi vivre à un endroit bien différent si vous venez du nord. Un chevalier avec un cheval si beau doit avoir une histoire incroyable. Racontez-moi... Et dites moi comment vous faites pour vous repérer ici. Il y a une organisation précise quand on monte un camp comme ça ? Quelles sont les règles d'un 'tournois' ? "

Guillaume est subjugué. Pas par ses propos mais par la façon qu’elle a d’expliquer et de décrire cet endroit qu’il ne connait pas. Un sourire s’affiche sur ses lèvres, tandis qu’elle s’exprime, presqu’en dansant, lui semble-t-il. C’est tellement différent, tellement rafraîchissant aussi, tant de spontanéité.

- Des arbres sur les toits, dites-vous ?

Voilà quelque chose qui lui semble tout à fait incongru. Les arbres, ça pousse dans le sol, pas sur les toits des maisons. Sa logique d’homme du Nord est mise à rude épreuve tandis qu’il se figure un gros chêne fiché sur le toit d’une maison toute blanche, comme un gros cube.

- Et un kefta ?? Qu’est-ce que c’est ?

Guillaume se surprend à rêver. Un endroit pareil doit être beau. Magnifique même. Du soleil. Des ors. Des odeurs fabuleuses. Des femmes aussi. Plein de femmes. Sont-elles toute à l’image de cette petite merveille qui parle face à lui ? Il regarde soudain ailleurs, l’esprit envahi par de fort peu chastes pensées, lui qui vit un célibat difficile depuis le décès de son épouse quelques mois plus tôt. Il préfère donc changer de sujet, rebondissant avec plaisir sur certaines de ses paroles, heureux de songer à d’autres choses que ces dames en tenues légères.

- Vous parlez bien de votre patrie, cela me donne envie de la découvrir et de voir cela de mes propres yeux. Peut-être verrai-je cela un jour. Si cela arrive, je songerai à vous.

La forge est en vue, et à ses côtés, le maréchal ferrant. Aux questions de la demoiselle, il répond, se fendant d’un gentil sourire un peu gêné.

- C’est très différent de ce que vous décrivez. Chez moi il fait froid. Les hivers sont très rudes, la neige est omniprésente, partout, tout le temps, mais nous nous réchauffons autrement. Fernel n’est pas une grande seigneurie, vous savez, tout le monde se connaît et nous sommes soudés. C’est peut-être notre plus grande force, je pense. Nous sommes soudés.

Guillaume se gratte la nuque, tout rouge, désormais.

- Mais je ne suis pas chevalier, demoiselle. Et ce cheval n’est pas le mien, c’est celui de notre champion. Je m’en occupe pour le soulager un peu et lui permettre de se préparer pour le tournoi. Cela étant, c’est vrai qu’il a une belle histoire. Il est différent, par sa robe, son attitude, mais il est probablement l’un des plus beaux chevaux que j’ai jamais vu. Le plus indiscipliné aussi. Notre champion a réussi à s’en faire un ami, et c’est bien la meilleure chose qu’on pouvait lui souhaiter, hein, Melkor ?

L’homme passe une main douce sur le cheval, tout en cherchant ses mots pour trouver une réponse adéquate à la jeune femme, concernant les tournois, et il doit bien admettre qu’il n’y en a pas. Alors il baisse la tête, un peu contrit. Il aurait bien voulu se montrer sous un meilleur jour aux yeux de cette jolie demoiselle.

- A dire vrai, je me repère aux bruits. La forge et le maréchal ferrant sont toujours faciles à trouver, dans un campement tel que celui-ci. Pour le reste, hélas, je ne peux pas vraiment vous dire grand-chose de probant, je…enfin…c’est le premier tournoi auquel je participe indirectement…Il n’y a rien de tel à Fernel. Et comme je quitte rarement la seigneurie, sauf que notre Dame a besoin de moi…Je suis désolé de ne pas pouvoir vous éclairer davantage.

Arrivés devant le maréchal ferrant, il confie le cheval à ce dernier, tout en gardant la longe solidement en main et en restant à proximité, n’ayant d’yeux que pour Melkor. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il se tienne bien et qu’il comprenne que c’est pour son bien, d’autant que les fers qu’il porte sont très abîmés. Guillaume reste donc planté là, ne sachant pas très comment se tenir pour paraître un peu à son avantage. Il a un sourire pourtant et désigne d’un geste du menton l’homme au registre qui a parfaitement vu la jeune fille et qui a haussé les épaules. L’homme du Nord a un tout petit triomphe à porter à son crédit, c’est bien, ça, non ?

- Il vous a vu. Il n’a rien dit. Il vous laissera tranquille.

Un petit silence s’installe. Il regarde ses pieds puis inspire, osant enfin un timide :

- Peut-être pourrons-nous nous croiser à nouveau lors de ce tournoi, demoiselle. J’en serais ravi.

- Des arbres sur les toits, dites-vous ?
- Oui. Des palmes de toutes sortes, de l'aloe ou du jasmin.
- Et un kefta ?? Qu’est-ce que c’est ?
- Une boule grosse comme le poing faite de viande de chèvre ou d'agneau avec beaucoup d'épices et des oignons. Elle est frite dans l'huile est on en vend beaucoup simplement enroulé dans une galette. ça fait un repas. " je déglutis, chassant la faim qui commençait à poindre.
- Vous parlez bien de votre patrie, cela me donne envie de la découvrir et de voir cela de mes propres yeux. Peut-être verrai-je cela un jour. Si cela arrive, je songerai à vous.
- Si cela arrive, faites le en regardant quelque chose de joli. " riais-je à son compliment.

- Je n'ai jamais vu la neige " songeais-je tout haut alors qu'il évoquait les blanc manteaux recouvrant les landes du nord. J'en avait encore le craquement sous les pieds. Quelle vision cela offrait-il ? Celle d'hommes rudes s'opposant ensemble à l'hiver qui les avait taillé à son image dirait la sagesse populaire. Guillaume semblait être de ce bord. Dans la joie simple de cette échappée fugitive, j'acceptais de mettre quelques minutes mon incrédulité en sourdines et ne fit rien pour le détromper. " Si vous êtes ensemble, c'est beau. Chez moi nous sommes peu ensemble. La chevalerie n'existe pas. "
- Mais je ne suis pas chevalier, demoiselle...

Je haussais l'oreille. Il n'était pas le champion de Fernel ? Pourtant il en avait l'allure. Mais plus étrange encore. Ils avaient bien un champion. Le seigneur ne défendrait donc pas seul ses couleurs. Voilà qui avait de quoi renvoyer les rumeurs se rouler en boule dans leur panier. Il y avait donc un mystérieux chevalier pour porter l'écu de sinople et d'argent. De quoi faire une belle histoire ? J'écoutais, attentive.

Un peu déçue par son manque de savoir en matière de combat, la frustration passa sans se cacher dans le bleu de mes yeux. Mais il y eu rapidement un os qui chassa toute pensée sombre. Je me ruais dessus, le retournant rapidement dans mon esprit.

- Une dame ? " l'interrogeais-je, surprise. " Je croyais qu'en dehors de Lourmel, il n'y avait que des hommes qui régnaient dans le Nord. Celle qui m'a appris la langue me l'a dit. " Un détour comme un autre pour ne pas poser de question directe sur son seigneur... Enfin son ancien seigneur puisqu'il avait tout l'air d'avoir passé l'arme à gauche. Il avait laissé une fille seule comme héritière ? Ou y avait-il conspiration plus croustillante ?

L'homme au registre m'interrompt soudain, je me dressais de toute ma maigre hauteur, prête à affronter son courroux, mais il se détourne sans un mot. Deux clignement de paupières et j'offrais un sourire des plus rayonnant au nordien.

- Merci ! " Je l'avais mouché ce sale renard qui avait tenté de faire barrage à ma curiosité. Dans le silence, loin de ma joie vaniteuse, Guillaume se passait une fois de plus la main sur la nuque. Cette fois cependant, son geste attrapa mon attention. Le son léger de frottement que cela produisait était étrangement familier. Une familiarité oubliée qui me troubla.

Pour chasser la curieuse impression, je m'emparais de sa main, m'approchant de nouveau d'un pas.

- Si le vent le veut, ce sera avec plaisir. "

Doucement, s'il n'avait plus rien à dire, je laissais sa main filer doucement contre mes gants de cuir fin. Puis je m'éloignerai pour retourner à mon inspection, scrutant tous ce qui se trouvait sur cette rive, l'esprit plus riche de quelques nouveaux savoirs. Il y avait sans doute encore bien des choses à apprendre sur chacun des participants.

- En principe oui, demoiselle, comme partout en Péninsule, je pense, il n’y a que les hommes qui gouvernent. Mais…Notre sire Eudes a rendu son Souffle et Dame Louise est sa seule héritière. Elle est donc notre Dame et nous la servons comme nous avons servi son père.

Guillaume n’en dira pas plus à ce sujet. Pas qu’il n’en a pas envie mais il garde une réserve digne quand il s’agit de la châtelaine. Une dame qui chevauche en compagnie de ses hommes pendant plus de trois ennéades, vivant comme eux, partageant avec eux tous les déboires, les mauvaises paillasses et la détestable nourriture, une dame telle que Dame Louise mérite quelques égards, à ses yeux. Il ne dira donc rien, gardant pour lui son sentiment au sujet de la châtelaine, un sentiment pourtant plein de respect et de déférence.

Il allait dire quelque chose mais la jolie danseuse venue de loin vient de lui prendre la main. Et là…Le teint pâle de l’homme du Nord vient de rosir sensiblement, et ce fut bien pire encore quand Melkor – foutu canasson – le pousse de la tête pour le rapprocher d’elle. L’embarras de Guillaume est intense. Il bredouille des excuses.

- Pardon, je ne voulais pas être cavalier…Le cheval…Hem…Je suis navré, demoiselle…Ne croyez pas que…Enfin…Oui, je serai ravi de vous revoir mais pas…Melkor !

Le bruit que fait le cheval ressemble à s’y méprendre à un fou rire version cheval. Il lâche la main, et se retourne vers l’animal, totalement bouleversé à l’idée que cette demoiselle puisse penser qu’il a eu de mauvaises intentions envers elle.

- Excusez-moi…Ce n’était pas mon intention de…Bref.

Il inspire profondément et s’incline avec un respect non feint.

- Si la DameDieu le veut, nous nous reverrons au tournoi. Prenez grand soin de vous, Demoiselle.

Guillaume hésite un instant, mais retourne près du cheval. Non décidément, il n’est pas très doué avec les dames. Et déjà les couleurs roses de ses joues s’évanouissent, le teint pâle reprend le dessus, tandis qu’il caresse gentiment Melkor, malgré le tour qu’il vient de lui jouer, pas rancunier.

- Elle était jolie, n’est-ce pas ? lui dit-il en cette langue particulière qu’il murmure, pensif. Et pleine d’esprit. Je ferai mieux la prochaine fois…puisque tu ne seras pas là.

Amusé, l’homme du Nord donne ensuite ses instructions au maréchal ferrant, restant tout le temps qu’il faut pour que le cheval soit impeccablement ferré, avant de passer à la forge. Un chanfrein de métal, délaissé par un autre chevalier car trop grand est essayé sur un Melkor plus ou moins coopératif mais il lui conviendra à merveille. Une dernière étape les mènera dans l’échoppe sise juste à côté. Guillaume a ordre d’acheter tout ce qu’il faudra pour protéger le cheval alors il fait l’acquisition, au nom de Louise, d’un caparaçon de cuir épais. Une pièce magnifique qui protègera la monture de tout éclat de bois ou de toute blessure indirecte, couvrant l’encolure et tout le corps jusqu’à la queue. Le cheval sera superbe, le cuir acheté rappelant les couleurs fauves qui ornent sa robe atypique.

- Allez viens, Melkor. Nous allons attendre Monsieur Claude à la tente. J’ai des pommes dans un sac. Et je dois améliorer le caparaçon pour y apposer les couleurs de Dame Louise. On y va.

Les deux silhouettes s’éloignent alors, pour regagner la tente du champion de Fernel.