Entre deux mondes [PV Aegden]

1^ere ennéade de Bàrkios
18^e année du Onzième Cycle
Au sein d’un dispensaire

- Tu es sûre de toi ?

- Certaine ! ton épouse te regarde, l’œil amusé D’ici quelques minutes je me serai probablement endormie. Il n’y a pas de raison que tu t’ennuies à me regarder ronfler.

- Et qui te dit que ça m’ennuierait ? tu rétorques du tac au tac Tu es plutôt divertissante tu sais !

- Elnoruì… elle pose sa main contre ta joue Depuis que tu es rentré on ne s’est pas quittés d’une semelle. elle rit doucement Je sais que tu es resté longtemps sans nous voir Elorëa et moi, mais tu n’as pas à t’inquiéter elle baisse la tête je ne t’en veux pas de faire ton travail. elle s’éloigne, t’infligeant une mine faussement boudeuse Je t’en voudrais un peu par contre, si tu passes tout ton temps libre à me pister.

- Je vois. tu lui rends son sourire Heri Tigilidenya a besoin d’un peu d’intimité.

- Exactement ! elle regarde son ventre rond, et attire tes yeux au même moment C’est que je risque de ne bientôt plus avoir beaucoup de temps pour moi-même…

Tu te glisses dans son dos, et tu la prends contre toi. Vous vous bercez l’un-l’autre durant quelques instants pour mieux vous retourner, vous embrasser, et vous séparer. Tu laisses ton épouse aux mains de médecins amusés par la scène pour finalement t’en aller, moitié soulagé moitié déçu, sans grande idée de comment tuer le temps.
Tu as tellement à faire en réalité. Tellement à réaliser. Tellement à préparer. Mais à l’instant, pour toi, rien ne compte assez pour te sortir de tes pensées. Tu erres, seulement moitié conscient de tes propres rêveries, te laissant porter par les bruits de la Cité vers des endroits connus mais pas reconnus. Tu te laisses porter par les odeurs fleuries flottant dans l’air autant que par les conciliabules lointains des habitants. Tu te laisses voguer à travers les doucereux murmures de la Sylve autant qu’à travers la vive pulse animant la ville. Sans le savoir, en réalité, tu cherches le silence. Juste un peu de calme. Quelque part où seuls te resteront comme accompagnateurs les feintes mélodies susurrées par Liltalaima.

Tu soupires, constatant au même moment – et avec une certaine satisfaction – la fraîcheur de l’air ambiant. Tu traînes ta carcasse à travers les larges parterres de fleurs et d’arbres colorés de la Zone de Renouvellement, jusqu’à ce que le ciel ne s’assombrisse. Jusqu’à ce que la canopée n’obscurcisse les cieux, et que tes pupilles n’aient à te noircir les iris. Les Chants s’intensifient. Le discours de la Sylve se fait plus cru. Liltalaima entre en discorde avec elle-même. Ici la forêt profonde et la Cité semble en même temps se contredire et rentrer en harmonie. La sensation est étrange. À la fois profondément dérangeante, et ô combien réconfortante. Peut-être la forêt elle-même est-elle aussi confuse que ses habitants.
Ton regard se perd sur le sol, glisse de goutte de rosée en goutte de rosée, rebondit de fleur en fleur et de jeune fruit en jeune fruit, jusqu’à être attiré par une étrange image. Une image mouvante, difforme, dépeignant le ciel là où devrait être la terre. Tu t’approches du petit étang que les pluies hivernales ont laissé derrière elles pour observer ton propre visage. Et comme un enfant, tu t’amuses de voir les ridules le tordre au gré des vents, comme un enfant tu t’amuses à essayer de deviner ce à quoi tu ressemblerais une seconde plus tard… jusqu’à ce qu’un coup de vent ne souffle la mèche reposant sur ton front, et que la couronne d’encre qui y repose se reflète dans l’eau.

Tes mains vont chercher ton crâne, retracer les marques posées par les Lirfelû jusqu’à ton cou, jusqu’à tes bras, jusqu’à ta poitrine. Ta tunique échoues sur une souche proche. Tu t’observes, pensif.

Et maintenant ?

Ces marques, elles étaient le témoignage d’une promesse qu’il te faut t’astreindre à tenir.

Mais comment ?

Tu ne le sais pas. Pas encore. Tu es aussi confus que la forêt. Mais peut-être te le dira-t-elle plus tard.
Tu t’échoues aux côtés de ta tunique. Et tu te laisses aller à penser. Les Voies de  La Très Sage sont bien mystérieuses… mais le seraient-elles au point de rester indéchiffrables à qui à la Foi ?

-Je ne serais pas long. Aegden fixa l’officier à qui il transmettait quelques instructions. J’ai besoin de m’assurer de quelque chose.

L’elfe se contenta d’hocher la tête puis de regarder son commandant sortir de son bureau d’un pas plutôt vif.

Son temps était compté depuis un moment et il aurait préféré continuer son travail plutôt qu’errer dans les rues de la capitale. Pourtant il avait la sensation de ne pas avoir le choix cette fois. Quelque chose le mettait mal à l’aise depuis un moment et il avait fallu qu’il tombe sur l’ébauche de la lettre qu’il avait adressé à Maliss Las'Danir pour comprendre de quoi il s’agissait.

Ciryië. Cilastiel désormais.

La revoir avait bouleversé le soldat. Il avait été ému et heureux de constater sa guérison mais ce n’était pas ça qui occupait ses pensées. C’était ce qu’elle était devenue... Elle avait quitté la vie citadine pour se plonger corps et souffle sur le chemin que lui avait tracé la prime œuvre. Elle avait regagné ses sens, tous sans exceptions.

Et il n’y avait pas que ça qui perturbait le militaire. Un doute s’était en même temps peu à peu insinué dans son cœur durant le temps qui avait suivis cette rencontre.

Il se demandait sans trop oser y penser s’il s’était réellement s’agit d’un hasard. N’était-ce réellement qu’une coïncidence de retrouver en ce souffle perdu une partie de ce que devait être la sagesse ornedhelle? Ou bien était-ce là un message qu'ils ne comprenaient pas encore?

Aegden n’en savait rien, tout ce qu’il savait c’est que tout ça le faisaient franchement ruminer et quitte à ruminer, il s’était mis en tête que maliss ne serait pas la seule à désirer obtenir des nouvelles de la jeune fille.

Seulement au fil de sa course à travers la ville, on ne lui indiqua pas le palais du trône blanc lorsqu’il demandait où se trouvait l’Aran qui devait l’occuper…Alors ses pas l’avaient dirigé vers l’extérieur. Avec un peu de chance le grand elfe avait décidé de participer à une patrouille quelconque et Aegden aurait le temps de lui toucher deux mots avant. Une très brève pensée nostalgique vint fleurir dans l’esprit du Mainyth et il se demandat comment s’en sortait son successeur mais avant qu’il ne se donne lui-même une réponse une silhouette indentifiable entre mille apparu dans son champ de vision.

Il hésita un instant à ne finalement pas déranger son ami qui semblait…perdu dans ses pensées. Aegden n’aimait pas empiéter dans le jardin secret de ses camarades. Seulement Aegden se rappelait aussi que le mage l’avait probablement déjà perçu arriver grâce à sa magie et qu’il l’avait donc déjà dérangé de toute façon…

Le Daranovan ne pouvait-il pas simplement passer sa journée tranquillement installé dans le trône blanc du palais histoire de simplifier un peu les choses… ?

-Artiön est-ce que ça va ? Fit-il d’une voix mine de rien un peu inquiète devant l’étrange attitude de l’intéressé.

Il ne bougea pas cependant, se tenant à une dizaine de mètre. Il attendait l’approbation ou le rejet du mage pour bouger. Dans les deux cas il obtempèrerait en conséquences sans insister.

Une pulse parmi tant d’autres. Des craquements dans la litière parmi tant d’autres. Quelques sons nouveaux au sein de la multitude qui fait l’atmosphère sylvestre. Tu ne t’en es pas préoccupé. Pas quand la Sylve ne t’avait aucunement hurlé la présence d’un danger imminent. Pour autant, tu n’auras pas été sans être surpris par la nature de cette présence.

- Aegden ? tu lèves la tête sans te retourner Oui ça va.

Tu soupires, retrouvant ta position de départ. Oui, les choses allaient bien en réalité. Pour l’instant. Et c’était là le plus effrayant. Les choses allaient bien, mais tu marchais sur une corde raide, et tout pouvait à tout moment s’effondrer. Entre entretenir une fragile pièce d’art, et reconstruire un objet brisé, le premier était sans conteste le plus difficile. Parce qu’au moins, le second offrait autorité sur l’esthétique. Le second aurait fait de cette nouvelle pièce d’art votre création. Et en cela, il aurait été malvenu pour autrui de vous en reprocher la forme.
Toi, c’est le premier qui t’avait été imposé. Il te fut mis un Royaume entre les mains. Le plus beau d’entre tous les Royaumes. Et il t’avait été demandé de le sauvegarder, de lui permettre de prospérer, voire – aussi difficile que cela puisse être – de le magnifier.

- Beaucoup à faire ce mois-ci, voilà tout. tu ris doucement Mais on ne pourra pas dire que je ne l’ai pas cherché.

N’est-ce pas toi celui qui avait lancé tous les grands projets dont il te fallait maintenant gérer les retombées ?

- Et Kaëlistravaë qui devrait bientôt accoucher… un sourire béat se dessine sur tes lèvres Et toi ? tu te retournes finalement en direction du lancier Comment ça se passe ton retour ? L’armée royale te traite bien ?

Soulagé par sa réponse le soldat avait fini par bouger et était finalement venu se poser non loin de son ami.

-Je ne m’arrête pas non plus ces derniers temps. Aegden souriait doucement. Mais c’est le prix à payer je crois. Je ne changerais ça pour rien au monde. D’ailleurs… Son expression s’intensifia, reflétant une joie sans doute similaire à celle de son ami. Ma propre famille s’agrandira bientôt, elle aussi.

Sinieth et lui avaient encore deux bons mois avant que leur propre enfant ne soit dans leurs bras mais ça semblait si peu… Le jeune elfe réalisait encore mal que tout cela était réel malgré l’évidence des rondeurs de sa bienaimée.

-Et pour l’armée royale… Il rit. Ils ne m’ont pas encore jeté dehors alors je dois probablement bien m’en sortir. Il enchaina avec un peu plus de sérieux. C’est beaucoup de pression. Je suis jeune. Je ne suis pas des leurs à l’origine. Ils sont habitués à certaines techniques que je connais depuis bien moins longtemps. Malgré mes propres expériences et tout ce que je sais pouvoir leur apporter, il faut encore que je fasse mes preuves concrètement.  

Penser le contraire serait se voiler la face et être contreproductif. Cependant Aegden semblait confiant et pas le moins du monde dérangé par ses propres paroles. Il était conscient de ses qualités comme de ses défauts et en cela il se sentait capable d’honorer tout ce qu’on lui avait prêté jusqu’à présent.

-Mais ça finira par arriver. Je dois simplement continuer et ne pas relâcher mes efforts.

Il leva les yeux vers la canopée, pensif. Réfléchir à l’armée royale lui fit oublier la raison de sa présence l’espace d’un instant.

- Faire ses preuves…

Tu soupires. Voilà des années que tu as la sensation de constamment avoir à te prouver digne de ta position. Constamment devoir prouver tes décisions ne pas être catastrophique, constamment devoir rassurer ton peuple même devant ce qui au départ pourrait paraître bénin, constamment devoir fournir une forme de performance. Peut-être est-ce faute à ton tempérament plus qu’aux responsabilités qui t’ont été confiées, mais tu as la profonde sensation d’être constamment forcé de provoquer le changement, et de justifier de sa nature positive. Parce que tu as la profonde sensation que si les tiens s’opposent au départ souvent de manière virulente au mouvement, ils haïssent – sans vouloir se l’avouer – encore plus la stagnation.

- J’espère être toujours vivant le jour où tout ce qu’on fait aura enfin pris tout son sens. tu lèves les yeux au ciel En espérant que ce jour arrive. le coin gauche de tes lèvres se soulève Ne serait-ce que pour ennuyer mes enfants à leur rappeler que s'ils ont la belle vie c'est grâce à leur papa.

-Tu n’as pas l’air très enthousiaste.

Aegden fixa son interlocuteur l’air un peu surpris par la manière dont ce dernier agissait. Il ne semblait pas totalement à l’aise. Quelque chose le tracassait visiblement malgré ses affirmations précédentes. Il n’était d’ailleurs pas certain de bien interpréter les paroles du daranovan.

-Ce qu’on fait prend déjà du sens… Répondit-il alors en fronçant légèrement les sourcils. Ça à toujours fait sens. Notre pays est en paix. Nos frères et sœurs peuvent se permettre de vivre sans crainte dans les cités. Leurs enfants, les tiens, le mien, ils pourront tous se targuer de grandir dans les meilleures conditions possibles.

Certes, tout n’était pas rose. Certes un jour les sombres reviendraient et le combat éternel reprendrait. Certes les vaanis et les humains de l’ouest étaient loin d’être de fiables alliés. Mais pour un temps au moins Anaëh avait gagné un peu de répit après Naëlis. Peu à peu les cicatrices des guerres qui avaient ravagés la prime œuvre une dizaine d’année plus tôt et encore avant s’effaçaient. Et quand bien même, même si l'extérieur se trouvait être des plus hostile, Aegden avait la sensation que tant que des elfes d'armes pouvaient tenir les menaces loin de leur peuple, alors les choses n'allaient pas si mal.

- Et puis...au fond de mon cœur j'ai l'impression que notre Mère est satisfaite. Alors, que demander de plus ?

La Mère, satisfaite. Probablement. I Ëmel est infiniment patiente, et infiniment magnanime. Certainement saurait-elle se satisfaire de vous voir marcher dans la bonne direction, sachant – elle qui sait mieux que vous lire la course des temps – que viendrait invariablement le jour où l’Œuvre retrouverait sa Gloire perdue.

- Si tu veux tout savoir… d’instinct, ta main droite remonte à ta gorge, effleurant la fleur à sept pétales qui s’y trouve J’en ai peut-être une petite idée.

Ton regard trouve le sol, comme à la recherche des mots justes. Attitude ne te ressemblant pas, toi qui a habituellement la langue bien pendue et le verbe facile, tu laisses le silence lourdement peser, et involontairement. Mais ce n’est pas l’inquiétude qui s’affiche sur ton visage, la tristesse ou la colère encore moins. Ce n’est que l’agacement qui s’y dessine en un sourire jaune.

- Pour le bien de l’Œuvre, on a réussi à tisser un semblant de lien avec les Naélisiens. tu croises les bras Pour le bien de l’Œuvre future, on a réussi à tisser un semblant de lien avec les Dawis. tes mains s’ouvrent, tes doigts traçant les formes dessinées par l’encre sur tes biceps sans que tes bras ne se séparent Mais même pour le bien de l’Œuvre, nous sommes à peine capables de nous entendre entre êtres du même Sang.

Tu te lèves d’un bond, et lèves le regard vers le ciel. Tes mains se posent sur tes hanches alors que tu commences à marcher en rond.

- Et ce qui m’inquiète le plus, c’est que personne ne semble vouloir réaliser qu’on a tout à y perdre.

Perdre votre nature, perdre vos traditions, perdre votre art, perdre votre science, perdre votre puissance, perdre vos Souffles. Et pourquoi ? Parce que vous étiez un peuple qui prône l’équilibre sans le désirer pour vous-mêmes.

-C’est plus compliqué que ça.

Aegden soupira et mis un temps avant de continuer. Alors voilà ils en étaient à cette conversation qu’ils avaient déjà eue et qui ne les mettrait sans doute jamais vraiment d’accord.

-Je pense qu’aucun elfe ne se risquerait à proclamer qu’Anaëh n’a pas absolument tout à gagner si nous étions un peuple unis.

Mais le dire n’était pas le faire. Le souhaiter n’était pas le pouvoir.

L’air du soldat s’attrista un peu. Il comprenait parfaitement l’envie de son interlocuteur de voir la prime œuvre unie comme jamais. C’était un rêve magnifique. Mais comme bien des rêves il était utopique.

Au lieu d’imiter son camarade qui semblait soudain bien agité, Aegden replia ses jambes et vint y appuyer ses coudes. Il n’aimait pas la tournure de la discussion pour bien des raisons mais restait tout à fait calme, dans sa voix comme dans son attitude.

-Tu ne peut pas forcer les elfes à se faire confiance, Artïon. Même toi, Heru Aran tu ne peux pas. Il secoua la tête. Tu ne peux pas forcer les ornedhels à se séparer de leurs œillères, tu ne peux pas forcer les Taledhels à pardonner ce que certains ont pu vivre à cause de ces mêmes foutues œillères.

Cela pouvait porter à confusion mais Aegden ne parlais pas de ses propres expériences en disant cela. Ce qu’il avait vécu était bien moindre à coté de beaucoup d’autre.

-Au final notre seul lien de concorde se trouve en I Mingely…Il soupira à nouveau. Mais à moins d’un signe de sa part, c’est un combat perdu d’avance.

Tes pas s’arrêtent lorsque ton comparse prend la parole. La peau te ton crâne se resserre contre tes tempes. Parce qu’il est là le grand souci. Il est là le grand secret, à la fois si évident et invisible à tous. Les elfes pensent presque tous comme le Mainyth. Les elfes pensent presque tous désirer l’union de votre peuple. Seulement rares sont ceux dont les actions rejoignent la pensée, et encore plus rares sont ceux dans les actes reflètent ces idéaux.

- Il est bien là le souci Aegden. ton pouce et ton index viennent se poser sur tes paupières Combien de fois est-ce que sous prétexte de faire face à des elfes « aveuglés par les œillères » les Taledhels ont réduit à peu de chose l’importance des discours de Noss, ou des traditions qu’ils gardent en vie ? Et combien de fois est-ce que sous prétexte de faire face à des « sauvages » les Taledhels se sont imposés à eux comme leur étant supérieurs ? tu soupires, et laisse tomber tes bras le long de ton corps Et oui, je sais, les Ornedhels eux non plus ne sont pas sans leurs torts. Je sais tout aussi bien que toi à quel point dans leur conviction de posséder La Vérité, ils peuvent se montrer condescendants, bornés, et même violents.

Tu te laisses choir sur l’assise que tu avais quitté, ton crâne tombant en arrière pour autoriser tes yeux à directement regarder vers la canopée, comme à la recherche d’un signe de l’un des dieux perchés sur Silène.

- Mais le fait est que les problèmes qui opposent Ornedhels et Taledhels ne sont que l’image magnifiée des problèmes qui existent déjà au sein des Cités. tu claques de la langue Et j’imagine qu’il en est probablement même entre les clans. ton visage se retourne vers Aegden En tant qu’Aran j’ai la sensation de petit à petit en réchapper, mais en tant que Daranovan, se faire entendre des Cités de l’Est est tout une épreuve. En retour, il faut presque se battre avec les elfes de Tethien pour obtenir quoi que ce soit d’eux. Et je pense que l’on pourrait écrire toute une épopée sur les dissensions entre Alëandir et Malereg. un sourire fatigué s’affiche sur ton visage Et pourtant – comme avec les Noss – ce qu’apporte chaque Protectorat est capital pour la prospérité de l’Œuvre. Sans les armes de Daranovar, les arts d’Ardamir, les sciences Tethianes, le mysticisme Etenirili ou la spiritualité Holimòne… notre peuple perdrait beaucoup en richesses. Sans les Ornedhels pour nous ancrer dans la tradition, nous nous égarerions, mais sans nous pour pousser vers le progrès, les Ornedhels redeviendraient des bêtes. Et dans un cas comme dans l’autre, non seulement la forêt se retrouverait sans notre protection, mais en plus nos Souffles seraient perdus.

Peut-être es-tu trop pressé ? Peut-être t’attends-tu à voir les choses changer trop vite ? Ou peut-être simplement en as-tu assez de voir autant d’elfes feindre l’effort là où ils n’en font pas ou trop peu.

- Je ne m’attends pas à ce que les choses changent du jour au lendemain. J’aimerais seulement voir les miens aspirer à un mieux. Est-ce trop demander ?

Aegden mis un temps avant de répondre, laissant le silence reprendre sa place. A vrai dire le discours du roi n’était pas sans le troubler…

-Croit le ou non je comprends. Finit-il par répondre. Et je suis loin d’être le seul. Et très certainement que beaucoup comprennent même mieux tout ça que moi.

Avec une légère hésitation il vint poser sa main sur l’épaule de son ami. Le soldat n’était pas des plus tactiles en règles générale.

-Mais nous sommes un peuple lent… Même Tyral n’aura probablement pas réunis ses frères en deux ennéades. Tu ne le vois pas mais les choses changent. Les guerres sont terminées, l’entente est encore tendue entre talehdels et ornedhels ou même entre certaines cités mais petit à petit les elfes baissent les armes.

Bien entendu il restait beaucoup à faire. Ils marchaient tous sur une corde raide en matière d’entente et le moindre faux pas pouvait les précipiter dans une abyme de violence renouvelée. Cependant il suffisait d’observer certains protectorats pour se rendre compte que des pas en avant avaient étés fait. Eteniril et Ardamir notamment marchaient désormais mains dans la main avec leurs frères des bois.

-Mais tout ça ce sont des efforts. Le soldat continua, ne laissant pas le temps à son interlocuteur de renchérir. Il l'avait laissé parler jusque là et c'était à son tour. Je sais que tu as du mal à accepter ça parce que toi ça te parait aberrant mais c’est un effort pour beaucoup de prêter leur confiance ou même de reconnaitre qu’on a besoin de l’autre versant de notre peuple, qu’on soit l’un ou l’autre. Ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, ou qu’ils n’aspirent pas à mieux. Il faut simplement du temps. Il hocha la tête comme pour appuyer ses propres paroles. Du temps et des exemples. Son air se radoucit et ses lèvres s’étirèrent en un fin sourire. Pour en revenir au début, ce n’est pas parce que ça met du temps que ce que tu fais ne prend pas de sens. Tes actions ont un effet réel sur tes frères. Donne leur juste le temps de changer des cycles de façon d’agir .

- La réalité est plus compliquée que ça Aegden. tu offres un sourire désolé au soldat Oui, le temps fait beaucoup, mais le temps ne suffit pas.

Au contraire, le temps a tendance à renforcer les biais déjà présents et à conforter les Souffles dans les chemins déjà empruntés. Et beaucoup de Souffles en Anaëh ont emprunté un chemin qui – lentement mais sûrement – dévie vers de sombres lieux. De sombres lieux que vous aviez déjà visités par le passé, et qui en ces temps-là s’étaient cristallisés en un Trône d’Ebène.

- Bien sûr que toi et moi on aspire à mieux. tu ris doucement On est des soldats. On s’est fait une mission de protéger l’Œuvre, quitte à sacrifier nos vies. tu soupires À partir de là, se remettre en question devient plus facile, même quand c’est douloureux.

Tes doigts s’entrecroisent et tes sourcils se froncent à l’idée de tes prochains mots.

- Ce n’est malheureusement pas le cas pour tout le monde. La majeure partie des nôtres vit protégée des réalités auxquelles nous on doit faire face. tu ouvres les mains Ornedhels comme Taledhels. tu claques la langue Et au final, ils sont plus nombreux que tu ne pourrais l’imaginer les elfes qui n’aspirent pas à mieux pour l’Œuvre, simplement parce que sans responsabilités directes envers d’autres qu’eux-mêmes et leur entourage direct, ils ne sont pas capables de concevoir un mieux. tes sourcils se soulèvent C’est là tout le fond de ce que nous reprochent les Noss par exemple. Au final, la vie dans les clans leur donne relativement peu de perspective sur ce qu’il se passe au-delà. Ce qui se passe au dehors de leur clan, ils ne le comprennent pas. Naturellement, ce qu’ils ne comprennent pas, ils s’en méfient. Et sans prendre le temps de concevoir en quoi ces pratiques qui leur sont étrangères peuvent servir l’Œuvre ou ses habitants d’une quelconque manière, il n’est pas étonnant qu’ils les rejettent. Sauf que ça, le temps ne le changera jamais. Pour que ça change, il faut un déclic.
De la même manière, beaucoup de Citadins vivent bien trop éloignés des réalités d’Anaëh. Ils ne voient pas ce que protéger nos frontières nous coûte. Ils ne réalisent parfois même pas ce qu’il en coûte de simplement les nourrir. Et oui, les Voies nous guident et nous empêchent de trop nous écarter du droit chemin, mais finit par arriver un moment où pour certains, Elles sont suivies par principe et par tradition plus que par conviction. Et devant ceux-là – et ils sont plus nombreux que tu ne pourrais le croire – les légendes, les traditions, nos valeurs, elles finissent par perdre de leur signification. Et ceux-là finissent par haïr les Ornedhels qui y sont encore fortement attachés, parce qu’ils ne voient plus l’intérêt de cet attachement. Et là encore, le temps ne fait qu’aggraver les choses. Et rien ne s’améliorera sans un déclic.

Tu te penches légèrement en arrière, et tend les jambes vers l’avant, t’étirant sur ton assise.

- Le problème, c’est qu’accepter qu’ils ont besoin les uns des autres n’est pas « juste » un effort que certains peinent à faire. C’est une réalité à laquelle ils sont tout bonnement aveugles tu te redresses, et pose à nouveau tes doigts sur le tatouage marquant ta gorge et qu’il faut que j’arrive à rendre visible à assez d’elfes pour que les temps fassent leur travail.

Tu souris malgré tout, offrant une mine rassurante à ton ami. Car oui tout cela t’inquiétait, mais tout n’était en réalité pas si sombre.

- Mais tu as raison sur un point. Les nôtres ont déjà beaucoup baissé leur garde. Alors oui, si les choses continuent comme ça, il y a de grandes chances que les choses finissent par s’améliorer dans les temps à venir. tu fermes les yeux un instant J’aimerais juste avoir la chance de voir tout ce qu’on a entrepris arriver à fruition de mon vivant, et pouvoir en profiter avec mes enfants.

Un déclic. Il fallait un déclic. Mais lequel ? là était la question. Ils revenaient un peu à ce qu’Aegden avait dit plus tôt : à moins d’un signe de la Mère le combat serait rude sinon perdu. Le soldat haussa à son tour le regard vers la canopée épaisse au-dessus de leur tête, pensif.

-Quel plus doux rêve que de pouvoir voir ses enfants marcher dans un monde qu’on à contribué à façonner… ?

Les pensées du mainyth se perdirent un instant dans une rêvasserie lointaine. Il se plut à imaginer un futur utopique. Il se plut à imaginer son fils ou bien sa fille vaquer librement à il ne savait quelle tâche sans soucis sur son visage. Il se plaisait à imaginer cet inconnu qu’il aimait déjà tant tendre la main vers ses congénères qu’ils soient noss, citadins ou demi sang, lëandrin, maleregeois, daranovan, ou peu importe.

Bon sang que le moindre pas en avant pour rendre ce futur possible le rendrais fier plus que tout. Effectivement Aegden avait du mal à concevoir que ce ne fut pas là un rêve universel que de toujours rêver d’un mieux pour soi mais surtout pour sa descendance. Peut-être était-ce pour cela que le chemin des armes lui avait paru si évident quand il avait rebuté bien d'autre.

-Je ne sais pas comment tu comptes faire. Mais il y a une noss en qui on a tout les deux confiance qui pourrait peut-être t’aider.

Ses oreilles se redressèrent soudain alors qu’il fixa son ami, soudain revenu à la réalité. Il venait de se rappeler de la raison primaire de sa présence et cela tombait plutôt bien en fin de compte.

-J’ai revu la petite Ciryië il y a quelques jours. Elle a…changé c’est le moins qu’on puisse dire. Je ne sais pas trop ce qu’elle a vécu précisément mais elle a l’air d’avoir repris vie, jusqu’à être reconnectée à Anaëh. Elle vit et se comporte comme une ornedhelle, à tel point que je ne l’avais pas reconnue de prime abord. Elle essayait de comprendre tout ce dont elle n’était pas capable en tant que ‘’Macabre’’. Bref, s’il y a une anedhelle sans préjugé sur l’une ou l’autre face de notre peuple, je pense que c’est elle. Tu devrais peut être aller la voir...

Une Noss en qui vous aviez tous les deux confiance ? Il avait suffi de ces mots pour profondément t’intriguer. Parce que tu n’avais pas la moindre idée d’une Ornedhelle en qui tu aies – ne serait-ce que toi – véritablement confiance. Ou peut-être que si. Il y avait elle. La Prime Sorcière des Lirfelû, qui d’une certaine manière, était comme entrée dans ta famille. Mais à quel moment Aegden aurait-il pu ne serait-ce que la croiser ? Et comment aurait-il pu savoir quelle relation tu avais noué avec elle ?

- Ciryië tu dis ?

Le nom de la petite elfe de Thaar était le dernier qui te serait venu à l’esprit lorsqu’il s’agissait de parler d’Ornedhels. Elle qui peinait déjà à se faire aux coutumes Taledhelles, tu ne peux qu’imaginer le choc qu’a dû être le plongeon dans le monde des Ornedhels. Qu’elle y ait trouvé réconfort et un moyen de se reconstruire ne faisait cependant que confirmer ce dont tu étais déjà convaincu : vous aviez besoin des Ornedhels. Vous aviez besoin de cet ancrage. Effectivement, peut-être serait-ce une bonne idée que d’aller à la rencontre de Ciryië.

- Ce pourrait être une bonne idée oui. tu soupires Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a vécu la petite… trop vécu En espérant que j’arrive à la croiser.

Une expérience qu’il pourrait être utile de partager, certainement. Une expérience qui la laissera malgré tout à coup sûr tout sauf objective devant les différences entre les mondes des Ornedhels et des Taledhels. Mais aussi subjectif que peut être une histoire aussi particulière… il est fort à parier qu’il y aurait beaucoup à en apprendre.